critiques (principalement cinéma, mais aussi théâtre, littérature)


Critiques

Table des matières :


1. Sans toît ni loi
2. Houfshat kaïtz
3. Eyes wide shut
4. La double vie de Véronique
4bis. La double vie de Véronique - deuxième fois
5. Cinéma Paradiso
6. Je vais bien, ne t'en fais pas
7. Footnote
8. Le prix de la vie
9. Le malentendu
10. Alceste à bicyclette
11. Life of Pi
12. La jupe
13. Le procès
14. Notre classe
15. Birdman
16. Notre classe
17. L'hermine
18. L'enfant
19. La fille inconnue
20. Foxtrot
21. L'insulte
22. Pupille
23. Incendies


1. Sans toît ni loi - Agnès Varda - 1985.

Quiconque a eu l'occasion d'étudier l’épisode biblique intitulé la génisse à la nuque brisée", ne peut voir ce film sans s'y trouver ré-adressé.




Le film s'ouvre sur la découverte du cadavre d'une jeune femme, en bordure d'un champ de vignes, quelque part dans le sud de la France, et retrace en flash back les six mois de sa vie jusqu'au moment fatidique.



Mona (Sandrine Bonnaire) est en errance. Le spectateur reçoit quelques brèves informations sur sa révolte, son refus de continuer à travailler comme caissière exploitée. Au cours de son bref périple elle fait quelques rencontres, certaines pour être à nouveau exploitée, certaines qui auraient pu paraître salutaires mais qu'elle repousse, se révélant rétive à toute socialisation, ou par nature ou suite aux évènements de sa vie.



L’épisode biblique de la génisse à la nuque brisée, décrit de Dt 21, 1 à Dt, 21, 9 , s'ouvre de façon similaire : "Si on trouve un cadavre…", et il parait clair que le texte biblique et Agnès Varda traitent de la même problématique, relative à ce que le premier verset énonce en toutes lettres : "on ne sait pas qui l'a frappé".



Tant pour la Bible que pour le film, c'est du thème de la responsabilité de la société au regard de ceux qui se retrouvent en sa bordure qu’il est question.



Le film semble être conçu de manière à laisser la possibilité au spectateur de se faire une opinion. Quelle est la part de Mona dans ce qui lui arrive ? Est-elle victime de la cruauté des hommes ou de son entêtement ? Quelle est la part de la société ? Le film se clôt sur un "non-lieu" : personne ne peut être accusé ni jugé pour la disparition de Mona, ce n'est la faute de personne.



Alors que la Bible présente le problème de façon beaucoup plus militante. Si "on ne sait pas qui l'a frappé", cela exprime que telle est l'assertion : on l'a frappé. Comme pour dire : pour la Bible ni fatalité ni non-lieu.



Et le film confirme involontairement cette thèse. Au cours de la scène finale, qui conduit à la mort de Mona par épuisement, tout à la fois on la frappe et personne ne la frappe. On l’y voit ainsi se traîner jusqu'au village voisin et frapper à quelques portes dans l'espoir de se faire recueillir, nourrir. Mais elle tombe sur l'indifférence, l'hostilité, et, comble de malheur, sur la fête de la fin des vendanges. Elle se fait ainsi repousser, conspuer, arroser, chahuter, bousculer, blesser, tant et si bien qu’elle repart vers d'où elle est venue, atteint sa tente de ses dernières forces, trébuche et ne se relève plus.



Les commentaires talmudiques (Sotah 44 et passim) et classiques sur le passage biblique surenchérissent sur la consigne biblique : il ne peut y avoir de non-lieu. Il ne peut se produire dans une société responsable qu'un individu meure et que cela n'ait été le fait de personne. S'il est mort, c'est que quelqu'un l'a frappé. Directement ou indirectement. Et le film parait faire écho à la phrase du talmud : "cet individu, n'est-ce pas celui qui a frappé hier à ta porte, n'est-ce pas celui à qui tu as refusé hier de donner assistance ?".



Alors que dans le film, le fait divers n'aura fait intervenir que quelques gendarmes locaux, la Bible exige que le roi en personne – et tout son conseil, précisent les commentaires, – se déplace.



Dans la société que la Torah vise à mettre en place, telles doivent être les dimensions de la responsabilité. Pas d'isolement du pouvoir, pas de monarque dans sa tour d'ivoire. Plus encore, la Bible exige que l'on mesure, que le roi en personne mesure, à l'aide d'un mètre, la distance entre le cadavre et les localités proches, de manière à établir de laquelle il était le plus proche, de manière à établir la responsabilité directe de laquelle a ici été prise en défaut.



Certains individus refusent le dialogue, et parfois de façon extrême. Il parait clair qu'il est indispensable de mettre en place au niveau de la société de quoi pourvoir à leurs besoins, de ne pas démissionner, au nom de la responsabilité interpersonnelle présentée ici comme dépourvue de limites, comme l’exprimait Lévinas au long de toute son oeuvre, comme le dit Aliocha dans "les frères Karamazov" de Dostoïevski : "nous sommes tous responsables de tous, et moi plus que les autres".



Un film dur à digérer, et qui peut tenir lieu de véritable programme d’étude philosophique, et qui atteste d’un militantisme biblique et talmudique de nature à faire envie au monde moderne.




2.« Houfshat kaïtz ». Autour de l'enfermement dans le système face à l'ouverture vers l'avenir et vers la poursuite.


A. Du côté de l'enfermement, nous avons notre célèbre Rabbi Eliezer, parmi les plus grandes figures talmudiques, mais qui préféra néanmoinsl’anathème à l’avis de la majorité ( Baba metsia 59b puis Sanhédrin 67-68 ), et nous avons aussi le non moins fameux boucher cité en guemara Yoma 87, opposé à Rav jusqu'à l'extrème, et aussi plus modestement, Reb Avraham, alias l'acteur Assi Dayan, dans le film « Houfshat Kaitz », et dans le rôle d'un anti-Avraham, « anti celui qui se lève le matin de bonne heure, selle son âne et part vers l'avant » (Genèse 22), anti « Avraham-symbole du "va de l'avant" ».
Dans la guemara Yoma, Rav, parti pour tenter la réconciliation va indirectement tuer le boucher, ainsi que le prédit Rav Houna, et probablement du fait que lui-même, Rav, est enfermé dans l'illusion qu'il réussira à l'aider à dépasser son enfermement de boucher. Le boucher est enfermé dans la finitude obtue de son esprit et dans sa rancoeur, mais Rav n'est apparemment pas moins enfermé, au moins aux yeux de Rav Houna qui, lui, dès le début, prédit la fin.


Dans le film, Reb Avraham est présenté comme excessivement pieux. Il prie au-delà des limites temporelles de la prière, il prie et étudie tant qu'il est comme enfermé, semble avoir perdu le contact avec le sol tant il recherche le contact du ciel. Reb Avraham ne va pas de l'avant mais retourne sur les pas des vacances de l'année précédente. Il n'emmène pas non plus son fils en vacances dans un esprit de départ en vacances, mais on le voit aveuglé par l'immédiateté de l'accomplissement des mitsvot. Il n'a pas d'axe de contact avec son fils et pas non plus avec sa femme, et ainsi, à la fin du film…. perd les deux. Il Perd son fils à la façon de la figure talmudique Ben Azzaï (celui dont la tradition dit qu'il sort de sa vision du paradis "touché et meurt"), il perd sa femme comme Elicha Ben Abouia (celui que la même visoin fait devenir "autre").


La guemara Houlin 159b réfléchit sur cette mitsva de la Torah, qui est mise en scène dans notre film et qui est énoncée ainsi : "si un nid se présente sur ta route et qu'il s'y trouve une mère en train de couver ses petits, chasse la mère pour prendre les petits, afin que se prolongent tes jours sur la terre que l'Eternel ton Dieu te donne" (Devarim 22). En suite du débat sur ce que peut être cette « route », cette voie mentionnée par la Torah, se trouve cette bizarre énumération de questions apparemment étrangères à la réflexion sur cette mitsva : "où est-il fait mention de Moïse dans la Torah ? où est-il fait mention de Haman dans la Torah ? où est-il fait mention de Esther dans la Torah ? où est-il fait mention de Mardochée dans la Torah ?
Et Marc Alain Ouaknine d'analyser si justement les réponses données par la guemara en les voyant comme une présentation des diverses formes du fonctionnement, des diverses voies de l'esprit. L'esprit a ainsi – nous le savons d'expérience – de nombreuses voies. Plusieurs modes d'oubli ou de réminiscence, plusieurs modes de réflexion, associatifs, évocatifs ou dissociatifs.
Mais cette interprétation de la guemara est-elle suffisante ? Nous suffit-il de comprendre comment fonctionne notre esprit ? par le biais du conscient, de l'inconscient ou des deux ? dans la confrontation au quotidien, à la vraie vie, vie de famille et éducation des enfants, il n'y a pas seulement les formes qui comptent, il y a aussi les aboutissements.
Que l’occurrence de la référence (cachée) à Haman dans la Torah se fasse par voie d’homonymie est un enseignement important sur les voies suivies parfois par notre esprit, mais qu’en est-il de l'évocation par le texte de ce personnage ? qu'en est-il de l’aboutissement de la voie choisie par lui dans l'histoire dont il est le trister héros? (livre d'Esther) N’est-il cité ici qu’à titre de figurant où est-il aussi le fanion de la voie qu’il symbolise ? Pourrait-on voir à travers cette guemara une réflexion sur l'affrontement dans l'histoire d'Esther de ces trois personnages et sur les voies choisies respectivement par les uns et les autres ? La voie suivie par Haman (l’homonymie) ne mène ainsi pas au même but que celle suivie par Esther (homophonie) , ou par Mardochée (translitération). Sans parler de la voie de Moïse (guematria).
Et ainsi, c'est comme si la description donnée par la guemara du fonctionnement de l'intellect était incomplète elle aussi, ou alors allusive.
Au-delà des détours de la langue, parmi les démarches intellectuelles, toutes ne semblent pas toujours avoir un but ou une égale efficacité, toutes ne sont pas quittes de l'enfermement qui menace l'esprit de chacun d'entre nous, qui menace tout groupe humain, toute société humaine.
Rabbi Eliezer est rigoriste, a toujours raison en matière de halakha, mais où va-t-il et surtout où mène-t-il? Peut-on et doit-on le suivre ? que le monde de la rigueur soit droit et impressionnant nul n’en doute, mais où mène-t-il ?


B. Et qui avons-nous du côté de l'ouverture ? qui à part Lévinas ? y avait-il même Lévinas lui-même ou n'y avaient-il que ses écrits en guerre éternelle contre la totalité et la fermeture et en recherche d'une alternative éthique à icelle ?
Qui parmi les humains sait être au garde à vous du côté de la vraie ouverture, de la vraie disponibilité à autrui, de la vraie réponse de responsabilité ?
Bien peu de gens en vérité. Et même si l'on se prenait à proposer que c'est le rôle par excellence des thérapeutes et analystes, combien parmi eux se reconnaîtraient sur ce morceau du vaste terrain de jeu qu'est notre vie ?


Examinons un peu ce que semblent être les mécanismes de l'ouverture et de l'enfermement.
Du côté de l'enfermement, nous avons le quant à soi, le narcissisme, tout ce qui fait que nous ne voyons ni n'entendons ni ne "calculons" autrui.
Combien voyons-nous autrui ? nous le regardons parfois plus comme un objet que comme notre égal ou comme quelqu'un digne de considération, nous le regardons, nous le prenons en compte du fait de ce que nous escomptons qu'il/elle va pouvoir nous apporter, et le reste sont les faits divers de l'actualité, compris entre la publication des bans et la violence sexuelle, compris entre la création d'associations de bienfaisance et la course au pouvoir, compris entre les oeuvres de charité et l'escroquerie.
La morale nous pousse vers autrui, exige de nous de le prendre en compte, de ne pas lui causer de tort, de ne pas lui nuire, mais combien avons-nous intériorisé cette consigne ?.


De son côté la psychologie décrit le phénomène, une partie du phénomène de l'enfermement - de la timidité à la psychose, en passant par le narcissisme - ou du manque de considération pour autrui,- de la défense agressive à la personnalité antisociale, mais ne se risque pas à mener le patient vers où que ce soit, ne se compromet pas à faire la morale.


Dans Houfshat kaitz, le père avons-nous dit ne communique pas, ni avec sa femme ni avec son fils, et c'est sous couvert de ferveur : il est tellement pieux, tellement versé dans la prière et l'étude qu'il ne peut se rendre disponible. De plus, il appartient à un groupe social qui loue une telle ferveur, et qui accorde énormément plus de poids à l'étude et la prière qu'aux relations interpersonnelles, voire qui les critique et les assimile au bavardage, et condamne le flirt.


L'enfant du film meurt de noyade pendant que le père s'oublie dans sa prière. Il meurt en parallèle de deux thèmes traditionnels évoqués dans le film : d'une part la mitsva du renvoi de la mère,  d'autre part le sacrifice d'Isaac.
On voit jusqu'à l'accident tragique comment le père, confronté à l'accomplissement de la mitsva du nid, n'accomplit que partiellement son devoir (il renvoie la mère mais ne prend pas les œufs). Et donc semble nous interroger le film : pourquoi la renvoyer si ce n'est pour lui épargner la peine de lui prendre ses petits pour les exigences de la chaîne alimentaire ? On voit comment à l'arrivée de la famille à la mer morte, alors que la mère voudrait être avec son fils, elle est écartée (renvoyée) par les exigences de la torah (baignade séparée hommes femmes), et comment cela conduit à la mort de l'enfant, puisqu'au moment où le père est absorbé dans sa prière la mère ne peut plus veiller sur son enfant.
Antérieurement, on voit dans le film comment l'enfant étudie à l'école précisément de thème du sacrifice d'Isaac, l'histoire princeps de l'amour de Dieu. Le sacrifice d'Isaac met de la même manière en présence l'extrème soumission à la parole divine et le soin à prendre de son enfant, mais l'histoire est indissociable du retournement dramatique, où l'enfant est sauvé. Retournement qui ne se produit pas dans le film.


Et donc cela ouvre toutes les questions posées plus haut :
Quel prix paie-t-on à vider la pratique des mitsvot de leur sens, quel prix paie-t-on à transformer cette pratique en un fanatisme fondamentaliste et peut-être narcissique ? ceci peut-il mener ailleurs qu'à la tragédie au lieu de faire progresser l'humanité ?
le film pris à première vue parait présenter la cruauté de la vie terrestre, celle que la tradition nous rapporte qu'Elisha Ben Abouia n'a pas pu supporter.
le film n'est-il pas plutôt une condamnation de l'enfermement ?




3. Un peu de Torah et de cinéma - assailli par le doute. Autour de la paracha Nasso et du film "Eyes wide shut".


Assailli par le doute, il se précipite chez le prêtre (le cohen), fait convoquer sa femme et voilà que se met en place le cérémonial de la femme accusée d'infidélité. Le cohen écrit le texte rituel sur le parchemin, prend de l'eau amère, y jette de la poussière du sol, avertit la femme des conséquences de la cérémonie : "si tu as effectivement trompé ton mari, ton ventre gonflera après avoir bu cette eau et tu en mourras. Dans le cas contraire, tu seras lavée de tout soupçon", et lui fait boire l'eau après y avoir jeté le parchemin.




Les commentaires sur ce texte du livre des Nombres ( 5 12-31) apportent quelques précisions d'importance : le rituel ne "marche" que si le mari n'a à sa charge aucun acte actuel ou antérieur d'infidélité envers sa femme, le texte qui est écrit sur le parchemin comprend le nom de D. écrit une fois à l'endroit, une fois à l'envers. C'est l'un ou l'autre dont l'effacement provoque l'issue de la cérémonie : si le nom a l'endroit est effacé, c'est la vérité qui triomphe, la vérité divine, la femme sort lavée de tout soupçon et – bonus - se trouve bientôt enceinte. Si elle a été infidèle, c'est le nom à l'envers qui est effacé et elle meurt comme d'empoisonnement consécutif à cette "perversion".
Perversion dans l'acte qu'elle a commis, acte qui à y réfléchir serait peut-être perversion du Nom, perversion vis-à-vis du bon ordre des choses, vis-à-vis de la vérité et du doute dans le monde.
Il est capital de souligner ici que le sujet central n'est nullement l'acte d'infidélité mais bien le doute. Le texte de la Torah mentionne explicitement que la femme peut très bien être convoquée même si elle n'a rien fait. Il suffit que le doute ait assailli l'esprit du mari pour enclencher le processus.
A la lumière de l'ethnologie, de l'histoire des civilisations, des productions littéraires et cinématographiques best sellers de ces dernières années ( le code De Vinci en tête) il parait non moins important de souligner que la femme n'est convoquée pour se trouver livrée à aucun acte sexuel, la cérémonie ne comporte pas d'acte sexuel avec le prêtre. Le prêtre au contraire parait n'avoir aucune liberté d'action, ses actes sont dictés un à un par le texte.
On a clairement l'impression que le thème évoqué par ce texte de Nombres dépasse largement le sujet explicite du doute relatif à l'infidélité conjugale. On en a l'impression déjà à la lecture du contexte de la Torah, des commentaires classiques sur le texte et l'impression se renforce encore à la lumière des éclairages modernes.
Il n'est apparemment question du doute conjugal qu'à titre d'exemple, ou à titre de paradigme du doute existentiel. Il est question dans ce livre des Nombres de doutes en tous genres, concernant le pouvoir (Korah, en Nombres 16, 17 et 18), concernant la prophétie (Balak en Nombres 22 à 25), concernant les héritages (Pinhas en Nombres 27), concernant la ferveur religieuse et la fertilité (Nasso, épisode du nazir en Nombres 6), concernant l'applicabilité de la Torah comme législation nationale (Chelakh Lekha en Nombres ch. 13, 14 et 15 et Matot 32), concernant la probité et la disponibilité du chef de la société, (Beahalotekha en Nombres 12 ), concernant le sort du meurtrier involontaire ( Massé en Nombres 35), concernant l'impact de la mort (Houkat en Nombres 19).
Et surtout, il est question du rôle de la parole dans la confrontation aux crises relatées dans le texte, crises visiblement provoquées par ces doutes d'origines diverses, presque comme si ce qui était traité par le livre des Nombres était l'impact de la parole dans un maximum de domaines rencontrés par l'humain en société.
Il serait illusoire de couvrir tout ce vaste domaine de l'impact de la parole sur un texte de blog et donc, on va se limiter ici aujourd'hui à la femme soupçonnée d'infidélité. D'autant plus qu'à travers ce cas, le rôle de la parole est particulièrement intéressant et nous renvoie à des sphères très actuelles.
Donc doute relatif à la fidélité conjugale, ou doute de l'individu projeté par lui sur sa femme, ou tout au moins dramatisé dans sa relation conjugale. Le texte prend comme axiome de départ que la femme peut n'avoir eu aucun rôle, c'est du seul doute du mari que peut être déclenchée toute la cérémonie.
Le magistral et incontournable dernier film de Stanley Kubrick "Eyes wide shut" pourrait être vu comme une réflexion sur ce thème. On y voit effectivement Tom Cruise et sa '"doublement" femme (femme à l'écran et femme dans la vie à l'époque du tournage du film) Nicole Kidman en proie à une détérioration majeure de leur vie de couple. Le film peut n'apparaître que comme traitant des relations conjugales, mais on trouvera avantage à y voir surtout une étude à l'écran de la façon dont les doutes existentiels de l'individu sont gérés à travers la vie sexuelle.
Dans le film, comme dans le texte de la Torah, le doute est le sujet central. Tom Cruise ne doute pas tant de la fidélité de sa femme que de leur couple. Existe-t-il encore ? le désir en est-il définitivement exclu ? On ne voit chez lui que très peu de désir, il part vivre des aventures qui mettent plus sa vie en danger qu'elles ne sont susceptibles de lui raviver le désir.
Et puis donc, c'est comme si le film remettait en question la thèse freudienne centrale: le sexuel est le moteur de l'humain. Le désir sexuel pour Freud serait le catalysateur de la force vitale et c'est bien plus de cette force vitale que de la vie sexuelle du héros que le film semble traiter. Et ce que vit Nicole Kidman en parallèle pourrait être la version féminine des doutes existentiels de l'homme, joué par Tom Cruise.
Entre eux, ils ne sont pas en rupture de dialogue, en crise conjugale ouverte et – ou – aiguë. Ils parlent. Ils sont plutôt dans le creux de la vague, menacés par la détérioration de leur relation, menacés par le doute. Ils se parlent mais ils agissent aussi, ils agissent à l'extérieur du contexte de la crise, ils agissent et ils rêvent. Ils fantasment une solution à leur malaise, à leur détresse, à la détresse individuelle existentielle, à la détresse de leur couple, ils fantasment au plan sexuel, dans la tentative d'au moins raviver le désir d'exister à travers le désir sexuel, à moins que ce ne soit afin de fuir la véritable confrontation avec chacun son propre malaise.
Le couple du texte biblique est, lui, en situation où il fait appel à une instance extérieure. Par choix ou par dépit-désespoir. Aujourd'hui, en pareille situation, on n'irait pas chez le cohen mais chez le conseiller conjugal, ou chez le thérapeute, et la question se pose de ce qu'on attendrait de lui.
Dans le texte biblique, il y a une véritable proposition de forme d'aide. Aide prodiguée par la sphère du spirituel, et par le truchement très indirect du verbal, ou tout au moins par une utilisation très particulière du verbal, du langage. Aide plus axée sur le cérémonial et sur la mise en scène (psychodrame ?) que sur le verbal.
Alors que le thérapeute d'aujourd'hui chercherait à verbaliser la crise, de façons diverses selon son orientation ou son affiliation professionnelle, y en auraient-ils que la méthode thoraïque inspirerait ?
Une méthode qui consiste donc à ce que les mots aient de l'impact à travers l'ingurgitation du liquide dans lequel ils auront été dissous, et à travers la mise en scène selon laquelle le tout se joue. Cela vous parait-il un peu mystique ? un peu magique ?
Il est clair que nous autres européens éclairés avons un regard un peu plus mûr. La magie est derrière nous, nous sommes des professionnels sérieux. Nous avons assez de vocabulaire pour les conceptualisations, ainsi que pour le dialogue, et puis nous sommes pour le moins rétifs à ces cérémonies primitives.
D'un autre côté, notre expérience a peut-être semé en nous un certain doute quant à l'analyse verbale et "cognitive", quand ce n'est pas quant à l'avantage des modernes sur le monde de l'antiquité. Nous ne sommes peut-être plus autant convaincus que quand nous lûmes pour la première fois les écrits de notre maître Freud, que remonter aux conflits et à leur interprétation est la voie qui va nous permettre au mieux de faire "avancer" le patient. Nous avons tendance à accepter que l'interaction verbale ne se limite pas au contenu du message ou du discours. Nous sommes devenus sensibles aux paramètres subliminaux de la relation thérapeutique. Les résultats de cette relation paraîtraient non moins rattachés à la confiance, à l'estime de soi, à une certaine amélioration de la situation de doute chez le patient, qu'à la réflexion et l'analyse – au sens de découpage en morceaux - des tenants et aboutissements de la structure du conflit.
Comme si le rôle du thérapeute n'excluait en rien les mots mais les utilisait comme support à un rôle moins directement verbal. Comme si on devait se sentir invités à utiliser le sens chimique du mot Analyse, l'analyste étant du coup là pour aider à une re-métabolisation en l'individu, une métabolisation qui s'opère du fait de la situation, du "setting thérapeutique", au moins autant que du fait du contenu explicite des mots.
On se trouverait assez facilement tentés de considérer la situation psychothérapeutique comme l'envers des deux célèbres alexandrins de Boileau :une situation où rien ne s'énonce clairement, où peu se conçoit facilement, une situation dans laquelle les mots sont loin de parvenir aisément.
Notre rôle à nous, psychothérapeutes, consiste entre autres à aménager l'espace où ces mots pourront être dits, où les choses pourront se trouver formulées. Espace potentiel du dire, espace comme de métabolisation de ces mots. Espace où on prodigue une assistance qui n'est peut-être pas si fondamentalement différente de celle dont la torah se veut le paradigme : un espace où doit se redéfinir une vie de couple, une vie individuelle.
Le film "eyes wide shut" se termine sur une note d'espoir : le couple décide de continuer, de parler, peut-être pour le bien des enfants (la scène finale se déroulant en présence de leur fille, dans un magasin de jouets).
Quelle doit – ou peut – être l'issue de la situation thérapeutique ? Sur ce point, la torah et le thérapeute sont d'accord : il n'y a rien à en dire à l'avance. A chaque situation son pronostic, ses symptômes, son dénouement. Le rôle de l’intervention thérapeutique est de permettre de s’installer un espace d’où pourra au mieux se dissoudre le doute et se trouver remplacé par une vie de potentialité, une vie « en puissance ». Cela n'exclut peut-être pas entièrement le recours à certaines méthodes apparentées au psychodrame, à la séance collective d'intervention immédiate, situations modernes qui ne sont peut-être pas si fondamentalement différentes de ce que propose la Torah.



4. La double vie de Véronique - Krzysztof Kieślowski 1991. Les voies conscientes et inconscientes de la maturité identitaire.


