Kippour pour certains est "monotopique". Il ne se rattache qu'à un lieu, est inséparable d'un lieu donné.
Pour moi, il y a deux lieux principaux, même si ma mémoire contient quatre ou cinq kippourim différents.
Continuent à s'opposer chaque année en moi Kippour en France et Kippour en Israël, et ce n'est ainsi pas de liturgie ni de synagogue qu'il s'agit ici, mais d'ambiance.
La synagogue est pourtant d'une importance majeure en ce jour, surtout pour moi qui ai passé tous les kippours de mon existence entièrement à la synagogue. J'ai des souvenirs, et des nostalgies de musique, comme avec Roch Hachana. J'ai le kol nidré de Kaçman qui a été remplacé à mon palmarès personnel depuis déjà quelques années par le merveilleux air de Unetane tokef de Rosenblum que j'ai adressé l'an passé, mais j'ai aussi la guerre de Kippour, située pour moi au confluent de la synagogue et de l'ambiance, et qui polarise inéluctablement cette fête, entre les kippours d'avant et les Kippours d'après.
Ce n'est pas que j'aie vécu cette guerre, moi qui habitais alors encore en France. Mais, l'évènement me parait avoir été de portée universelle juive. Y a-t-il un juif au monde pour lequel cette guerre ne s'est pas trouvée inscrite et rattachée depuis de façon indélébile au vécu de cette fête ? J'en doute. Quant à moi, j'y ai perdu un cousin, Nakhshon Hermoni, qui était à ce moment posté dans un tank sur le golan et qui mourut encore le 6 octobre, le premier jour de la guerre. Je ne l'avais connu que trois ans plus tôt, lors de ma première visite en Israël, et la barrière de la langue associée à celles de la culture et de l'âge (il avait 2 ans de plus que moi) n'avaient pas vraiment permis que s'établisse un véritable lien entre nous, mais sa mort a été aussi une perte pour moi. Un autre cousin à moi, Rami Tauber, eut plus de chance et ne laissa qu'une jambe et demi dans la tourmente, ayant réussi à sortir en partie de son tank avant que celui-ci n'explose. Nous eûmes la nouvelle du déclenchement de la guerre encore à la synagogue, pendant Kippour, et ce souvenir me restera probablement toute ma vie. Et donc, chaque Kippour n'arrive pas "seul", mais entiché de cette ombre. A la radio, à la télé, mais aussi en tous, et ainsi en moi.
Ce spectre de la guerre est présent à la synagogue mais accompagne cependant surtout ce qui est l'essentiel de la façon dont Kippour est inscrit en moi : l'ambiance générale. Ambiance d'avant, ambiance pendant, ambiance d'après.
Je parle de l'ambiance de la rue. A ce chapitre, Kippour ici ne dure pas que 25 heures comme l'exige la halakha, mais près de deux jours. Personne qui n'ait ses préparatifs, qu'il s'agisse de se purifier, de préparer à manger, de se préparer à se rendre chez le proche chez qui va on va séjourner, qu'il s'agisse de préparer son vélo (Kippour est devenu pour les enfants non religieux de tout le pays Le Jour du vélo), ou de faire sa provision de films pour se mesurer avec le silence. Et ces préparatifs sont ressentis à travers tout le pays.
Kippour parait ainsi envelopper tout le pays, un peu comme yom hazikaron à l'approche duquel déjà l'après midi qui le précède cessent petit à petit tous les bruits, bruits de l'activité urbaine, bruits de la vie active. Et le silence de yom hazikaron, silence de deuil empesé de colère et de rancune, n'est pas le silence de Kippour, même si une partie du silence de la fête, ces 38 dernières années, renvoie à cette guerre et au jour où elle se déclencha.
Kippour ici est un jour férié au sens le plus authentique du terme. C'est peut-être la raison de ce respect impressionnant de l'interdiction de circuler en voiture. Je ne me suis jamais trouvé en Israël à Kippour ailleurs qu'à Jérusalem mais je sais que ce que je connais ici est vrai aussi pour Tel Aviv, est vrai pour les axes routiers "arabes' de Jérusalem : aucune voiture ne circule. Aucune. Il y a comme un respect absolu, sans incartades. Non du fait de la super efficacité d'une quelconque loi martiale ( même si je sais bien que l'interdiciton existe bel et bien ) mais plutôt du fait d'une sorte de consensus. Comme si chacun trouvait son compte à cette situation, chacun à sa manière (encore une fois, je limite mes propos à la population juive, ou vivant en milieu juif).
