Rétrospective 1



Rétrospective

Table des matières :


1. Photos
2. Texte
3. Petite "autoviographie" (3 épisodes)
4. Wissous (4 épisodes)
5. Servandoni (4 épisodes)
6. Maïmo (5 épisodes)
7. Les e.i.s (8 épisodes)
8. lycée français (3 épisodes) - la suite est à la page "rétrospective 2".



Avenue Ledru Rollin, Paris.




Ecole primaire Jean de La Fontaine, Wissous. CE1. première rangée, premier à partir de la gauche, 1961/62.

un vélo routier motobécane modèle 1965. Le mien était gris, et peut-être un peu plus petit.
Je sillonnai dessus toute la région entre 1965 et 1970.

Je commençai la classe de seconde fièrement juché sur une pétrolette à trois vitesses flambant neuve du modèle ci-dessus, dans l'achat de laquelle j'avais investi tout le pécule que la bar mitzva et quelques économies m'avaient permis de constituer. Elle était rouge - et non jaune - et j'éprouvai un réel plaisir à la conduite qui comprenait le passage manuel de trois vitesses. Un plaisir qui dura environ trois mois..jusqu'à ce samedi de décembre où par un brouillard et une bruine collante je me retrouvai subitement coincé sous la mobylette, elle-même écrasée par le train arrière d'un énorme camion. C'était à un carrefour proche de l'entrée dans Paris sur la N20 embouteillée comme un samedi soir d'avant Noël. J'étais arrêté à sa droite et n'avais discerné aucun clignotant qui indiquait qu'il allait tourner à droite.  Nous démarrâmes ensemble, et la violence de son braquage à droite associée à l'humidité firent que je fus pris en un rien de temps et qu'il me roula littéralement dessus. Je me souviens encore l'entendre commencer par me crier dessus une fois s'être arrêté et être descendu de sa cabine. Je me souviens lui avoir répondu sur le même ton. La suite ne fut pas glorieuse : comme le dit plus tard le médecin de Wissous, le cric du camion fut manié apparemment par un intellectuel, et c'est ainsi qu'une fois le camion élevé de quelques centimètres, au moment où je dégageai précautionneusement ma jambe, le camion retomba soudain. J'entends encore nettement le clac de ma cheville en train de se casser à deux endroits, me gratifiant d'une fracture bi-malléolaire, dite de Dupuytrein, celle que l'on se fait généralement par faute de quart au ski...tout cela juste trois jours avant de partir au ski. Ce qui me valut trois mois de plâtre, et ne m'immobilisa en fait que très peu. Je me souviens que je faisais la course dans les couloirs du lycée avec Jacques Descatoires dont les jambes étaient presque plus longues que mes béquilles, je me souviens avoir manifesté dans les rues de Paris la jambe droite bardée d'une botte blanche, lourde et épaisse.      

Venise 1972

juillet 1973 - Le Mont Dore.

Septembre 1974. Retour (ou plutôt entrée en scène) de l'appareil photo.

Sur la moto de Jean Michel en décembre 87. Cette sortie est un monument de vécu. Je vécus au cours des deux heures que je passai sur cette moto une experience extraordinairement riche et variée au plan émotionnel, tellement profonde et personnelle que je ne vois rien d'étonnant au fait que de chères images du passé y prirent une part importante. En visite chez Jean-Mi et Flo, alors que nous étions en famille de passage en France, je découvris qu'il s'était mis à circuler à moto. Il me la montra et me proposa de l'essayer.Tout d'abord, je fus emerveillé de la seule opportunité qui m'était offerte de remonter sur un deux roues. Et quel deux-roues ! J'avais commencé ma carrière de motocycliste avec cette super Peugeot à 3 vitesses - quoique d'une cylindrée de 50 cm3 uniquement - , carrière qui s'interrompit brutalement à peine trois mois plus tard avec mon dramatique accident, le samedi soir 19 décembre 1970 au carrefour du kremlin bicètre sur la N20, et qui reprit  passés les quelques 6 mois de plâtre puis de réinsertion dans la vie normale, mais à plus bas bruit. Je me rachetai une mobylette, mais une plus sage, une automatique, celle sur laquelle circulaient quadra et quinquagénaires, une qui n'était à celle qui avait été détruite dans l'accident que ce qu'un cheval de manège est à un étalon, une pour laquelle je n'eus jamais de veritable sentiment.  En 1987, être en possession d'un permis de conduire voitures donnait encore automatiquement le droit de conduire des deux roues de cylindrée inférieure ou égale à 125 cm3. La moto de Jean-Michel était la conversion de ce droit en réalisation de rêve : une moto de style-look tout terrain, de la cylindrée appropriée, mais avec la nervosité maximale, l'aubaine en quelque sorte. Je reçus de Jean-Michel  les succintes informations qui me manquaient, j'attachai le casque, fermai les gants et embrayai et m'insérai dans la circulation, le pied fort inexpérimenté sur le sélecteur de vitesses mais les commandes manuelles et d’équilibre encore en mémoire vive. J'ai toujours adoré la conduite, et la conduite à moto plus encore. Moi qui déteste le vent, j'adorais le contact de l'air que l'on traverse à près de 80-100 km/h, même par temps froid et de brouillard. Je fis un véritable festival du "tu veux faire un tour?" auquel  j'avais été convié. Je fis en un rien de temps les quelques 20 kms qui me séparaient des lieux vers lesquels, attiré comme sous l'effet d'un aimant, j’étais en route avant même de l’avoir décidé. Par ce climat détestable de décembre, le même que le jour de mon accident de 1970, sur une asphalte collante et glissante, je filai, retrouvant d’instinct des chemins sur lesquels je n’avais plus roulé depuis près de 10 ans, me retrouvant rapidement sur la plaine qui séparait Chilly Mazarin de Wissous. Sur cette route, que je faisais quotidiennement en vélo de la 6ème à la 4ème, on souffrait du vent debout, on faisait la course, on guettait les avions qui passaient au dessus de notre tête au décollage et à l’atterrissage pour Orly. De cette route j'ai plus de souvenirs que de tout le temps que je passais en classe ces mêmes années. En fait, ce jour, j’étais en route non pour Wissous ou Morangis, mais pour Antony, pour l’avenue Lavoisier qui menait au lycée mais surtout pour les rues alentours, où je faisais rituellement un tour, à peu près à chaque fois que je passais par là-bas…pour des raisons connues de moi seul à l’époque. Je parcourus rapidement ces quelques rues, pris ma dose de bain de nostalgie, et repris le chemin du retour, pour me retrouver dans le vieux Wissous à la hauteur de la chaumière des Mitéran où j'avais vécu tant de choses,  à l’heure avancée du crépuscule…face à ce que je dois de considérer avec le recul comme une hallucination. Sur le trottoir, se tenait une fille blonde dont la vue me serra la gorge. Je ne pouvais accepter que se trouve là, en ces heures indues de fin d‘après midi sombre et crasseuse, celle que j’avais espéré retrouver au quotidien de longues années durant. Un peu interloqué quand même, j’hésitai un instant mais tranchai bientôt d’un embrayage sec, et je traversai le carrefour au maximum de vitesse que je m’autorisai d’imprimer à la machine, prenant en fait la fuite comme je l'avais régulièrement fait, prenant la fuite de mes fantasmes et de mes rêves, les relégant une fois encore à la gamberge. Sur la route, persuadé que j'avais bel et bien vu  - contre toute attente - et non halluciné, réfléchissant à la raison qui m’avait contraint à demeurer le visage dissimulé derrière le casque intégral,  je ne regardai plus rien hormis la chaussée. Un quart d’heure plus tard, j’étais de retour à Juvisy, où je revenais vers la réalité, vers de vraies relations, vers les miens, vers des gens qui commençaient à s’inquiéter du temps que me prenait ce « petit tour », qui reste jusqu’à aujourd’hui –et je ne date pas !- précieusement gravé dans ma mémoire.



Les Prés (04) - février 76 ou 77.

Petite "autoviographie"

Episode 1. Au delà du principe de plaisir.

Il n’aura échappé à personne, citoyen ou s’étant récemment déplacé dans notre petit pays, qu’il est devenu impossible d’y circuler tranquillement. Même en restant sioniste de cœur, même sans pour autant revendiquer l’annexion des territoires, même sans souhaiter le retour de l’état de guerre avec l’Egypte comme prélude à la récupération du Sinaï,  il est impossible de ne pas parvenir à la conclusion que le lieu est surpeuplé, et surtout que le réseau automobile est saturé bien au-delà des limites du supportable.

Je prononce donc ci-après une oraison funèbre à peine anticipée : il ne faudra pas longtemps avant que nous ayons définitivement cessé de nous déplacer en voiture. Dans un premier temps trop de gens, bouchons inextricables ; dans un second temps, plus de fer, plus d’acier, plus de carburant…

Enfant de la seconde moitié du vingtième siècle, les voitures m'ont accompagné depuis la première enfance. Avec Michel, mon cousin et premier compagnon de jeu, nous les identifiions, lui par des noms qu'il leur choisissait, ( la 203 était "la pauvre" ), moi, par leur nom. Elles m'étaient importantes, tant au format réel, qu'au 1/43ème, qu’au format « matchbox ».


Enfant, j'ai reçu bon nombre de petites voitures, que ce soit à l'occasion d'un anniversaire, d'une sortie de chez le dentiste, ou au retour de mon père d'un des voyages réguliers en Angleterre où le menait son activité professionnelle. 

 J'ai encore le souvenir des dernières petites voitures qui étaient restées mon univers quotidien à un âge où on s'est déjà débarrassé des jouets de l'enfance, où on a encore son train électrique mais il prend la poussière dans un carton en attendant d'être une nouvelle fois - une dernière fois? - assemblé, un âge où on a déjà reçu son "secrétaire de grand", assis auprès duquel on est censé se retrouver au jour le jour pour faire ses devoirs. Je n'avais pas intériorisé à cet âge de pré-adolescence qu'il me fallait faire des devoirs, qu'il me faudrait désormais apprendre par apprentissage, je continuais à préférer m'en tenir à la situation où le savoir pénètre par osmose sans qu'on ait besoin de faire les efforts pour.

Anna Freud aurait parlé de passage de l'enfant du principe de plaisir au principe de réalité. Il y a sûrement sur quoi fonder une telle formulation, mais elle est très scolaire, très fonctionnelle : je lui préfère celle du passage du cerveau droit au cerveau gauche. Dans la plus tendre enfance, nous apprenons vraiment par osmose, sinon par contact, par attachement aurait dit John Bowlby. L'intuition - dont je ne sais combien elle est vérifiée scientifiquement - d'Allan Schore, neuropsychanalyste californien, est que le cerveau droit est le siège de l'Inconscient, et qu'en outre, son rôle est au moins double. ll permet à l'individu d'engranger les situations affectives et de développer son affectivité, il permet en outre, et au prorata de cet engrangement, de développer le cerveau gauche, celui qui devient dominant dans notre activité, passé le premier âge, celui de nos capacités cognitives d’individu adulte.

Quand nous "apprenons" par le cerveau droit, c'est comme quand le bébé apprend à parler, c'est sans effort et à un rythme ahurissant. Avec le cerveau gauche, les choses vont plus loin (si on veut assimiler par exemple le cycle de Krebs, il n'y a pas d'autre voie que la file de gauche..) mais sont beaucoup plus laborieuses. Douloureuses, rébarbatives, tributaires de l'effort. Elles étaient très rébarbatives au pré-adolescent que j'étais.

Il me restait donc quelques petites voitures que j'affectionnais particulièrement, que je manipulais, faisais circuler, se garer, alors que j'aurais dû être en train de faire ces horribles thèmes ou versions, ou ces non moins rébarbatrices explications de texte. Dans un autre texte, il faudra examiner cette question, interroger les suspects, déterminer les coupables. Pourquoi n'aurais-je pu aimer ces études ? A qui la faute d'une vie scolaire vécue comme repoussoir?

C'était encore un âge où la vie, de mon point de vue, se passait dehors, sur deux roues ou un ballon au pied. C'était déjà un âge où je n'attendais que le moment où il me serait donné de conduire pour de vrai.

Je rêvais à cela et travaillais à cela en permanence. À l'àge de 11-12 ans je réussis à convaincre ma mère de me laisser le volant de la 2CV sur quelques dizaines de mètres d'une route déserte de la côte d'opale, Berck, Boulogne-sur-mer, où nous allâmes plusieurs années pour les vacances de la toussaint (je suppose que c’est la proximité de la mer et non le climat qui expliquait un tel choix géographique...).