Elle est jolie, jeune, magnifique. Tellement qu’on serait tenté d’être sûr et certain d’avoir sous les yeux une pièce unique…et pourtant elles sont deux.
L’une vit en Pologne, est un espoir du conservatoire de chant national……..jusqu’au jour où elle s’écroule subitement sur scène, âgée d’à peine 20 ans, victime d’une malformation cardiaque dont elle ignorait l’existence.
L’autre, son sosie absolu, vit à Clermont Ferrand et ne connaît la première d’aucune manière. D’aucune manière consciente en tout cas.
C’est surtout sur l’histoire de la seconde que se focalise la caméra et cette histoire comprend de singulières résonances, en particulier à qui – comme le spectateur – a eu vent de la tragédie qui a emporté Weronika, la première Véronique.
La Véronique française apprend aussi le chant. Elle n’en a pas encore fait sa vocation mais elle y songe, et est fortement encouragée dans cette voie par son très admiratif professeur.
Un jour, occupée en compagnie de son copain à examiner les négatifs des photos de son récent voyage en Pologne, c’est lui qui soudain s’exclame : « mais ? c’est toi là ? ». Ils agrandissent le cliché et découvrent la « Weronica » polonaise sur une photo de scène de rue.
Véronique n’a pas photographié son sosie, pas consciemment en tout cas. Il s’agit d’une photo qu’elle a pris par réflexe, et elle ne se sait pas avoir même remarqué qu’elle photographiait ce faisant son propre sosie.
La suite du film est troublante : Véronique devient comme anxieuse mais sans savoir de quoi. Elle sent sa vie en danger, elle qui ne se connaît pas de troubles médicaux. Elle est anxieuse au point de prendre une décision inattendue : arrêter le chant….comme si elle avait conscience de la façon la plus floue d’un danger qui la guette si elle ne prend pas cette décision, décision qui pourrait provenir de « l’expérience » de la Weronica polonaise, mais en dehors de son champ de conscience, comme si la mort de la première Véronique protégeait la seconde.
Parapsychologie ? phénomènes transnaturels ? ou réflexion kieslowskienne sur les voies multiples – directes et indirectes, conscientes et inconscientes - des processus identitaires, des processus de mise en place de l’identité ?
De plus, cette fiction ne fait-elle pas étrangement écho à l’anecdote talmudique dans laquelle Rabbi Eleazar Ben Azaria dit : « j’ai l’air d’avoir 70 ans et je n’ai cependant pas obtenu que soit rappelé le souvenir de la sortie d’Egypte même la nuit ». Les commentateurs des textes traditionnels, qui sont à l’affût de toute allusion, de tout message sous jacent ne passent pas sur cette phrase sans poser la question qui s’impose : « j’ai l’air d’avoir 70 ans » ?? Il a 70 ans ou il n’a pas cet âge ? Et de répondre cette étrange réponse : Il n’avait en fait que 18 ans, explique le talmud, et les circonstances faisant qu’il se retrouvait, le jour où il fit cette déclaration, en paradoxale et surprenante situation d’avoir été nommé doyen de l’assemblée des sages, doyen du sanhédrin, comme il fallait qu’il ait l’air de convenir à la situation, ses cheveux blanchirent spontanément en une nuit, ce qui lui permit ainsi d’avoir « l’air d’avoir 70 ans ».
Surprenante anecdote, surprenante explication, et non moins surprenante est l’explication de l’explication, elle aussi précisée dans la suite du texte talmudique : Eleazar Ben Azaria aurait en fait « découvert » qu’il était la réincarnation du prophète Schmuel, mort plusieurs centaines d’années auparavant à l’âge de 52 ans. Pour le talmud, tout apparaît comme si tout ceci n’était que banal, les conséquences étant tout bonnement arithmétiques : du fait de sa découverte, Rabbi Eleazar bénéficie instantanément des 52 ans d’expérience de vie du dit Schmouel, ce qui le fait passer aussitôt de l’âge de 18 ans à celui – bien plus respectable pour le doyen d’une assemblée de sages, on en conviendra – de 70 ans.
Vous êtes toujours là ? Pas trop de migraine ni de malaise ? aurait demandé dans la « rubrique à brac » le professeur Burp…
Histoire pour le moins fantaisiste, pour ne pas dire abracadabrante, du talmud.
Et Kieslowski ? Kieslowski qui ne saurait être soupçonné de donner insidieusement des leçons de talmud ou de mystique juive, ne nous raconte-t-il finalement pas la même histoire ?
Au sujet de Kieslowski, mort prématurément à l’âge de 55 ans alors qu’il travaillait sur une nouvelle trilogie « enfer - ciel - purgatoire », après avoir signé « le décalogue », on ne peut mettre en doute l’interêt, pour ne pas dire l’obsession, pour les questions philosophiques et leurs liens à la psychologie.
Il faudrait par conséquent choisir entre stagner sur la thèse de l’histoire farfelue, tant celle issue du talmud que celle de l’esprit du cinéaste, ou chercher les racines psychologiques et philosophiques de ces deux anecdotes.
La première thèse manquant singulièrement de sel, on se retrouve bien naturellement reportés sur la seconde, bien plus riche, bien plus intéressante.
Comme si – à 2000 ans d’intervalle et quelques années-lumière d’écart culturel – le talmud et Kieshlovski débattaient publiquement sur les fondements du processus identitaire.
Quels sont les mécanismes qui entrent en jeu dans ce qui forge mon identité ? quelle est la part de l’éducation ? du génétique ? du vécu individuel ? des expériences collectives ? des enthousiasmes socioculturels, politiques, artistiques, romantiques ?
On serait tentés de tomber d’accord sur le caractère ramifié du phénomène. Mais jusqu’à y inclure des éléments inconscients ? il faudrait que tous acceptent l’existence de tels éléments. Si la philosophie n’est aujourd’hui pas encore unanime à prendre en compte cet inconscient, faudrait-il admettre qu’aux temps talmudiques la question ne se posait déjà plus ?
Quelle est la part du « même » et du différent, de « l’autre » dans les processus de maturation identitaire ?
Deviens-je moi-même, prends-je conscience de la portée du pronom personnel « je » du fait de mon identification à ce qui m’est identique, du fait de la ressemblance, ou aussi du fait de dissemblances, de distinctions ?
Peut-être ne sais-je pas tant qui je suis que qui je ne suis pas, qui je ne veux pas être, qui je dois ne pas être, qui est-il nocif pour moi d’être, semblent nous dire le talmud et Kieslowski, en écho l’un à l’autre.
Selon leurs deux hypothèses, et peut-être en singulier contraste avec Descartes pour qui « je » s’enracine dans ma pensée, en singulier contraste avec la thèse existentialiste qui l’enracine dans l’expérience personnelle et dans le vécu et l’angoisse du « moi-tout-seul », il apparaîtrait que le « je », la capacité de dire « je » est principalement enracinée dans le contact à autrui, à « toi », à l’autre, à l’autre qui, par définition, ne me ressemble pas.
Un enseignement plus éthique en somme, qui viserait à me pousser à prendre plus en considération cet « autre », cet étranger, ce « différent » que je suis plus naturellement porté à haïr qu’à aimer.
Quiconque lit ou entend l’anecdote de Rabbi Eleazar l’imagine forcément se retrouvant devant la glace et découvrant que ses cheveux ont blanchi. Quiconque voit le film s’aperçoit de la présence répétitive – à l’obsession – du miroir, des reflets.
Bon nombre de psychologues ont décrit la phase dite du miroir, comme reliée au processus identitaire. On aboutirait à la capacité de dire « je » par la découverte de son image dans le miroir. Winnicott lui, le post-moderne, disait qu’il n’y a de véritable miroir que le miroir humain : celui qui est véritablement identitaire, c’est le regard du parent porté sur moi.
Un regard tout à la fois ému, attentif, interrogateur. Un regard qui forme tout à la fois l’identité de l’enfant et du parent, de l’adulte en train de devenir parent, du jeune homme en train de s’investir des responsabilités de l’âge adulte, de la bientôt vieillesse.
Le talmud et Kieslowski semblent suggérer que le regard peut être porté sur nous, peut influer sur nous, même par une expérience non directement concrète, même si nos sens n’enregistrent pas consciemment cette situation. Comme s’ils suggéraient que le vécu est à être élargi de catégories situées au-delà du champ de la conscience.
On ne saurait clore sans poser la question des questions : identité pourquoi faire ?
Il semblerait que la comparaison entre les deux personnages, celui du talmud et celui du film puisse aider à cette ultime tâche. Deux jeunes gens au seuil de la majorité ainsi que nous la situons aujourd’hui.
Quelle question identitaire se poser ? quelle réponse donner ?
La différence de perspective entre Eleazar et Véronique est édifiante. Elle joue sa vie, elle est aux choix existentiels, tandis que lui est aux choix séculaires. Elle recherche sa propre personne dans le miroir ou à travers le regard d’autrui, tandis que lui porte son regard sur le peuple dont il endosse la responsabilité. Elle reçoit des réponses de choix professionnels tandis que lui atteint des résolutions à l’échelle du peuple tout entier. Il vise à ce que la sortie d’Egypte soit mentionnée la nuit, c’est l’épreuve à travers de laquelle il teste son identité.
Deux niveaux, deux perspectives bien différentes. Mais il ne faudrait pas se laisser trop vite tenter par le dédain de la perspective individuelle au profit de la conscience nationale. L’un n’est pas le substitut de l’autre.
C’est le regard qui fait la distinction. Tandis qu’Eleazar est exposé à la vue du peuple, de toute l’assemblée des sages, Véronique établit le chapitre d’identité où nous la rencontrons face au regard de celui pour qui elle choisit de vivre, son sosie polonais ayant peut-être plus fait le choix monadiste de privilégier sa carrière et son aboutissement personnel à toute relation.


4bis. La double vie de Veronique - deuxieme fois.


Le texte en français se trouve à la suite du texte en hébreu     





חייה הכפולים של ורוניק היא אגדה קולנועית. היא מוזכרת בתוך הסרט עצמו (אגדה בתוך אגדה) ושם היא פרי עיטו של מחבר ספרי ילדים, ומפעיל/יוצר תיאטרון מריונטות.



אגדה שנוגעת בנושאים שאינם של הילדות בלבד אלא מלווים את חיינו כל אורכם.



ורוניק (הצרפתיה. לא לבלבל בינה לבין ורוניקה הפולניה) מדווחת יום אחד על חוויית ריק פנימי ״כאילו נעלם לה מישהו". היא איננה מסוגלת להגדיר את האובדן אבל חווה אותו חזק מאד מאחר והיא עד עתה חיה כל חייה כאילו מישהו חי בתוכה, מלווה אותה, או אפילו מיעץ לה על כל החלטה.

הצופה בסרט מגלה את ורוניק אחרי שהכיר את ורוניקה, זמרת פולניה צעירה בעלת מראה זהה לזה של ורוניק, הצופה ראה אותה בחיים ובשעת מותה, עת היא שרה סולו מאד קשה וחוטפת שבץ. ורוניק נחשפת לצופה עת הודעתה הפתאומית למורה שלה לזמרה.

כאילו ורוניק ״קיבלה הודעה והתראה״ בעקבות מות ורוניקה, אותה היא איננה מכירה כלל וכלל. וכאילו זהו נושאו העיקרי של סרט זה : הידע האימפליציטי הקיים בתוך כל אחד מאיתנו, אותם מסרים שאנחנו מקבלים מבלי ממש לקבל אותם, אותם זכרונות אותם אנחנו זוכרים באופן לא מודע, אותן צלקות של טראומות שלא ממש פצעו אותנו באופן ישיר.

יש לנושא זה פן מיטי, אשר מופיע מדי פעם בטקסטים של תרבויות שונות, כולל בתרבות שלנו, כמו למשל באגדה המפורסמת שמופיעה בהגדת פסח :״אומר רבי אלעזר בן עזריה הרי אני כבן שבעים שנה...״. ומה פירוש ״כבן שבעים שנה״? מפני שהוא היה בן 18 אבל לאחר שגילה שהוא גלגולו של שמואל הנביא אשר נפטר בגיל 52, נוספו לו שנות חייו אומרים לנו המפרשים (״מעם לועז״ למשל).

בסרט, ורוניק כאילו זכתה בשנות חייה של ורוניקה, או לכל הפחות, זכתה בנסיון של מה שארע לורוניקה והדבר מונע ממנה להתנסות אף היא : היא יוצאת מהסכנה בעוד מועד.

הסרט מראה כיצד ורוניק באופן טבעי רק פועלת על פי הנסיון, אך מאחר והיא גילתה תמונה של ורוניקה, מתאפשר לה לגעת קצת יותר במה שקורה לה, וכל זה בזכות נוכחותו של אדם שלישי, זה שמגלה את הדמיון בין שתי הנשים על תמונה שאותה צילמה ורוניק, ובה מופיעה ורוניקה.

התופעה לפיה ורוניק צילמה את ורוניקה באופן לא מודע ידועה בפסיכולוגיה. היא סוג של כשל, ומזמינה אצל ורוניק חוויה של ״מאויים״, או של ״אל ביתי״. בסרט, החוויה מופיעה כאשר ורוניק שואלת פתאום :״מישהו כאן?״ או עת היא מגלה כאילו את דיוקן עצמה על תמונה אותה היא עצמה צילמה.

זאת הופעה של ״האחר״ שבתוכנו. אולי החלק המוסתר שלנו, אולי מי שהיינו רוצים להיות בתוך תוכנו, אולי, לפי קישלובסקי, ה״כפיל" שלנו, אולי הגלגול שלנו שזה יהיה לפי המושגים ההודיים או הקבליים היהודיים.

אבל הסרט חושף עוד פרט שחשיבותו יכולה להיות גדולה מאד : ורוניק התיתמה מאימה בגיל צעיר וגודלה על ידי אביה בלבד, כלומר ללא אימא. אולי מותר לפחות לשאול, אולי לשער, שנתון זה הוא המקור לחווית הריק שמלווה את ורוניק, ושלורוניקה השנייה יש תפקיד של ״אווטר״.

הסרט מרבה להראות כיצד זכרונות מוסתרים לא מודעים אחראים לסיטואציות בינ אישיות לא נעימות, לאי הבנות, לעלבונות או אפילו לסכסוכים, והוא גם מראה כיצד אדם מסויים חי (אולי קצת באנלוגיה ל״דיבוק״) את המצב הזה באמצעות כל מיני הרגלים/אובססיות, (בסרט יש אובססיה לכדור שקוף, או לכל מיני אמצעים בהם ורוניק מסתכלת אל העולם ורואה אותו מעוות.

נראה שתפקיד החבר רומז לפסיכותרפיה. הוא הבן אדם השלישי, זה שמצביע על המנגנונים שמתרחשים אצל ורוניק.

לרובנו יש הרי עולם פנימי שאנחנו מתנהלים איתו, ולפעמים שואפים להכיר אותו יותר, להבין למה אנחנו ככה אוהבים, ככה לא אוהבים, מה רודף אותנו.

כאלה מודעים לזה וחיים עם זה בשלום, מתמודדים לבד. כאלה מדחיקים את זה או ממירים את זה לכל מיני התנהגויות לפעמים מוזרות. כאלה מעוניינים להתקדם על אף זה.

התפקיד של הפסיכותרפיה הוא להצליח לשים על כל זה מילים, ולשחרר את העכבות, לגלות לא רק את ה״אחר״ המאיים, אלא גם את ה״אחר״ המוצלח יותר, אשר מרומם אותנו, דבר שאינו יכול להתרחש ללא אדם שלישי.

נדמה שלכל ההוואי הזה רומז הסרט, סרט מאד מעמיק לעניות דעתי.



La double vie de Véronique est une fable. Dans le film elle est même écrite par un auteur de livres d'enfants, fabricant et animateur de marionnettes de théatre.

Pourtant, elle semble toucher et agiter des sujets qui n'appartiennent pas qu'à l'enfance.

Véronique est un jour ébranlée par une forte impression de vide, comme si sa vie venait de se vider de quelque chose ou de quelqu'un. Elle explique que l'impression est d'autant plus forte qu'elle a toujours senti qu'elle était comme accompagnée, par une instance qui lui "conseillait" comment prendre les décisions de sa vie, même sans recours au raisonnement ou à la logique. Une instance qui semble avoir soudain disparu.

Le spectateur qui ne fait connaissance avec elle qu'après avoir assisté à une partie de la vie et à la mort subite de Véronika, jeune polonaise (revêtue des mêmes traits que ceux de Véronique), le spectateur comprend qui Véronique vient de perdre. Véronika, brillante sporano, meurt sur la scène alors qu'elle chante un magistral solo, et le spectateur fait connaissance avec Véronique alors qu'elle annonce sans préavis à son professeur de chant stupéfait qu'elle arrête le chant.

Comme si Véronique, qui ne sait rien de Véronika, avait eu "connaissance" de la mort de Véronika, et comme si cette mort jouait pour elle un rôle d'avertissement, de sauvegarde.

Le film met donc le spectateur face à cette obscure question de notre savoir implicite, des messages que nous "recevons" sans vraiment en prendre acte, de notre "mémoire" d'évènements que nous n'avons pas personnellement vécus mais dont l'impact nous a été transmis, de nos cicatrices des traumatismes qui nous ont touché directement ou indirectement.

Une question mythique, évoquée de ci de là par les textes de la tradition, comme par exemple quand nous est expliqué pourquoi Rabbi Eléazar ben Azaria dit à son propre sujet dans la hagadah de Pessah' :"je suis comme âgé de 70 ans...". Il avait en vérité 18 ans nous disent les commentateurs, mais il réalisa soudain qu'il était la métempsycose du prophète Shmuel décédé à l'âge de 52 ans. Les 52 ans de vie de Shmuel se retrouvent ainsi ajoûtés au compte de Rabbi Eleazar.

Un peu comme si notre Véronique était créditée de l'expérience de vie de Véronika, et comme si elle en prenait partiellement conscience au moment où elle la découvre sur une photo prise par elle à son propre insu, et par le truchement d'un tiers qui est celui qui met en lumière la ressemblance physique entre les deux femmes, Véronika photographiée involontairement par Véronique.

Ceci nous amène à une autre facette évoquée par le film des particularités du vécu : il y a des situations où cette "conscience" est vécue comme "inquiétante étrangeté". Véronique demande soudain : "il y a quelqu'un ?", ou se découvre prise en photo...par elle-même.

C'est la découverte de "l'autre de nous-même", la découverte de la face cachée de nous-même, de qui nous voudrions être aurait dit Freud, de qui nous sommes le double semble dire Kieslowsky, de qui nous sommes la métempsycose dirait le savoir indien, de qui nous sommes le "guilgoul" dirait la tradition kabbalistique juive.

Le film donne aussi une information supplémentaire de très grande importance : Véronique a été élevée par un père veuf, elle a perdu sa mère très jeune. On pourrait bien suggérer que c'est avant tout la blessure de la disparition de la mère qui accompagne Véronique depuis son plus jeune âge et lui fait être sans cesse au confluent de la solitude et de la présence invisible d'un être important, la disparition de Véronika n'étant qu'une actualisation ou une personnalisation de cela.

Le film montre très bien (dans les relations de Véronique avec son copain, avec son professeur de chant, avec son amie, avec son père) comment cette particularité de notre vécu provoque moult quiproquos ou vexations décalées, il montre aussi comment l'individu est accompagné par cela et comment certains de ses goûts, activités, voire obsessions montrent cela ( balle transparente, lunettes dans lesquels Véronique devient soudain comme noyée dans la contemplation de sa propre image ou du paysage déformé).

Le film semble enfin suggérer le rôle psychothérapeutique de l'ami, celui qui comme dans le film découvre soudain la photo, découvre le vécu d'inquiétante étrangeté de Véronique, et aide celle-ci à se construire un narratif autobiographique dans lequel elle fait place à ces impressions.

Nous sommes ainsi, pour la plupart d'entre nous, sous l'influence d'un vécu très ramifié, constitué du raffiné mélange de présent mêlé à du passé, de concret ajouté d'abstrait, de réel associé d'imaginaire et de fantasmatique, et nous ne savons que rarement comment organiser tout cela harmonieusement.

Un grand nombre de gens élèvent en eux de véritables murailles, afin de préserver le présent, le concret, le réel, des perturbations que causeraient le passé, l'abstrait, l'imaginaire, le fantasmatique. D'autres feignent de n'avoir pas conscience de tout cela. Certains mettent cette ramification à profit dans le développement de leur imagination et deviennent qui artiste, qui poète, qui acteur, qui mime, qui marionnettiste. D'autres ont recours à des savoirs ou des philosophies pour les aider à se construire une cohabitation. D'autres ont recours (n'ont parfois pas le choix de l'éviter) au traitement psychanalytique, parfois photothérapique, et consacrent temps et argent dans l'approfondissement et dans la recherche des éléments qui vivent en eux, dans leur métabolisation en ce qui va les aider à se transcender, à atteindre - et non plus subir - l'autre d'eux-mêmes.

Kieslowsky fait de ces éléments un beau film, musical, profond, attachant.




5. Cinema Paradiso  1989. Giuseppe Tornatore. Accéder au Saint des saints.

Les réalisateurs de grands films sont parfois troublants par le choix des thèmes et les symboles qu'ils emploient. Au point qu'on serait tenté de se demander s'ils ont lu le Talmud ?
J'ai une fois écrit à Agnès Varda pour lui poser cette question, après qu'elle ait fait un film sur le thème de "péah" (les glaneurs et la glaneuse), suivant de peu un premier film non moins "biblique" sur le thème de "egla aroufa", la génisse à laquelle on tranche la nuque en Dt. 21, 1-10 (Sans toît ni loi), mais je n'ai eu droit à aucune réponse. C'est ce qui fait que je ne poserai aucune question au réalisateur de "cinéma Paradiso".
Il est impossible de ne pas voir derrière le scénario et l'histoire personnelle de ce "Salvatore" la question profonde, bien évidemment abordée dans le talmud, de l'horizontalité et de la verticalité de l'homme, dirais-je.
Quel est le moteur principal de l'homme ? et quel est le rôle de la religion par rapport à cela ?
Tornatore parsème son film d'allusions. Ainsi, il appelle son cinéma "Paradiso", une façon de se demander pourquoi cela a été le cas dans la plupart des petits villages où le cinéma s'est régulièrement appelé "Paradiso" en italien, ou "Eden" en anglais ou en hébreu. Ainsi il installe son cinéma au centre, sur la place centrale du village, comme si un réflexe universel cherchait à ainsi faire, à mettre la recherche du paradis au centre de la vie. comme si Tornatore insinuait que le cinéma oeuvre dans le même sens que l'église. Ainsi il multiplie les preuves montrant que le cinéma de ce petit village de Sicile fait presque officiellement concurrence à l'église, au delà de leur position géographique, les deux faisant régulièrement salle comble, le premier plus souvent que la seconde, mais aussi les deux rivalisant et se bousculant dans le coeur de la population, des plus jeunes aux plus âgés.
Tornatore, comme la tradition philosophique juive, réfléchit sur ce qui va mieux favoriser le développement de Toto dans l'existence : être enfant de choeur ou fils adoptif d'Alfredo le projectionniste, ou autrement dit, aller dans le droit chemin de la pensée ou aller avec l'imaginaire et le fantastique. Autrement dit, chercher le "saint des saints" au temple ou... au deuxième étage de la salle de projection. Qu'est-ce qui est le mieux pour cet enfant nous demande Tornatore : croire en le retour hypothétique de son père, ou se faire tout seul – ou grâce au cinéma – à l'idée qu'il est bel et bien mort à la guerre, rester toute sa vie accroché à un amour de jeunesse ou construire un couple?
Dans le film, on construit un deuxième cinéma après la destruction du premier, détruit par le feu. Feu qui avait soudain jailli de la gueule du lion, en analogie criante à ce deuxième temple de Jérusalem qui fut reconstruit après que le feu ait dévoré le premier, en analogie presque littérale à la page du talmud qui parle de ce même feu. Le réalisateur lui aussi, à l'instar de ce qui se fit à Jérusalem en -516, présente le projet d'une nouvelle version, d'un nouveau "temple" ; une version assagie, ternie, modernisée et aseptisée. Mais lui aussi montre combien cette deuxième version est pale, dénuée de force vitale.
Le Talmud ainsi s'interroge (en Sanhédrin 64a). Qu'est-ce qui a causé le feu destructeur et conduit le peuple juif en exil ? qu'est-ce qui conduit l'homme – en tant qu'individu ou en tant que collectif – à sa perte ? Ne seraient ce pas ses passions ? son mauvais instinct ? Comme en écho, en tentative de réponse ou de résolution, le deuxième temple fut ainsi conçu par Ezra et Néhémie de manière à ce qu'il ne puisse mettre le peuple en danger : plus de Chérubins, plus de symboles, mais surtout plus de risques de faire tomber le bas peuple dans l'idolâtrie, plus d'appâts pour l'homme.
Le Talmud rapporte que c'est alors que le feu jaillit de l'intérieur du "Saint des Saints" comme de la gueule d'un lion. Exactement comme il jaillit dans "cinéma Paradiso".
La guemara rapporte aussi qu'Ezra chercha à débarrasser le monde du mauvais instinct et que sa prière fut entendue : les poules ne pondaient plus d'oeufs, les arbres ne poussaient plus. Au point qu'il n'eut d'autre choix que de "revoir sa prière à la baisse".
Comme si c'était peut-être décidément bien ce fameux mauvais instinct qui est le moteur de l'existence, de l'énergie vitale.
A vouloir l'endiguer, on risque d'y perdre le tout…l'énergie, la vie.
Mais alors ? garder les risques ? garder le feu ?
Dans le film, Alfredo fait en sorte que Toto ne gaspille pas son énergie dans la construction d'une vie tranquille en Sicile. Il manipule de manière à l'envoyer à Rome, où il devient un grand réalisateur, respecté et admiré.
C'est sur le prix de cette manipulation, de ce choix, que réfléchit le film, tout comme le Talmud qui réfléchit sur les choix à privilégier dans la conception du temple de demain. Il y a en mémoire la mort des deux fils d'Aaron qui perdent la vie d'un contact trop périlleux avec le sacré, il y a la destruction violente du premier temple, puis du second.
Que faut-il pour la suite ? Quelle société ? Quelle vitalité ? Vers l'horizontal ? Verticale ?
Comment concilier la sagesse de l'âge mûr avec le bouillonnement de l'adolescence, peut-être indispensable au monde ? L'individu peut-il et doit-il enterrer son propre bouillonnement ?
Dans le film (version réalisateur), on voit Salvatore en proie avec ses amours de jeunesse. Il retrouve celle qu'il croyait perdue, celle dont il avait cru qu'elle ne voulait pas de lui. Il serai prêt à recommencer, et c'est elle qui lui ouvre les yeux : trente ans ont passé. Elle est mère d'une enfant adulte. On ne recommence pas la vie à 55 ans…
Le bouillonnement est indispensable au monde mais l'individu ne peut être éternellement en ébullition. Le monde ne doit probablement pas avant tout gérer le lien au sacré, accéder au Saint des saints. Il y a d'autres urgences qui ont priorité.
C'est Salvatore et non Toto qui est réalisateur. C'est d'ailleurs seulement ainsi qu'il peut porter son nom dans toute sa signification, et non plus n'être que le diminutif de lui-même.
Le film finalement tranche sur la question des priorités, mais du fait d'Elena- son amour de jeunesse -, non de Salvatore tout adulte qu'il soit. C'est sûrement uniquement un hasard si le nom que lui a donné Tornatore nous rappelle la mythologique Hélène…
p.s. l'utilisation symbolique du film est inspiree de Udi Leon, voir :http://www.vanleer.org.il/heb/videoShow.asp?id=448