C'est de ce silence, de ce consensus que je vis chaque année un véritable bien être, une véritable sensation de chez soi, qui ne peut que se trouver radicalement opposée à ce qu'étaient pour moi les kippour d'avant : faire kippour comme un alien. Etre comme décalé. Faire kippour au milieu des embouteillages et du vacarme de la rue. Faire kippour comme à l'arraché. Avoir en soi comme un centre qui est aimanté à la périphérie par tout un quotidien qu'on aimerait pouvoir quitter ne serait-ce qu'un temps mais sans y parvenir.
Je me souviens chaque année en marchant dans la rue à Jérusalem, dans un calme total, parmi la population vêtue de blanc, en général par un beau jour ensoleillé ( il arrive que la chaleur soit insupportable, il n'arrive jamais qu'il fasse gris ou qu'il pleuve), de ces trajets dont je n'ai en souvenir que leur côté horrible. Marcher dans la pluie, la grisaille, ou le vacarme de la circulation, et se sentir avoir bien du mal à être ainsi le seul au monde à être dans Kippour . Se réveiller le matin de Kippour à Jérusalem, partir à la synagogue à la fraîche, est aux antipodes du souvenir que j'ai de Paris, déjà en activité à ce moment depuis au moins deux heures, ainsi que le chantait Jacques Dutronc "il est 5 heures, Paris s'éveille". A Paris et ailleurs dans le monde, des juifs font Kippour; ici, c'est Kippour.
A Kippour, à Paris, nous avions pris un temps l'habitude de dormir à l'hôtel, après avoir de longues années fait en voiture les trajets de la maison à la synagogue et retour. Du point de vue du vécu d'étrangeté, c'était presque pire. Au lieu de passer parmi la vie non juive, nous étions venus loger en elle, et l'étrangeté n'en était que surcompliquée.
C'est un peu comme si Kippour exigeait pour moi le repli. Kippour est comme une totalité. On ne fait pas que jeûner, on vit Kippour. On met le talith déjà le soir. On est en unité de lieu, unité de temps, unité d'activité. Cela permet-il la communication avec le monde non juif ? Pas pour moi. Pas aujourd'hui. Pour moi, cela remet la double allégeance, ou tout simplement le dialogue, au lendemain.
A Jérusalem, jeudi soir dernier, on voyait des stands de "kapparoth" au coin des rues, y compris l'allée super commerçante super séculaire de Mamilla. On n'y voyait pas égorger de poulet comme cela se voit au marché ou dans toutes les ruelles des quartiers religieux de la ville toute la journée de la veille de kippour, mais le poulet passait bel et bien au dessus des têtes de ceux qui venaient s'acquitter du cérémonial. A Jérusalem, il était possible jeudi soir de vivre Kippour tout en se promenant entre Gap, Zarra, Castro et le burger king.
A Jérusalem, jeudi soir, sur la grande place Safra, (notre place de l'hôtel de ville) il y avait un concert public de chants de selikhot avec force technologie. La place était comble.
A Jérusalem, il y a ceux qui prient chaque année toute la journée au même endroit, mais il y a ceux qui ont un emploi du temps serré, entre telle synagogue le soir, telle autre le matin, le kotel l'après-midi, à moins que ce ne soit la synagogue du mythique Rav Goren (qui sonna du shofar au kotel après sa conquête lors de la guerre des 6 jours), située au dessus du kotel, face à la coupole du rocher, sur le mont du temple lui-même.
Samedi soir, la vie a repris son cours. Kippour semble s'effacer comme instantanément. Une demi-heure à peine après la fin du jeûne commence-t-on à entendre les premiers coups de marteau d'installation des souccots.
Nous allons chaque année rompre le jeûne chez mes parents et nous arrivons chaque année dans une cour d'immeuble vide, pour n'en repartir que deux heures plus tard et devoir déjà se frayer un chemin entre les cabanes erigées en rang serré.
La vie avance vite !
Chez nous, ce Kippour aura été marqué par un évènement : c'est de ce jour qu'il est possible de considérer officiellement qu'Eviatar marche.
C'est l'irruption de l'autre dans le même.
"Eviatar marche, c'est l'irruption de l'autre dans le même."
RépondreSupprimerGénial, tout simplement :-)
Laure