Une de ces années, lors d’un passage par Le Touquet, je reçus aussi un tour sur un circuit de voitures de cross-course pour enfants. Dans mon souvenir, le circuit etait bordé de bottes de paille, les voitures devaient bien rouler à 50-60km/h. Et je garde un souvenir ému de ce tour. Il me semble même que je "mis dans le fossé" un autre conducteur en herbe, sans vraiment faire quoi que ce soit pour,  mais à l'occasion d'un semblant de course dérobé (je suppose qu'il n'était pas prévu ni autorisé de vraiment faire la course, mais, nourris des aventures de Michel Vaillant, nous ne voulions que cela et donc cela s'improvisait).

À cet âge je commençai à parlementer régulièrement pour obtenir le droit de descendre muni des clés de la voiture avant les départs avec les parents. Je prétendais ne faire que démarrer la voiture mais je fis ainsi mes premières armes, mais premières manœuvres, mes premiers essais de créneaux. 

Dans l'ensemble tous ceux-ci se passaient bien, je m'entraînais à embrayer, à manœuvrer, et cela se passait en espaces protégés, sur le parking derrière notre immeuble, ou dans la rue elle-même, mais nous étions encore à une époque où les petites rues de banlieue étaient vides et peu fréquentées. J'ai cependant le souvenir de deux épisodes de nature à porter un peu d'ombre sur ce tableau idyllique. Le premier épisode se passa à La Troche, où habitaient mes grands-parents, où nous passions tous les dimanche après-midi (voir page « rétrospective » de ce même blog), les adultes, à bavarder ou à jouer aux cartes, les enfants à leurs activités toujours enfantines, pas toujours honnêtes ou raisonnables. C'est ainsi qu'un jour mon père survint à temps, prévenu je ne sais par qui ou par quelle intuition,  au moment où la grosse 404 break était en train de ne pas m'obéir suffisamment  ( moi qui la manœuvrais...sans la clé, moteur éteint, tentant de profiter de l'inclinaison de la rue pour parfaire l'éloignement du trottoir ), évitant ainsi une (petite ?) collision avec trottoir, poteau ou autre véhicule, collision qui ne se produisit pas, un peu comme par miracle. Le deuxième épisode fâcheux survint alors que j'avais plutôt 15 ans environ, ou en tout cas un âge où démarrer la voiture et la garer ne me suffisaient déjà plus. J'étais descendu comme d'habitude avec les clés quelques 10 mn avant mes parents et à leur arrivée, mon père me fit savoir sans détours qu'on entendait dans toute la rue -  et beaucoup trop fort - les crissements de pneus de mes démarrages en trombe à répétition.

À ma naissance, mes parents avaient un modèle de Ford dont je n'ai aucun souvenir concret. Dans mon souvenir il s'agissait d'une voiture avec bois intégré à la carrosserie, il s'agissait d'une ford mais je n'en sais pas plus. Je l'imagine un peu ainsi .

De cela je pense que mon père passa directement à la 403 . Une 403 grise, break, dont j'aimais particulièrement le tableau de bord et surtout le réservoir à essence dont l'accès était dissimulé dans le feu arrière droit. Mon père eut ainsi plusieurs voitures break parce qu'elles étaient au compte de son activité professionnelle et la législation imposait une voiture « commerciale ».

Il en changeait relativement fréquemment, ce qui continue à ne pas être devenu la norme en Israël cinquante ans plus tard mais qui l'était déjà en France, en tout cas chez les commerçants, ceux qui déduisaient l'achat de la voiture de leurs impôts.

Deux 404 breaks succédèrent ainsi à la 403 et ce n'est qu'après cette deuxième que mon père reçut du galon et acquit le droit de rouler en berline.






Avec la première je le souviens du voyage en Allemagne que nous fîmes, probablement autour de mes 7-8 ans. Je me souviens de la crainte mêlée de réticences qu'avait déclenché en moi ce voyage, je suppose dans le sillage de ce que ressentaient et exprimaient mes parents. Se trouvaient en Allemagne, à Düsseldorf, Yaakov Fliederbaum et sa famille, l'unique cousin paternel de ma mère, qui a toujours su placer ma mère en position de conflit par rapport à tout ce qu'il fit. À cette époque, après avoir fait son alyah de Pologne puis participé à la guerre d'indépendance comme soldat britannique, après s'être marié en Israël et y avoir eu un premier enfant, il avait eu l'intuition qu'il fallait en repartir pour pouvoir réussir dans le commerce, ce qui l'avait conduit en Allemagne, très peu de temps en fait après la shoah, à une époque où s'installer en Allemagne n'allait pas de soi pour un juif, aux yeux des juifs. De ce voyage, je me souviens surtout des trajets en voiture, que je faisais déjà à cet âge, in déplaçable du siège arrière gauche, celui d'où je pouvais au mieux m'imaginer en train de moi-même conduire la voiture, et d'où je gardais les yeux rivés sur la route, comme en leçon de conduite. Je ne cédai cette place que du jour où j'eus moi-même le permis de conduire. Je ne me souviens ainsi d'aucun paysage mais conserve bien entendu en mémoire inséparable de ce voyage la sensation étrange de rouler en Allemagne, moi qui ne pouvais voir passer la moindre voiture allemande sans en observer les passagers et me demander ce que eux-mêmes ou leurs parents faisaient en 39-45. Je n'ai aucun souvenir de paysage de tout ce voyage et il est clair que la seule raison à cela est la censure exercée par mon inconscient, par mon cerveau droit.


Episode 2



À cette période de mon enfance, les voitures se répandaient et se démocratisaient et elles étaient aussi entrées chez les autres membres de la famille. Mon oncle Simon, père de Michel et Daniel, circulait en Fiat 1500, et mes grands parents s'étaient aussi mis à la voiture. 



Une étape qui fut riche en émotions. Après une première tentative avant-guerre, pionnière s'il en fut mais qui se termina dans un platane et remit mon grand-père pour trente ans au stade de piéton, ils passèrent tous deux le permis à un âge avancé, ma grand-mère après mon grand-père, et leurs premiers pas à l'un comme à l'autre furent juteux. Ils achetèrent une 4CV Renault, voiture réussie s'il en fut au plan esthétique, voiture qui leur allait doublement fort bien : mes grands-parents étaient à mes yeux des petites gens à qui une petite voiture convenait mieux qu'une quelconque berline de taille normale ou grande, et ma grand-mère était très petite de taille. 



Ils eurent quatre  ou cinq voitures qui furent toutes des voitures de bas de gamme, et de petite taille. La conduite leur  resta une aventure au long des presque 25 ans où ils conduisirent. L'aventure doubla d'intensité émotive quand ma grand-mère eut elle aussi son permis et où cela parut apparemment si surdimensionné aux yeux de mon grand-père, ou à leurs yeux à tous les deux, qu'il avait lui la responsabilité du frein à main (passe encore), mais aussi du rétroviseur ! Quand elle prenait le volant. Le plus excité par leurs aventures sur la route, ou dans les rues de Paris, était mon cousin Daniel qui éclatait de rire à chaque manifestation de tension à laquelle il lui était donné d'assister, ce qui ne manquait pas d'exaspérer mon grand-père en particulier, celui chez qui se concentrait toute l'impatience et l'irritation provoquées par la situation. Après un nouvel épisode juteux de voiture bloquée (gue-kalet' comme ils disaient sur un ton de dépit teinté de colère) dans la monté"e de la rue de la montagne Ste Geneviève, ma grand-mère renonça rapidement et se fixa sur le siège du passager. Mon grand-père, lui, qui ne manquait pas d'acharnement, conduisit beaucoup, en France puis en Israël. Il conduisit jusqu'à un âge avancé, jusqu'à un âge où sa patience ne s'accroissait plus beaucoup, et où et il grillait plus souvent la priorité qu'il ne la laissait, un âge où son acuité auditive ne lui permettait plus d'entendre le moteur que très vaguement. Un voisin l'ayant obligeamment prié de le dispenser du bruit de boeing au décollage tous les matins sous sa fenêtre - il faisait tourner le moteur à chaque démarrage comme un avion au décollage -, il prit la sage décision de s'arrêter, soutenu en cela par le ministère des transports qui exigeait de lui de nouveaux et trop fréquents examens de santé, suivis de vérifications. Ce fut une décision que personne de son entourage ne contesta.

La voiture était une part non négligeable du vécu de la rue à Wissous et dans la banlieue où je vivais. Les jeunes adultes de 18-25 ans consacraient beaucoup de temps et d’argent à acheter leur première voiture, puis à investir dans son esthétique et dans l’amélioration des performances, à grand renfort de pots d’échappement, bas de caissses, pare chocs et autres accessoires. J’ai en mémoire deux adolescents d’environ huit ans mes aînés qui parvinrent donc à l’âge du permis de conduire alors que j’avais dix-onze ans. Ils habitaient un en face des fenêtres de ma chambre, l’autre en haut de la rue des écoles et ils se livraient entre eux à une sorte de compétition de la voiture la plus bichonnée-aménagée-bricolée. Ces voitures passaient ainsi dans la rue suivies de toute la bande d’enfants enthousiastes dont j’étais. Il y eut ainsi une 4 cv transformée en turbo « de course » à l’extrème limite du ridicule, une 2CV, et surtout une traction avant qui était déjà à cette époque une officielle et noble antiquité. Elle descendait la rue d’une façon qui rappelait plus une péniche dans un canal qu’une voiture sur la route mais tout en elle était folklorique.


  

Je vécus avec fierté l'accession de mon père au stade de la voiture berline et non plus commerciale, quel esprit bizarre que celui des garçons !

C'est ainsi que j'ai un souvenir très particulier d'une virée chateaux de la Loire que nous fîmes, mon père, ma soeur et moi, quand mon père circulait déjà en DS. La DS était revêtue à mes yeux d'une sorte d'aura particulière. La DS évoquait à mes yeux plus le vaisseau que la voiture - une association qui n'est sûrement pas si personnelle que cela ( la DS ayant eu une réputation mondiale très particulière, très grand style ), mais qui m'en rappelle une autre, entièrement personnelle celle-là : les 6 premières années de ma vie, j'habitais avenue Ledru Rollin à Paris, et une des activités régulières était de se rendre au jardin des Plantes. Depuis les premiers temps où j'accédais à la lecture, je me souviens avoirt eu une relation particulière avec un restaurant situé sur le trajet et nommé la Frégate. Dans mes oreilles, les mots DS et Frégate évoquent des caractéristiques voisines, de long voyage, en situation un peu féérique.  



Je suppose que je devais avoir dans les  12–13 ans, et j'ai surtout le souvenir de ces trajets à grande vitesse sur les petites routes de l'orléanais, les mêmes routes que je parcourai quelques 6 -7 ans plus tard moi-même au volant, lors de ces virées sans buts qu'il m'arriva plusieurs fois de faire. Lors de cette escapade des chateaux de la loire, je me souviens avoir été en situation de jeu d'enfants avec Anne, ma soeur, et de m'être soudain arrêté et plaqué coi le dos au siège,  mon oeil ayant attrapé le compteur de vitesse. Nous roulions à très grande vitesse. Cela exigeait le calme, cela faisait peur. Peut-être a posteriori me suis-je plaqué au siège en réaction au silence glacé qui provenait de mon père à cet instant. Je le vécus sur le moment comme l’expression d’une colère réactive à notre comportement, je me suis demandé par la suite à quoi pouvait bien être son esprit en ce moment, où ma mère n’était pas avec nous pour une raison qui avait été tue.

Mon amour de la conduite entretenait une relation étroite à la peur. La route m'attirait, me fascinait, me faisait peur aussi. Très tôt, j'avais la conscience que la route pouvait aussi tuer. Une conscience que je re-découvre, par le cerveau droit semble-t-il,  au détour de l'écriture de ces lignes. Elevé entre autres sous le signe du dogme "pas de nouvelles, bonnes nouvelles", il était chez mes parents virtuellement interdit de s'inquiéter. Je pense a posteriori que la guerre n'y était probablement pas pour rien mais la consigne n'en était pas moins ferme. Ne pas s'inquiéter. Je l'étais donc en secret, ne pouvant - jusqu'à un âge avancé - que difficilement supporter le retard de quelqu'un d'attendu, plus particulièrement s'il devait arriver en voiture. 

J'ai - peut-être de cette époque et de cette virée des châteaux de la Loire - un lien particulier au petit matin et aux petites routes désertes le matin à la fraiche, et je dois surtout avouer que je n'ai qu'un très superficiel souvenir des châteaux, ceux-ci se trouvant complètement occultés par les souvenirs relatifs à la route et à la voiture.