6. Dire ou ne pas dire - Prodire ?
Finalement, ne pas dire, cacher, est le thème central du film de Philippe Lioret " je vais bien, ne t'en fais pas" (2006), film dans lequel pour une part, les parents de Lili (Mélanie Laurent) mettent en place tout un stratagème pour lui cacher la mort de son frère, et pour l'autre part, le couple d'amis de Lili, Léa et Thomas, fonctionne sur le même axe, quand ils annoncent leur séparation à Lili, lui disant que c'est elle qui veut la séparation, alors qu'en fait c'est son amour à lui - non dit - pour Lili qui en est la vraie cause. En toile de fond, la caricature de psychiatrie présentée dans le film prône aussi le silence (on interdit aux parents de la jeune fille hospitalisée de lui rendre visite, de lui parler), et entretient le silence (les deux jeunes anorexiques murées chacune dans son silence).
Quatre scénarii parallèles d'idéologie du silence, tous pour le bien. Ne pas dire à Elise la disparition de son jumeau, afin de ne pas la briser probablement, ne pas lui dévoiler la vraie raison de la séparation du couple, peut-être pour ne pas nuire à un amour secret encore en gestation, psychiatrie de l'isolement, et isolement du malade dans son monde intérieur, peut-être en partie en réaction à des choses qui ne lui ont pas été dites.
Dans les années 70-80, la psychanalyse agitait sans cesse le fanion du "non-dit", notion freudienne abondamment reprise par Lacan, par Dolto. Si Lacan en faisait un véritable festin – relevant de ce même "réjouissement" tellement bien désigné chez les patients -, Dolto me paraissait être restée plus clinique, plus proche des besoins du patient, et dénonçant régulièrement ce qui est finalement notre tendance naturelle : cacher, et ne pas dire.
Elle le dénonçait pour les mêmes raisons que celles montrées dans le film et exprimées à travers la bouche de Thomas à la fin du film, s'adressant aux parents d'Elise : "vous êtes fous".
Et peut-être, ce silence relève-t-il avant tout de la folie, à ses divers degrés. Folie au sens figuré dans le cas des parents – ou des amis, suivez mon regard – qui optent pour le maintien du silence, folie au sens propre pour l'anorexique enfermée dans son mutisme.
Françoise Dolto disait que le nourrisson doit entendre les messages qui le concernent. Cachez lui la disparition de son père, au nom de son bien, et vous semez le désordre psychique.
Le film développe cette thèse – quoique de façon un peu caricaturée et grossière – où on voit Elise décimée par le non dit qui n'est érigé que pour son bien.
Dans la paracha Ki Tavo se trouvent deux mots en miroir l'un de l'autre, deux tournures verbales qui sont ici en apax (comme le dit Rachi : "il n'y a pas d'autre témoignage d'une telle formulation dans la Torah"). Il est écrit en Deut. 26, 17-18 : "D. t'a prodit aujourd'hui comme peuple et tu le prodis comme D. ".
Le néologisme est de moi. La prodiction n'existe pas. Les traductions de la Bible en français proposent "distinguer" ou encore "glorifier" – deux tournures fondées sur le commentaire de Rachi, qui suggère que le mot employé par le texte souligne la distinction et la glorification (si quelqu'un sait comment traduit Marc-Alain, je le remercie d'avance de me le dire. J'ai perdu contact).
Ishayahou Leibovitz voit dans cette tournure de formules en miroir un énoncé de base de la théologie juive, du rapport du juif à D., un paradigme de l'élection divine : celui qui comprend le terme de peuple élu comme le signe d'une noblesse est sur une fausse piste. Il n'y a d'élection que dans ce sens : "choisis cette voie, élis ce mode de rapport au monde et à la divinité et tu seras payé de retour", dit Leibovitz.
Et : "fabrique toi une dynamique du Dire plutôt que de te complaire dans l'univers du Dit", dit Lévinas.
Je m'explique : Lévinas met en opposition ces deux formes grammaticales – le Dire et le Dit -comme si chacune était le paradigme d'une forme de discours. Le discours du Dit est le discours apologétique et théologique. Le discours de la conviction. Selon ce mode, je cherche avant tout à servir mon idéologie, et à en convaincre mon interlocuteur. Selon ce mode, je ne dialogue pas véritablement. Je dis.
A l'inverse, le discours du Dire véhicule une conception selon laquelle le dialogue est l'espace où les choses vont pouvoir se dire. Dans ce mode, compte plus l'instauration de la communication entre les personnes que le contenu du message dit par chacun. Ils sont en dialogue.
Pour Lévinas, c'est le modèle de la relation éthique, quand je respecte véritablement quelqu'un. Je cherche alors à lui parler. Je cherche à établir un dire avec lui.
Nul doute que chercher le silence se situe aux antipodes de cela, mais le discours apologétique est une seconde antipode, et le silence "pour le bien" pourrait bien se situer à mi-distance sur un de ces deux axes.
On ne dit pas.........pour respecter, pour surprotéger, que sais-je encore. On pave les voies qui mènent à l'enfer.
A l'inverse, peut-être qu'en cherchant comment dire (et non dire à tout prix. Il ne s'agit pas ici de fustiger le droit au secret, de retirer le droit au monde intérieur, il ne s'agit pas des choses elles-mêmes, il s'agit au contraire de choses qui sont à être dites, produites ou prodites, et qui naissent du dialogue et de la relation interpersonnelle aboutie. Sans la relation, ces choses n'existent pas encore, elles n'appartiennent pas au Dit mais au Dire, qui est le potentiellement dit), en cherchant donc comment dire, non seulement favorise-t-on l'éthique du relationnel, mais en plus n'instaurerait-on pas un mode, un mode apparenté à l'adhérence religieuse, un mode selon lequel se crée l'alliance entre D. et ceux qui l'adoptent, un mode sur lequel devraient se situer les véritables liaisons interhumaines ?
La formule biblique sus mentionnée est énoncée à travers une racine verbale déclinée à ce qui s'appelle l'intensif ( le הפעיל). Mettre une racine verbale à ce mode revient à "pousser" le sens de cette racine ( à titre d'exemple, la racine "écrire"-כתב- devient "dicter", "faire écrire", à ce mode). Si le sens de la racine est "dire", on peut imaginer que la forme intensive devienne l'expression d'un dire amplifié, pour distinguer, pour glorifier comme le suggère Rachi, mais aussi pour désigner un dire qui va opérer une transcendance, un dire qui va élever le discours, élever le dialogue.
On touche ici aux fondements de ce qui s'appelle le discours éthique, qui est aux yeux de Lévinas à la base de la relation à la divinité. C'est selon lui à travers la relation interpersonnelle véritable que se dévoile en l'individu la conscience d'une divinité.
Ce discours éthique est celui selon lequel "on s'adresse à" plutôt que "de parler de". On s'adresse à lui, non pour lui enseigner un dogme mais avant tout pour le rencontrer, on cherche plus à parler avec lui qu'à lui dire, plutôt qu'à lui enseigner (asséner?) telle ou telle règle. L'enseignement doit arriver en second temps.
Les parents de Lili ne lui parlent pas, ont probablement peur à l'idée de ce que sera sa réaction. Entre eux, on imagine qu'ils ont parlé et reparlé d'elle. Ce qui crée le silence, ce qui accroît le désordre et le désarroi. Ils obéissent en fait à ce qui est la tendance naturelle, selon laquelle soi-disant pour ne pas blesser on opte pour le silence.
L'individu risque d'être blessé si on parle de lui, dans son dos. Si on s'adresse à lui, il pourra probablement uniquement en bénéficier, à condition de surmonter la difficulté du "comment l'atteindre".


7. Forteresse vide, forteresse pleine ("Footnote", Joseph Cedar, 2011)



A voir se mouvoir le professeur Eliezer Shkolnikov (Shlomo Bar Aba), à le voir rester immobile, muet, et surtout tellement raide, à le voir refuser de communiquer, se replonger dans son travail avec les écouteurs étanches enfoncés sur les oreilles, on est naturellement conduits à penser à l’autisme. Au cours du film, afin de ne pas laisser le spectateur avec un point d’interrogation, sa bru (Alma Zack) l’affuble à voix haute de cet épithète.
C’est un film très fort, où sont évoqués en grande finesse un bon nombre de travers de cette vénérable institution qu’est l’Université, où est présenté quelque chose qui n’est pas loin de pouvoir tenir lieu de procès fait à ces institutions gouvernementales israéliennes prestigieuses : l’université, le ministère de l’éducation, le Prix Israël remis solennellement chaque année à une brochette de professeurs soigneusement sélectionnés.
Le film montre l’envers du décor de ces institutions et les ridiculise sans pour autant les caricaturer.
Le professeur Shkolnikov est tellement bien peint qu’on le « reconnaît » tout de suite. Qui vit à Jérusalem ou a eu l’occasion d’étudier à l’université Guivat Ram ou à la bibliothèque nationale installée sur ce campus a côtoyé ou seulement vu de tels personnages plusieurs dizaines de fois.
C’est probablement une des fiertés des fondateurs de ce jeune pays que d’avoir réussi en si peu d’années à ainsi produire des chercheurs en telle quantité, à ainsi avoir produit un tel niveau universitaire, dont certains représentants ont déjà mérité et reçu les distinctions internationales les plus prestigieuses.
Le film explique que ne reçoit pas toujours qui mérite. Le professeur Shkolnikov reçoit le prix en fin du film mais comme par erreur, comme par concession. Le prix était destiné à son fils, le professeur Ouriel Shkolnikov (Lior Ashkenazi) , et il ne sera décerné au père qu’au prix de combats, d’intrigues et de sacrifices payés par le fils.
Le père et le fils sont professeurs-chercheurs en Talmud et le choix de la matière non plus n’est pas anodin. Le père autant que le fils, bien que de façon différente, sont tous deux l’antithèse de ce à quoi est associé le mot Talmud dans l’imagerie populaire des derniers siècles.
Au cours de l’Histoire, les rabbins on toujours été les « propriétaires » ou les détenteurs du talmud. Ceux qui l’étudiaient, ceux qui l’enseignaient, ceux à qui il était assimilé. Les universités israéliennes et américaines ont produit au cours du vingtième siècle un nouveau modèle de spécialiste mondial du Talmud, philologues comme le clame notre professeur. Le professeur Shkolnikov n’est pas religieux le moins du monde. Il est le parfait modèle du rat de bibliothèque et aurait pu être autant spécialiste de grec ancien ou de latin qu’il l’est de talmud. Il pousse même jusqu’à exprimer à voix haute son mépris pour certains personnages qui ont enseigné le Talmud avec respect de la tradition, tel Lévinas qui remettait des titres universitaires posthumes aux rabbins cités en son sein, les qualifiait de « docteurs du talmud », et qui se voit traité d’amateur ignorant par notre professeur. Lévinas qui ne ménageait pas ses critiques aux philologues.
Même son fils, Ouriel Shkolnikov qui se promène avec la kipa sur la tête est au modèle anti traditionaliste de ce qui est qualifié « la mare hyérosolimitaine » : des juifs spécialistes de textes juifs, de pensée juive, enseignants à tour de bras à un public jeune et nombreux, mais méprisés et mal vus du judaïsme « authentique » de Méa Chéarim, d’Anvers ou d’Aix les Bains.
Vus de la lorgnette ultra orthodoxe, ils ne sont pas des vrais, ils sont des juifs « folkloriques », ils sont des déviants. Chacun à sa manière. Vu de la lorgnette académique, le drame mis en scène dans le film n’est pas celui du vrai monde universitaire des pays sérieux. On tremble à l’idée de telles coulisses de la vénérable académie française ou de la Sorbonne !
Et pourtant, ce film vient ne pas se limiter à Jérusalem et à son talmud. Il traite d’un microcosme et laisse clairement entendre que celui-ci est le symbole du monde universitaire occidental dans son ensemble.
C’est le monde universitaire – et non uniquement la société israélienne – qui produit cet « autisme », qui produit cette farce dont Molière ridiculisait déjà la version du 17ème siècle.
Le professeur Shkolnikov est tout sauf autiste. Il est qualifié de « forteresse » par son fils, et le terme renvoie au célèbre livre de Bruno Bettelheim, « la forteresse vide » (1970), dans lequel il présentait dans les détails trois cas d’enfants traités par lui à son « orthogenic school « à Chicago. Le livre fut de retentissement mondial, fut à l’origine de nombreux débats et publications sur l’autisme.
Un sujet qui est toujours actuel. Quel est ce syndrome ? que sont ces malades dont les films « Rainman » (Barry Morrow 1988) , « les diables » (Michel Ruggia 2004) ou « Sabine » (Sandrine Bonnaire 2008), pour ne citer que quelques exemples, ont porté les caractéristiques à l’écran dans les détails?
Le professeur Shkolnikov est bel et bien muré dans une forteresse. On est portés à déduire que ses murailles sont constituées en partie des microfiches de la bibliothèque nationale, mais le film montre non moins combien c’est le monde universitaire, la recherche universitaire en tant qu’activité, et les condisciples du professeur qui fournissent sinon le ciment, aussi quelques rangs dans la construction de l’édifice.
Si le professeur Shkolonikov est réfugié pathétiquement dans un mur de silence c’est par rancune, c’est de rage. De rage d’avoir été tant humilié par cette activité de recherche. Humilié de n’avoir rien trouvé, humilié d’avoir été devancé, humilié au sens propre par celui qui est prêt, au nom de la Science et de la Vérité, à lui porter le coup fatal. Sa forteresse est bien pleine, et renferme des rancoeurs clairement détaillables, qu'aucun mécanisme psychologique relatif à l'autisme ne vient troubler. Ce ne sont que l’intervention et le sacrifice du fils, à qui l’université n’a pas fait perdre visage humain, qui sauvent le professeur du 81ème coup que l'institution était sur le point de lui porter.
Qu’est l’autisme par rapport à cela ? l’autisme qui est maintenant intégré par les manuels diagnostiques de la psychiatrie à tout un éventail qui inclut pratiquement à la même rubrique des enfants visiblement atteints d’un trouble profond, inexpliqué, peut-être organique-génétique, et de tels individus, réduits à un tel comportement non tant par le poids génétique ou natif de telle pathologie mais du fait d’un environnement humain qui n’a réussi qu’à produire puis accentuer le phénomène. Il y a urgence à élargir le vocabulaire, à trouver d’autres mots. De manière à rendre compte des différences au lieu de les délayer dans la ressemblance.
Un très beau film, remarquablement bien construit et bien joué, sur bon nombre de sujets actuels


8. Pas du cinéma…"le prix de la vie". Un film documentaire de Chlomi Eldar. 2009-(חיים יקרים) .


Est-ce finalement sur cela que tout capotera ? Sur les différences culturelles face au prix de la vie de l'humain ?
Chlomi, journaliste israélien qui s’est fortement impliqué à aider à sauver un jeune enfant gazaouite soigné en Israël pour déficience génétique potentiellement létale, se lie véritablement d’amitié avec les parents de Muhamad, Raïda et Saïd. L’incroyable se produit quand suite à un appel à dons sur une chaîne de télévision israélienne, les 50000 dollars requis sont récoltés d’un coup, apportés par un seul donateur qui réclame l’anonymat.
Le couple gazaouite est fortement ébranlé par ces multiples facettes de la confrontation à la société israélienne. Ils vivent à l’hôpital, donc en milieu ultra moderne, en bordure de Tel Aviv, ils côtoient les israéliens au jour le jour et sont ébahis de la chaleur des relations, ils assistent aux fêtes juives, voient des soldats en armes déposer des colis à l'intention des malades (ce qui n’est pas un mirage mais qui peut paraître fortement paradoxal surtout aux yeux de quelqu’un qui connait un tout autre visage des soldats. Lors de leur premier retour à Gaza ils témoignent spontanément : « même les tanks nous paraissent aujourd’hui tellement différents ! »), et ils assistent même au fameux Yom Hazikaron, jour du souvenir célébré la veille de Yom Haatsmaout.
Chlomi discute avec eux de ce qu’ils observent sans vraiment le comprendre. Une sirène ? pendant deux minutes alors qu'aucune bombe n'est en train de tomber ? et le pays entier qui se tient au garde à vous ? Raïda donne quelques hypothèses. Peut-être a-t-on institué cela pour accentuer le contraste entre le sérieux et le joyeux ? Quand Chlomi lui donne la solution : la sirène rappelle le souvenir des soldats tombés, elle peine encore à comprendre. Pendant la guerre d'indépendance demande-t-elle ?
Ils assistent aussi au 9 av. Ils ont peine à comprendre comment et pourquoi les juifs jeûnent ce jour. Pour un temple détruit il y a 2000 ans ? S'en suit une discussion sur Jérusalem. Pour Raïda, aucune question ne peut se poser. Jérusalem est arabe et ne peut être qu'uniquement arabe. Non seulement elle n'a aucune conscience d'un lien entre les juifs et cet endroit (c'est l'endroit d'où le Prophète est monté au ciel, et rien d'autre), mais surtout, comment pourrait-il être question de "partager"? Il ne s'est fait jusqu'ici dans son esprit aucune place pour une quelconque hypothèse de partage. Jérusalem (comme Carthage était à être détruite) est à être reconquise. Quel que soit le prix ! quel que soit le nombre de chahids requis ! jusqu'à dire elle-même qu'elle ne souhaite pas de meilleur avenir pour Muhamad que de devenir Chahid !
Tandis que Raïda prononce ces mots, vraisemblablement entraînée par son élan et l'amour pour le Prophète et Al Quds, vraisemblablement sans prendre conscience de ce qu'elle vient de dire, qu'elle verrait avec enthousiasme son petit Muhamad finir comme Chahid ! Le petit Muhamad pour la vie de qui, elle, son mari, l'enfant lui-même, l'équipe médicale, Chlomi et – last but not least - l'anonyme donateur, se battent ! Chlomi reçoit un choc. Il quitte ce jour l'hôpital lourdement ébranlé. La discussion s'est un peu poursuivie entre eux et Raïda campée sur son discours militant a re-dit sur un ton des plus naturels combien "chez eux, la vie individuelle n'a pas de valeur", elle qui a enterré deux filles atteintes du même trouble génétique que Muhamad, elle qui parait aux antipodes de ne pas accorder d'importance à la vie individuelle, et le fossé n'a fait que se creuser entre elle et Chlomi, entre elle et la société israélienne qui n'a pas de réticences à faire un appel à don pour sauver le petit Muhamad, entre elle et le donateur anonyme dont entre temps Chlomi a révélé qu'il est quelqu'un qui a perdu un fils soldat à la guerre et qui, depuis, met son énergie et son argent au service de la vie.
Le documentaire se poursuit encore. On assiste à l'évolution de la situation médicale de Muhamad, à travers les évènements de l'opération "plomb fondu", on partage les difficultés à surmonter pour faire encore traverser le passage Erez, dans un sens ou dans l'autre, pour trouver dans la famille élargie de Muhamad un donneur potentiel de moëlle compatible, mais le sujet central, de cet écart culturel et du prix de la vie - aux côtés duquel même l'écart gigantesque de niveau de vie entre Tel Aviv et Gaza parait minuscule - a pris toute la place et ne quitte plus personne, ni les protagonistes, ni le spectateur.
Saïd a beau exprimer une position différente de celle de Raïda, Raïda elle-même a beau essayer de relativiser, de "s'excuser", après coup ("j'ai eu peur de ce que je disais, que cela soit publié et qu'à Gaza on m'entende tenir des discours décalés"), l'onde de choc ne faiblit pas.
Et ce n'est pas du cinéma ! Et le film contient encore quelques éléments forts qu'il serait trop long de rapporter ici. Et le tout se déroule au son de la musique de Yehouda Poliker et de cette chanson qui dit que telle est notre réalité ici ces derniers temps, et qui demande s'il peut y avoir de l'espoir face à cela ?
Certains sortiront de cette projection effondrés sous le poids de cette terrible question, ou marqués en particulier par la folie sous l'emprise de laquelle toute la région parait être condamnée à demeurer. D'autres resteront effarés devant l'écart gigantesque qui sépare les populations, la polarisation autour du prix de la vie humaine.
D'autres pourront voir beaucoup d'espoir dans ce documentaire. L'espoir qu'il sera vu, l'espoir que de sa projection et de son contenu s'amoindrira ce terrible écart, s'effritera ce terrible mur d'incompréhension entre les parties en présence, entre les convictions. Ils verront qu'un lien se crée malgré tout, entre ce couple et ceux qui l'entourent, de telle manière qu'ils retournent à Gaza forcément changés.
Il est malgré tout effectivement très difficile d'imaginer, comme s'y égare le docteur de l'hôpital, que ses petits enfants joueront un jour avec les petits enfants de Raïda et Saïd.
Mais il nous reste un message, un symbole. Celui qui est véhiculé par le texte michnaïque qui relate la situation que vivait Jérusalem à la période où le temple n'était pas détruit, les jours de fêtes de pélérinage, quand les juifs affluaient de tout le pays. Il se produisait une sorte de miracle raconte la michna, quand les gens se tenaient debout, c'était serré, quand ils se prosternaient, paradoxalement, il y avait de la place.
Comme pour dire que tant que chacun est drapé dans son quant à soi, c'est serré, il y a peu d'espace vital. Ce dernier se produit dès que l'on se prosterne, dès que l'humilité et l'empathie l'emportent sur la fierté et l'idéologie. Comme pour nous enseigner qu'afin de rendre culte à la majesté divine, il faut faire en soi de la place pour autrui.
Plus facile à dire qu'à faire.