J'abordai sans grand enthousiasme le voyage familial que nous fîmes l'été de mes 14 ans.  Mon père avait eu quelques mois plus tôt un accident qui faillit lui coûter la vie et dont il ne sortit qu'avec le bassin fracturé en plusieurs endroits. Ce fut un accident causé par la direction assistée de la DS qui le lâcha subitement et provoqua le dérapage non contrôlé de la voiture. Mon père fut sauvé par le miraculeux concours de deux circonstances : le fait de conduire non attaché et le fait que la DS ait été conçue avec un toît indépendant de la carrosserie. Lors du choc de la voiture contre un poteau, le toît fut arraché et mon père expulsé de son siège et de la voiture par le trou, juste avant que le poteau ne s'abatte sur la voiture, à l'endroit même du siège du conducteur ! 
Mon père en garda la tendance à ne pas attacher sa ceinture en voiture et dut subir quelques mois de rééducation. Nous partîmes en vacances en 2CV avec l'explication que les sièges de cette dernière convenaient mieux à l'état de son bassin que des sièges plus modernes et plus capitonnés. L'Angleterre à 14 ans ne s'affichait pas chez moi comme un programme très attrayant mais le résultat fut plutôt agréable. Je découvris ce pays, et Londres en particulier, nous eûmes ainsi l'occasion de faire connaissance un peu plus avec la famille d'Angleterre, et le tout me reste comme un bon souvenir. Dans la famille restèrent célèbres les passages de la région des lacs qui comprennent quelques montées très raides dans lesquelles les grosses voitures peinaient alors que notre 2CV passait sans effort.


Mon père ne garda apparemment pas rancune à Citroën, qui l'avait trahi par la défaillance mécanique mais sauvé par la conception non conventionnelle du véhicule, et il se racheta une DS...sans direction assistée cependant. J'ai un bon souvenir et ai gardé un sentiment particulier pour les voitures de cette marque. La DS était une voiture très confortable et au moins aussi particulière que la 2CV ou même que l'AMI 6 seule voiture pourvue d'une vitre arrière bizarrement parallèle au pare brise. Jusqu'à aujourd'hui, cette marque a continué à se singulariser par des voitures "autres", différentes, qualité d'autant plus appréciable en ces temps où presque plus rien ne différencie une voiture d'une autre au plan esthétique. Il ne resterait plus qu'à élever un peu la barre du contrôle qualité...

En ces temps, nous étions devenus une famille citroën- mon père en DS, ma mère en 2CV puis en Ami 8, voiture dont je reçus l'usufruit dès l'obtention du permis et avec laquelle je fis mes premières véritables armes, une fois ayant passé le permis de conduire – enfin ! après environ 15 ans d’attente et en ayant quand même réussi à se faire recaler une fois alors que le moniteur d’auto-école m’avait considéré sachant conduire dès la deuxième leçon.



Mon accès à la route en tant que conducteur survint juste après le dernier épisode familial salé suivant : nous attendions Jack, que nous ne connaissions pas encore, et qui venait chez nous, teenager fraîchement bachelier, passer un an à Paris. Nous allâmes le chercher à l’aéroport muni des deux voitures dans la perspective de pouvoir intégrer une cinquième personne lourdement chargée de bagages. Jack eut le privilège d’atterrir un jour de pluies diluviennes comme il n’en tombe heureusement que rarement et nous prîmes le chemin de retour vers la maison alors que les rues étaient ruisselantes de pluie, jusqu’au moment où une énorme flaque nous barra le passage. L’ami 8 passa sans encombres, l’eau touchant le bas de caisse. Encouragé, mon père s’avança prudemment au volant de sa toute nouvelle 504…



et se retrouva coincé au beau milieu de la flaque, moteur noyé. Jack, dont le sens de l’humour était la principale qualité ne manqua pas de se remémorer l’épisode grâce auquel il avait fait sa première entrée dans la maison Pisanté pieds nus et pantalon semi trempé roulé jusqu’aux genoux. Ca a dû le changer brutalement de l'ambiance "New Jersey" qui était son quotidien et il a dû à ce moment prendre conscience de ce qu'une année à Paris pouvait lui réserver comme dépaysement.


Episode 3   

L’ami 8 était d’esthétique originale, comme presque toujours chez Citroën, et avec elle je passai    « définitivement » (jusqu’à mon retour au vélo en 2003, donc 30 ans plus tard) du deux roues à la voiture. Avec elle nous partîmes à quatre, fin juin 1974, passer une après-midi à Houlgate. René et Emilie se baignèrent dans une eau que Renée et moi n'imaginions même pas effleurer du pied. Ce voyage fut la principale heure de gloire de cette Ami 8 dont le démarreur avait la malencontreuse spécialité d'un fonctionnement alternatif : "un coup je marche, deux coups je marche pas"...Avec elle je fis des kilomètres sur les routes de la beauce et de l’orléanais, étant redevenu asthmatique et ne trouvant pas de meilleure façon de « passer les crises » qu’en étant assis au volant.

C’était encore cependant la période citroën et c’est avec une 2CV qui devait appartenir à ses parents que nous partîmes Job et moi faire ensemble un deuxième tour de France.



L’année d’avant nous étions partis en vélo munis d’une tente et nous avions fait un bon parcours, en général sur petites départementales, munis de limonade et de chocolat calés sur le porte bagage avant, posant la tente quelque part sur le côté de la route ou faisant quelques étapes chez des amis de l’un ou de l’autre. Le tour en 2cv avait débuté à Morzine me semble-t-il, au chalet Miteran qui a été et demeure jusqu’à aujourd’hui une base stable de vacances d’été ou d’hiver. Ce tour nous mena au plateau du Larzac après avoir fait les Alpes et la Provence. J’étais déjà branché photo et équipé, et avais donc déjà relativement en permanence un appareil photo au poing droit.


 J’ai rapporté deux pellicules assez réussies (aujourd’hui et depuis l’accès au numérique et la disparition des pellicules et du développement obligatoire et cher, je n’aurais pas ramené moins de deux cents photos du même périple) ayant pris une bonne partie des photos depuis la fenêtre de la voiture aux moments où Job était au volant. Je crois que c’est une des premières fois où je tentais de faire du papier couleur, à cette époque où on faisait essentiellement du noir et blanc ou de la diapo, deux catégories reléguées aujourd’hui presque entièrement aux archives de l’Histoire (enseignant dans une école de photo je continue quand même à côtoyer l’odeur des bassins de développement mais à part de rares lieux comme celui-ci, il n’y a plus de photo argentique). Il y avait en ces années de réguliers rassemblements sur ce plateau, où se rejouait Woodstock, beaucoup moins musicalement et de tendance nettement moins nudiste, mais tout autant du point de vue du nuage de fumée qui planait au dessus. En fin de journée, alors que nous avions prévu de dormir sur place, Job et moi nous regardâmes subitement et dîmes ensemble : « on part ? » et ce fut une des plus belles routes de ma vie. Il nous fallut la nuit pour remonter jusqu’à Morzine et alors que job s’était endormi –depuis environ une demi-heure après être redescendu du plateau – je fis tout le trajet seul réveillé et alors que j’y voyais comme en plein jour. Il devait être pleine lune et je vois de toute façon plutôt très bien la nuit, je me souviens de m’être régalé à peu près de tout, de la tranquillité, de la route, de la 2cv que j’aimais beaucoup conduire, et même du paysage. L’arrivée à 7 H du matin à Morzine avec les croissants fut aussi une part non négligeable du plaisir de cette escapade.

J'ai aimé conduire depuis toujours, non tant pour le côté purement technique de la situation - alors que je le domine en toute modestie très honorablement - mais surtout pour le mode cérébral qui accompagne la situation. Le fait que je domine le côté technique non par habitude mais plutôt du fait de données innées fait que la conduite s'est trouvée très rarement associée en moi à un quelconque stress. Je peux, pratiquement depuis que je me suis trouvé la première fois sur une route, entrer en sorte de pilotage automatique. La conduite ne me demande ni effort particulier de concentration ni effort physique et je peux tout de suite entrer en une sorte de rêve éveillé ou même de méditation. Mon esprit vagabonde beaucoup si je le laisse vagabonder et il m'est possible si je préfère, de me concentrer sur un sujet particulier. J'aime particulièrement cette situation et elle est fondamentalement différente pour moi de celle où je suis assis dans un autocar, un train ou un avion. Dans ces derniers cas, je suis par nature beaucoup plus soit actif ( lecture, écriture, ou autres) soit plus inactif (sommeil ou film) alors qu'en situation de conduite je suis en état intermédiaire entre ces deux extrèmes. Ceci est peut-être une des raisons qui font que je ne suis pratiquement jamais sujet à l'assoupissement, ni quand je conduis ni d'ailleurs quand je me trouve sur le siège passager. C'est probablement aussi dû à la vigilance comme réflexe de survie, mais cela résulte au moins autant de cet état de veille bien particulier et que j'ai toujours beaucoup aimé. 

Le paysage aussi est appréhendé différemment quand on est en voiture ou quand on est passager qui dispose d'une fenêtre latérale, comme dans le train, l'autobus ou l'avion. Ces différences créent ainsi des vécus de voyage fondamentalement différents. On est psychologiquement en autre posture de si on est assis en tout autre endroit. Au volant, le paysage ne défile pas, il est face au regard, et il l'est en outre selon un cadre (frame) particulier, comme si la focale était imposée sans pour autant être fixe, puisque l’on pénètre dans le paysage, on entre en lui et ainsi les objets se rapprochent du regard, mais le regard conserve quand même la focale. Le regard n'est pas le même, de même que la photo n'est pas la même selon que l'on a un objectif de courte ou de longue focale, et ainsi le pare brise fournit une focale déterminée qui crée apparemment une situation mentale particulière. 


 J’ai ainsi conduit et aimé conduire sur de longs trajets à toutes les phases adultes de mon existence. Dans les premières années qui suivirent l’obtention du permis de conduire je souffrais beaucoup de l’asthme, et surtout je ne trouvais pas – ainsi que mon entourage - le traitement qui permettait d’éviter ou, à défaut, de supporter les crises. Le meilleur "traitement" était pour moi la conduite. C’était la seule activité à laquelle je pouvais me livrer malgré la crise et c’était assis dans la voiture que je souffrais le moins de ce vif inconfort qu'est la crise d'asthme. Je partais donc et je roulais, et le cauchemar de la crise se transformait en rêve éveillé agréable, si agréable que je peux même l’idéaliser en y repensant a posteriori.


La période Citroën prit néanmoins fin avec l’achat, en septembre de la même année, de ma première 4L qui inaugurait le passage à Renault, pour une période qui dura plus de quarante ans, qui dure encore pour ainsi dire, alors que la voiture que conduit aujourd'hui Yaara et sur laquelle Naam fit aussi ses premières armes,  est une vieille Mégane, qui succéda déjà vieille à notre Renault Express arrivée en fin de parcours.

Photo obligeamment fournie par Jack Kassel. Merci Charly !

J'aimais beaucoup cette première "vieille" 4L que j'achetai à un âge que mes habitudes parisiennes faisaient considérer vieux, alors que la voiture avait tout juste 7-8 ans...je ne savais pas encore que je me retrouverais bientôt dans un pays où encore 30 ans plus tard, une voiture de 12 ans n'est pas encore une vieille voiture.

C'était une "trois vitesses" dont l'âge canonique, et le compteur kilométrique arrêté depuis "va savoir quand" au chiffre mirobolant de 76486 kms me faisaient un peu peur, mais elle ne me lâcha à aucun moment, nous conduisit jusqu’au fameux voyage en Angleterre 

Londres. Dan au volant.

où débuta pour Marianne et moi notre vie de couple, et me ramena un jour du Jura dans des conditions assez particulières : c’était l’hiver et les températures avaient brutalement baissé de 20° alors que nous passions la dernière nuit d’un stage de formation. Quand il fallut redémarrer le matin, tout était gelé et la 4L ne se décida qu’après avoir été poussée sur plusieurs centaines de mètres par la voiture d’un copain. Elle démarra et le gel avait atteint une flaque d’eau située à la hauteur des pieds de qui se serait assis sur le siège passager. Je me souviens être rentré à Paris, en essayant sans succès de faire marcher le chauffage, conduisant avec des gants tandis que la flaque de glace ne dégelait pas, jusqu’à l’arrivée. Malgré de si vaillants services, je décidai cependant assez rapidement et sans reconnaissance, de la remplacer pour une plus récente, pourvue elle d’une boîte à 4 vitesses.

Avec cette deuxième 4L nous nous sentions – de façon toute subjective – plus en sécurité, elle nous emmena jusqu’au nord de l’Ecosse, et elle fut elle aussi fidèle que la précédente, y compris le jour où je lui enfonçai le pare choc avant dans un embouteillage que je mettais indûment à profit pour essayer de trouver mon chemin dans un quartier de Paris un peu méconnu de moi. J'étais en route pour un spectacle où je devais rencontrer Marianne et j'oubliai rapidement l'avant enfoncé de la voiture, jusqu'au moment où lors de notre retour le klaxon se mit soudain en route tout seul sans se laisser arrêter. Il était une heure bien au delà de la limite du tapage nocturne et il nous fallut quelques bonnes minutes pour dans un premier temps arrêter le moteur, et seulement dans un second temps comprendre l'explication du phénomène : la carrosserie enfoncée l'après midi coinçait le cable électrique des phares. Ces derniers étant allumés, il chauffa et fondit allègrement créant le court circuit suffisant à la mise en marche du klaxon...

Cette époque était celle de l'engouement maximal pour les EIs. Cela nous mobilisait corps, âme et biens et cela nous emmenait aux quatre coins de l'hexagone si j'ose dire. 

Aux EIs je dois mes grandes émotions du tout terrain de l'époque, largement dépassé depuis la large commercialisation des 4 x 4. Nous nous contentions alors de 2cv que nous faisions rouler sur tous les terrains possibles, et de la fourgonnette du « QG », 404 dans un premier temps, 504 par la suite.

 Je fis aussi une sorte de premières armes de camionneur, ayant dû faire traverser la moitié de la France aux marabouts qu'il fallait porter à repriser, un trajet qu'il fallut faire aux commandes d'un C35 qui procurait des sensations qui m'évoquaient le char d'assaut. Lors d’un de ces transports, nous nous retrouvâmes un jour Marianne et moi soudain en panne sèche : le C35 consommait beaucoup plus à grande vitesse d’autoroute que sur petite route et il fallut faire du stop pour ramener un bidon de carburant.


 A la station, alors que je tentais de me faire prendre en stop en direction de l’endroit où nous attendaient sagement le camion et son chargement, un couple nous accepta du bout des lèvres. Je n’avais pas plutôt ouvert la porte arrière pour tenter de m’asseoir qu’un affreux petit roquet se précipita sur moi en aboyant et me mordit à l’épaule. Je ne m’aperçus que plus tard que la morsure m’avait fait saigner. Le coup de téléphone à l’institut Pasteur ne fut pas des plus rassurants : il était trop tard pour faire quoi que ce soit. Par contre, ils savaient me dire qu’ils n’avaient pas connaissance de cas de rage, et la plaie cicatrisa effectivement sans anicroche.  

C’est ainsi au volant d’une Renault 5 toute neuve, voiture que Renault avait particulièrement bien conçue et qui avait été lancée sous le pseudonyme « supercar »,  que je parcourus le Périgord en expédition de prospection, expédition dont je rentrai ayant signé pour la location d’une maison assez peu réussie mais rapportant sur une pellicule noir et blanc quelques photos qui l’étaient beaucoup plus et qui ornèrent longtemps nos murs. 



C'est aussi dans une belle 2cv vert prairie que nous traversâmes la France du nord au sud et de l'est à l'ouest l'été 77, sous le prétexte du devoir, de l'inspection-tournée de camps, qui fut un peu nos meilleures vacances. Route, montagne, rencontres au gré des camps, avec en prime un crochet touristique privé par Noirmoutier.




WISSOUS. 

1. Huit sources en Essonne (retour aux ? )

Etait-ce une illusion ? Un vécu subjectif d'enfant ou était-ce réel ? Arrivé à Wissous, rue des écoles, en septembre 1961, je reste de cette époque et de ces lieux avec une impression de conquête.

Il y avait alors "le vieux Wissous", avec son église du XIIème siècle, ses lavoirs publics,  les noms de quartiers qui sonnaient vieille campagne ("les glaises"), il y avait le presbytère où régnait le curé à l'ancienne, vêtu de sa longue soutane noire et se déplaçant au volant de sa 2CV, il y avait là-bas d'anciennes boutiques vers lesquelles s'aventurer revêtait des aspects d'expédition, il y avait l'école Victor Baloche, dite du "vieux Wissous", et nous, nous habitions dans ce que l'on appelait alors "Wissous Extension".



Notre rue était neuve, composée pour un côté de la rue d'une dizaine d'immeubles (dont le nôtre, celui du 21) qui constituaient une seule et même résidence, et pour l'autre côté de petits pavillons, chacun entouré de son bout de jardin. Au bout de la rue, un micro centre commercial où venait de s'ouvrir un des premiers supermarchés au nom bizarre Goulet Turpin, dans lequel on vendait les premieres baguettes industrielles (toute une enfance "parisienne" uniquement à la baguette industrielle, celle qui n'avait que deux états : caoutchouc ou biscotte),  où se cotoyaient aussi une librairie-papeterie-cadeaux, Richard, qui était le lien avec le monde extėrieur, avec la ville. On y achetait toutes les fournitures du quotidien, et on y commandait ce qui ne s'y trouvait pas ( tel dictionnaire,  puzzle, lego ou encore ce jeu d'échecs tout en bois que je reçus à quelque anniversaire, et que je possède encore aujourd'hui ), on y achetait de petits appareils photos, dont celui qui fut mon premier appareil et avec lequel furent prises la plupart des photos ci intercalées, et on envoyait par leur intermédiaire les photos à développer. Un magasin d'electro ménager, tenu par la famille Rembur, à qui nous vendîmes notre appartement à notre départ de Wissous en 1977, jouait aussi un rôle central  de vendeur-réparateur, et encore deux ou trois locaux encore vides les premières années,  et qui se remplirent petit à petit, qui d'un essai malheureux, qui d'un commerce qui réussissait à tenir quelques années. 

Quelques dix ans plus tard le Crédit Lyonnais y ouvrit timidement une succursale qui ferma assez rapidement, non sans que j'y ai ouvert un compte au numéro resté identique jusqu'à aujourd'hui. Aussi à cette époque, s'installa, sur le "chemin de la Vallée" - mais qui n'avait de chemin que le nom, une boulangerie-patisserie qui n'était qu'un dépôt, et en fait, l'impression majeure qui me reste de tout ce quartier où j'ai grandi, est celle d'un quartier vide, neuf, en cours d'installation.

L'autobus, le seul autobus, numéro 297, avec lequel on pouvait rallier Paris, ou la ligne de chemin de fer "ligne de Sceaux", à la station Antony, passait rarement, et bien que semi-direct, il lui fallait près d'une heure pour atteindre la porte d'Orléans.

L'école était pourtant en face d'un champ de blé dans le début des années 60, mais elle paraissait neuve, et dans mon souvenir nous y étions peu d'enfants.
photo datant de 1963 approxiamativement...mais sur laquelle je ne figure pas. 

J'ai déjà eu l'occasion de constater que sur des photos de classe de ces années figurent ensemble plus de trente enfants, ce qui infirme cette thèse, mais ceci reste néanmoins mon souvenir, celui d'avoir grandi dans un village, qui plus est, en cours d'installation, en faisant des batailles d'épis de blé à la sortie de l'école, en participant à la récolte des patates ( je crois qu'encore aujourd'hui est fêtée à Wissous une fête annuelle de la patate).

La rue des écoles était, à cette époque, pompeusement nommée avenue, parce qu'elle était bordée d'arbres, des platanes, qui furent arrachés quelques quinze ans plus tard quand il s'avéra que leurs racines commençaient à endommager les fondations des immeubles. 
Mais à notre arrivée, eux aussi paraissaient - et étaient probablement - tout neufs.  C'est de cette époque que m'est restėe une réelle sympathie pour les platanes, leurs feuilles, et leurs fruits en forme de pompons. J'ai réellement regretté leur disparition. Elle m'apparut plus visible encore lors d'une des visites que je fis, dans les années 90, et où j'eus du mal à "retrouver" la rue. On y circulait désormais de bas en haut, plus de platanes. Les mêmes immeubles, les mêmes pelouses, la fenêtre de ma chambre, du salon, mais autre chose.

A cette époque des années 60, les voitures n'étaient pas encore aussi populaires qu'aujourd'hui et la rue n'avait pas souvent l'air pleine. Le concept "chercher une place" n'était alors pas en vigueur à Wissous. On pouvait choisir de se garer devant la maison, ou derrière où il y avait un parking. Avec les années, cette situation changea et j'ai aussi des souvenirs de ce parking plein à craquer, mais mes souvenirs d'enfance sont d'un parking tout le temps vide, situé en bordure d'un vaste espace vert, composé d'allées, d'un enclos genre square pour enfants petits, avec bancs et carré de sable, et d'un espace pour enfants plus grands, avec tobbogan, balançoire, tourniquet, piste de patins à roulettes, et ce que nous appelons "cage à poules" sorte de cube de trois mètres sur trois sur lequel nous grimpions, passions entre les barreaux, brûlions notre excès énergétique.



Ce terrain était notre domaine, tous les enfants de cette résidence, immeubles et pavillons confondus, mais dans mon souvenir, nous y passions moins de temps que dans d'autres endroits bien plus attrayants : les sous-sols des immeubles.

Ceux-ci avaient un double rôle, celui d'y abriter une cave privée pour chaque appartement , et d'être partagés en plusieurs espaces libres, communs, visiblement tous destinés au parking des deux roues et poussettes, mais avec bien plus d'espace qu'il n'en était besoin. 

J'y avais donc mon vélo - avais-je un vélo avant la classe de 6ème ? -  ,et je l'y rangeais  à chaque retour, mais surtout nous jouïons beaucoup dans ces sous sols. J'ai des souvenirs de pétards timidement achetés en cachette à la boutique du vieux Wissous- et que nous faisions exploser dans ces espaces vides où l'écho était largement au rendez vous, à des heures où les adultes n'entendirent peut-être pas : j'ai le souvenir que nous courions, mais pas que quelqu'un nous ait rattrapés ou invectivés.

Nous tenions aussi des réunions de plusieurs "clubs" dont je n'ai qu'un souvenir fugitif mais cependant clair. Mes lectures étaient à l'époque "le club des cinq", et "le clan des sept", et il me parait tout à fait logique, si ce n'est inévitable, que nous ayons été poussés à reproduire ces histoires dans notre quotidien.

L'autre lieu de nos après midis, ou jeudis, était les nombreuses petits chemins dont Wissous Extension avait été pourvu. Je me souviens les avoir sillonnés surtout en vélo, je me souviens que nous y sentions bizarrement à l'abri, sorte de preuve supplémentaire que cette extension était bel et bien une sorte de ville champignon-dortoir, encore peu habitée à l'époque, et dans laquelle les adultes ne rentraient qu'à la fin de la journée, l'ayant abandonnée aux enfants depuis le matin. 

Nous passions aussi pas mal de temps à explorer tous les alentours, les quartiers "Fribouli" ou "bois de Montjean" qui séparait Wissous de Fresnes et de Rungis, ou encore "les glaises". Ce dernier quartier si je me souviens bien était comme un plateau et il me semble que nous avons quelques fois construit ã l'aide de planches et de roulettes de récupération, des sortes de kartings avec lesquels nous nous lancions sur la rue en pente.

Que sont devenus les protagonistes de cette vie qui était collective pour une bonne partie, mais dont peu de noms restent dans la mémoire? Qui saurait aujourd'hui où se trouvent Philippe Luciani, Pascal Andriessens, Christian Devos, Yvan Chabanaud , Jeau Luc Bourel, Dominique Lefort, Daniel Sicard, Le Garlantezec, Rougier, Landrieu, Sornette, Charlery ou les Vrillon ?

 Qui se souviendrait des noms qui ne me reviennent pas ou qui ne me reviennent qu'imparfaitement comme ce Poggiale qui me trottine dans la tête, rattaché à un des fils Petit et dont je n'ai qu'un souvenir vague, rattaché à une traction avant dont je parlerai plus tard ? Qui lirait ces lignes, verrait les photos et aurait l'idée de les "brancher" ? Je sollicite ici de la mémoire, qui se trouve en partie chez Philippe Ruiz avec lequel je suis en contact et qui lit ces lignes, en partie chez Jean Luc Lecoz, inscrit à Copains d'avant et avec lequel j'ai un peu dialogué il y a quelques années. Ma soeur Anne  est-elle en contact avec Anne Gardaix avec laquelle je crois qu'elle avait un peu communiqué il y a aussi quelques dix ou quinze ans ? Que sont devenus les Fournet qui habitaient l'étage au-dessus de chez nous ? 

qu'est devenu Patrice Conjat qui était plus vieux que nous de deux ou quatre ans, dont le frère Christian, encore plus vieux, avait parmi les premiers des cheveux très longs,  et dont j'admirais tellement la moto, une mignonne honda d'un modèle peu répandu, sur laquelle je m'asseyai inlassablement quand elle était garée au sous -sol, et de laquelle il me demandait fois après fois de ne pas passer les vitesses à l'arrêt, et moi de lui  répondre  par pieux mensonge que je ne passais pas les vitesses, D. Préserve. Non rancunier, c'est lui qui m'enseigna, quand je m'achetai moi-même ma motocyclette à trois vitesses, à ne pas rétrograder sans double débrayage. 