9. Sur "le malentendu" ( ou "le malentendant ?") d'Albert Camus.


Curieux « malentendu » où à défaut de trouver quiproquos aboutissant sur un non-lieu, le lecteur ( ou le spectateur ) trouve quelque chose qui ressemblerait plus à un procès, à une mise en accusation.
L’accusé principal n’est ni les criminelles ni la victime, mais cet individu qui ne prononce qu’une parole, dont on dit qu’il parle très peu, "le moins possible et seulement pour l'essentiel", dont on dit qu’il entend très mal. Il est le domestique ( ou l’intendant comme s‘il était principalement question ici de montrer comment il n’est pas l’entendant, comme pour faire de lui une caricature au vitriol, comme pour l’accabler, jeter l’opprobre sur lui) et il n’entend que de travers, vient quand on ne l’appelle pas, sert le thé qui ne lui a pas été réclamé, passe son temps à allumer des lampes qui n’éclairent pas, s’acquitant ainsi au plus mal de cette fonction de domestique dans un hôtel vide, où il n’y a personne à servir, cette fonction de gestion d'un monde triste, désert et lugubre.
Il n’est vraisemblablement même pas l’accusé mais le seul coupable de cette tragédie qui parait un véritable exposé sur l’absurde.
Absurde monde , rempli d’individus qui habitent des endroits sordides, en rêvant à des lieux où ils n’iront jamais, qui ne trouvent que le crime comme moyen de réaliser ces rêves, qui sont aveugles à leur propre réalité, aveugles et sourds à ceux qui leur sont les plus proches.
Monde sans enfant, sans père. « Avant même qu’il fût mort, je crois que je l’avais oublié » dit de lui sa veuve qui n’a comme seule évocation à en faire que lui attribuer une abstraite, vide de sens, et stérile prétendue pensée « positive ». Un monde sans frère « un fils qui entrerait ici trouverait ce que n’importe quel client est assuré d’y trouver : une indifférence bienveillante » en dit sa sœur – du ton le plus malveillant qui soit.
Monde de l’infanticide et du fratricide. Monde de la surdité plus que du malentendu semblerait-il, le coupable en chef étant principalement coupable d’être sourd à la misère humaine.
Voilà le monde que décrit Camus, reclus dans un petit village sombre de la France occupée pendant l’année 1941, à une époque où effectivement Caïn tue et re-tue Abel sans cesse, sans que personne ne s’interpose vraiment.
Camus qui grandit lui-même sans père, Camus qui règle ses comptes en situation de tourmente avec le message judéo chrétien.
C’est un monde orphelin, mais pas entièrement, puisque la présence divine s’y trouve. Elle s’y trouve mais laisse les pires horreurs se produire, non seulement sans intervenir, mais en accumulant les maladresses et en refusant expressément de rendre les services qui lui sont demandés (la pièce se conclue sur le mot « non ! » en réponse à l’exhortation « Ayez pitié et consentez à m’aider »).
Il n’y a ici aucun malentendu, aucune circonstance atténuante. Dieu est ici coupable de refuser d’entendre. La mère et la sœur sont coupables de n’être pas capables de reconnaître qui son fils qui son frère, le frère est coupable de ne pas être capable de prononcer le seul mot qui eût tout évité.
Situation d’autant plus tragique qu’un seul mot eût suffit à éviter le crime, les suicides, le désastre.
On reste finalement frappé que Camus en soit resté là. La situation de 1941 exigeait probablement d’écrire une telle pièce, de décrire ainsi la situation. Camus, qui s’identifie ici visiblement au fils assassiné n’a peut-être pas vécu assez longtemps après cela ( décès en 1960) pour revoir la situation vue par la lorgnette du père, pour prendre le recul qu’il était possible, qu’il est impératif de prendre. Ou est-on éternellement enfant face aux horreurs commises par les adultes ?
Emil Fackenheim appelait cela la voix prescriptive d’Auschwitz. Auschwitz exprime la tragédie, pousse à la philosophie de l’absurde. Mais doit-on y demeurer ? Ne doit-on pas essayer de voir autre chose ? Ne doit-on pas même dépasser le fameux devoir de mémoire ?
N’y a-t-il rien d’autre à entendre que la misère des hommes ? N’est-il pas impératif de faire entendre autre chose ?
On serait presque en droit de se demander si Camus est mort d’accident ou d’un suicide maquillé en accident ? Parce que se maintenir intellectuellement dans le tragique revient à perpétuer ce dernier, revient à se faire complice de l’infanticide, acolyte de Caïn, et surtout, ne laisse que peu de possibilité d'avenir à l'individu.
Pessah’ est le lieu par excellence de la transmission d’un autre message. Un message issu de la responsabilité envers ceux de qui on a la charge avant tout. Pessah’, fête des parents, de la transmission, de la perpétuation du souvenir métabolisé en message d’avenir.



10. La mise en abyme du narcissisme. "Alceste à bicyclette".


Le narcissisme, travers-attribut-qualité-source de vie, est mal distribué à l'écran. Il y en a à la fois trop et pas assez.

S'il est très facile - surtout pour un enseignant de psychopathologie qui utilise le cinéma à ces fins - de trouver des borderline (en pagaille), des obsessionnels, des autistes, des psychopathes, des psychotiques, des post traumatiques, et même encore bon nombre de pathologies moins courantes mais non moins cinégéniques ( ce post est un appel à suggestions : je suis toujours à la recherche de nouvelles mises à l'écran...), on trouve très rarement du narcissisme sous sa forme majeure.

C'est pas – loin s’en faut -  qu'on ne trouve aucun narcissisme à l'écran. On trouve beaucoup de films à miroir (même sans aller jusqu'à Tarchovski, ou "la double vie de Véronique" de Kishlovski) , on trouve de ci-de là un personnage faiblement ou même puisssamment narcissique, mais un film consacré à un vrai narcissique, à un vrai trouble narcissique de la personnalitė dans son aspect le plus malin, difficile de trouver....jusqu'à "Alceste à bicyclette".

A ne surtout pas confondre avec le Alceste du petit Nicolas, qui n'a rien d'un narcissique.

Alceste, ou Le misanthrope. Je me suis en fait assigné pour tâche de relire la pièce, afin d'y découvrir comment Molière peignait le personnage. Il faut juste que je retrouve le texte...

Mais pour le Alceste (magistralement) interprété par Fabrice Luchini, aucun doute ne subsiste. 

On peut sortir du film effaré, ou interpelé, par la "philosophie" du personnage. On peut y trouver par exemple des justificatifs : le bellâtre - jeune premier qui vient lui proposer le rôle a vraiment un compte de jalousie à régler avec lui. Il est l'incarnation de ceux dont Alceste se plaint, qui ont pu le laisser plonger dans la dépression sans même aller lui rendre une fois une visite, il justifie à lui tout seul la misanthropie d'Alceste, un Alceste qui dirait : je ne me suis retiré dans mon antre qu'à cause des perversions de l'humanité.

Mais, ce serait passer à côté du véritable personnage incarné par Luchini. Ce serait ne pas accorder tout le poids qu'elle mérite à la rage narcissique telle qu'elle est si magnifiquement présente dans les traits même ainsi que les réactions du personnage.

Alceste étouffe de rage quand le téléphone portable de Philinte-Gauthier sonne trois fois, ou même quand il fait lui-même le plongeon dans l'eau de dessus le vélo sans frein. Ceci n'est pas la rage narcissique. Ce sont des sautes d'humeur, des accès presque sains de rage normale.

La rage narcissique est cette rage glaciale que l'on ne ressent que à contretemps, que « a posteriori ». C’est celle qui caractérise vraiment le trouble et que l’on ne voit que plus rarement à l’écran. 

L'arrivée de Gauthier (lambert Wilson) chez Serge (Fabrice Luchini) est la première manifestation de cette rage. Luchini réussit à être plus froid que la glace. Il réussit ainsi au long du film quelques regards, quelques mimiques de ce qui caractérise tant celui que la littérature psychanalytique dépeint comme le narcissique incurable, celui chez qui la rage a pris toute la place, celui dont le narcissisme est décrit par Heinz Kohut par le terme (malin) par lequel on décrit le cancer.
Luchini est alors apparemment indifférent, manifeste surtout de la froideur, comme s'il était occupé à autre chose et que venait d'arriver in visiteur peu aimé. Une froideur qui masque, mais montre les véritables sentiments du narcissique. Ce dernier est en fait perpétuellement en compte avec quelqu'un et il lui faut lui faire payer cette dette, il lui faut à tout prix l'humilier.

Au moment précis de cette entrée en scène est mise sur le feu la marmite dans laquelle il plonge Gauthier à la dernière scène du film, quand il lui lâche en public tout le barillet des cartouches qu'il a en magasin et qui vont le mettre knock out sans retour.

Alors que le profane pourrait voir du narcissisme précisément chez Gauthier, petit acteur de séries télévisées, poudré et à l'affût de compliments à répétition, il ne voit pas combien ce dernier est petit joueur en matière de narcissisme, combien Gauthier ne souffre que du narcissisme bénin des acteurs ou des professionnels de l'écran, il  a juste le narcissisme qui le fait se préoccuper de sa mise, se sentir jaloux de Serge, qui le pousse à venir lui proposer le second rôle alors que lui, suprême vengeance, jouera le premier. Ce faisant, Gauthier a juste la dose de narcissisme suffisante à le faire se placer juste dans la ligne de mire de Serge.

Le petit narcissique vient se faire assassiner par le grand sans même se rendre compte qu'il a déjà perdu la partie encore avant qu'elle n'ait commencé. Gauthier ainsi ne voit dans la chambre d'ami que Serge lui propose qu'un lieu trop inconfortable pour lui, qu'un signe des conditions d'ermite dans lesquelles s'est replié Serge. Il ne voit pas le fiel qui accompagne la proposition. Il commence à ouvrir les yeux quand Alceste lui prête un vélo dépourvu de freins, mais boit quand même la tasse.

Le narcissique est à la fois tributaire et prisonnier des miroirs qu'il aime tant il n'y voit que lui-même, ne cherche qu'à s'y contempler, sourd aux appels d'Écho la belle.

C'est l'abîme dont il est ici question. L'abîme dont la forme ancienne s'écrit "abyme" et que l'on utilise en littérature à la description de ces effets d'optique tel celui de la boucle d'oreille de la vache qui rit sur laquelle est dessinée la même vache affublée infiniment des mêmes boucles d'oreille. Cette "mise en abyme" est l'installation du trou sans fond, cette succession infinie de miroirs par laquelle est hypnotisé Narcisse.



Il ne lui reste que cet abîme dans lequel il choît, qu'il ait assassiné ou non ses ennemis, qu'il soit devenu une belle fleur ou non.


Tous les narcissiques sont-ils misanthropes ? Certainement. Ils ne peuvent aimer autrui, à peine s'ils supportent sa présence. Tous les misanthropes sont-ils narcissiques ? À voir.


11. Life of Pi, midrach asiatico-canadien ?




Un bateau japonais au nom hébraïco-cabalistique ("Tsimtsoum"), les entrailles bourrées de tous les animaux de la création appartenant à un propriétaire indien, ayant appareillė depuis Pondicherry en direction du Canada et qui est mis en péril au milieu de l'atlantique, on a compris : on est en allégorie de l'histoire de Noé.

Quand de plus il s'avère que le héros, fils du propriétaire des animaux est affublé d'un nom monosyllabique, ou plutôt converti en tel, et hanté de rêves messianiques, le doute n'est plus possible.

Nous avons donc un individu qui se retrouve seul survivant d'une catastrophe aquatique, en compagnie d'animaux dont la gestion de la cohabitation s'avère impossible, un individu qui a montré encore avant ce développement combien la chose métaphysique était au centre de ses préoccupations, avec une forte tendance pour l'universalisme, un individu qui va réussir le tour de force de l'apprivoisement d'un tigre du Bengale, alors qu'ils sont deux, seuls au coeur de l'immensité.

Aucun doute, c'est vraiment de l'histoire du déluge qu'il est question. Un déluge dont on se souvient qu'il fut dans le récit biblique envoyé au monde entier en punition de l'anarchie qui l'envahissait. "Pi" représentant, comme nous le savons tous depuis le collège, la mise en présence du cercle et de la droite, autrement dit des éléments de la nature d'une part et de l'homme d'autre part, il est clair que c'est le véritable nom du héros du déluge, celui à qui incombe la tâche de refaire redémarrer une humanité plus saine. Le héros du film aura eu comme première "épreuve" sur cette terre de découvrir sa véritable identité, ayant été de naissance affublé d'un nom ridicule qui n'appelle son propriétaire qu'à en se choisir un autre.

Crème chantilly sur le gateau : le tigre avec lequel Pi se bat une heure de spectateur (277 jours d'après le scénario) sur le bateau, n'existe pas, n'est que le fruit d'images de synthèse. Et cerise sur cette crème : le tigre parait ne pas avoir existé du tout mais avoir été un rêve, un délire, un fantasme, ou la conversion en animal de la propre férocité de Pi à combattre les difficultés de l'existence. Le récit auquel le spectateur vient d'assister se retrouve en effet modifié par le narrateur lui-même quand il s'aperçoit que personne ne peut vraiment croire à sa rocambolesque aventure de Noé sauvé du déluge. Il le modifie en ré-humanisant les personnages, et en laissant le spectateur perplexe, et s'interrogeant sur ce qu'il vient de regarder deux heures durant, un peu comme l'homme du 21 ème siècle qui se trouve soudain invité, aux détours d'un midrach, à se demander des récits de ses ancètres ce qui est réalité et ce qui n'est qu'allégorie. Clin d'oeil à la portée du récit biblique ? Ou clin d'oeil à la confrontation sempiternelle du survivant (de la shoa par exemple) à une humanité incrédule ? 

On notera le passage éclair de notre Pi-héros par l'île imaginaire, apparemment dans le rôle de la "terre qui digère ses habitants", allusion à celle -d'Israël-, au centre du récit biblique, qui se vit gratifiée du "glorieux" attribut de terre qui les vomit. Version cinématographique de l'alternative canadienne à la terre promise?

Un film "mise en abyme" qui se paie comme décor les fonds de l'abîme  !


12 La jupe. Pour les profs. 


"La journée de la jupe" par Lilenblum (2006), est en effet un film bien plutôt pour leur famille, leur conjoint, leurs parents ou enfants, ou le grand public, afin qu'ils se rendent compte combien le prof. est en première ligne.

Dans ce film bien monté et qui tient le spectateur en haleine du début à la fin, se trouvent évoquées l'une après l'autre bon nombre de questions face auxquelles sont  confrontées la France ou l'Europe d'aujourd'hui, et sont aussi ébranlés l'un après l'autre quelques stéréotypes de ces sociétés.

Isabelle Adjani en professeur de français enfant d'immigrés arabes, rejetée par les siens parce qu'érodée et stérilisée par Jules Ferry et le rouleau compresseur républicain français, tente maladroitement de contenir une classe d'adolescents dans un collège de banlieue parisienne hard...jusqu'au moment où lors d'une des innombrables altercations physiques entre eux, tombe soudain un revolver du sac de l'un d'entre eux.

Elle réussit à rassembler suffisamment d'autorité pour que l'arme se retrouve entre ses mains, et le film va accompagner la suite, qui évolue au gré de ses effondrements et reprises d'elle-même jusqu'à une fin tragique (alors qu'elle leur enseigne Molière qui n'a pourtant écrit que de la comédie..!).

Les élèves paraissent tous - sauf un, dans le difficile rôle de la caution française de souche - arabes ou au moins musulmans, et le film entier est constamment ponctué d'insultes, souvent antisémites ("fais pas ton feuj!" et autres).

Isabelle Adjani parait pêter un plomb dès l'apparition de l'arme et elle transforme la séance dans la salle de théatre du collège en prise d'otages, sans paraître avoir elle-même compris comment elle en est arrivée là.

Ce que le film montre particulièrement bien c'est d'une part l'atmosphère et l'extrème difficulté à être enseignant en pareil lieu de confrontations culturelles, c'est la façon dont les enseignants sont seuls en première ligne, et en parallèle, la futilité de leur affiliation politique ou syndicale. Ils sont présentés ici comme lâchés jour après jour, semaine après semaine dans une sorte de fosse aux lions. Enseigner en pareilles conditions, c'est du struggle for life.

Ont aussi dans le film un important rôle le brigadier de police, et une ministre (de l'intérieur ?)que le film malmène intelligemment. 

Le brigadier - lui-même en parallèle aux prises avec un grave souci conjugal dans sa phase aigüe - est présenté comme un professionnel des prises d'otages, jouant un rôle de psychologue des cas d'urgence, et c'est précisément cette psychologie que le film juge, lui faisant un véritable procès, montrant comme c'est elle qui fait tourner la situation au tragique. C'est le dialogue et la douceur qui sont ici présentées comme n'ayant abouti (si ce n'est conduit) qu'à l'envenimement et à la violence incontrollée.

Mais plus encore que le policier, ce sont la ministre ainsi que l'administration dans son ensemble qui sont ici présentées comme déconnectées complètement de la réelle situation sociologique sur le terrain. La ministre est celle qui donne les ordres, apparemment le plus arbitrairement possible et surtout dans une préoccupation surtout électoraliste, animée avant tout de la crainte de la façon dont les choses apparaitront à la télévision, et dans une complète méconnaissance - et le désinteressement plus total - de l'affrontement des cultures qui se livre derrière ce fait divers.

Et, climax du film, tandis que la prof. de français, amenée malgré elle à se trouver dans la peau d'une preneuse d'otages et à énoncer des conditions, réclame un jour annuel de la jupe, la ministre - en pantalon - rétorque avec dédain : "après qu'on ait en fin de compte obtenu le droit pour les femmes au pantalon, que vient-elle nous casser la baraque avec sa jupe ?".

Cet affrontement culturel réduit au conflit jupe-pantalon est finement analysé. Il met en lumière l'écart culturel et l'ignorance totale du côté de la bourgeoisie vis à vis du monde des classes basses, dont font partie les immigrés, et ici, principalement les musulmans (même si un tout petit rôle de quelques secondes est donné à un asiatique - probablament par souci de correction politique). Chez ces derniers, c'est la précarité qui domine toute la scène. Les garçons sont aux prises au racket, et les filles au viol, situation dont ne paraissent avoir conscience aucun des représentants de l'ordre ou de l'administration, jusqu'au principal du collège, et que portent donc seuls sur leur dos, comme la tortue sa carapace, ces pions de l'échiquier sociétal que sont les profs. "L'agenda" de cette prof. dont l'extraction s'avère en coup de théâtre, est aux antipodes de ce combat qui a abouti au droit des femmes à aller en pantalon.

L'essentiel de son combat est dirigé contre une société musulmane sexiste, réactionnaire et raciste, dans laquelle la femme est humiliée et menacée physiquement quotidiennement, et dans laquelle mettre une jupe consiste à se mettre en danger physique réel. 

Tandis que le combat pour le pantalon a pu être mené dans un monde occidental où il fallait avant tout obtenir le droit pour les femmes à ne pas être défavorisées socialement, la prof. émerge d'un milieu, celui de tous les élèves de cette classe, où la femme est encore une proie, ne rêve même pas d'une inégalité salariale tant son statut est loin en deça de cela.

Un article de slate.fr (Jonhatan Schel ) s'en prend violemment à ce film, qu'il descend au plan technique (je suppose, avant tout parce qu'il se veut critique de spectacle : son rôle a priori est de trouver tout mauvais), mais surtout parce que le film est coupable à ses yeux d'être en fait anti arabe, de façon trop crue pour...la gauche, ou pour une certaine gauche. 

Outre que je n'ai pas cette opinion - comme exprimé ci-dessus - sur le film,  je me demande comment écrirait le même Schel en 2015, après Ilan Halimi, après Mohamed Merah, Nemmouche, Charlie, hyper casher, Thalys, et en bref avec l'évolution, surtout depuis la proclamation du califat en juin 2014, du sinistre état islamique.

La France est bizarrement un pays où se lèvent rapidement à gauche beaucoup de voix anti conformistes- anti capitalistes, anti colonialistes, anti réactionnaires, anti clichés. En parallèle, la même France de l'accueil des immigrés et de la mobilisation pour les damnés de la terre, a cette spécialité de banlieues (93), de provinces (Trappes, la banlieue lyonnaise, Marseille) dans lesquelles non seulement perdure une situation sociale mauvaise, mais surtout où s'est dégagé déjà jusqu'à l'heure où j'écris, un préoccupant creuset de combattants djihaddistes, avides de rejoindre la Syrie ou autre champ de bataille, et peu enclins à l'adhésion aux droits de l'homme, aux valeurs de la démocratie, et au combat social, quand ce n'est pas porte-voix d'un discours ouvertement anti-français.

De plus, il s'est avéré ces cinquante dernières années que ces voix de gauche ont comme déraillé en ce qui concerne le monde arabe face à Israël. Elles se sont rassemblées très souvent, et très spontanément pour condamner encore et encore un soi-disant état voyou, suppôt de toutes ces infamies, alors qu'elles se taisent singulièrement quand il ne s'agit plus des juifs contre les arabes, et même quand par exemple les mêmes palestiniens sont massacrés...en Syrie, par des arabes et non des juifs.

Ce n'est pas qu'il n'y ait pas eu d'arabes israéliens qui soient aussi allés rejoindre les rangs de Daesh, mais il me semble d'une part que l'atmosphère sociale dans le pays voyou est bien meilleure que dans le 93 - et pas du fait d'un quelconque vissage de la population, mais bien plus probablement du fait qu'il fait peut-être mieux vivre comme palestinien en Israël qu'immigré dans le 93 (voir par exemple la production littéraire de Sayed Kashoua). On y entend en tout cas moins de nationalisme anti étatique, et peut-être même moins de radicalisation. 

Ceci devrait quand même pouvoir pousser ces Saramago qui avaient comparé Ramallah aux camps de concentrations, ces Salingue, Cohen ou Besancenot-Mélanchon et leur soutien apparemment inconditionnel à la cause du pauvre palestinien éternellement brimé par l'horreur sioniste, à regarder à nouveau le monde dans lequel ils vivent.

Il est temps que ces défenseurs du pantalon pour les femmes entendent la véritable souffrance et non celle qu'ils imaginent, et se demandent si, concernant ces populaces qu'ils prétendent défendre, ils ne sont pas dans certains cas, ce que l'on disait il y a quelques années au sujet des racistes, des gens qui se trompent de colère.

Ajoût du 8 novembre : 

Je lisais un matin de la semaine dernière un article publié sur un portail palestinien européen, où ce mouvement du dernier mois était présenté comme ayant deux facettes principales. Une le désavoeu des gouvernements palestiniens, tant celui de Ramallah que celui de Gaza, l'autre le désespoir d'une situation pourrie par Israël.

Je recevais par ailleurs un après-midi une patiente qui, née et éduquée en France, est ici depuis trente ans et dirige une entreprise rattachée au secteur de la construction. Elle emploie de façon stable un nombre important d'ouvriers, arabes, qui proviennent comme c'est souvent le cas, d'un même village, proche de Jérusalem.

Ma patiente avait précipitemment annulé son rendez-vous d'il y a trois semaines, du fait d'une situation qui paraissait embrasée. 
Le travail avait été interrompu un jour dans son entreprise, principalement du fait du renforcement de la sécurité rendant les barrages presque infranchissables, et il avait déjà repris le lendemain.

Elle était en proie avec des clients israéliens qui avaient tenté de lui imposer de ne plus employer d'arabes, et à qui elle avait répondu : "ce sont mes équipes. J'ai confiance en eux. C'est à prendre ou à laisser".

Ce jour, je m'enquiers de la situation. Elle est elle-même surprise du décalage presque effarant entre la situation de son travail, dans lequel elle ne décèle plus aucun ralentissement, équipes travaillant au jour le jour, barrages redevenus normaux, et la couverture médiatique de la même situation.

Le peuple a besoin de vivre, de travailler, et il travaille. 
Les gouvernements ont leur agenda et ils continuent à faire marcher leur fonds de commerce, qui pour enflammer les individus, qui pour les contrôler.
Tandis que la presse et les politologues, orientalistes ou historiens, ont aussi leur propre agenda qui est de souhaiter de l'action, eux aussi pour alimenter l'ébullition de leurs marmites.

Et donc quelle est la situation ? Il y a probablement une couche de la société israélo-palestinienne qui souffre du manque d'accords de paix. 

Il y a aussi une incontestable incitation à la violence, assortie à une dévalorisation de la vie et une survalorisation de la mort, dans de nombreux discours musulmans, et celle-ci fait apparemment des adeptes.

Mais il y a aussi un désir et un besoin de vie normale.

Ce soulèvement est peut-être passé-presque passé, ou peut-être ne l'est-il pas, mais dans un cas comme dans l'autre, le comprend-on réellement ? Qui le comprend réellement ? Les assassins ne parlent pas. Tout au plus lancent-ils l'invocation de la grandeur de leur dieu, parfois s'expriment-ils par écrit pour annoncer leur souhait d'être chaïd, c'est à dire leur intention de mourir, si possible en ayant fait quelque dégat, contre quoi ? Cela n'est pas très clair. Contre les barrages ? Contre les infidèles plutôt, ceux qui souilleraient la grandeur du prophète. Apparemment pas contre une quelconque discrimination qui est bien plus le cheval de bataille des égarés de l'extrème gauche qui s'entêtent à voir ici un apartheid. Quelqu'un sait les comprendre ? Il ne manque pas de porte-voix qui n'hésitent pas à imposer leur interprétation, qui du fait d'une ou autre idéologie, qui pour des raisons de manipulation politique, mais je doute qu'ils expriment autre chose que leur propre idéologie. Mais il reste par contre des gens en première ligne, et ce ne sont ni les ministres ni les inspecteurs. Que disent les enseignants ? Qu'entendent-ils sur le terrain ? Qui sait leur rôle et qui les forme et les accompagne pour les aider à éduquer en pareil contexte ? Ils sont en position clé pour tout ce climat actuel, que ce soit dans le 93, à Ramallah, Gaza ou Jėrusalem.

Il y a effectivement surtout un trouble du message. Alors que nous sommes des adultes qui pensent avoir inculqué un message de paix et d'avenir meilleur, est-ce le message qui parvient aujourd'hui aux oreilles de ceux que les profs ont en face d'eux ?

Il faut donner la parole aux éducateurs.  Il faut les responsabiliser. Ils doivent porter le pantalon !

13. Le procès deViviane Amsallem et la question de la parole et du silence.

Film poignant, dont la force est encore accrue par la mise en scène, et surtout par la prise de vue, la plupart du temps en gros plan. 

C'est un film dans lequel ce sont les détails qui sont examinés, et malgré cette volonté de centrage de l'attention sur un sujet, il semble qu'il peut se trouver de parler à partir de ce seul film, de sujets bien différents.

C'est ainsi qu'un éventail de critiques de cinéma contiendra des interpétations diverses. Certains voient dans ce film une critique de tout le système hilkhatique juif, incluant ou non celle du rôle dévolu à la femme dans une société gérée par des hommes. D'autres y voient une critique de l'organisation du système judiciaire en Israël, en particulier autour des lois du mariage, système pouvant être vu comme immobilisé du fait de son allégeance à la halakha et au rabbinat. D'autres encore y verraient une critique culturelle, de la société sefarade. D'autres enfin pourraient être tentés d'y voir l'histoire d'un couple, opposant deux personnalités bien particulières.