Quels autres noms ? 

Ce texte est comme le premier chapitre d'un ensemble que je souhaite interactif, je prévois d'écrire sur l'école, sur les rues de Wissous et les petits chemins, sur les activités relatives aux roues (deux, quatre, huit...), sur le vieux Wissous, sur les premiers éveils de l'adolescence, cela ne fera pas huit chapitres mais peut-être recevrai-je rėactions, ajoûts ? Quand bien même ne reçevrai-je que le signe que les textes auront  été lus, on s'en contentera. 

"Huit sources" est dėjà devenu Wissous depuis longtemps.

2. Huit sources et un confluent 


Wissous n'était pas - et n'est pas devenu depuis - un quelconque centre de navigation fluviale. Ses sources alimentent toutes des cours d'eau souterrains dûment canalisés. Des sources qui ne sont pas vraiment répertoriées ou signalées. Des sources dont la commune ne profite pas directement, des sources qui alimentent d’autres lieux, qui participent à donner en fin de parcours un seul courant.

Ainsi est aussi Wissous,  paraissant moins exister en lui-même, qu'en tant que confluent.

Confluent entre plusieurs communes. Où que l'on se trouve à plus de dix  kms de l'endroit, on ne peut dire que l'on vient de Wissous sans être immédiatement obligé de rajouter : "à côtė d'Antony, ou à côtė de Fresnes, de Rungis, de l'aéroport d'Orly", tous lieux connus par eux-mêmes, par leur célébritė propre, au contraire de Wissous, resté inconnu.

Confluent entre plusieurs départements, les Hauts de seine, le Val de Marne, Wissous est comme la pointe  nord de l'Essonne.

Confluent entre le monde urbain et le monde rural, en tout cas en ce qui concerne Wissous-extension où n'habitaient que des familles de la ville, en quête de verdure pour y élever des enfants mieux qu'en les confinant au square, familles pour les adultes desquelles Wissous était ville-dortoir. Wissous, en lui-même était cette cohabitation bizarre du rural et de l'urbain.

Confluent de l'ancien et du nouveau. Enfant, j'avais l'impression que le vieux Wissous était un ailleurs, était un vestige de temps anciens. 

Il fallait de temps en temps s'y rendre. Avant que le gymnase ne soit construit,  il fallait aller jusqu'à la place de l'église, où était aussi la mairie, pour démarches administratives, cérémonies diverses (mais rares cependant), ou pour le judo ou autres activités. Mais je n'ai pas le souvenir que l'on y faisait les courses, que le "vieux Wissous" faisait partie de notre rayon d'action, alors par exemple qu'il y avait à mon souvenir même deux boulangeries. Nous faisions les courses à Fresnes, au clos La Garenne, en bordure de Rungis, à Antony, Bourg la Reine ou Paris, tandis que le vieux Wissous restait résolument hors circuit.

Et Wissous extension, dans son organisation interne était de mon sentiment, conçu comme un confluent, si ce n'est comme l'embouchure d'un fleuve,  comme un lieu où tout participe à la rencontre : ces petits chemins et allées en quantité infinie, que l'on pouvait parcourir et - qu'en ce qui me concerne - je parcourais aussi sans fin, ces petits chemins évoquent pour moi toutes ces voies par lesquelles les voies centrales sont doublées de voies annexes, qui participent elles-mêmes à la mise en commun du cours de l'eau, avant que celle-ci ne rejoigne la mer.

En face de l'entrée de mon immeuble prenait un de ces petits chemins. Il menait à la rue Eric Morlet et, après l'avoir traversée, on pouvait continuer par un autre petit chemin qui menait, celui-ci, à la voie du Bon puits, qui conduisait elle-même à un autre centre de la vie locale - outre le centre commercial de l'avenue des ėcoles - , le marchė, à côtė duquel fut construit fin des annėes soixante un bâtiment mi -gymnase,  mi nouveaux locaux du conservatoire de musique. 

Au marché, qui ne s'installait je crois que deux matins par semaine, s'arrêtait l'autobus 297, environ tous les trois quarts d'heure, en provenance de Paris-porte d'Orléans, via Antony.

Ce petit chemin ėtait celui qui m'était le plus familier. Il se passait peu de jours sans que je ne l'emprunte, que ce soit pour aller prendre l'autobus, la première année de collège, celle de la classe de sixième, - avant que je ne me fixe comme ordinaire de faire le trajet (6 kms aller) en vėlo -, que ce soit à pied, en vėlo, ou plus tard en mobylette, pour aller au gymnase, ou pour attendre tata Renėe à l'autobus tous les dimanche à 12h40....avant que je ne passe pour plus de trente ans exclusivement à la voiture.




Etaient parallèles à ce petit chemin plusieurs autres, qui passaient eux aussi entre les pavillons, et qui étaient en fait les voies - piétonnes uniquement ? - d'accès à certains d'entre eux, qui se trouvaient de ce fait entièrement bordés de jardins. Les pavillons ne me paraissent pas avoir été grands, ils n'étaient des villas en aucun cas, mais ils pouvaient facilement avoir séduit d'autres de ces parisiens qui, à l'instar de mes parents, avaient cherché à fuir la ville sans pourtant s'en être trop éloignés, avaient préféré pour leurs enfants la vie en bordure de ville à la vie purement citadine.

Les petites allées, pour certaines prolongées par un petit chemin, complétaient l'arrangement agréablement composé de grands et petits axes formant comme un réseau de voies d'importances différentes. 

Alors que les grands axes qui traversaient le lotissement portaient des noms de notoriété nationale ( route Charles de Gaulle),  les rues locales, internes à la commune,  portaient pour beaucoup d'entre elles des noms renvoyant à un souvenir du passé : "chemin de la vallée", "voie du bon puits", ou à un lieu nouveau et défini : "avenue des écoles" à l’extrémité de laquelle avait été implantée l’école, ou comme en plus, quelques rues portant noms d’écrivains (Leconte de Lisle, Michelet, Lamartine) français,   auxquels furent progressivement ajoutés des noms de personnages locaux : "rue Eric Morlet", ou encore : "rue Georges Didier" que je découvre  aujourd'hui en examinant le plan (au nom de celui qui était maire de la commune à cette époque de mon enfance). Les allées, elles, portaient les noms de ce qui y avait été planté : allées des érables, allée des cerisiers, allée des charmes, allée des platanes, allée des myosotis, les petits chemins ne recevaient que le fruit de l’attachement à eux porté, et ce sont surtout ceux desquels me reste le plus vif souvenir .

L'individu est probablement marqué par certains détails de son enfance. Ai-je été marqué par ce vécu de petits chemins, dans lesquels nous faisions des exercices de vitesse, des compétitions cyclistes, dans lesquels nous jouïons à tous les jeux d’enfants, dans un desquels, sous une planche, je dissimulai le premier paquet de cigarettes acheté en cachette. Je ne retrouve pas cette photo - floue par ailleurs -, prise précisément dans un de ces petits chemins, d'un groupe de quatre enfants, arc de fortune fièrement tendu en direction de l'objectif. Je n'ai à mettre à sa place que ces quelques photos d'enfants bizarrement au garde à vous, mais qui étaient intimement liés à ce vécu des petits chemins. Que sont-ils devenus ? réagiront-ils à ces écrits ?




Je n'ai en mémoire que Philippe Luciani, qui est celui qui pose au milieu de la route et qui est le plus au garde à vous dans la photo ci-dessous, debout devant son immeuble, avenue des écoles, la photo laissant difficilement apparaître la grimace qu'il fit spécialement à son intention.
.

 Dois-je ma relation particulière aux arbres à ces allées ? Je sais reconnaître ces différents arbres, ainsi que la texture de leur bois, et je sais que c'est de Wissous que j'ai commencé à savoir cela. Je sais avoir appris que les fruits des érables ressemblent ã des hélicoptères et qu'ils tournent sur eux-mêmes en vrille si on les lâche, de l'allée des érables où le sol était jonché de ces fruits à l'époque où ils tombent de l'arbre. Je sais que des peupliers bordaient le terrain de jeu où étaient la piste de patins à roulettes et la cage à poules. Je connais bien les platanes et les tilleuls, et j'ai un sentiment particulier pour les charmes.

L'architecture de ma pensée pourrait-elle avoir été influencée par ces cheminements concrets ? Que sait-on sur la mise en place du système cognitif de l'individu ? Qui sait véritablement ce qui fait passer le nouveau-né de machine biologique hautement perfectionnée à système mental, à individu pensant ? Qu'est-ce qui entraîne les rouages de ce système ? Et surtout qu'est-ce qui fait que ce système fonctionnera comme ci ou comme ça chez tel ou tel individu ?

On sait malheureusement constater comment tel individu n'a pas pu développer ses capacités à concurrence de ses possibilités, du bagage avec lequel il est venu au monde, mais même encore dans ce cas, on ne sait pas ce qui a fait que cet individu est devenu défini par ses troubles de l'attention ou de la concentration, ce qui a fait que cet autre individu a été rapidement envahi par les troubles mentaux, au détriment de son développement intellectuel, ce qui a fait que ce troisième aura ainsi développé des troubles de la communication ?

Il est bien probable que la génétique ou les avatars de la grossesse et de la naissance aient leur part, mais on parle aujourd'hui plus volontairement d'épigénétique, qui serait la version améliorée/compensée de la thèse trop massivement biologique qui la précédait, et par le truchement de laquelle il devient plus facile d'intégrer au tableau les thèses psychanalytiques que les scientifiques ou les « laymen »  peu enclins au psychologique considéraient irréelles : l'affectif de la prime enfance influe massivement sur le cognitif et sur le mental, troubles de l'attention et défenses ou édifications de personnalité autistiformes y compris. 

Partant, le lien aux personnes de l'entourage immédiat (parents) parait largement plus prédominant pour le système mental que ce qui est vécu en dehors du cadre familial (école ou dans notre cas ici présent, vie sociale extra scolaire) mais nombreux sont les cas d'individus pour lesquels l'entourage plus élargi est resté dans leur vécu comme ayant revêtu une grande importance, nombreux sont les individus qui vivent l'essentiel de leur vie en dehors de chez eux.

En ce qui me concerne, c’était ma réputation d’enfant puis d’adolescent. De vivre l’essentiel de ma vie en dehors de la maison. Cela n’a pas été la caractéristique principale de ma vie d’adulte, mais le prolongement se situe dans ce métier caractérisé par l’écoute de beaucoup de gens, venus d’horizons très différents, dont parfois les histoires personnelles ne se sont pas croisées si ce n’est à travers les recoupements que je suis amené à faire, me situant comme au confluent de leurs parcours.  


3. Huit sources d'une carrière d'enseignant

Les souvenirs les plus immédiats qu'évoque en moi ma scolarité à l'école « La Fontaine » de Wissous ne sont guère brillants. Je me souviens surtout d'avoir ressenti de la fierté à avoir passé deux ans dans la classe de madame Simi sans recevoir même une seule gifle, et je me souviens de ce directeur dont je tairai ici le nom par considération pour ses enfants, qui liront peut-être ces lignes, pour sa triste spécialité dans mon souvenir, celle d'attraper les garçons par les quelques cheveux de devant l'oreille. La grimace de l'élève ainsi tenu ne laissait pas d'ambiguïté sur la douleur que celui-ci ressentait. L'enseignant, lui, n'avait pas mal. Deux enseignants qui auront surtout laissé en moi le souvenir de leur sadisme, mais, peut-être pire encore, n'auront laissé en moi aucun souvenir d'un quelconque enseignement qu'ils eurent dû me laisser.

Triste constat. 

A quoi aspirent l'instituteur moyen, le professeur de collège, ou de lycée ? Cherche-t-il à déceler parmi ses élèves qui est promis à un brillant avenir ? Aspire-t-il à faire atteindre aux autres le maximum de leurs possibilités ? A-t-il un projet éducatif ?  Certains livres, ou films, décrivent de telles situations, racontent quelques vocations incarnées chez tel ou telle jeune enseignant/e.

Je ne crois malheureusement pas que les enseignants que je côtoyai - finalement énormément de temps - cinq jours par semaine, neuf mois par an, se soient élevés même à réfléchir une fois à de tels thèmes.

Me reste de l'école le vif souvenir des accessoires, encrier, ardoise, table à deux places avec banc incorporé et système d'accrochage du cartable, tableau, craie, carte de France au mur mais dans sa version authentique, tenue soigneusement roulée dans le porte cartes jusqu'au moment où elle était cérémonieusement déroulėe et accrochée au tableau. 

Et le souvenir des ordres lancés par l'adjudant de service, ou la dictée quotidienne -ou presque - durant laquelle il se promenait dans les rangs d'un air soupçonneux.

Vraisemblablement la cour, avec le foot, occupaient une bien plus grande place en moi, mais demeure floue la raison de telles répartitions d'investissements ? Comme on dit en hébreu, on peut faire tel ou tel choix par attraction, ou par répulsion de son contraire. On peut aimer la cour pour la cour, pour ses jeux, son activité, ou parce qu'elle est le moment où on est libéré de la phase dite d'enseignement.

Étais-je d'emblée programmé à étudier sans effort, à être très porté sur la vie sociale, à avoir de l'énergie à brûler en quantités industrielles, et donc à être beaucoup plus porté sur la récréation et la sortie de l'école ? Ou la piètre qualité des enseignants, et donc du système scolaire dont la France et les français sont tellement fiers est-elle la cause de telles orientations d'esprit ?

Ai-je préféré la récréation en tant qu'elle-même ? Ou en tant que refuge ? En tant que permettant d'échapper à la routine scolaire ?

J'ai quelques souvenirs diffus de quelques résumés de nos livres de classe, j'ai quelques souvenirs écrans de quelques dates, de quelques récitations, de quelques fables qu'il fallait savoir par coeur, mais je crains que cela n'aille pas plus loin. 

J'ai probablement appris le calcul, l'orthographe et la grammaire, si je juge aux résultats, mais je crains que l'école n'ait été pour cela que le lieu de mise en pratique de capacités qui étaient miennes, et qui étaient par ailleurs encouragées par la maison.

Je me souviens de notre professeur de maths au lycée, en classe de 1ère, dont le principal effet avait eu de me persuader que j'étais nul en maths, ce qui pour elle n'était que la preuve que je devais être nul, point. Je me souviens de ce professeur de physique que j'avais en terminale et qui prenait visiblement plaisir à amener l'élève qu'il y avait fait venir, à donner à un moment ou à un autre la réponse : "zéro", ce qui lui permettait de répondre d'un ton mielleux : " c'est votre note ?". 

Je crains de ne décrire ici  sinon tout un système scolaire érigé sur le sadisme, au moins un système dans lequel le bien être de l'élève n'est en aucun cas de la préoccupation de l'enseignant. 

On disait en riant que l'enseignant moyen avait - à cette époque où la rentrée scolaire était le 15 septembre - trois motivations à l'exercice de sa profession : juillet, août et septembre. Je ne sais pas combien il s'agit d'une blague.

Combien d'enseignants auraient-ils fait leur le principe lévinassien du dialogue éthique, en vertu duquel je suis responsable de ce qu'entend mon interlocuteur ? En vertu duquel sa motivation, son image de lui-même, ses résultats dépendent énormément de mon attitude, moi l'enseignant, à son égard ?

Je crains que monsieur Barbier, notre malheureux professeur de latin de 4ème, n'ait souffert de son métier et de ses élèves de telle manière que sa carrière - sa vie ? - n'a pu que lui être un enfer. Je suis très triste qu'une telle situation se soit produite, je suis même confus d'avoir apporté ma - minime -contribution à cet enfer, mais je plaide non coupable.

J'avais 13 ans et ne faisais que "subir" ce non-enseignement. Où - par contre - étaient l'administration, l'inspection, les services psychologiques attenants au système scolaire ? Je crains qu'il n'aient été nulle part. 

Il faut quand même rappeler quelques souvenirs positifs, quelques enseignants dont je garde un plutôt bon souvenir, telle Mme Colmez, mme Cagnon, mon professeur de français de classe de Seconde dont le nom ne me revient malheureusement pas et qui nous parlait de Camus avec émotion.



En ce qui concerne l'école primaire, il semblait que Wissous s'enorgueillait de cette école Jean de La Fontaine, dont le souvenir qu'il m'en reste est effectivement d'un lieu esthétique et neuf. 


Je me souviens qu'au début de ma scolaritė, il y avait encore un champ en face de l'école, au-delà du trottoir du "chemin de la Vallée", sur lequel passait l'autobus 297 sur son trajet retour vers Paris. J'ai quelques souvenirs diffus de batailles d'épis, ou de paille dans ce champ, probablement après la moisson, mais cela a forcément dû se produire...après la moisson , c'est à dire l'été, bien après le début des grandes vacances. Je me souviens aussi d'avoir été attristé de la construction d'une éspèce de hangar à la place de ce champ, quelques annėes plus tard.

J'ai aussi comme le souvenir d'un match de football dans la cour de récréation, comme il y en avait tous les jours, mais alors que j'avais la jambe dans le plâtre, et que je jouais quand même, malgré les reproches des enfants autour de moi. Je m'ėtais cassé la jambe en essayant une manoeuvre avec un ballon à moitié dégonflė sur lequel je trébûchai et me fracturai le peronné. Cela se passait à La Troche, peu avant la rentrėe et bien que plâtré pour un mois, je ne supportai visiblement pas d'attendre le retour à la normale et me livrai à l'activité principale de ma scolarité dans le déni le plus total de ma condition, mais, encore une fois, sans qu'aucun enseignant ne soit intervenu, se soit préoccupé de quoi que ce soit en relation avec cette situation.

En ce qui concerne ma scolarité des premier et second cycle, l'essentiel des souvenirs est résolument extra scolaire, les amitiés et les premières amours tenant le devant de la scène, l'éveil à la conscience sociale et politique, le second plan.

Il semble que j'ai bėnéficié d'un très bon et chaleureux enseignement à l'école maternelle, où Mme Lopata vouait un véritable interêt à ses élèves. Et je n'ai retrouvé cela que 12 ans plus tard, chez mon professeur de maths de Terminale, mr Jollis, qui arborait fièrement au revers de son veston des palmes académiques qui ne lui avaient pas été remises vainement.

Ces deux dernièrs auront probablement été les deux seuls enseignants qui m'ont communiqué ce qui ressemblait à un goût pour la profession.

C'est un goût dont j'ai l'intense satisfaction de pouvoir dire que je l'ai eu et longtemps, en bouche et ailleurs. Surtout ailleurs en vérité, car il n'est pas ici question de palais, mais d'échange. De situation où celui qui reçoit est celui qui donne. Il ne reçoit pas une quelconque monnaie de pièce par lui donnée, mais il reste enrichi de ce qu'a laissé en lui, pour la vie souvent, celui ou celle qu'il a côtoyé du fait de cette situation d'enseignement.

Dans un autre texte j'expliquerai en quoi ce thème me parait être le thème central du livre du Deutéronome, appelé en hébreu "les paroles", le thème de la si particulière résonance que le face à face d'enseignement procure à la parole. 

Aussi profond que je puisse fouiller, et malgré le titre donné à ce post, je ne parviens pas à trouver ni à l'école « La Fontaine », ni au lycée d'Antony, de quelconques sources de ce qui fit de moi un enseignant. Il me faut donc les chercher ailleurs. J’ai quelques hypothèses, certaines remontant à des expériences positives, aux Eis où j’eus la première occasion de devoir « éduquer » (même si le mot est peut-être fort)


, ou lors de mises en situation précoces, d’autres rattachées a contrario à cette critique -  si ce n’est cette révolte - que ce système scolaire éveilla en moi. Le total additionné de toutes ces sources, négatives et positives, ferait-il huit ?   


4. De la roue comme source d'inspiration

Wissous m'aura été comme le creuset de tout ce qui me lie à la roue.

cette photo est antérieure à l'arrivée à Wissous. Peut-être ce vélo est-il le premier que j'utilisai ?


Je le parcourus ainsi en long en large et en travers, au fil des petits chemins mais aussi des rues, qui n'étaient pour ainsi dire pas fréquentées par les voitures aux "grands axes" près. 

Ayant commencé en sixième à me rendre au collège en vélo, je m'étais aussi familiarisé à ces grands axes,. Du fait de l'aéroport d'Orly, il fallait traverser tout ce que nous appelions la plaine, qui s'étendait entre Wissous et Chilly Mazarin, puis Chilly Mazarin lui-même, pour atteindre Morangis qui était de nouveau plus un lotissement de petites rues qu'une véritable agglomération. 

Le vélo n'était qu'une étape de mes pérégrinations sur roues. J'ai bien entendu le souvenir de karts de fortune que nous fabriquions à base d'épaves en tous genres ( planches, roues oui ou non reliées par un axe), et avec lesquels nous dévalions tant bien que mal depuis le haut des Glaises.

celui-ci n'est pas le mien, qui était gris, mais qui était du même modèle.


J'ai aussi comme un vague souvenir d'une agitation collective du groupe d'enfants que nous étions autour de voitures, quand un certain Poggiale (qui habitait en haut de la rue des Ecoles, à la hauteur de la chicane)  et un certain Petit (dont la maison, sur le chemin de la vallée bordait l'entrée au parking de notre résidence) qui devaient avoir sept ou huit ans de plus que nous ont atteint l'âge - tant attendu - du permis de conduire et ont commencé à investir temps, énergie et sûrement argent, qui dans une traction, qui dans une renault 8 il me semble. J'ai comme ce vague souvenir de cette vieille traction avant citroën descendant la rue des écoles, encadrée d'une cohorte d'enfants enthousiastes dont j'étais.



La famille Petit comprenait plusieurs garçons, dont un devait avoir sensiblement mon âge, et ils étaient bricoleurs. Outre le bichonnage de la voiture - il fallait faire mieux que Poggiale !, il fallait rajouter tel pare choc, tel enjoliveur de roue - , j'ai le souvenir qu'ils avaient fabriqué une guitare...sans aucun autre savoir que l'observation, en contreplaqué si mes souvenirs sont exacts, une guitare qui n'a pas dû sonner trop clair.

Nous étions en activité permanente et même "en recherche" autour de ce qui comporte des roues, autour de ce qu'il est possible de réaliser avec des roues, sur des roues. Cependant, je reste régulièrement étonné au vu d'adolescents ou même enfants ou jeunes adultes, qui réalisent comme si c'était la norme des exercices que nous n'aurions pas imaginé accessibles. Il faut un niveau de technologie que nous n'avions pas à l'époque pour permettre le downhill, ou pour équiper un vélo de trente vitesses, qui permettent au cycliste moyen de monter des inclinaisons très raides, et il faut aussi de la technologie pour fabriquer des skate boards avec lesquels on grimpe des escaliers ou des murets, mais il ne faut pas de technologie spéciale pour rouler sur un vélo dont la roue avant est maintenue en l'air, ou même pour sauter de loin en loin debout sur le vélo. Il faut un acharnement à y parvenir et je regrette de ne pas avoir visé ces performances. Et il ne s'agit pas que de moi. Aucun adolescent de mon entourage ne faisait de telles choses. Je me demande pourquoi nous n'essayions pas ces exercices. Je me le suis demandé régulièrement à l'époque où j'avais en traitement cet adolescent qui était littéralement propulsé par son ardeur à réussir à rouler plusieurs dizaines de mètres sur la roue arrière uniquement. Nous avions d'autres essais, plus simples. Celui par exemple de réussir à aller le plus vite possible, en vélo, en kart de fortune ou en mobylette.

A l'âge de 15 ans, j'achetai avec mes économies et l'accord un peu hésitant de mes parents, une motocyclette Peugeot de 50 cc, mais qui avait les caractéristiques d'une petite moto ( trois vitesses manuelles, un embrayage ). 



Elle eut une très courte vie vu l'accident majeur que j'eus en décembre 1970, m'étant fait littéralement écraser -à vitesse zéro! - par un lourd camion, qui la réduit à l'état de galette (mais qui ne fit que me casser la cheville - les os résistant visiblement mieux à l'écrasement que les tubes de métal), mais j'avais eu le temps de faire abondamment tourner le compteur kilométrique ( le compteur de vitesse ne menait pas très loin : dans les fortes descentes, on atteignait peut-être 75 kmh...j'atteins la même vitesse avec mon vélo d'aujourd'hui...). 