Je vais choisir de parler de ce que je n'ai trouvé nulle part, et qui me parait pourtant le point central, probablement du fait de mon expérience de quinze ans d'expertises auprès des tribunaux des affaires familiales.

Le film se déroule donc - uniquement - dans un tribunal rabbinique, la plupart du temps caméra pointée en gros plan soit vers les juges, soit vers les parties.

On m'a suggeré, au moment où on m'a invité et demandé de mener un débat post projection avec l'AEI, de parler du profil psychologique des personnages, et c'est en fait principalement ce que je vais ne pas faire, non tant par esprit de contestation ou par pulsion de provocation, que par souci de ne pas manquer l'essentiel.

Les personnages sont ici à mon avis, parties comme juges, comme le décor du film. 

Ils ne sont ni le décor d'une structure judiciaire misogyne - comme on peut lire dans plusieurs critiques - ni celui d'un monde particulier - société israélienne ou la fraction sefarade de celle-ci - ni encore moins celui d'un ou plusieurs personnages pathologiques, comme cela se trouve fréquemment dans les films .

Je pense que même si le personnage Elisha a un profil psychologique que l'on pourrait examiner en détail, ce n'est pas lui qui est au centre. il est encore une partie du décor. 

Le film, à mon humble avis, tristement, NOUS met en scène, et enfin de compte nous juge, et il ne nous rend pas fiers de nous-mêmes.

Je vais m'expliquer, dire plus clairement dans un premier temps, de quoi je suis en train de parler, pour, en second temps,  proposer une sorte d'autre éclairage.

Comme je le dis en titre, le thème qui me parait ici central est celui de l'articulation de la parole et du silence , ou plutôt du mutisme, de la non-parole, du "non-dit" comme on dit, et c'est ce silence que je vais aborder de deux angles différents.

1. Dans le film, le centre est occupé par les silences du mari, silences éloquents, tant éloquents qu'il dit bien plus par son silence que par sa parole, et en particulier lors de la dernière scène, où il fixe la condition ultime de sa remise du guett, sans prononcer un mot, après avoir buté et s'être tû sur une phrase qu'il aurait dû dire.

Cette phrase est en quelque sorte la clé de toute cette histoire, qui, je le répète, n'est qu'accessoirement la clé de ce film, qui traite du divorce du couple Amsallem, c'est une clé que nous avons tous avec nous, dans notre trousseau personnel.

Cette clé, clé des manifestations d'amour et d'admiration, ou du renoncement/non renoncement à celles-ci, clé de la conquête d'un être aimé, ou de la dure constatation qu'il/elle va nous tourner le dos, est en prise directe sur notre estime de nous-mêmes, ou en termes psychologiques, sur notre narcissisme. Selon qu'elle sera tournée dans un sens ou dans l'autre, nous ressentirons plus ou moins d'estime de nous-mêmes, ou nous nous vexerons plus ou moins facilement.

Je pense que l'on peut dire que, statistiquement la même clé est aussi bien au trousseau des hommes et des femmes, mais avec un profil un peu différent selon les individus.

Je pense que ce film s'applique à montrer combien les deux protagonistes centraux sont blessés. Elle, Viviane, est blessée par un mécanisme, le mécanisme des conventions "façonné halakha", et Elisha est aussi blessé, par un mécanisme un peu différent, interpersonnel, mais qui est ce qui blesse Viviane en contre-coup.

Ce film montre les coups portés à Viviane, mais il est impossible de ne pas voir combien c'est l'humiliation, ou la peur de l'humiliation qui est presque le seul moteur d'Elisha, ainsi d'ailleurs que d'autres hommes présentés (je pense au témoin Simon Aboukassis qui tyrannise sa femme, je pense au frère d'Elisha, je pense au juge Salomon).

Je suis d'accord que le film montre crûment combien le tribunal rabbinique est réticent à faire pression sur les hommes (mais pression est tout de même exercée, et notre Elisha fait quand même quelques jours de prison), je suis d'accord que le personnage d'Elisha tel qu'il est décrit au long du film, est grave, et peut entrer par son comportement dans la catégorie de ce qui s'appelle en français les "pervers narcissiques". Mais c'est un terme de vulgarisation, qui ne correspond à aucun diagnostic officiel, et je choisis de le voir comme un état, et non comme le diagnostic de cet individu.

Ce couple est dans une situation de lutte, dans laquelle la perversion narcissique a comme le rôle principal, mais je cherche plus l'essence du phénomène, que j'appellerais "blessures narcissiques", surtout que je pense que c'est ce que nous montre le film, les blessures à notre estime de nous-mêmes.

Et le dénominateur commun des défenses des hommes et des femmes de ce film, et en fait de l'humanité, est le silence.
La femme est humiliée et se tait, l'homme est humilié, et se défend en humiliant, par le silence presque plus que par ses mots.

Ceci existe dans toutes les combinaisons humaines et principalement dans les couples, même quand ce n'est pas de divorce qu'il est question.

Et il y a les cas bonne ou mauvaise mayonnaise..

Je choisis ici de ne pas élargir au paramètre social, ou sociologique. Il nous amènerait à des chiffres, et d'une certaine manière il nous éloignerait.

Je vise en effet, non tant à partager avec vous des remarques sur l'état de la société, de cette société, qu'à réfléchir sur ce qui pourrait aider à nous prémunir de cet écueil que le film montre si bien. Et ce n'est pas que rien n'existe comme outils développés afin de prémunir. Je pense en particulier à cet accord préalable qui existe en Israël, et que peuvent signer les conjoints encore avant la cérémonie du mariage, accord dans lequel le mari s'engage à ne pas refuser d'accorder le guett. Mais il est connu que cet accord ne résoud le problème que partiellement, soit qu'il humilie le mari et que celui-ci refuse de le signer, soit que même signé, il n'empêche pas le contre-coup des blessures narcissiques.

Je le répète : ce film dépeint un écueil qui peut arriver un peu dans chaque combinaison d'individus, en particulier le couple.

Il nous est impossible de ne pas être blessé dans notre confrontation avec autrui, avec la réalité, pas forcément au quotidien mais au moins de temps à autre. La question est de savoir quels outils sont à notre disposition pour ne pas tomber dans des ornières comparables à celles que ce film met en lumière.

2. Je veux examiner ces questions de blessures narcissiques par le biais de quelques exemples de la fin du sefer Beréchit.

Le viol de Dina, en Beréchit 34 (tout le chapitre), l'épisode Tamar (beréchit 38 - tout le chapitre), l'épisode de la femme de Putifar ( Beréchit 39, 7 à 20) sont des exemples de blessures narcissiques, dans lesquels on retrouve tant la violence (violence du violeur, violence réactive de Shimeon et Lévy, violence de la femme de Poutifar) que le silence (silence de Dinah, silence de Tamar jusqu'au moment où elle ouvre la bouche, silence de Yossef qui est dans son adolescence trop bavard et qui passe au silence, après avoir été jugé et vendu, humilié, presque mis à mort par ses frères).

Je dois à Marc Wygoda un éclairage très enrichissant dans ce domaine. Dans son dvar Torah sur la paracha miqetz, il part de la différence entre deux versions de la même histoire, celle du rêve de Pharaon. Dans la première version, premier verset, le pharaon dit "je me vois me tenir sur le fleuve", dans la seconde il dit "je me vois me tenir sur la rive du fleuve".

La rive d'un fleuve se dit en hébreu "safa", qui est le même mot que celui qui désigne la lévre, ainsi que la langue dans laquelle on parle. Il est interessant de noter que la vexation est souvent visible chez l'individu au niveau des lèvres, soit qu'il les pince, soit qu'elles tremblent.

Marc raconte dans son dvar Torah un célèbre midrach selon lequel Yossef, une fois nommé vice-roi, doit apprendre d'urgence les "70 langues de toutes les nations de la terre" afin d'être accrédité par le sénat de Pharaon. Il essaie, mais échoue, et ne réussit finalement qu'une fois qu'un ange intervient et ajoute une lettre du nom divin - le he'h - à son nom, le faisant devenir Yehossef, ce qui lui permet d'apprendre ces langues (psaume 130). La conclusion du dvar Torah sur ce midrach est que les sénateurs de Pharaon comprennent intuitivement qu'un individu ne peut s'élever au-dessus du commun que s'il possède une valeur à laquelle les autres ne s'élèvent pas.

Yossef symbolisant le juif parmi les nations se doit de parler les langues des nations, dirait-on prosaïquement. Mais peut-être pourrait-on élargir le sujet et dire que l'individu de base ne possède que des rudiments de langage, et qu'il est sujet au mutisme, (le mutisme électif est un diagnostic souvent porté), particulièrement dans les situations où il est blessé.

Yossef, que les aventures avaient contraint au silence, se remet effectivement à parler au moment où il est à nouveau valorisé, et cette parole lui permet de renouer avec ses frères (même si la paracha Vayigash nous suggère d'attribuer la partie principale de cette réunion à l'initiative et à la prise de responsabilité de Yehouda, ce sur quoi je reviendrai plus loin), peut-être comme pour suggérer qu'il ne s'agit pas tant de langues au sens de l'hébreu, de l'arabe, de l'anglais ou de l'égyptien, que de langue qui permet de restituer la communication quand elle s'est trouvée interrompue, quand elle s'est mise à être relayée par le mutisme, par un silence assourdissant.

C'est cette qualité de Yehossef dont l'absence est le plus crûment montrée dans le film. Elisha parait un individu enclin à se vexer en toutes situations, individu blessé (il est orphelin est-il précisé à plusieurs reprises), au point qu'il en est devenu tyrannique, et il n'a aucune capacité de changer de mode interpersonnel, d'apprendre un nouveau langage. Et le manque qui est ici mis en exergue est celui d'individus qui, en place de cet ange du midrach, aient la capacité d'extraire les couples par exemple, ou les adversaires de tous niveaux, des ornières dans lesquelles ils se sont coincés, en compagnie de toute une cohorte de professionnels des tribunaux, le plus souvent pour raisons de blessures narcissiques.

On voudrait beaucoup que la Torah puisse nous protéger contre la rage narcissique, mais le peut-elle ? Elle ne le peut pas plus qu'elle ne peut protéger l'humanité contre des Aman, des Hitler, des Al Bagdadi, des Erdogan ou d'autres. On voudrait beaucoup que les juges sachent remplir ce rôle, surtout quand ils sont affectés aux affaires familiales. Il faudrait malheureusement pour cela qu'ils réalisent que c'est le leur, qu'ils en soient à la hauteur, ce qui est loin d'être le cas en tout cas dans les tribunaux rabbiniques.

Il ne reste qu'à conclure sur une constatation très difficile : l'humanité est aux prises avec l'humanité, et c'est un très vaste programme. 

Dans le midrach cité plus haut, la solution ne vient que par l'aide venue d'en Haut. Dans notre réalité, il nous incombe de réaliser que la solution ne peut venir que de nous. 

Et je ne crois pas que le meilleur chemin soit celui de la dénonciation, du genre "vous voyez ce que c'est cette société, ce système archaïque, ce monde religieux"...ou autres accusations (projections me parait ici un meilleur terme) que j'ai trouvé à profusion dans les différentes critiques que j'ai trouvées de ce film.

C'est en chacun d'entre nous, et donc du ressort de chacun avec lui-même, mais les combinaisons de l'ordre de "Yehouda s'avança vers lui" - comme ces mots sur lesquels s'ouvrent la paracha vayigash - sont les combinaisons gagnantes.



Yossef a reçu sa lettre en plus, et il sait parler, mais le dialogue s'instaure, se restaure du fait de Yehouda...qui a su régler la question de la blessure narcissique à l'intérieur de sa famille, qui a su dire "elle a raison" en surmontant son humiliation, et qui a développé la capacité de s'avancer à la rencontre d'autrui.


14. Notre classe. Ma classe ?


Installé dans une salle confortable d'un des panthéons de la culture israélienne - la cinémathèque de Tel Aviv - , bercé par le ton lénifiant de l'introduction au colloque (de psychanalyse) hautement culturel auquel je suis venu assister, et cependant, encore sous le choc du "spectacle"...de barbarie  auquel j'assistais hier soir, en compagnie de Marianne, dans un autre haut lieu de la culture israélienne, j'ai recours à la "ventilation par l'écriture".

"Notre classe", une pièce de Tadeusz Slobodzianek, auteur polonais contemporain fort inconnu en occident, 200 ème représentation en hébreu, prix 2015 de la meilleure adaptation de pièce étrangère, ne nous avait pas paru devoir être à ce point de la dynamite, et c'est en toute innocence et dans une pure recherche culturelle que nous avons pris deux billets

J'ai pourtant faillir partir à la pause, et cela me correspond tellement peu que je suis finalement resté. Je ne regrette finalement pas.

La pièce est très "bonne", même si en écrivant ce mot, après n'en avoir pas trouvé de meilleur, je reste sur une impression d'obscénité. Avec un sujet pareil, pour pouvoir écrire placidement une critique du niveau théatral de la pièce, mise en scène, jeu, il faudrait une capacité de déni, de coupure et d'abstraction dont je ne dispose pas.

La pièce fait passer le spectateur par abondance de langage grossier, par l'ivrognerie, par le viol, par le crime et, cerise sur le gateau, par l'assassinat bestial collectif (et tristement authentique) des 1600 juifs de Jedwabne par les polonais eux-mêmes, avant même que les nazis n'entrent en scène.....et c'est le mot "bonne" qui serait obscène ?

Au micro, l'intervenant du colloque explique que "creuser dans la neige à mains nues pour enterrer quelqu'un qui s'est écroulé en escaladant l'Everest, et de ce fait, renoncer à atteindre le sommet et mettre en danger ses mains, c'est ce qui s'appelle arriver au plus haut de l'humain" et je repense aux "humains" polonais de la pièce d'hier soir.

"Notre classe" nous met en présence de dix individus - certains juifs polonais, les autres catholiques et autochtones polonais - entre 1925, quand ils sont agés de huit-dix ans, et l'an 2000.

Dix vies, dix destins, dix personnalités, traversant ensemble (partiellement - seuls cinq survivent à la guerre) trois quart d'un siècle scandé par une des plus grandes horreurs vécues et commises par le genre humain (avant les réalisations non encore abouties de l'état islamique).

Rahelkeh, alias Marianna, est celle qui me reste la plus frappante, au sens propre. Et ce n'est pas que Risheck, Zigmund, Zokha, Dora, Avram, Wladeck, Yaakov, le prêtre dont le nom ne m'est pas resté en mémoire, ou Menakhem ne m'aient pas frappé, mais parce que ce sont des personnages moins finement découpés.

Rishek et Zigmund sont ainsi deux variations sur le thème de la bestialité polonaise dans ses aspects les plus crus. Ce sont ceux qui infligent au spectateur les premiers coups que lui assènent la pièce. Ils incarnent l'horreur, la brutalité, la bestialité dans leur version polonaise, qui est peut-être parmi les plus accomplies de l'humanité. Ils sont qui nationaliste, qui opportuniste, l'humanité à son état le plus brut, le pire. Ceux que l'éducation, la religion ne parviennent pas même à polir un tant soit peu. Je n'ai aucun doute que ma famille polonaise, de Pulawy, de Varsovie d'avant-guerre ou d'Auschwitz en 1943-44 ont connu de tels individus. Mon grand-père disait régulièrement qu'il ne souhaite pas de mal aux polonais, mais si un feu venait à prendre à un bout et à ravager la Pologne entière, lui n'appellerait pas les pompiers. 

Je me souviens avoir assisté en 1988 à Jérusalem, à un autre congrès de psychanalyse auquel se posait la question de savoir si la barbarie nazie ou la barbarie polonaise étaient des catégories particulières ou des catégories génériques du genre humain. Je reviendrai sur cela.

Yaakov, Avram, Menakhem, Dora représentent aussi chacun une facette différente de qu'il est advenu du judaïsme de Pologne, un émigré aux USA encore avant 1935, un qui est passé par Israël après avoir réussi à ne pas être exterminé, deux exterminés, un dans le cadre de la cruauté individuelle, une dans celui de l'extermination de masse, et Mariana aussi est représentante d'une catégorie, mais c'est une catégorie moins largement partagée, ou peut-être qui, juste, m'est moins familière.

Mariana, juive, échappe au meurtre, sauvée par celui, non-juif, de ses camarades de classe chez qui se trouvait la plus grande quantité de coeur, d'affect, de commisération. Il l'épouse après lui avoir imposé la conversion au catholicisme, et elle joue le jeu, jusqu'au bout. Elle sait que la conversion ne fait d'elle une catholique, ni aux yeux des goyïms ni aux siens propres, mais quand on lui demande en tant que qui elle souhaite être enterrée, elle répond Mariana sans hésitation, au lieu de répondre Rahelkeh, son nom de naissance.
Elle s'est demandée un temps de quel droit elle était restée en vie, puis a choisi d'arrêter de se poser la question, a choisi de "les laisser partir", "losem gein". Elle vit de télévision, et aime par dessus tout voir les reportages sur la vie des animaux. Elle a, outre avoir renoncé tant à sa religion qu'à son identité juive, comme quitté le monde des humains.

Elle a survécu, a entériné la difficile constatation que la mort n'avait pas voulu d'elle, et s'est comme dissociée des questions qu'elle se posait, des tortures que cela lui infligeait. 

Quand Zokha, émigrée aux USA et en visite au pays en l'an 2000 approximativement, lui propose de sortir faire un tour avec elle, elle refuse avec véhémence. Elle ne cherche pas tant à se fondre dans le monde polonais, qu'à ne plus se montrer parmi les humains.

Mariana, est-ce ce que devient l'individu traumatisé quand il ne peut faire le choix ni de la responsabilité ni de la scribothérapie ? Le traumatisme l'a frappé, l'a sorti de lui-même, l'a comme anéanti, dissocié, neutralisé. Soit il devient cynique, soit il devient éthique, soit il devient Mariana, ou pire encore, comme était encore dans les années 80 une bonne partie des pensionnaires des hôpitaux psychiatriques israéliens, survivants "écorchés" de la shoah.

Elle est le personnage qui parait le plus représenter l'auteur, que je soupçonne donc d'être peut-être lui-même un juif devenu polonais (on aurait du mal à déceler du judaïsme dans ce nom tellement polonais) par la violence du flux. 

Un auteur qui a écrit une pièce elle-même d'une extraordinaire violence, bouleversante de façon gigantesque. Une pièce que je ne recommande en fin de compte à aucun "seconde génération" qui n'a aucun besoin de se faire servir "encore une portion" de quelque chose qu'il a reçu comme alimentation quotidienne toute sa vie.

Une pièce qui repose de façon violente ces sempiternelles questions de l'antisémitisme ou de la barbarie humaine. 

Une pièce qui ne manque pas de me renvoyer à ma propre classe. La configuration globale en était bien différente de celle de la pièce. Dans ma classe de l'école primaire, j'étais le seul juif, et ainsi en a-t-il plus ou moins été jusqu'à la fin de la scolarité. Il n'y avait pas à l'époque d'autres juifs que nous à Wissous. Il y avait en revanche au lycée d'Antony beaucoup de juifs mais la règle d'alors y était celle du chacun pour soi, celle du judaïsme à la maison, et pas à l'école laïque. La contrepartie était l'absolue non considération. Ni antisémitisme, ni reconnaissance. Personne n'entendait aucun mot contre les juifs, et personne n'acceptait de façon naturelle l'absentéisme pour raisons religieuses. On l'obtenait mais il fallait argumenter.

C'était l'époque d'une sorte d'âge d'or du judaïsme français. La shoah et les attitudes à la Jedwabne avait mené l'antisémitisme à l'état de total tabou.

Les choses ont bien changé quarante cinq ans plus tard et surtout depuis que l'on entendit à nouveau "mort aux juifs" place de la république et en d'autres lieux en France. 

Les français sont-ils potentiellement équivalents aux polonais ? Peuvent-ils atteindre le même degré de cruauté et d'inhumanité ? C'est une question qu'il est finalement impératif de se poser, c'est une question qu'il est impossible de ne pas se poser. Tout humain peut-il ainsi tuer au nom de la différence, au nom d'une croyance présumée coupable ? Tout individu peut-il en arriver au racisme ?

Ce congrès de Jérusalem en 1988 franchissait d'un coup le pas, posait ouvertement la question, et je dois bien avouer que j'éprouvai une réelle gêne à entendre cette question posée à l'universalité de l'humain...par un psychanalyste polonais ! Je dois à la vérité de dire que je ressentis, avec soulagement, que les israéliens qui etaient à mes côtés éprouvaient la même gêne que moi. Répondre à la question de l'antisémitisme en le catégoriant comme une simple sous-catégorie de la barbarie humaine, finalement infinie dans ses variantes, et à laquelle tout humain, tout collectif humain pourrait se trouver amené, ou ramené, sonnait et sonne encore pour moi comme une obscénité.

On pourrait aujourd'hui être tentés d'accepter l'axiome de l'universalité en en voulant pour preuve le génocide arménien, celui des tutsis, ou encore les exactions commises au nom de cet état islamique, trois exemples de barbarie qui se développent très bien toutes seules, sans aucun besoin de trouver des juifs pour pleinement se réaliser.

Je me rends compte que je n'ai en fin de compte aucune renonciation à exiger de moi-même pour concéder une partie des droits d'exclusivité sur les effets de la barbarie. 

J'ai par compte une opposition catégorique à partager ces effets avec ceux qui seraient supposés devoir aux israéliens - et donc indirectement à moi-même - un pareil sort.

Nous avons lu ce dernier shabbat la paracha Michpatim, qui elle-même suit la paracha Yitro, dans laquelle est raconté le don de la Torah, dans laquelle se trouvent les dix commandements.

Dans la pièce "Notre classe", au moment de sa conversion au catholicisme, Mariana est soumise à un examen pour lequel elle doit apprendre les fondements du christianisme. L'examinateur - qui n'est autre que Zigmund, un des deux personnages les plus bestiaux, celui qui vient de commettre des crimes qui feraient rougir la barbarie elle-même - lui demande :"quel est le cinquième commandement?". Mariana, qui est encore Rahelkeh, et qui doit avoir ses propres états d'âme vis à vis de son ascendance en ce moment tragique, répond : " tu respecteras ton père et ta mère", et son examinateur-tortionnaire l'interrompt triomphant "tu ne tueras point", lui dont les mains sont encore rouges de sang, lui le meurtrier par excellence, est aussi l'examinateur-bourreau de la foi de sa victime, lui qui ne voit aucune contradiction à réciter le "tu ne tueras point" le même jour où il vient de tuer.

Le juif n'est en fait pas soumis aux dix commandements comme croyance, il est soumis aux mitzvot, c'est à dire qu'il doit, selon les cas "faire"ou "ne pas faire" et non uniquement adhérer, et surtout, le juif est soumis aux autres 603 commandements, et parmi lesquels les lois relatives à l'esclave et à l'étranger, lois qui figurent entre autres dans la paracha Michpatim, ou ailleurs dans la Torah, comme les lois sur une honnêteté de poids et de mesures pour le commerce.

Le juif a obligation de se souvenir dans sa relation à l'autre, à l'étranger, fût-il esclave, qu'il a lui-même été esclave même si c'était il y a 3500 ans.

Nous avons tristement en mémoire quelques tragiques épisodes de la guerre de presque cent ans maintenant qui nous oppose aux palestiniens, tels Dir Yassine ou le meurtre de Mahmoud Abou Khder il y a un an et demi, mais nous avons le devoir de conserver les mesures, et : 
- de se rappeler qu'aucune voix officielle juive ou israélienne n'est venue sanctifier ni glorifier, ni même approuver ces actes, 
- de se rappeler que les assassins d'Abou Khder n'ont pas seulement été désavoués par la grande majorité du peuple israélien, ils ont été aussi jugés par la justice israélienne, et condamnés.
- de se rappeler que les palestiniens n'hésitent nullement à utiliser le vocabulaire de la shoah, d'une part pour décrire des faits commis à leur égard qui sont sans commune mesure avec la shoah, et d'autre part en n'hésitant pas moins à s'associer aux concerts négationnistes de la même shoah, avec à leur tête leur prétendu président. Et je ne mentionne pas ici les massacres qu'ils ont commis.
- de se rappeler que le monde sait très bien tout seul trouver la voie de l'antisémitisme, en particulier par le biais de l'antisionisme, et que tout israélien ou juif qui choisit de donner de l'eau au moulin de cette démarche agit probablement en ennemi d'Israël lui-même.

Leibovitz se positionnait radicalement ( et rageusement. C'était Leibovitz) contre l'occupation des territoires, contre le maintien d'une présence militaire parmi les palestiniens, et la raison principale était sa crainte que le rôle de soldat d'occupation ne pourrisse l'israélien. Il craignait par dessus tout que l'armée israélienne puisse tristement ressembler à une armée nazie. 

Je suis convaincu que sa crainte n'était quand même pas fondée. J'ai appris chez Manitou que les juifs étaient au Sinaï, qu'ils ont tous entendu le don de la Torah, et ont tous répondu "nous ferons et nous entendrons". Et les israéliens sont des juifs, et la distance est énorme entre eux et la barbarie nazie, polonaise ou islamiste, ou même entre eux et les débordements verbaux français. 

La vigilance demeure de rigueur, et l'enseignement qui doit en découler, et l'exigence de moralité à tous les niveaux de fonctionnement du pays, mais les isréliens ou les juifs qui sont animés de cette crainte au point d'être parfois les premiers à accuser l'armée ou l'état d'Israël de ce qu'ils ne sont pas feraient bien de se soucier des oreilles qui vont entendre leur voix, et de l'écho antisémite que certains s'empresseront de donner à ce qu'ils ne croient qu'être une critique légitime voire constructive.

Nous avons en particulier le devoir non uniquement de mémoire, mais d'enseignement et d'éducation. Devoir de transmettre à nos enfants le plus haut niveau éthique, au moins tel que celui dont la Torah donne les bases et les détails, afin qu'aucun ressortissant juif ne puisse tomber jusqu'à atteindre le sous-niveau d'humanité que cette pièce, ou notre actualité, savent nous montrer, mais les israéliens connaissent ce devoir et s'en acquittent, y compris en circoncrivant et en condamnant les quelques individus qui parfois, tel personnage biblique, prend du butin, ou choisit de passer dans un camp qui n'est pas le sien.

15. Birdman. Quand un cinéaste partage le travail du psychanalyste avec le public.



Le texte en français - une fois n'est pas coutume - suit le texte en hébreu


לא כל סרט מזכיר את הגדרת הקולנוע כ״האומנות השביעית״. לא אחת, אתה מוצא שבזבזת שעה יקרה או ערב שלם על צפייה במוצר חד מימדי, מעוגן חזק בקרקע ובגובה דשא.
זה אינו מאפיין את יצירתו ה(לפני) אחרונה של אלחנדרו גונזלס אינריטו, הבמאי המכסיקני שכבר התפרסם על סרטיו המורכבים והעשירים.

אתה צופה ב״בירדמן״ ואתה מיד מרגיש איך מוצג לעיניך הרבה יותר מסתם סרט. אמנם, הסרט קשה לצפייה הודות לטכניקת ה״ואן שוט״ באמצעותה הוא צולם, טכניקה שלמעשה מכניסה את הצופה לתוך השאלה המרכזית של סרט זה : ההבדל המהותי הנגרם לחיינו בין כאשר יש בהם רציפות לבין כאשר קטיעות מאפיינות אותם.

אך אין הצופה מגיע בנקל להגדרה זו, והרבה זמן לפני הוא נשאר עם השאלה :״מה זה?״ שאלה שכותרת המשנה של הסרט מזמינה עוד לפני תחילת ההקרנה. מה היא ״התכונה הבלתי צפויה של אי הדעת״ עליה מדובר ?


ואז זה ממשיך. מהנוף הימי המשונה שמוקרן על ההתחלה, ועד הסצנות הראשונות של הסרט עצמו בהן גיבור הסרט קודם יושב בתנוחת לוטוס מטר מהקרקע ללא משענת או כסא, בהמשך מעיף בעוצמה חפצים בחדר באמצעות כוח מחשבתו או רצונו בלבד. בנוסף לזה, הוא שונא ריח של פרחים ובמיוחד הוא מתעצבן על כל דבר וכל הזמן. והמצלמה הזאת שלא נחה לרגע ומובילה אותנו בלי הפסקה לאורך כל מיני מסדרונות חשוכים.

הרבה צופים לא התלהבו, אם לא ממש שנאו את מרכיבי ה״תרגיל״ החושי הזה, המורכב יותר מדי הפתעות, צעקות, אלימות, ותערובת של רצף ואי רצף.

כאן טמון הסימן הראשון שלא מדובר בסתם סרט אלא ביצירת אומנות של ממש. יצירת אומנות, יש בה משהו שיותר מ"פוגש אותך". משהו מתנגש בך ולפעמים פוגע, או אף כאילו פוצע אותך. משהו ששייך להתרוממות, לזקפה האקזיסטנציאלית שיוצאת הימנה. אתה יודע שמשהו פוגש אותך, ובדרך כלל אינך מסוגל להגיד מה. ולפעמים הדבר מחולל התרחקות, ניכור, או זלזול. כפי שהרבה מצאו בתמונותיו של יאיר קליין מקור לעצבים ולזלזול : ״מה ? צבע כחול נשפך ישירות מהקופסה על הבד זו תמונה ? ״. כפי שקרה לפילוסופיה של עמנואל לוינס, לא כולם יכולים ״לחתום״.

גם אינריטו, גם לווינס זכו להכרה ולפרסים בין לאומיים רבים, אבל לא ברור אם כולם מצליחים להבין על מה הפרסים. עמנואל לווינס למשל כותב פילוסופיה דרשנית ביותר, בה הוא תובע את ה״אחריות הבלתי מוגבלת לזולת, לאדם האחר״. מי בכלל על כדור הארץ מסוגל להתכוון או עוד יותר להתחייב לכזו אחריות ?

יוצא שגם לגבי אינריטו, גם לגבי לווינס סקטור מקצועי אחד לא יכול להישאר אדיש והוא סקטור התרפיסטים, סקטור הפסיכואנליטיקאים.

אלה יודעים שהם חתמו על האחריות הזאת. אם לא לאדם עצמו, לפחות למפגש איתו.

והאנליטיקאי רואה את הסרט "בירדמן" ומזהה את עבודתו. הוא למעשה מגיע להבין שיש דמיון בין איך הוא יוצא מהסרט לבין איך הוא יוצא משעות טיפול מסוימות.

הוא אז רואה שלהצפה שהוא חווה בסרט יש מאפיינים שמתארים את עבודתו.

אולי בדיוק כך נראית לפעמים שעת טיפול. עמוסה בפרטים שאי אפשר לזכור את כולם, ובמיוחד מטלטלת. 

ושיטת הסרטת סרט זה היא הדבר המרכזי. כי מול ההצפה הזאת של החיים שואף האדם להתמודד, להיאחז באיזה עוגן, והוא בדרך כלל בוחר בעוגן הרציפות.

וכך גם אנחנו המטפלים, כאשר אנחנו מחפשים לעזור למטופל ליצור את הנרטיב של עצמם, כאשר אנחנו מחפשים לעזור למטופל לבנות ״his story״.

אנחנו אז למעשה ״נופלים" לתוך הספליט, ומתעלמים מהחלק השני של נפש האדם שמונע מהפסקות, קטיעות, מתעלמים מה״סזורה״.

שהרי, שעת הטיפול, כמיקרוקוסמוס של החיים, כוללת גם יחד רציפות והפסקות,  סדר ובלגן, סיפור מסודר ואסוציאציות חופשיות, ויש גם לא אחת "פסטיבל חושים".

פרויד, בניסוחו את ה"חוק הבסיסי של הפסיכואנליזה", שואף לתת מקום גם לחלק הלא מסודר.

נדמה שזה מה שמראה לנו אינריטו, בלבול של החיים, כפי שהמטפל מקבל אותו בשעת הטיפול. 

ונדמה שלזה מכוונת האמירה הזאת על "גדולתו הבלתי צפויה של הלא נודע" : שמטרת הטיפול צריכה לא לחפש להציב רצף מהבלגן, ובשביל זה "להבין" ואז "לדעת" ולשלוט בלא ידוע, ב"לא רציף", אלא שמטרת הטיפול שואפת לכוון ל"פתיחת" deployment) המטופל, ל"אחרת מהיות או אל מעבר למהות" כדברי לווינס.



Le cinéma n'est pas toujours le septième art. On se trouve parfois en train de s'être déplacé et d'avoir consacré une soirée entière à ce qui n'est qu'un navet. Il y a des cinéastes qui ont comme les pieds rivés au sol et qui deviennent connus pour des films qui sont désespéramment plats et unidimensionnels, et ceci n'est pas le cas d'Alejandro Gonzàles Iñarritu.

« Birdman » parait dès le premier visionnage "plus qu'un film". On le vit assez difficilement (du fait de la technique oneshot utilisée : la caméra suit les personnages sans arrêt dans les méandres de couloirs sombres au point de presque donner le vertige) et on en sort avec la nette impression qu'on n'a saisi qu'une ou deux bribes de tout ce que contient le film.

Impression qui nous atteint dès le titre. De quoi est-il question ? de quel Birdman prétendûment célèbre nous parle-t-on ? Quelle est cette "vertu insoupçonnée de l'ignorance" plantée en sous-titre sans plus d'explication ?

Et dès que le film commence se succèdent sans transition (one shot oblige!) une surprise après l'autre.

Riggan Thomson lévite ! Et propulse les objets à travers la pièce du seul fait d'une énergie qu'il propage sans l'aide de bras ni de jambes. Et il hait les parfums des fleurs. 

Et il est comme en rage de tout et de rien.

Beaucoup n'ont pas supporté ce défilé de scènes en apparent total désordre, ponctué de gueulantes, de coups, et d'envolées successives d'espoir et de désespoir, jusqu'à la scène finale dans laquelle  Riggan Thomson s'envole finalement dans les airs, redevenu ce Birdman qui l'obsède et dont il ne parvient donc pas à se débarrasser.

Un peu à l'instar de l'exigence morale de Lévinas à laquelle personne au monde n'a la force de souscrire, peu de gens supportent Birdman, encore moins aiment. Lévinas et Iñarritu sont néanmoins récompensés, qui par l'université, qui par des oscars. Un peu comme Yves Klein dont même si personne parmi le public ne comprend vraiment ce qu'il y a d'extraordinaire dans un tableau monochrome, tous sont quand même atteints de la conviction qu'ils viennent de voir de l'art.

Cette excroissance, cette turgescence, cette érection, cette transcendance qui permet à certains rares individus de créer et de poser une oeuvre qui semble l'espace d'un instant occuper tout l'espace vital. 

L'individu nous heurte, son visage, sa présence nous apparaissent soudain. L'art nous envahit, nous fait soudain comme voler à moins qu'il ne nous submerge. On sait qu'on a assisté à quelque chose, et en général, on ne sait pas dire à quoi. 

Certains rejettent. "Un pot de peinture bleue renversé sur de la toile, vous appelez ça un tableau ? « Un film dont on sort comme après un marathon, couru en plus dans le noir, vous appelez ça un film ? ».

La vérité est qu'il ne s'agit ni d'un tableau ni d'un film. Il s'agit d'un vécu qui sort de l'ordinaire, qui déplace, qui peut transcender si on en a la disponibilité ou l'envie.

Comme pour Lévinas, comme pour Iñarritu, une catégorie de l'humain ne peut ne pas être interpellée.

Qui se reconnait dans le rôle de responsabilité illimitée imparti par Lévinas à l'humain sinon le thérapeute, l'analyste, celui (celle) qui sait que la séance, et à travers elle le patient qui la déroule en sa compagnie est sous sa responsabilité ?

Qui à part le même thérapeute se reconnait dans ce que fait Iñarritu défiler devant tous les sens réunis ?

Le thérapeute reçoit un patient et sait qu'il ne pourra que faire un tri, qu'il oubliera ou manquera beaucoup plus que ce qu'il attrapera. Il sait qu'une séance contient bien plus qu'un jet de paroles organisées en narratif rectiligne.

Ainsi est notre vie. D'une part, elle coule, à l'image d'un fleuve qui n'interrompt jamais son cours, d'autre part elle est sans cesse entrecoupée de stimuli, de pensées fugitives, de rencontres, de mouvements parasites du vécu.

Birdman pourrait vouloir représenter un rêve. Et Iñarritu ne serait pas le premier réalisateur à tenter de mettre le rêve à l'écran, après Kurozawa par exemple. 

Mais même dans le souvenir de nos rêves, comme dans notre vie, nous donnons automatiquement l'absolue priorité au continu et laissons de côté délibérément les césures (W. Bion), les coupures, les interruptions.

C'est aussi un des rôles que reçoit, que se donne le thérapeute, d'aider le patient à mettre de l'ordre, à donner un sens, à élaborer son propre narratif, à tisser " his story".

Mais ce que montre Birdman, ce qui me parait être l'intention d'Iñarritu aux sources de ce grand film, est ce que vit, ce que reçoit le thérapeute, parfois heure après heure : l'impact d'un flot qui est tout à la fois, continu et discontinu, fluide et violent, froid et chaud, parfumé et malodoriférant, procurant parfois simultanément plaisir et répulsion, bien être et mal être, et confusion.

Freud dans son génie créatif et révolutionnaire a ainsi édicté la règle fondamentale de la psychanalyse : dire, sans censure, tout ce qui passe par la tête, et donner ainsi l'occasion au psychisme de donner un temps de repos à ce perpétuel combat entre ordre et désordre.

Iñarritu montre que le vécu humain est superposition du continu et de l'interrompu, du désir et du besoin. Dans ce combat, nous tentons encore et encore d'arraisonner le discontinu, d'anéantir l'imprévu, de surmonter les obstacles. Et c'est dans le flot non censuré des associations libres que peuvent évoluer librement et côte à côte ces catégories de l'humain que nous jugeons antinomiques et que nous maintenons donc à bonne distance l'une de l'autre.

Tant que nous avons le contrôle. Mais peut-être le film vise-t-il à montrer l'individu comme hors contrôle, et, en prime, montrer les « vertus insoupçonnables » de ce qui se produit en pareil cas ?

Les critiques font remonter ce sous-titre au rôle important dévolu dans la film au personnage de la critique de spectacles. Thomson s'oppose à elle, elle lui annonce qu'elle va "descendre" sa pièce, parce qu'elle ne supporte pas qu'un acteur de cinéma - donc qui ignore tout du théâtre - ait ainsi la prétention de monter une pièce à Broadway. 

Même si les critiques occupent une place centrale dans le monde du spectacle (Anouilh avait intégré un personnage de critique torve, méprisant, dans plusieurs pièces, une façon de lui "tailler un habit pour l'hiver", Cyrano de Bergerac parait non moins obsédé par la critique), et ainsi, même s'il n'était pas étonnant qu'Iñarritu aussi ait succombé à la même angoisse, je préfère chercher une cause plus noble à l'apposition de ce sous-titre.

Il s'agit ainsi à mon sens non tant de ce que Thomson, acteur devenu producteur, ignore, que des vertus de l'ignorance pour tout être humain.

Et ne serait-ce pas un des programmes de la cure psychanalytique - surtout dans le monde américain - que d'amener le patient à découvrir non tant ce qu’il a refoulé comme conflictuel, mais ce qui sommeillait en lui, et n’avait jamais été « déployé » ? C'est une des vertus de la cure que de lui permettre de découvrir cela par d'autres biais que l'apprentissage ou le savoir, et cela passe nécessairement par un affranchissement du thérapeute de sa propre quête du « tout comprendre et tout savoir».


Cela fait écho au « autrement qu’être » de Lévinas, défini par lui comme se situant « au-delà de l’essence ».



16. Associations autour de la forêt, du passé, de la Pologne et de Kippour.




"En mémoire de la forêt" de Charles T. Powers  est un excellent livre. Comme l'envers du miroir d'un livre d'Appelfeld, "Pologne, verte terre" par exemple.

Si dans ce dernier, Aharon Appelfeld met en scène un adulte israélien juif qui est comme aimanté par la Pologne où il n'a jamais vécu mais d'où sont partis ses parents, aimanté par les polonais non-juifs, les personnages d' "En mémoire de la forêt" sont ces mêmes polonais, et les uns comme les autres se mesurent depuis chacun sa lorgnette au même sujet : "où ont tellement disparu les juifs de l'histoire de la Pologne- au point qu'il semble ne subsister d'eux - dans bon nombre d'endroits - presque aucun souvenir, aucune trace?", et en corollaire de cette question : "quel lien rattach/ait les juifs à la Pologne/aux polonais?" Et à l'inverse. 

Ce sont des questions tragiques. Tragiques par leur fin : les juifs de Pologne ont connu l'éradication, même - et parfois surtout quand ils ont survécu à la shoa ( voir pogrom de Kielce survenu juste au lendemain de la deuxième guerre mondiale, perpetré à l'encontre de juifs qui avaient tenté le retour en Pologne). Les forêts polonaises ont été souvent le lieu de ces massacres, qui les ont souillées à long terme. 

Les juifs pourraient bien ne jamais avoir été considérés par les polonais/non juifs comme des polonais.

Dans "en mémoire de la forêt", l'auteur illustre ceci de la métaphore de l'arbre du coin du jardin, que l'on veut abattre des années durant, et que l'on découvre détruit au détour de l'incendie qui a ravagé la grange. L'incendie est négatif, mais, au passage, il a enlevé l'arbre. Ainsi les polonais et les juifs, ou ainsi que Claude Lanzman le trouvait et le faisait entendre dans la bouche d'un des polonais interviewés dans Shoah : "la guerre a été terrible pour la Pologne, mais elle nous a débarrassé des juifs."

Les juifs, pour les non juifs, sont mieux dans la forêt. Morts ou vivants. Dans la bourgade, leur prėsence pèse.

Dans ce livre est posée cette question fondamentale : " pourquoi dit-on "les habitants" en parlant des polonais qui habitent une ville, et " les juifs", en parlant des habitants juifs de la même ville alors que les juifs ont habité l'endroit depuis des siècles, alors qu'en plus, il est clair que leur présence a été bénéfique pour l'économie ou même le développement local?

C'est une question fondamentale de l'antisémitisme, et ce livre ainsi que ceux d'Appelfeld sont pétris de cette question. Pourquoi l'antisémitisme? Pourquoi cette haine récurrente ? Pourquoi des ouvrages comme le "protocole des sages de Sion" ? Pourquoi des mythes comme le meurtre rituel ?

C'est une question que probablement énormément de juifs se posent, c'est une question qui se rattache à Yom Kippour, en tout cas pour ma subjectivité "quel sorte de juif suis-je ?" "comment mon état de juif est-il perçu par ceux qui m'entourent ?", mais, je me sens quant à moi tout autant interpelé par une autre question qui serait comme tissée à travers la précédente : "comment gèrons-nous, juifs comme non-juifs, cette particularité de l'humain, qui est d'être tellement réactifs à l'autre? À celui que nous cotoyons comme parent, enfant, frère ou soeur, mais aussi comme voisin, comme différent, comme ami, comme ennemi?". Comment gérons-nous tous ces liens au long d'une existence ?

Certains ainsi avancent, se construisent au fil des évènements de leur vie, laissent derrière eux les liens passagers, ceux de l'enfance, ceux de l'école, créent de nouvelles  relations, et paraissent vivre comme si ces liens du passé ne comptaient plus, s'étaient effacés. Ceux-là vivent leur vie comme dans une forêt. On doit y trouver son chemin, on doit avant tout faire le maximum pour survivre. ceux-là comptent sur la forêt pour effacer les traces des massacres qu'elle a connus

Certains autres fonctionnent autrement, conservent en eux les liens, les amours, les rancunes, et sont animés comme les héros d' "en mémoire de la forêt" ou de "Pologne, verte terre", du feu de conserver ou trouver les liens du passé, qu'il s'agisse d'amour, qu'il s'agisse de conscience (la Conscience. Celle de Victor Hugo), qu'il s'agisse de vengeance. .

Pour ces derniers la vie est peut-être plus pesante, plus dense et ainsi, plus lourde à traîner, quand les premiers paraissent mieux réussir à alléger leurs épaules de poids superflus.

Et si les premiers n'existaient pas ? 

Et si être humain se caractérisait, non uniquement par la capacitė à tisser des relations interpersonnelles, mais aussi par l'incapacité de s'en abstraire ?

Et si ce sujet n'était pas au centre (ou proche du centre) de ce Yom Kippour, où chacun fait son examen de conscience, et au sujet duquel il est écrit que ne sont pardonnées par l'Autorité d'en haut que les fautes qui ont d'abord été pardonnées par l'autorité d'en bas, c'est à dire dans l'interpersonnel?

J'ai l'impression d'être habité en permanence de la quête de mon passé. Je suis constamment suivi par la question de savoir où sont maintenant ceux que je ne vois plus, ceux de qui je n'entends plus parler, ceux qui affectent de ne pas s'interesser à moi - même quand je leur manifeste mon interêt à leur égard, ou tout simplement ceux qu'il est impossible de retrouver, même alors que nous disposons des moyens les plus perfectionnés, même alors qu'internet sera bientôt accessible depuis le plus profond endroit du globe.

J'ai le sentiment que Yom Kippour est entre autres dédié à aider l'individu à gérer cette question dont les obsessions et Altzheimer sont les deux extrèmes, dont le sexuel - et ses limitations - est une facette, dont le lien aux lieux de vie du passé est parfois comme le centre.

La lecture, l'après-midi de Kippour du livre de Jonas, semble traîter incidemment de cela. Il est question dans cette histoire principalement de techouva, de prophétie, de relations entre le Créateur et les crėatures, en articulation avec la techouva, mais il est aussi énormément question d'interpersonnel, de relations humaines, de lieux de vie et de lieux de visite, et même de possibilité d'antisémitisme ( dialogues Jonas-les marins ).

Avancer dans la vie est très connexe aux thèmes de la digestion, de la rumination, de la nostalgie, de la mémoire et de l'oubli, et ainsi la techouva est très rattachėe à cela.

Faut-il oublier pour avancer ? Faut-il se dépasser, voire s'auto-modifier pour avancer ? Faut-il se souvenir, marquer le souvenir ou faut-il métaboliser le passé comme notre organisme le fait avec les aliments ? 

Et quand bien même faut-il ceci ou cela, au nom de la halakha, au nom de la santė mentale, au nom de la volonté de progresser, quelles sont les limites de ce qui est rėellement possible ou impossible?

Les deux livres dont je parle ici sont l'illustration de cette impossibilité, sont comme un message adressé à ceux qui tentent d'enfouir le passé, comme ces polonais qui ont utilisé comme pierres de soubassement les pierres tombales des cimetières juifs qu'ils avaient détruits, et qui voient soudain émerger ces énormes témoignages de ce qu'ils ont tenté de se débarrasser. Allez détruire des pierres !

Et donc, ne pas rester prisonniers de ce système binaire : mémoire ou oubli. Apparemment, on n'efface pas. Freud disait que l'acte automatique n'est pas l'oubli mais au contraire le souvenir. Le cerveau conserve tout, même quand l'individu s'acharne à oublier ou à effacer. Dans "en mémoire de la forêt", le grand-père du narrateur, en parallèle - et en réaction - de ceux qui sont effrayés par le spectre du retour des juifs, érige dans la forêt un monument en leur mėmoire, en mémoire des atrocités commises. Peut- être en tant qu'ancien partisan, ayant été contraint un temps de vivre caché, dans la forêt, comprend-il mieux le peuple juif ?

Il faut donc apparemment mieux travailler à métaboliser. Et peut-être Kippour est-il un jour de jeûne précisément pour nous montrer qu'il n'est pas de digestion qu'alimentaire. 

On souhaite en hébreu avant Kippour non "jeûne facile", mais "jeûne efficace" (צום מועיל). Efficace pour la gestion du passé, et entre autres dans sa dimension interpersonnelle.


17. L'hermine (et l'ange)


Le décor est celui d'un tribunal où se juge un drame qu'aurait pu écrire Simenon, et ce décor est très bien filmé, en finesse et en intelligence.


Ce n'est pourtant ni du procès, ni de l'affaire et du drame qu'elle comporte, ni non plus des malheureux autour desquels le drame se joue que traite le film.



Le sujet central de ce film est bien ce que dissimule le slendide vêtement ( l'hermine portée par le président de cette cour d'assises du Pas de Calais, et dont le film est éponyme) du président brillamment incarné par Fabrice Luchini.



Ce film traite ainsi non de l'affaire, non des protagonistes, non du président, mais de la façon dont son monde intérieur interfère avec la réalité.



Dans la réalité, il est un juge réputé sévère, un juge impopulaire parce que désagréable et inaccessible au dialogue. Ce premier jour du procès il est aussi grippé, et sa vie de famille est en crise : il habite depuis quelque temps à l'hotel, ayant quitté son domicile pour cause de rupture matrimoniale.

Et voilà que le film dévoile petit à petit par quoi ce personnage revêche et peau de vache va être amené à se montrer humain, pour le principal bénéfice de l'accusé, et en dépit de tout ce qui parait s'annoncer d'entrée de jeu.

Le spectateur sent bien (et c'est grâce en particulier au formidable jeu de Luchini) que le juge a été touché, qu'il est maintenant triplement travaillé, par le procès, par sa grippe, mais aussi par une des jurés.

Le film va dévoiler petit à petit ce qui constitue les coulisses de la relation de cet homme et de cette femme, relation qui restera platonique jusqu'au bout, mais le film parait vouloir montrer surtout la dynamique qui opère ici.

Cette dynamique est celle du changement de direction imprimé à l'histoire du fait de l'apparition d'un personnage. 

Nul doute que le procès aurait tourné autrement sans cette apparition, qui anime en ce juge une autre facette de lui-même.

Cette femme est finalement touchée par le discours qu'il lui tient mais elle n'est au départ nullement consciente de son rôle. Le film nous révèle qu'elle et le juge ont eu une précédente rencontre mais il ne semble pas qu'elle en soit restée marquée. Au début, lui la reconnait, elle, non. Lui est amoureux d'elle, elle non.

Cette femme me parait répondre à la définition de ce que nous appelons communément un ange.

Elle est incontestablement un être humain, mais pour ce juge et pour le contexte elle est un ange. Elle est l'apparition qui va activer en lui des parties qui en son absence seraient demeurées inactives.