Marc Feuillade avec lequel j'étais en classe et de qui j'étais proche à cette époque avait une motocyclette d'une autre marque (flandria) mais  pourvue elle aussi de vitesses manuelles, et nous faisions régulièrement la course ( à mon grand dam, sa flandria - peut-être parce qu'elle était plus vieille et mieux débridée, il l'avait hérité de son frère qui avait atteint l'âge de s'acheter une vraie moto- était plus rapide que ma peugeot et je nous revois l'un et l'autre côte à côte, roulant de front, la poignée d'accélérateur à son maximum, tentant d'aller le plus vite possible... et sa flandria prenant inexorablement - mais très légèrement le devant sur ma peugeot, son visage exprimant la satisfaction de la victoire .

C'est avec cette peugeot que je commençai à élargir le périmètre de mes sorties. 

Je pris l'habitude, déjà contractée avec le vélo, de la solitude sur la route. Rouler pour la vitesse, mais aussi rouler, pour le plaisir procuré par la sensation de régularité, plaisir de l'attitude mentale que cela engendre, habitude avec laquelle je n'ai jamais vraiment coupé puisque je l'ai reportée sur la voiture, habitude avec laquelle j'ai eu l'impression de renouer quand je me suis remis au vélo il y a de cela 10 ans, et habitude qui m'accompagne jusqu'aujourd'hui. C'est probablement de son fait que je peux me tenir de longs moments au volant sans fatiguer, de jour ou de nuit,  et que je prends un réel plaisir à ainsi me tenir.




Plaisir qui conjugue le pur plaisir de la conduite, qui me tient depuis toujours, du fait duquel  j'ai su conduire une voiture encore dès l'âge de 12-13 ans, l'attirance pour tout ce qui roule, et l'attitude quasi méditative dans laquelle je me trouve à ces moments.

Je me mets alors en sorte de pilotage automatique pendant lequel mes pensées se déroulent. 

Elles se déroulent librement et peuvent me conduire à toutes sortes de sujets, mais je peux aussi les "tenir" et ce sont des situations où je prépare, textes tels celui-ci ou textes professionnels, mais aussi cours, courtes interventions ou conférences.

S'est fait en moi une sorte d'amalgame entre la route, la réflexion, et ce que j'appellerais la préparation  de discours, ou de cours .

On aboutit de toute façon différemment une réflexion selon qu'elle est pensée ou écrite, selon qu'elle est auto mûrie ou adressée à une -ou plusieurs -oreille(s), selon qu'elle est prononcée ou non. 

C'est le "secret" du talmud et des textes midrachiques. Ils n'ont probablement pas été rédigés par une seule personne, ni même une seule équipe, mais il me semble qu'au fil des générations, ceux qui se sont attelés à poursuivre puis compléter l'ouvrage sont restés fidèles à la méthode : écrire un texte qui resterait vivant. Pas de synthèses, pas de résumé de ce qui précède. Un texte qui retranscrit le dialogue tel qu'on se souvient qu'il s'est déroulé, et qui, de ce fait, reste malléable.

C'est de cette manière que se pratique la psychothérapie analytique. Il ne faut pas essayer de résumer ni de classer par sujet ce qui s'est dit. Il faut au contraire l'écrire le plus près possible de comment cela a été dit, et le lire à quelqu'un (superviseur ou collègue). 

Lévinas écrit quelque part que l'étude du talmud doit être à deux, ajoutant : "malheur à l'autodidacte", et bien que l'étude face à soi-même ne soit peut-être pas obligatoirement stérile, ou déviée, il est sûr qu'elle est incomparablement plus riche dès qu'elle est menée dans le dialogue. Le texte produit/révèle alors des dimensions qui restent insoupçonnables au lecteur solitaire.

En ce qui me concerne, c'est pratiquement seulement dans la perspective d'enseigner que j'apprends le mieux, que j'ai réussi à avancer.

Je suggère que cette posture, cette topique de la réflexion, si elle n’est pas universellement et chez tout un chacun reliée à la roue et à sa dynamique, habite tout le livre du Deutéronome, qui n'est ainsi pas seulement une répétition (ceci se rattache néanmoins à la roue, au mouvement circulaire), pas seulement le testament de Moïse, mais qui est un texte dans lequel les choses sont dites dans la perspective du dialogue et de la transmission, presque tout au long rédigé à la seconde personne du singulier, comme si l'auteur ne disait plus les choses de façon absolue, comme fruit de ses réflexions ou d'enseignements reçus, mais comme dans le souci qu'un autre les entende, les comprenne, les accomplisse et continue à s'en souvenir.

De nombreux textes ou anecdotes historiques "cherchent querelle" à cette topique : elle n'aurait pas obtenu les résultats escomptés. Malgrė cette tentative, le peuple d'Israël a oublié la loi, n'est pas restė convaincu de sa pertinence. Cela débouche sur une autre question, celle de la transmission. Que l'on ait réussi à bien formuler ce que l'on pense du fait qu'on a à coeur de le transmettre ne garantit en rien que l'autre pensera de la même manière, ni même qu'il retiendra l'enseignement. Du moins aura-t-il reçu un enseignement à lui adressé. C'est de toute façon une valeur ajoutée.



5. Servandoni 
Premier volet . Enfance

Une rue pavée, étroite, légèrement sinueuse, grise. Une de ces rues parisiennes anciennes, où abondent façades en pierres taillées et  porches sculptés.
Une de ces rues chargées de plusieurs centaines d'années d'histoire, et dont le début comme l'extrémité sont signifiants et enoblis.



La rue Servandoni existe ainsi semble-t-il depuis plus de quatre cents ans, et porte aujourd'hui le nom de l'architecte du porche de l'église Saint Sulpice, de laquelle elle débute, pour conduire au jardin du Luxembourg, au Sénat, bordés par la rue de Vaugirard.

Y vivent encore aujourd'hui tel ou tel personnage en vue, qui ait pu s'offrir le loyer ou l'acquisition d'un des appartements de style que renferment ces beaux immeubles - mais qui ne se dévoilent pas, collés l'un à l'autre à la parisienne, de telle manière que l'oeil profane ne découvre pas qu'il passe à côté d'un hotel particulier, d'un immeuble à plusieurs façades, d'une maison vieille de quatre ou cinq siècles.

Vécurent ici quelques personnages illustres, tels D'Artagnan des "trois mousquetaires", au 12 de la rue - quand celle-ci s'appelait encore rue des fossoyeurs, tel le philosophe Condorcet, qui trouva abri au numéro 15 de la rue alors qu'il était proscrit et devait se cacher, tel Roland Barthes qui  vécut de 1960 à sa mort en 1980 au numéro 11, tel William Faulkner qui séjourna dans l'hotel qui fait l'angle entre la rue de Vaugirard et la rue Servandoni, tel l'inventeur praguois de la lithographie qui y ouvrit une boutique, et la liste est encore loin d'être complète.

C'est au numéro 20 de la rue, dans l'immeuble où vécut Olympe de Gouges – à qui les femmes françaises doivent les droits de citoyenneté - , que se déroula une phase de mon enfance, de mon adolescence, et du début de ma vie d'adulte en apportant une contribution non marginale au déroulement de ma vie, mais de façon comme latente, de telle façon que je n'en prends conscience que de longues années plus tard.



Je n'ai pris en tout cas conscience des caractéristiques et de la beauté de la rue qu'a postériori, bien après qu'elle ait fini de remplir son rôle, me rappelant un peu ce que dit Lévinas au sujet du visage : le visage d'autrui nous frappe en venant à notre rencontre, et tant que nous sommes sous son effet, nous ne le voyons pas à proprement parler, nous n'en examinons ni n'en décrivons les détails. 

Depuis l'âge de 7-8 ans je vins rue Servandoni semaine après semaine, au moins pendant 12-13 ans, peut-être un peu plus que cela, sans la regarder.

Les premières années, je n'avais aucune raison de voir la rue. La 2CV maternelle s'arrêtait devant le porche juste le temps que nous descendions et rentrions dans l'immeuble, et quand on venait me/nous chercher, même s'il y avait à marcher, cela ne laissait pas le temps pour examiner les lieux, préoccupation de laquelle de toute façon j'étais à mille lieux. Ces mêmes années, je ne connus encore le quartier que de façon minimale et par des lieux bien précis : le jardin du Luxembourg où il nous arrivait d'aller une fois passé le matin, la boutique de mes grands parents, rue des Fossés Saint Jacques non loin du panthéon, et le Wimpy, ancêtre du Mac Donald, qui s'était installé au coin de la rue soufflot et du boulevard St Michel et où nous commandions des hamburgers de poissons, que nous étions peut-être les seuls à consommer..?



L'impact sur moi de ce lieu ne provient ainsi nullement de la rue Servandoni en elle-même, de son architecture ou de ses illustres riverains, mais pour ce premier volet, trouve sa source dans l'intérieur de cet immeuble. Intérieur dont je garde un vif souvenir, ce qui indique combien j'y ai été toujours sensible.

On rentrait en deux temps, comme par un sas à l'ancienne que l'on trouve dans ces anciens immeubles parisiens, et la deuxième porte permettait de continuer tout droit vers l'escalier, ou vers la gauche. 

L'escalier majestueux, d'un immeuble cossu, prenait depuis une sorte de hall, éternellement tenu dans une semi pénombre ne recevant la lumière à travers une verrière, que de la cour où je ne fus jamais, et dans ce hall, derrière un balcon intérieur, vivait l'inévitable concierge parisienne. 

Nous prenions vers la gauche. La porte de gauche débouchait elle-même sur une troisième par laquelle on pénétrait dans une très belle et impressionnante bibliothèque, dont tous les murs étaient boisés, vitrés, avec des livres sur toutes les étagères que laissaient apercevoir les vitres.

Tout de suite sur la gauche, un escalier conduisait au sous-sol, où dans une salle humide (les murs étaient souvent couverts de salpêtre), était aménagée une petite synagogue que tout le monde appelait l'oratoire, un mot que je n'ai pratiquement jamais utilisé pour aucun autre lieu.

Nous venions là pour cette institution d'enseignement du judaïsme aux enfants, appelée ambitieusement "le talmud Torah". La matinée se passait pour une partie dans les salles de classe du premier ėtage, ou dans la bibliothèque ou l'oratoire, selon la répartition, et pour une autre partie en compagnie de tous les élèves - dont le total ne devait pas dépasser quarante - dans l'oratoire, pour chanter l'office ou tel ou tel chant d'accompagnement, chants en hébreu uniquement, chants qui sont souvent la base de la connaissance juive (adon Olam, essa enaï, par exemple) ou de la connaissance de l'hébreu ( lacova chéli, par exemple). Je n'ai pas vraiment de souvenirs d'autres enfants, comme si ils étaient une collectivité et assez peu des individus. 

L'ULI vantait - et vante peut-être encore aujourd'hui - son talmud Torah qui proposait fièrement deux cycles : le cycle court, destiné aux enfants qui ne cherchaient que la préparation à la bar/bat mitzvah, et le cycle long, proposé à ceux qui cherchaient à s'instruire de façon plus approfondie.

Le cycle long commençait me semble-t-il plus tôt, depuis l'âge de 6 ou 7 ans, et surtout il se poursuivait après la bar mitzvah.

Il me serait difficile de désigner catégoriquement quand j'ai appris à proprement parler et quand je n'ai fait que "vivre", évoluer, être assis, m'imprégnant de ce que la situation m'apportait, mais il en est de même de l'ėcole dont un des rôles est de transmettre la connaissance mais dont les fonctions essentielles sont ailleurs.

Je dois incontestablement à ce talmud Torah de très correctes bases tant en hébreu qu'en matières juives, bases qui m'ont permis assez facilement d'accéder au niveau où l'étude m'était possible sans trop de difficultés, bases dont je découvris la solidité la première fois alors qu'animateur parmi les animateurs eis, je me retrouvai parmi les mieux équipés pour la transmission de la judéïté, mais je dois surtout à ce lieu au chapitre identitaire.

Ce talmud Torah était l'endroit où je me rendais en tant que différent. Alors qu'au quotidien je vivais parmi tous ces enfants de Wissous, puis du lycée d'Antony, enfants français et donc répartis, à de rares exceptions près, en deux catégories : catholiques affirmés ou catholiques détachés, je vivais les mercredi matins ma différence par rapport à eux. Je vivais en fait au quotidien cette double allégence, et elle était presque omniprésente (sans antisémitisme jamais ouvertement exprimé), mais elle prenait consistance par ce déplacement hebdomadaire.



A Wissous, au lycée d'Antony j'étais juif comme du fait d'une étiquette qui m'était accollée, que j'arborais moi-même : celui qui ne mange pas ce que mangent les autres, celui qui ne va pas écouter l'aumônier, celui qui s'absente certains jours où tous les autres travaillent. A Servandoni, tout cela prenait une dimension concrète.