Je ne suis par ailleurs pas éloigné de penser que c'est quand même lui qui est moteur de la mise en motion de ces parties : nous rencontrons un ange quand nous avons besoin, quand la situation a besoin de son intervention.

L'accusé a ici énormément besoin d'un ange. Il s'est lui-même collé en situation désespérée et n'a pas les moyens de s'en extraire, et au sens plus immédiat, l'ange va apparaître au juge d'une part parce qu'il est la clé du changement de la situation, et d'autre part parce qu'il est en situation vulnérable : il est propice à l'apparition d'un ange, il a aussi besoin de cette planche de salut.

Pour le juge, l'ange prend la forme d'une femme dont il est secrètement et - a-t-il cru jusqu'ici - inutilement amoureux. 

Le levier de la modification de la situation est la pulsion d'amour du juge. C'est par action sur celle-ci que l'issue du procès va être révolutionnée.

Les anges apparaitraient ainsi dans les situations où ils sont indispensables, roue de secours de l'humanité, et par l'intermédiaire des faiblesses de l'humain. 


Les pulsions sont ainsi d'une certaine manière notre moteur, mais elles sont simultanément les voies par lesquelles nous prêtons le flanc.

L'ange apparaît ainsi à Yaakov alors qu'il est dans l'angoisse dans la perspective de son retour au pays et de la rencontre avec Essav, il apparait à Joseph quand il est désorienté "l'homme le trouva alors qu'il errait", il apparaît à David sous la forme de Doeg au temps de Shaül, et sous les traits d'Akhitofel au temps de son propre règne, il apparait à Théodore Hertzel alors qu'il couvre le procès Dreyfus, il apparaît à chacun de nous sous une forme ou une autre à plusieurs carrefours de notre existence

Le juge se mariera-t-il avec son apparition ? Le film ne donne pas la réponse, et il y aurait peu à apprendre de cette réponse. 

Ne sortiraient de cette rencontre mariage ou amour possible que s'il s'avérait que les deux personnalités, du juge et de la jurée, sont compatibles, au delà du mécanisme pulsionnel qui va ce jour être la carte maîtresse de cette situation bien particulière dont ils ne sont que les instruments.

Un très très bon film.

18. Bruno, enfant de la Meuse.


Le texte en hébreu est suivi d'une version française.


הסרט ״הילד״ מאת שני האחים דרדן מצמרר. 

בחור צעיר בשם ברונו מככב בו, וכולנו מבינים מיד שעל אף שמוקד הסרט הוא בנו התינוק, הוא הוא הילד עליו הסרט קראוי.

למי כמוני שהתמחה בסרטים על פתלתלי ההתפתחות הנפשית, השם ברונו אינו חדש. במיוחד כאשר בחרו אדם בלונדיני כדי לגלם אותו, שהרי משמעות השם ״ברונו״ בשפה הצרפתית הינה ״שחום״. ברונו זה מזכיר לי ברונו אחר, אחד משני הגיבורים של הסרט ״המולה וזעם״ מאת ז׳אן קלוד בריסו, ומשנות השמונים של המאה הקודמת. הברונו משנות השמונים מתאבד בסוף הסרט אבל הברונו הנוכחי הוא מה שהיה מתגלגל להיות הברונו אלמלא התאבד.

הברונו הראשון סובל נורא, ילד נטוש רדוף הזיות שאינן מצליחות למלא את הריק הפנימי שלו בחומר אנושי. והברונו השני התאטם. הוא בעל חזות של אדם שנהיה אטום שלא כמו אוטיסט, אלא כמנותק רגשית מהסובבים אותו. חייו הינם הישרדות אחת גדולה, כבשה שועלית בעולם הזאבים.
הרי ברונו אינו תוקפן. המשפט הנחרץ היחיד שיוצא מפיו לאורך כל הסרט הינו :״אני לא אעבוד עבור המזדיינים האלה״. מי הם המזדיינים האלה ? כווולם. אין ברונו רואה אף אחד, ועוד מפחות ממטר.
הוא בשולי החברה, בשולי העולם, מתבודד מן העולם בתוך מימי הנהר מוז, הנהר הבלגי הקפוא, לתוכו הוא כמעט טובע, כמעט מטביע אחד הנערים שגונבים עבורו.
ברונו מזעזע כל צופה בסרט זה. הוא לא משקר. הוא הוא התגלמות השקר. כאילו אין לברונו מושג אודות אמת או שקר, או חוק, או מוסריות. ברונו שורד ואומר מה שלדעתו צריך לומר בכל רגע נתון כדי לשרוד. אין הוא מתחשב. באף אחד. ואפילו לא באם הילד שלו שלפני שבוע נולד.
ל״בן סורר ומורה״ של התורה יש הורים. לברונו גם יש אימא , אבל מבחינת הפנמת דמויות, אין אופציה לראות אותו כאדם שהפנים דמות הורית אי פעם.
ברונו נופל בין כל הכסאות , של הסוציולוגיה, של הפסיכופתולוגיה, של העולם.
ברונו הינו הבל.
הברונו הראשון גם מת כפי שמת הבל התנ״כי. הוא אינו שורד את העולם הזה, וברונו הנוכחי עוד לא מת, אבל עדיין אינו שורד. הוא לא מפסיק להסתבך ולטבוע וקשה לראות לו עתיד כלשהו.
הסרט מצמרר מפני שהוא מראה עולם אמיתי, ללא ההגזמות של טרנטינו, אבל זהו כאילו אנטי עולם. עולם בלי פנים תרתי משמע.

לתינוק של הסרט אין פנים. אין מראים לצופה את הפנים שלו, וגם אין מי שידבר איתו. הוא אינו  בר שיח.
וגם לברונו, אפילו אם יש לו פנים, אפילו אם הוא מחליף מילים ומשפטים עם כל מיני אנשים, אין פנים. אין לו פנים כי אין לו כנראה פנימיות.

האחים דרדן מכירים את הפילוסופיה של לוינס. האם מטרתם בסרט זה להדגיש את הקריטיות שבמפגש הבין אישי ? את הקריטיות של הפנים ? האם באים הם לביים את הקביעה המהפכנית הלווינסיאנית לפיה אין האחריות נובעת מן הסוביקטיביות אלא להיפך ?

דמותה של סוניה, אם הילד מגלמת את ה״אין״ ביתר שאת. לכאורה, אין אפשרות להבין מהתנהגותו של ברונו שהוא סופר אותה או אפילו רואה אותה. ברגע שיא של הסרט, הוא מוכר את ילדם רך הנולד. ואין אפילו אופציה להאמין לדבריו כאשר הוא מתחנן בפניה כמה פעמים לאורך הסרט. 

בהתנהגותו כלפי התינוק וכלפי סוניה, ברונו הוא בלתי אנושי. הוא התגלמות ה interessement הלוינסיאני : המצב בו חי האדם כחלק מעולם בני האדם מבלי להיות חלק ממנו, מבלי להיות בר דעות.

אבל הסרט נסגר על משהו שאפשר אולי אולי, במאמץ עצום, לנסות לראות אותו כתפנית : הסצנה בתוך בית הסוהר. ברונו אסיר אחרי שגילה ניצוץ של אחריות והביא עצמו למעצר כדי לשחרר אחד הנערים שגונבים עבורו. הוא גילה סוג של התחלתא דאחריות, והוא בוכה בכי מר, בחיקה של סוניה שבאה לבקר אותו. האם בכי זה מבשר על שינוי אצל ברונו ? הסרט נסגר ולא נותן תשובה..אשרי המאמין.

ברונו מגלם עבור מטפלים בבריאות הנפש את האתגר המכסימלי. הרי הוא סובל מנכות, פרי טראומות בזירה הבין אישית, טראומות שהפכו אותו לסוג של הבל. טראומות אלה אשר מקורן בגיל בו הקורטקס איננו עדיין פעיל, בשלב התפתחותי טרום מלולי, טראומות אלה אינן ניתנות לריפוי על ידי פירושים מילוליים בלבד. יש הכרח ״להתחל״ מחדש את המערכת המוחית/נפשית, כנראה בהענקת יחס בין אישי שיבוא לחפות על האין יחס על פיו הוא התחיל את חייו.

במשך שנים רבות מאד, עבדתי, יחד עם צוות רב מקצועי, עם ״ברונוים״ מעין זה. לא את כולם הצלחנו להחיות, להחזיר לחיים, להציל. אבל חלקם כן זכו להתפתחות מחודשת בעקבות טיפול כוללני ועיקש זה. אחד אפילו אמר לי יום אחד, בהיותו בן 30: ״אני לא יודעמה עשיתם, אבל נולדתי מחדש אצלכם״. זה בדיוק מה שצריך עבור אנשים בזה המצב.

לפני שמגיע השלב בו הם מסוגלים להבין פירוש מילולי, יש לעבור יחד איתם דרך תחנות תפתחותיות של ההיקשרות הראשונית. אין ספק שיש בשביל זה לחפש עבור כל אחד בנפרד ובאופן שונה כיצד תיעשה המסה הזאת. שאין אדם באמת נולד פעמיים, או עובר פעמיים על אותו גשר.

ברונו לא סתם ניצל מטביעה בימיו הקפואים של נהר ״מוז״. הוא כנראה יצא מחדש מן המים.

Il faut souvent de l'estomac pour les films des frères Dardenne. 
Il en faut encore plus qu'à l'accoutumée pour "l'enfant".

Le personnage central a un nom qui, à ceux qui comme moi se sont spécialisés dans les films qui dépeignent la détresse psychologique, évoque un vif souvenir, celui d'un autre Bruno.
Un autre Bruno blond (et cette caractéristique est comme une preuve que l'analogie est voulue). Le Bruno du film "de fureur et de bruit" des années 80, de Jean Claude Brisseau. 
Le premier Bruno ne survit pas jusqu'à la fin du film, mais il serait peut-être bien devenu le deuxième Bruno s'il ne s'était pas suicidé.

On est en pleine comédie allez-vous dire.

C'est vrai. Ce film dépeint ce qui se trouve dans les catacombes de la détresse humaine. Bruno est Abel. Celui qui ne survit pas dans le monde de Caïn.
Bruno le premier vit une vie d'hallucinations psychotiques, tandis que le deuxième Bruno est celui qui n'a même plus le recours aux hallucinations.
Ce deuxième Bruno est un personnage comme déshumanisé, mais dans une réalité différente de celle, exagérée, dépeinte par Tarantino. Il vit dans un vrai monde, dans une vraie réalité belge, et il ne "voit" personne, ne "calcule" personne. 
Au-delà de ce que lui dit Sonia, il ne "ment pas comme il respire", la distinction vérité-mensonge lui est étrangère. Dans son monde, dénué de toute interiorité, il n'y a aucun être humain, pour qui vivre, pour qui avoir un sens à sa vie. Bruno n'a pas d'humeurs. La seule phrase pour laquelle il élève le ton est "je ne veux pas travailler pour les enculés". Il.tente de survivre, de surmonter le sort d'Abel qui est le sien, seul, entièrement seul dans un monde sans visages. Il est presque Abel quand il se noie presque dans les eaux glacées et grises de la Meuse, et l'humanité en lui surgit peut-être de cet épisode, dans lequel il manque de noyer avec lui un des enfants qui volent pour lui.

Les frères Dardenne se disent très influencés par la philosophie de Lévinas, et on sent très clairement que cette absence de visage est le propos central de ce film.

Le bébé n'a comme pas de visage, personne ne le regarde en face, personne ne s'adresse à lui, et Bruno, qui est le véritable "enfant" de ce film ne connait aucun visage, n'agit en référence à aucun visage, n'a interiorisé aucun visage.

Sonia, la mère de leur bébé pourrait peut-être être la seule exception à ce monde mais le spectateur voit atterré Bruno vendre leur bébé sans le moindre sentiment, sans le moindre scrupule, sans avoir face à ses yeux ni le visage du bébé, ni meme celui de Sonia.

Le film qui rappelle les célèbres mots écrits sur un wagon de déportation "dans ce monde, je suis Eve. Si vous voyez Caïn, dites-lui..." ne se termine pas sur un tel vide. Seulement sur un point d'interrogation.

La dernière scène se déroule dans le hall de visite de la prison où Sonia est venue rendre visite à Bruno.
Bruno a manifesté une première lueur de responsabilité en venant se constituer prisonnier pour libérer celui des enfants de sa bande qui venait de se faire arrêter. La subjectivité nait de la responsabilité dit Lévinas, et Bruno finit le film en pleurs dans le giron de Sonia. 
A-t-il intériorisé quelque chose ? Est-il devenu, d'insensible à l'humain, capable de le voir, et de répondre de lui ? Ce regard, cette perception du visage d'autrui, qui conduit à la posture éthique le concernant, qui est pour Lévinas le véritable point de départ de la capacité de s'insérer humainement dans le monde, de se dés-inter-esser, et de (re)devenir "autre", et ainsi, de devenir un authentique "je", un sujet.
Ce dernier moment du film est-il celui de sa (re)naissance psychologique ?
Le film ne le dit pas, nous ne le dirons pas non plus.

Mais nous resterons avec la question de la probabilité que ceci se fasse, de la potentialité d'un Bruno, déshumanisé par une trop forte et trop précoce expérience d'abandon ou de traumatisme interpersonnel, de renaître.

C'est le véritable challenge de la psychothérapie que de restaurer ou d'initier, ou de modifier de tels états de personnalité, même quand ceux ci sont les résultantes de traumatismes préverbaux, et dont l'individu n'a ni souvenir ni conscience.

L'individu peut-il accéder à une telle amélioration de sa situation sans repasser par un évènement constitutif à l'image de celui par lequel passe Bruno en sauvant son jeune comparse de la noyade ?


19. La fille inconnue - un film interessant...sur le des-inter-essement.


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Jenny est médecin, jeune. Elle semble, tout au long du film (qui comme tous les films des frères Dardenne se passe à Liège, au bord de la Meuse, dans la grisaille belge..), n'être "que" médecin, c'est à dire ne vivre que pour cela, n'avoir aucune vie privée, aucun répit. 



Quand elle "ose" ne pas ouvrir la porte de son cabinet, au nom de : "les gens qui sonnent une heure après la fin des heures de consultation, on ne leur ouvre pas la porte, parce qu'ils ne respectent pas notre fatigue", le drame se produit, et il déligitimise - pour tout le long du film - son quant-à-soi.


Jenny ne vit dès lors plus que pour ce que la tradition appelle le "gmilout hassadim par excellence", la charité que l'on fait à l'égard de quelqu'un qui ne viendra plus jamais dire merci. Elle consacre chaque instant à identifier la jeune femme qui avait frappé à la porte alors qu'elle était poursuivie, celle qui a poursuivi sa course devant l'absence de réponse, et a trouvé la mort peu de minutes plus tard, sur les bords de la Meuse.

Jenny dit avoir en tête jour et nuit le visage de cette femme anonyme, dont on ne découvre le nom que dans les dernières minutes du film, elle cherche sans relâche à lui assurer une sépulture.

Et elle atteint son but, mais après s'être successivement heurtée au milieu, à la police, et à tous ceux que son acharnement dérange.

Comme dans la plupart des films des frères Dardenne, c'est de la philosophie de Lévinas qu'il est avant tout question. Lévinas qui dit que nous vivons naturellement une vie "d'interessement", c'est à dire plongés anonymement parmi les autres êtres, comme anesthésiés, jusqu'au moment où le visage d'autrui nous interpelle, exige notre réponse (au sens répondre d'autrui), et introduit en cela "l'autre de nous-mêmes" dans le "même" dans lequel nous nous barricadons pour pouvoir dormir tranquilles.

Pour Lévinas, la philosophie est l'insomnie de la pensée. Cette insomnie est salutaire à l'humanité et à nous-mêmes, il nous est interdit d'être indifférents au sort d'autrui. Notre rencontre avec le visage déclenche en nous la responsabilité, préalable à la subjectivité, puisque je ne peux véritablement dire "je" que si c'est pour dire "me voici", que si c'est consécutivement à l'éveil de la responsabilité.

Jenny incarne ce mouvement de l'être. Tout en elle est responsabilité, altruisme, et insomnie. Elle vit dans son cabinet médical, son téléphone et le carillon de l'entrée sonnent à tout instant du jour et de la nuit, et elle ne se soustrait jamais à son devoir.

Il faut remarquer que ce comportement n'est pas seulement de nature à déclencher l'hostilité des personnages du film, il dérange aussi le spectateur.

Le "milieu" se sent menacé et la menace en retour, la police se sent génée dans le tissage de sa toile et lui impose le silence, le meurtrier involontaire de la jeune femme tente lui aussi de lui imposer le silence, avant de découvrir lui aussi la responsabilité, et la sœur de la victime, elle -même aussi réfugiée dans son mutisme né de sa jalousie, sort de sa tour d'ivoire et accomplit l'annulation de l'anonymat de la victime. Et le spectateur ressent le malaise de son outrance, craint le pire, espère la voir lâcher un peu prise.

Et c'est en fin de compte le très spécial "happy end" de ce film très non-hollywoodien : la morte peut enfin être enterrée sous son nom et non plus sous x.

C'est un film-réponse au classique "sans toit ni loi" d'Agnès Varda (1985 - premier film de cette page ) dans lequel aussi une femme est trouvée morte, mais dont l'issue est un "non lieu" : la gendarmerie a vaguement et paresseusement enquêté, n'a pas vraiment dérangé, et n'a rien trouvé. La mort de cette fille ne dérange personne, n'empêche personne de dormir. 

C'est la véritable faillite d'une société, quand la mort des individus qui la composent n'est que fait divers.

C'est le sens de la responsabilité endossée par « Yossef hatsadik » d'après la tradition : il part non retrouver ses frères pour leur passer le bonjour comme le laisse supposer la lecture superficielle de la Genèse, il part en fait, disent les commentateurs, déjà conscient qu'il ne reviendra pas, et que son but n'est pas ses frères de sang mais ses frères, les êtres humains, et leur société , à qui il se charge d'enseigner le message le plus révolutionnaire de cette Torah : la mort de la plus petite personne doit mobiliser le pays entier, jusqu'au roi.

Mais le film de Varda décrit une réalité tandis que le film des Dardenne décrit une exception à la réalité. J'ai toujours pensé que la philosophie de Lévinas n'avait pas été écrite pour l'homme de la rue...qui ne veut pas, qui n'a pas le souffle de se sentir interpellé par cette responsabilité tellement envahissante. 

Et Jenny est dans son personnage aussi l'illustration de cela. Elle est plus que lourde. Elle est étouffante. On la voit sourire, mais on se demande à quel moment elle décroche, quand elle s'autorise à respirer.

Je pense donc que même si le médecin de quartier représenté ici par Jenny s'affiche souvent à la case des gens que Lévinas interpelle, le psychothérapeute (à l'instar de la différence entre D. et le juif polonais, le premier sachant tout, mais le second sachant tout mieux) est probablement mieux interpellé que le médecin, étant en principe formé à ne pas être lourd.


Le psychothérapeute-psychanalyste est formé à pouvoir signer pour la philosophie de Lévinas sans s'y épuiser ou reculer devant l'ampleur de la tâche, et l'intention première du médecin comme du psychothérapeute est de répondre à autrui.

Le citoyen lambda, lui, est généralement plus intéressé par le sommeil que par l'insomnie.


ג׳ני היא רופאה צעירה שלא מופיעה בסרטם האחרון של האחים דרדן הבלגייםאלא כרופאהללא משפחהללא תחביביםללא מנוחה.רופאה ב״פול טיים ג׳וב״.
הסרטכמו כל סרטי האחיםמתנהל בעיר ליאג׳ הבלגית והאפורהלצד הנהר ״מוז״.

העלילה של הסרט מבוססת על המקרה היחיד בו זייפה ג׳ני להערכתהשעה אחרי שהקליניקה שלה נסגרה, (והיא עדיין בפניםעדיין בעבודההיא לא פתחה את דלתה לעוד צלצול״לאנשים שמצלצלים כל כך מאוחרלא פותחים את הדלתאלה אינם מתייחסים אלינו ואלה עייפות שלנו״ מסבירה ג׳ני לרופא הסטג׳אייר שעומד לצדהאלא שהאירוע מתפתח לטרגדיהלמחרת מוצאים את גופתה של אישה,שמסתבר היא זו שדפקה בדלתבהיותה בורחת ממישהו שבסופו שלדבר רצח אותה.

לג׳ני טרגדייתה של האישה היא הטרגדיה שלה האישיתללא הפסקה היא מחפשת עוד ועוד לפענח את התעלומהובעיקר לגלות את שמה של האלמוניתובעיקרעל מנת שהיא תזכה לקבר כיאהגמילותחסדים לשמה.

ג׳ני מסבירה שאין לה שינה מאז המקרהושהפנים של האישה מופיעות לה כל הזמן מול העיניים.

האחים דרדן מצטיינים בעשיית סרטים איכותיים מאדומבוססים על הפילוסופיה של עמנואל לווינס.

על פי הגותוהנטייה הטבעית של האדם היא להיעלם בין יתר בני האדםולא להרגיש ערביםכדוגמת ״השומר אחי אנוכי?״ ואילו מטרת האתיקה היא לחולל חברה מבוססת על ה״הנני״ של אברהם אבינומבוססת על ערבות בלתי מוגבלתעל פי לוינסהפנים שלהזולת הם אלה המעוררים בי את האחריות הראשוניתההתיצבות מול האחריותהאחריות הראשונית הזו היא הגורם לסוביקטיביותשאין אדם מסוגל להגיד ״אני״ במלוא העוצמה אם לא התעוררה בו האחריות לזולת.

על פי לוינסתפקידה של הפילוסופיה היא לגרום לאדם נדודי שינהמול הנטייה הטבעית להירדם ולא למחות או להתערב.

הסרט מסתיים בצורת ״הפי אנד״ לא הוליוודיג׳ני מגלה את שמה של האישהובתוספתמגלה גם את הרוצח (שראוי יותר לתואר אשם בהריגהואף מגלה קרובת משפחה של האישהשתדאג לתיקון הקבר.

אך הסרט מטיב להראות כיצד סלולה הדרך לגילויים אלה לא מעט מכשוליםג׳ני למעשה מפריעההיא מפריעה למשטרההיא מפריעה להתנהלות העולם התחתוןהיא מפריעה לרוצח ואפילו לקרובת משפחתה של האישה היא מפריעהלמעשהג׳ני מפריעה גם לצופה.

היא הרי כבדההיא לא נחה״מתי כבר תפסיק ?״שואל את עצמו הצופההיא מפריעה בהיותה כל כך מכוונת לזולתכל כך מצטיינת בהקדשת עצמה לכל הפציינטים שלה.

סרט זה מתכתב עם סרטה של אניאס וורדה ״עוברת אורח״ משנת 1985. גם בסרטהנרצחת אישה ואין לדעת מי רצחאו אם בכלל מישהו רצחאו שהיא סתם נפלה אל מותההסרט הזה מסתיים הפוךכאשר מערכת המשפט הצרפתיה סוגרת את התיק לאחר חקירה נונשלנטית.

סרטה של וורדה מראה את החברה נגדה יוצא יוסף הצדיקבלכתואחרי חיפוש אחיוהמפרשים מסבירים שאין הוא יוצא לחפש את אחיו הביולוגייםאלא את אחיו שביקוםהוא למד עם אביו את פרוש ״עגלה ערופה״ שבספר דברים (סוף פרשת שופטים), והוא ״יוצאלדרך״כלומר הוא יוצא במטרה לתקן את החברהולהשיג מצב לפיו לא סוגרים תיקים אלהכפי שכותבת התורה ״נופל בשדה לא נודע מי הכהו״ עבור התורהאין מצב שנפל סתם אדם בשדהמישהו אחראי לזה.

ג׳ני היא יוסף הצדיקמקרה האישה לא נותן לה יותר לישון.

הרגשתי מאז גיליתי את הגותו של לווינס שהיא אינה מדברת אל איש הרחוברוב האנשים מעדיפים לישוןלוינס לעניות דעתי כתב - בלי להיות מודע לזה - למקצועות הבריאותלרופאיםלמטפלים.

יש למטפלים מרכיב שברוב המקרים אין הרופאים לומדים עליו :לומדים המטפלים במקצועות הנפש לייחס חשיבות מיוחדת ל״ביןאישי״הם לומדים להיות מודעים לרגישות של הזולתהם לומדים לתת מקום לרגישות שלהםהם לומדים שלהיות כבד לא כל כך משרת את המטרה.

הסרט החשוב והיפה הזה פותח את כל הסוגיות החשובות האלה לדיון ולמחשבה.



20. Foxtrot


Foxtrot - un singulier pas de danse.

La danse est présente dans ce film bien au-delà de son titre.

Et le film parle en réalité de sujets qui sont bien au-delà et bien plus lourds que la danse.


A moins qu’il ne s’agisse d’une autre danse ? La danse au sens figuré, la danse de la vie...

Foxtrot est donc un film. Un film joué par d’excellents et attachants acteurs, et dans lequel un chien et un chameau tiennent des rôles non mineurs, tant par leur démarche que par leur présence. Au point qu’on se demande quelle formation, puis quel cachet ils ont reçu.

Le film raconte une histoire, une histoire intéressante, qui parait de prime abord être avant tout israélienne. Une histoire qui se passe presque essentiellement à l’armée et autour de l’armée, une histoire dont le décor est une société dans laquelle l’armée tient le rôle central, une société qui marche (qui danse?) au rythme de l’armée.

Et pourtant on sort du film en ayant vu bien plus qu’une histoire brodée sur le thème de la danse, bien plus qu’une histoire israélienne.

Le film n’est pas si facile à voir que cela. Il est très bien filmé, par le mérite d’un excellent photographe de plateau, qui montre de belles images mais aussi qui filme avec créativité, entre autres sous des angles inhabituels. Mais la façon dont il est filmé, et la bande-son créent une tension.

On n’est pas seulement tenus en haleine du début à la fin, ce qui est un des critères pour qu’un film soit bon, on participe émotionnellement à l’histoire, et ce n’est pas pour passer un « bon moment ». C’est du sérieux.

Et les pas de danse, scènes de danse très esthétiques, qui sont parsemés au long du film, ne parviennent pas à le transformer en « bon moment ».

C’est un film dans lequel le silence du personnage principal tient aussi un peu le rôle central. C’est un silence lourd, tendu, émaillé de rage et de douleur.

Sa femme, de laquelle il se sépare en cours de film, lui dit qu’elle sait qu’il tait un secret.

Et il raconte. Et le spectateur découvre que le film ne raconte pas seulement une histoire, mais une histoire qui reproduit partiellement une ancienne histoire, his story, et ce qui est conté dans le film résonne soudain comme le produit de ce secret.

On découvre ainsi - ce que l’on sait déjà, intuitivement ou du fait de l’expérience - que les secrets familiaux ne sont que de polichinelle. Tant qu’on ne les révèle pas, ils passent « autrement », d’un individu à un autre, d’une génération à une autre.

Et cet « autrement » n’est pas une meilleure alternative à la parole. Cet « autrement » a la triste propriété d’amplifier le traumatisme que l’on tentait de tenir secret, et par là, que l’on tentait d’effacer.

C’est à l’image du logement des quatre soldats, que l’on pourrait prendre pour juste anecdotique. Leur caravane repose apparemment sur un terrain meuble, qui la fait chaque jour pencher un peu plus et s’enfoncer un peu plus.

Est-ce du fait du terrain uniquement ? La société israélienne est-elle ainsi menacée d’être engloutie par les sables mouvants ? Ces sables sur lesquels seuls les vaisseaux du désert, les chameaux, sont à l’aise et savent « marcher »...

Le film traite incontestablement de bavures militaires, et du poids moral que ceci fait peser sur la population, ou plus exactement sur les populations, puisqu’il y a ici la population juive, par laquelle sont ainsi envoyés les soldats garder au bout du monde un endroit par lequel passent princialement des chameaux , et il y a aussi la population arabe, ou ennemie, ou potentiellement ennemie, et ce que paient ses ressortissants de l’angoisse que cette qualité d’ennemi fait peser sur les soldats.

Et ainsi, le film montre quelques scènes qui illustrent combien un soldat de vingt ans n’arrive pas à s’élever facilement au dessus de ses frustations et de ses angoisses, ce qui lui permettrait d’épargner à des innocents de faire les frais de ces frustrations, mais il me semble que ne juger le film que sur ces scènes, ou prendre le film seulement comme témoignage d’une facette de la réalité judéoarabe consiste à rétrécir par trop le champ de vision.

C’est bel et bien ainsi à mes yeux le sujet de la transmission intergénérationelle du traumatisme qui est le vrai et le plus profond sujet de ce film.

Ce n’est ainsi pas seulement l’histoire d’un couple à qui parvient - par erreur - la tragique annonce de la disparition de leur fils soldat, qui est ici mise en film, c’est l’histoire d’un individu à qui cette annonce sonne avant tout comme la répétition de sa propre histoire, un individu que le fait d’être soldat a déjà traumatisé et mis en contact avec la mort. Cela l’a traumatisé au point qu’il a tout fait pour éloigner ça de lui, au point de ne même pas révéler les détails à sa propre femme.

C’est le sujet central de cet important film : la situation géopolitique dans laquelle vivent les israéliens ( et encore d’autres nationalités dans le monde ) et qui provoque un surplus de confrontation à la mort, au traumatisme. Et la méthode intuitive de l’individu est trop souvent de tenter d’enfouir, de se dissocier de pareilles choses, dans le vain espoir que cela les fera disparaître.

C’est une variation moderne sur le thème du silence des rescapés de la shoah. Ils tentent de maintenir secrète leur expérience, entre autres parce qu’ils n’ont pas la force de trouver les mots et les situations pour la raconter, et la tentative est couronnée d’échec.

C’est un film qui vient plaider la fin de la belligérance au nom de la santé mentale. C’est un avis que les politiciens, mûs par la « raison d’état » n’aiment pas entendre.

21. L'insulte


« L’insulte », de Ziad Doueri, est un nouveau film (2017), qui existe déjà ici en cd, alors que je ne suis pas sûr qu’il ait déjà été projeté en Israël, alors que je ne suis pas sûr que son destin n’est pas les oubliettes, justement pour avoir été trop bon...

C’est un film libanais, qui parait présenter une (triste) réalité, et ma première réaction, encore avant de voir le film jusqu’au bout, a été de louer le ciel de ne pas vivre au Liban, en tout cas en tant qu’israélien.

Un film cependant très investi dans le but de faire découvrir au spectateur combien de couches peuvent être sousjacentes à ce qui pourrait n’apparaître que comme une broutille, comme une querelle de pallier, et ceci d’autant plus quand la scène est au moyen orient, d’autant plus quand le sujet inclut les palestiniens.

Et ainsi, une scène de la rue, dans laquelle un homme marié et sur le point de devenir père, qui s’en prend apparemment par excès d’impulsivité à un chef de travaux qui tente en toute innocence de ne faire qu’accomplir son devoir, dégénère en drame national dans lequel s’affrontent les sensibilités blessées - et à vif - des arabes chrétiens d’un côté et des palestiniens exilés au Liban de l’autre.

Un film qui s’il me pousse à remercier le ciel de ne pas m’avoir fait vivre au Liban, devrait me pousser aussi à remercier encore plus de ne pas m’avoir fait naître palestinien vivant au Liban.

Un film qui fait réfléchir sur les racines de cette situation inextricable(?) qui est celle des palestiniens, et sur laquelle on ferait bien de méditer, surtout si on cherche à aider à résoudre le conflit israélo palestinien.

Bien que la scène du film traite entièrement d’une affaire libanaise interne, il est quand même question, abondamment, des israéliens. Mais on voit surtout à mon avis combien les palestiniens sont non tant victimes des israéliens que de leurs propres dirigeants et avocats.

Je me suis trouvé par hasard il y a bientôt vingt ans à Londres au mois d’avril, aux alentours du yom haatsmaout israélien, et je me souviens de ma surprise en tombant soudain face aux « houses of parliament » sur une manifestation de haine à l’encontre d’Israël en souvenir de Deir Yassine.

Pour ceux qui ne l’ont pas en mémoire, Deir Yassine était un village alors aux alentours de Jérusalem, un village qui fut le lieu d’une tragédie (dont tous les tenants et aboutissants n’ont d’ailleurs pas encore été complètement élucidés) et la thèse la plus populaire et admise jusqu’ici est que c’est le lekh’i, le groupe israélien aux ordres de Yaïr Stern qui aurait massacré cent des habitants au cours de la guerre d’indépendance, très exactement le 9 avril 1948. Ne manquent pas les études sur le sujet, entre autres celles qui montrent qu’il ne s’agit nullement du sauvage massacre que retient l’opinion internationale. ici aussi, un peu comme dans d’autres cas, il y a une thèse admise, très très difficile à effriter..

Mais, sans pour autant exonérer d’une quelconque manière les auteurs de ce massacre, qui furent-ils, ce film montre que les palestiniens sont bien moins exposés à la violence face à Israël (opérations contre Gaza comprises) que face à la vindicte contre eux dans les pays arabes, Jordanie, Liban ou certainement aussi Syrie, Egypte, Koweït, Qatar ou autre.

Les israéliens sont régulièrement la cible d’insultes, de manifestations, de condamnations internationales à chaque fois que la situation s’embrase militairement (depuis vingt ans cela se « limite » à la bande de Gaza, d’où le hamas orchestre un retour régulier au conflit armé), mais ce film met en lumière combien les palestiniens sont incomparablement plus exposés à la haine quotidienne et à la discrimination, ainsi qu’à la soif de vengeance, dans un pays comme le Liban qu’en Israël, combien la violence interarabe est supérieure à ce qu’il se passe face à nous israéliens.

En Israël, tous n’aiment pas les palestiniens, loin s’en faut, il y a eu suffisamment d’attentats et de pertes humaines en cent vingt ans de sionisme pour que chacun ici ait son - ou ses - souvenir/s personnel/s, quand ce n’est pas son amputation personnelle, mais la haine à leur égard parait bien moins à fleur de peau parmi la population israélienne que ce que ce film décrit, qui se veut une description fidèle de la réalité libanaise.

Je crois de plus qu’une situation similaire à celle décrite dans le film ne pourrait pas se produire aussi crûment dans la société israélienne, c’est à dire dans une société où peut-être les palestiniens se sentent aussi mal acceptés que dans les pays arabes alentour mais où les habitants (juifs israéliens) n’ont pas une rancune comparable à celle qui est décrite dans le film à l’encontre des palestiniens, et je n’oublie pas qu’il y a eu Abou Khder.

L’arabe chrétien libanais au centre du scénario, qui essuie une insulte de la part d’un chef de travaux palestiniens a un passé émotionnel bien plus lourd à l’encontre des palestiniens que tous les israéliens, je crois pouvoir dire, même ceux qui ont perdu un proche dans un attentat.

Les palestiniens n’ont eu ici le loisir de commettre aucun massacre collectif (et je n’oublie pas Maalot, quelques 70 morts, le lynch de Ramallah...et quand méme.) et c’est si j’ose dire non seulement notre chance (à notre crédit) mais aussi la leur, et ils n’ont essuyé en Israël rien de comparable à ce que la Jordanie, le Liban ou autres leur ont fait subir.

Ils se sentent probablement mal intégrés ici, non souhaités, mais y compris tout le passif des cent vingt dernières années, leur situation est meilleure sans comparaison avec tout ce qui les attend dans le monde entier, comme je le disais en haut, entre autres (et surtout) du fait de ceux qui les mènent et de ceux qui les défendent (depuis l’UNRWA jusqu’aux hérauts de la gauche européenne ou américaine antisionistes), attachés les uns comme les autres à mettre en exergue éternelle leur prétendue misère à cause d’Israël, sans apparemment la moindre intention de vraiment les aider ou les encourager à se développer.

Ce film très émotionnel, et assez peu optimiste, se termine cependant sur un échange, sur une scène dans laquelle les regards des deux antagonistes se rencontrent soudain sans animosité. Puisse cet embryon de sourire qui apparait alors sur leurs deux visages augurer de ce que nous arriverons peut-être à faire.


22. Pupille



« Pupille », au titre adroitement traduit en hébreu « en de bonnes mains » - traduction de laquelle émerge le sens caché de ce terme générique auquel on ne prête généralement pas attention « pupille de la nation »; ces enfants seraient aussi chers à la nation qu’à chacun de nous la pupille de son œil? We wish…- traite de la complexité de l’adoption, en réussissant à mettre très finement en lumière nombre des paramètres de la situation.

On voit s’affairer autour de Théo, né sous X, le plus grand éventail possible des tenants et aboutissants de sa situation, depuis sa mère qui refuse de le garder, à la « recueillante » qui le transmet à l’adoption temporaire, jusqu’à la station d’arrivée, en passant par le personnel hospitalier, le personnage d’assistant familial, c’est à dire celui qui « adopte provisoirement » Théo, en attendant que soit vérifié comment effectuer au mieux son adoption définitive.

On assiste au déchirement de l’abandon qui suit la naissance - d’autant mieux que la naissance a littéralement lieu sous les yeux du spectateur - et au dialogue entre la mère et la « recueillante ».

Et surtout sont présentés et littéralement passés au scanner tous les candidats à l’adoption, en particulier dans leurs contacts avec l’équipe de professionnels qui tente de jouer au mieux ce si difficile parcours de début de vie de Théo.

Il y a le couple à qui la professionnelle de placement assène - mais à juste titre - que son rôle n’est pas de procurer un enfant à des parents en détresse, mais bien de veiller au bien être d’un enfant en difficulté et trouver ce qui sera le mieux pour lui.

Il y a celle qui sera finalement la mère adoptive mais qui devra avoir attendu de longs mois pour être qualifiée, surtout suite à sa séparation conjugale.

Il y a les différents professionnels, depuis le personnel hospitalier de couloir, à la sage-femme, l’infirmière, ceux pour lesquels cette situation d’accouchement sous X est tellement difficile, tellement anti-naturelle, 

il y a toute l’équipe des services sociaux départementaux, de qui on entend aussi remarques impulsives, franc parler, mais surtout beaucoup de sensibilité, énormément de responsabilité vis à vis de la tâche qui leur incombe, vis à vis de l’enfant,

et il y a Clara, la malheureuse étudiante qui accouche sous X , en arrivant entre deux TD, trop tard pour recevoir l’épidurale, qui ne veut surtout pas qu’on prévienne sa mère, qui sait surtout qu’elle ne veut pas garder l’enfant, tant qu’elle ne veut , ne peut même pas le regarder, qui se laisse convaincre de se séparer de l’enfant pour son bien à lui, mais sans trouver les mots pour ce dire...

Et puis il y a Théo, et les différentes phases de son développement auxquelles le spectateur assiste..Théo qui est le meilleur acteur de tout ce film, où se côtoie cependant une belle brochette d’excellents acteurs. Où a-t-on trouvé ainsi un bébé qui sache tellement bien tantôt sourire et pleurer, et tantôt manifester l’inquiétude, le repli sur soi, le refus de croiser le regard.

Théo qui met en alerte à un certain moment tout l’arsenal de soignants présent autour de lui tant il parait sur le point de plonger dans le repli sur soi, et dans les troubles de la communication...pour dans un second temps - et grâce à quelques judicieuses interventions - revenir à lui, à la communication et à la sérénité.

On garde l’œil humide tout au long de ce beau film, travaillé, mijoté, poli, réfléchi jusqu’au dernier détail, tant et si bien qu’on reste sur une question : Jeanne Herry, fille de Miou miou et réalisatrice du film, a-t-elle voulu présenter la réalité ? Ou a-t-elle pris le parti non de dénoncer les faiblesses du système - comme le font sans cesse tant et tant de réalisateurs - mais de montrer comment les choses doivent être ? Comme si ce film était de l’ordre du « wishful thinking ». Un très beau film, dans la ligne de ce mouvement international de psychanalystes nommé très justement « in the best interest of the child ».

23. Sur le film "incendies"; Sophocle n'avait rien vu.

Le film de Denis Villeneuve (2010), basé sur une pièce de théatre d’un dramaturge canadien originaire du Liban, Wajdi Mouhawad, a été largement primé, apparait sous de nombreuses plumes paré du qualificatif « grand film », et est même au nombre des sources d’un livre professionnel psychanalytique ayant très récemment vu le jour aux U.S.A. et traitant des thèmes de l’impact pervers des souffrances humaines, souffrances infligées par les blessures narcissiques, la soif de grandeur et les manifestations psychiques érotisées de tout cela (Timeless grandiosity and eroticized contempt : technical challenges posed by cases of narcissism and perversion, Michael and Batya Shoshani, 2021).

Dans le célèbre thème tragique grec mettant en scène Laïos, Jocaste, Antigone et ses frères et Oedipe, le héros principal porte ce nom du fait de la malformation de ses chevilles.
Dans notre film, le tragique anti-héros porte au talon une marque qui constitue le fil rouge de l’histoire, et qui est vraisemblablement le clin d’œil, et le renvoi, au personnage Oedipe, d’autant plus que l’histoire des personnages du film contient un thème d’inceste, plus grave encore que celui d’Oedipe.

Tout le monde sait que le complexe d’Oedipe occupe une place centrale dans la théorie freudienne, le tout un chacun connait moins les nombreuses élaborations auxquelles il a donné naissance, par exemple autour de la question de la mise en acte. L’enfant serait donc potentiellement atteint et névrosé du fait de la pulsion à se comporter comme Oedipe, mais que se produit-il au chapitre mental quand, comme dans le cas d’Oedipe, l’inceste a effectivement lieu ?

Et donc, le film nous apparait comme une sorte de variation moderne sur un des thèmes célèbres de la mythologie grecque.

Le film raconte une histoire emberlificotée, si ce n’est tirée par les cheveux, et semble nous donner une leçon d’histoire, si ce n’est d’édification des personnalités : Vivez au moyen orient (le film fait semblant de « cacher » les lieux desquels il parle, pays non nommé, lieux aux noms factices, mais cela n’est vraisemblablement que pour mieux désigner le Liban) et vous aurez l’identité psychologiquement ravagée par le chaos dans lequel vous aurez grandi.

Le film semble même (me) suggérer que la tragédie grecque est « petite joueuse », et nous présente des situations que notre civilisation dite moderne a « su » considérablement aggraver.

L’histoire de notre film est ainsi à vomir. Est-ce la condition pour qu’une production cinémato-littéraire atteigne les sommets visés par son auteur ?

Ne fera-t-on histoire qu’au moyen de la brutalité ? Si on élargit, on aboutit à une bizarre théorie ontologique du trauma : « les traumatismes édifient l’individu », ou plus accentué « c’est grâce aux traumatismes que s’édifie l’individu », ou, pire encore « sans traumatismes, point d’évolution ».

Cela renvoie-t-il aux épisodes des parchiot Beréchit (faute de l’arbre, meurtre de Abel), Noah (déluge, tour de Babel) ou vayéra (destruction de Sodome et Gomorrhe) ? Ou encore à l’Exode et à la sortie d’Egypte, évènement fondateur majeur du peuple juif ?

Y a-t-il matière sur base de ce film à traiter comparativement les histoires contemporaines du Liban…et d’Israël ?

Je ne prétends pas traiter de tout cela de façon aboutie, ce serait le sujet d’une thèse d’état et nous sommes sur un blog…(mais si on m’envoie des remarques, je dialoguerai avec plaisir).

Mais je voudrais que l’on note que le sujet qui va ici être abordé a de profondes ramifications, prolongements ou racines selon l’angle sous lequel on va considérer la chose.

Je voudrais quant à moi me limiter à cette référence, dans un livre qui s’interroge sur la possibilité d’aider les patients, à un film qui présente surtout combien un individu peut se trouver ravagé par les situations dont son histoire personnelle est émaillée.

Je veux chercher - et entre autres en réaction à la sur utilisation dans le paysage français du concept « pervers narcissique » - comment aider à une meilleure utilisation du concept, et comment aider - est-il possible d’aider ? - quelqu’un dont le narcissisme aura été perverti, au point de le déséquilibrer psychiquement.

Dans ce film, on ne décèle pas, à première vue, de pervers narcissique.

Qui serait pervers narcissique ? Le sens couramment (et faussement à mon sens) admis - et galvaudé dans le langage actuel - désigne un individu qui abuse de façon perverse de sa relation avec autrui, du fait de ses propres besoins narcissiques.

Dans cette utilisation, tant le mot pervers que le mot narcissique ont valeur de gros mots.

Je voudrais rappeler, comme en introduction, que si le concept est en référence au monde psychiatro psychanalytique, rien de ce monde n’est utilisé à fins péjoratives. On ne pose pas un diagnostic en punition ni même en verdict, mais à fins de soigner.

Le mot perversion renvoie à Freud et à ses « trois essais sur la théorie de la sexualité » de 1905, dans lequel il évoque la perversion, et le terme narcissisme a lui aussi été en premier temps développé par Freud, dans le cadre de la description de l’évolution ontologique de l’appareil psychique.

En hébreu, le mot perversion est identique au mot déviation (y compris quand on parle d’un véhicule qui aura dévié de sa route) et cette identité permet de comprendre qu’avant de parler d’un délit, on parle ici d’une sortie accidentelle de l’axe sain.

Dans le cas du narcissisme, même s’il renvoie à l’image mythologique d’un individu outrancièrement épris de lui-même (Narcisse), son utilisation concerne une part de l’investissement psychique normal, partagé entre intérêt pour autrui, intérêt libidinal de recherche de plaisir, intérêt pour soi-même, et encore d’autres.

Nous avons tous du narcissisme, il est souhaitable que nous en ayons, il faut essayer de voir quand ce narcissisme est constructif ou destructif, quand il sert ou dessert les relations à autrui. Au sens professionnel, la perversion narcissique désigne les situations où le narcissisme a dévié de sa route, et est devenu plus malsain que sain, pour l’individu lui-même ou pour son entourage.

Un individu qui souffre d’une image de soi surtout négative est un pervers narcissique. La question est de savoir ce qu’il fait avec cela. S’il souffre ou fait souffrir les autres, s’il travaille le sujet ou tente surtout de l’éloigner de lui-même. Si cela l’empêche d’établir puis de maintenir des relations interpersonnelles, ou de couple, ou si cela dénature ces relations.

Dans le film, on ne voit personne humilier personne intentionnellement, on ne voit pas de relations interpersonnelles, et on ne voit pas la souffrance psychique ressentie.

Dans le film, on voit comment la société moderne, (ou peut-être archaïque ?) détruit les individus, les fait souffrir au point qu’ils deviennent des bourreaux, des violeurs, des assassins, ou des victimes, violées et torturées.

Personnellement le film m’a fait dans un premier temps remercier le ciel de n’avoir pas grandi au Liban, ni au Canada. Le Liban (sans être nommé expressément mais c’est de lui qu’il s’agit) est présenté comme l’enfer sur terre, ravagé d’incendies (le titre du film), tandis que le Canada, qui est un pays où l’eau domine, peut finalement - par l’eau, qu’on aurait souhaité antinomique, thérapeutique au feu - autant occasionner des tragédies psychiques que le feu. Et on est visiblement conviés à se demander combien toutes ces guerres ne sont pas de la perversion narcissique généralisée, qui pousserait ainsi des peuplades presque identiques les unes contre les autres, persuadées d'être humiliées ou meilleures l'une que l'autre.

 

Mais je veux rester sur la question de l'individu et revenir sur ceux que le film nous montre.

Le personnage central du film, Nawal, a ainsi énormément souffert, au point d’avoir été puissamment traumatisée, au Liban, et c’est au Canada qu’elle élabore comment gérer - post-mortem ! - sa souffrance.

Avait-elle besoin pour cela de tant nuire psychiquement à ses propres enfants ? Aurait-elle eu la capacité de les épargner ? La souffrance psychique qui leur est ainsi infligée est-elle préférable à ce de quoi leur esprit a été inconsciemment nourri ?

Ou, en d’autres termes - et si c’est la question (une des questions) que pose le film - un individu devient-il pervers narcissique du fait de messages inconsciemment ou consciemment véhiculés ? Un individu combat-il mieux ses difficultés narcissiques en affrontant ouvertement les vérités du passé ?

Les deux jumeaux du film vivront-ils une meilleure vie maintenant que leur mère (décédée) leur a asséné la réalité de leur naissance ? Ou ne se trouvent-ils pas maintenant dans la situation d’avoir à panser des plaies dont ils n’avaient aucune conscience, en plus de celles desquelles ils souffrent déjà ?

Il y a bon nombre d’allusions dans le film à la façon lacunaire (et peut-être donc nocive) par laquelle cette mère a élevé ses enfants. Au vu de son histoire, on ne peut que compatir, et comprendre, mais le film montre aussi comment les enfants n’élaborent pas le sujet, patiemment, dans le cabinet du thérapeute, mais au contraire le subissent comme par le biais d’un rouleau compresseur, contraints par une exigence testamentaire à aller interroger le passé au Liban. Et après la mort de leur mère de surcroît. Et pour aboutir à une telle situation tragique qui met Oedipe et la mythologie grecque au rang de petits joueurs.

Je crains de ne désavouer un peu tout l’ensemble. Non que je critique la création d’œuvres violentes dans l’absolu, mais du fait du caractère malsain et des effets secondaires de la tragédie ici présentée (après avoir été inventée).

Dites que la politique coloniale (de la France en l’occurrence) au moyen orient a fait plus de dégâts que n’a apporté de progrès. Dites que les guerres et certains atavismes culturels sont nocifs, mais pourquoi établir de telles équations ? Pourquoi faire l’apologie (indirecte mais très fortement suggérée) des actes de cette pauvre femme ? Et surtout pourquoi tenter d’ériger en mythe ce qui est un cas quand même très loin d’être générique ?

Pour venir suggérer que de même que le complexe d’Oedipe est universel, alors il convient d’élever les évènements contemporains au rang de mythe ?

Si, dans la Vienne du début du 20ème siècle, on souffrait surtout de névroses œdipiennes, souffre-t-on aujourd’hui de la contamination de la perversion narcissique du fait de ce que nous a apporté le 20ème siècle ?

La perversion narcissique ne trouve pas sa source dans la guerre extérieure mais dans ce qui se joue entre parents, enfants et le monde extérieur, en particulier au chapitre de la crainte de ne pas être capable de réussir à l’école, en société, au travail. On peut très bien imaginer comment un enfant qui grandit dans le giron d’une personne hautement traumatisée développera de tels troubles, mais ceci n’engendre pas forcément cela.

Elle ne se traite à mon sens que dans le cabinet du thérapeute, en traitement à long terme, et le succès n’est pas garanti pour cela, et certainement pas d’entrée de jeu, mais il est malsain de ne faire que la décrier, ou revendiquer d’en avoir été victime.