Ce n'est pas que la maison n'ait pas joué le rôle fondateur majeur de cette identité, mais j'ai l'impression qu'à cette époque elle le jouait de façon moindre, l'acteur principal étant le talmud Torah, dont je n'ai pourtant que peu de souvenirs concrets, quelques flashes de situations de groupe dans l'oratoire, quelques déplacements dans l'immeuble, entre le premier étage, le rez de chaussée et le sous-sol, les craintes de réprimandes de la concierge, dont je ne découvris que dix ans plus tard qu'elle était juive elle aussi.

Etrangement, ou pas si étrangement que cela, je garde le souvenir du crochet que nous faisions en voiture entre Wissous et Servandoni, par le "clos La Garenne" de Fresnes, où montait une fille, Manou, menue comme ma soeur, et pratiquement complètement silencieuse, probablement du fait de la même timidité que la mienne. Elle allait aussi au même endroit, au talmud Torah mais je crois que je n'échangeai de véritables phrases avec elle que lorsque nous nous retrouvâmes en classe de seconde dans le même lycée et surtout, dans le même groupe de copains. Notre histoire commune connut encore plusieurs replis mais ils appartiennent à d'autre histoires que celles comptées ici.


Au cours de mes années Servandoni, je ne me souviens pas avoir jamais croisé ni rencontré un quelconque habitant non juif de l'immeuble. Dans ma subjectivité enfantine, et dans le souvenir qu'il m'en reste, je me rendais comme dans un lieu uniquement peuplé d'enfants juifs, encadrés de quelques adultes de qui il ne me reste que de fugitifs souvenirs. Alain Greilsammer nous enseignant un chant,    Joël Attoun qui disparut prématurément dans un village du golan, encore Lyliane Rosenthal, Henri Wabbah et David Benshimol, mais du fait que mon contact avec eux se poursuivit au delà de l'enfance.


Servandoni deuxième volet. Adolescence


Je ne venais plus alors rue Servandoni le matin mais en fin d'après-midi, comme un élève du secondaire qui n'a plus son mercredi ou son jeudi matin libre. Je ne venais plus accompagné dans la 2CV maternelle, et Manou n'était plus du voyage, mais j’étais déjà bar mitzvah et je venais par mes propres moyens : bus jusqu'à Antony, et de là le train de la ligne de Sceaux - qui ne s'appelait pas encore RER - jusqu'au terminus d’alors qui était la station Luxembourg.

J'ai un fort souvenir de cette ligne de Sceaux. La gare d’Antony, le quai, le train que l’on voit arriver. Quelques trente ans plus tard j’eus à nouveau l’occasion de prendre ce train depuis la même gare d’Antony et je restai saisi de la constance des lieux. Rien n’avait changé et les mêmes sentiments me ressurgirent. Je garde le souvenir de l'arrivée du train dans Paris, de la descente progressive de la ligne sous le niveau de la rue, avec les stations Denfert- Rochereau, puis Port Royal, et ensuite, de la sortie de la station dont l'escalier débouchait au croisement de la rue Soufflot, du boulevard Saint Michel et de la rue de Médicis, le long de laquelle est le jardin du Luxembourg. 



Cette sortie était pour moi le portail de la grande ville. Par elle, je faisais le passage de la vie banlieusarde à la vie parisienne, au sortir du bâtiment je recevais sur le visage la bouffée d'accueil de l'air de la grande ville, et je me plongeais dans cet univers auquel je consacrai énormément plus d'énergie qu'au cours que j'étais supposé aller sagement suivre. 

Je ne me rendis pratiquement jamais directement de cette station à la rue Servandoni. J'avais mes trajets. Pas toujours le même. Je venais en avance ce qui me laissait le temps de faire mes chers détours. Je descendais ainsi souvent le boulevard Saint Michel, quand je ne lui préférais pas la rue Monsieur le Prince, dédaignant presque toujours de prendre sagement la rue de Médicis qui m'aurait, elle, conduit directement à destination.

Je découvris - forcément progressivement - toutes ces adresses qui me restent vives et que j'embrasse dans ma mémoire comme dans une simultanéité impossible, Les cinémas Trois Luxembourg, ainsi que les Champollion le long de la Sorbonne. Les restaurants chinois de la rue Monsieur le Prince, La librairie Joseph Gibert et la papeterie Gibert Jeune où je passai beaucoup de temps, la place de l'odéon et ses cinémas. Je n'étais pas encore photographe et ne découvris la boutique Odéon Photo qu'ultérieurement, et je ne connus aussi que plus tard le café « le petit suisse » qui est associé à un autre volet de mon adolescence. La Sorbonne, sa place et les Presses Universitaires de France, le lycée Louis le Grand. La rue de la Harpe, l'abbaye de Cluny, la place de la fontaine Saint Michel et la Seine au pont Saint Michel. Jamais mon tour de cette époque n'inclut de passer sur la rive droite. Je découvris aussi tout le quartier de l'au-delà de la Seine mais dans d'autres contextes et un peu plus tard me semble-t-il.



J'avais des étapes gastronomiques incontournables. Les crêperies de la rue Monsieur le Prince ou du boulevard sur lequel subsistaient encore quelques roulottes qui n’existent plus qu’en province ou dans les fêtes foraines, la pâtisserie du sud tunisien de la rue de la Harpe où je mangeai une quantité innombrable de ces beignets recouverts de sucre qui cuisaient en frémissant dans le large bac d'huile dans lequel ils atterrissaient en un mouvement circulaire que je contemplai maintes et maintes fois avec délectation.


Rue des Écoles face aux cinémas Champollion se trouvait un magasin de posters et de disques dont je connaissais à peu près par cœur le stock entier, et je visitai aussi, mais plus irrégulièrement, les magasins et les étalages de vêtements qui conquéraient progressivement le boulevard.

En général je faisais un tour, qui comprenait des étapes arrêts et aussi des boutiques dans lesquelles je n'imaginais même pas de rentrer mais qui faisaient partie de la routine, telle la boutique de poupées de la rue Racine ou les boutiques d'articles religieux, ainsi que les boutiques d’articles d’art et de luxe de la rue Saint Sulpice, quand mon tour s’achevait place Saint Sulpice, d’où je montais directement par la rue Servandoni.



C’était l’époque où je ne regardais pas encore Paris, où je ne le voyais pas encore beau, caractère que je ne découvris que quelques dix ans plus tard. Je trouvais très sale et trop grise cette ville sans assez d’arbres mais je m’en imprégnais, l’intériorisais « par les pieds » comme on intériorise une ville, et l’aimais. De longues années, après l’avoir quittée, elle me manqua souvent et intensément, et je mis à profit toutes les occasions possibles de revenir l’arpenter, de repasser par ces rues, celles du premier quartier qui me fut vraiment familier et connu.

Je me rendis ainsi probablement au moins trois ou quatre ans rue Servandoni tous les mercredis soirs - puis tous les mardis quand le jour férié de l'école devint le mercredi - et je découvris ainsi ce quartier latin, qui avait ses titres de noblesse depuis toujours mais encore plus depuis mai 68, et mes années étaient 69-72.



Là je retrouvais Daniel, Joël et Albert et notre professeur David Benchimol qui devait s'efforcer de contrer la vague de chahut que nous opposions - à coup de fous rires récurrents, en toute chaleur et bonne humeur néanmoins -  au programme officiel (mais selon lequel nous étudiâmes quoi au fait ?) dont me restent quand même au moins quelques cahiers manuscrits, attestation matérielle qu'il nous enseigna quand même quelque chose. Mais l'heure et demi de cette rencontre passait vite, nous étions seuls dans la bibliothèque me semble-t-il, seuls de toute la troupe d’enfants à avoir opté pour le cycle long, et encore une fois, me semble-t-il, la situation m'imprégna plus qu'elle ne m'enseigna.

Non moins important était le retour. Nous sortions ensemble de l’immeuble et nous devions nous séparer relativement rapidement (alors que Joël rentrait aussi chez lui par la ligne de Sceaux, mais il est possible que nous ne prenions pas les mêmes rames) car, à part les trajets à pied, meublés des facéties à répétition d’Albert, j’ai le souvenir d’être à nouveau seul.  Je rentrais cette fois par le chemin direct, celui de la rue de Vaugirard, celui qui faisait passer sous les arcades abritant quelques vitrines de médailles et de monnaie de Paris, ou encore, sur l’autre trottoir, devant la guérite des policiers en faction devant le Sénat. Je passai ensuite devant le théâtre de l’Odéon puis par la rue de Médicis et non par le jardin du Luxembourg déjà fermé à cette heure. Je reprenais le train, et ponctuais ma route de nouvelles étapes alimentaires, par gourmandise, mais peut-être aussi pour surmonter une certaine inquiétude que peut communiquer le métro la nuit - et un peu a fortiori le train de banlieue - à un jeune adolescent.

Je consommai ainsi régulièrement "milky way" ou "nuts" ou autres "mars" que j'achetais dans ces magiques machines à sous  que l'on trouve jusqu'à aujourd'hui sur chaque quai de tout le réseau et dont j’aimais beaucoup la manipulation ( en écrivant ces lignes je peux entendre le bruit du tiroir métallique qui se débloquait à la chute de la pièce introduite dans la fente,  un bruit qui résonnait dans le silence de la station toujours plus ou moins vide ), mais surtout j'avais mon "rendez-vous" de la rue Auguste Mounié, par laquelle je passais à Antony de la station de train à celle, sordide, le long de la nationale 20, où je devais attendre - parfois longuement - l'autobus 297, qui à ces heures de fin de journée, ne passait que toutes les 40 ou 45 minutes me semble-t-il.



Il y avait à mi-hauteur de cette rue où je fréquentai aussi le théâtre et le marché en d'autres occasions, une pâtisserie où on m'attendait avant de fermer boutique. J'entrais et la boulangère me saluait jovialement : "voilà mon client du mercredi !". Je lui achetais ce qui était souvent le dernier croissant et poursuivais mon chemin, équipé pour attendre l'autobus, tandis que j'entendais derrière moi le bruit du rideau de fer que la manivelle faisait descendre doucement. Il était 20:15, c'était la dernière boutique ouverte et la rue était sombre.

Parfois,  quand je m’étais mis à acheter disques 33 tours, ou posters pour les murs de ma chambre, j’avais aussi avec moi un trésor,. Je n’étais pas encore trop « livres », ni aussi fan de papier et d’articles de papèterie que je le fus par la suite, et je n’ai aucun souvenir d’achats de ces articles. 

A l'arrivée à Wissous, à l’issue d’un trajet en solitaire (il n’y avait à cette heure-là que peu de voyageurs, dans le train ou encore moins dans l’autobus, personne ne montait jamais avec moi dans l’autobus, j’étais invariablement le seul à descendre à la station) le trajet entre l'arrêt de bus et la maison passait par deux "petits chemins" dans lesquels je pressais le pas, bien que n'y ayant jamais été inquiété, mais du fait qu'eux aussi étaient sombres, et étroits, et déserts.


A cette époque, je commençai à troquer les transports en commun pour le vélomoteur et je me revois attachant ma mobylette au poteau du trottoir d'en face rue Servandoni. Ceci marquait le passage vers une autre période.


Servandoni troisième volet



Quand ont débuté ces activités et rencontres hebdomadaires du samedi après-midi à Servandoni ? Aux bonnes périodes, il y avait en parallèle cours pour les adultes - précédé de la priére de minha ? Je dirais oui, ayant le souvenir d'avoir en cet endroit appris un air de "Avraham yaguel, Ytshak yeranen Yaakov ouvanav yanoukhou vo" - et activités pour les jeunes enfants, puis arvit et la havdalah que je revois – et surtout entends…si ce n’est « m’entends-je »… - encore très clairement, autour de l'escalier dans la bibliothèque. Je suppose que l’intention était dès le départ d’encourager les jeunes et, progressivement, je dirigeai régulièrement l’office, ou la havdalah.

Je dirais que ces activités, qui ont créé autour d'elles une sorte de mini communauté, ont commencé dans les années 68-69, apparemment sous l'impulsion de Suzy Daniel et André Ullmo.

Cette communauté n’en était pas une, en ce sens qu’elle n’avait aucun comité ou infrastructure, et elle n’avait à ma connaissance d’autre définition que d’être constituée de transfuges de la rue Copernic.



Transfuges soit par envie d'un rite plus hébréo phone que celui en vigueur à la maison mère, soit par préférence géographique ou sociale, soit du fait de « l'institut international d’études hébraïques », à vocation de formation de rabbins libéraux, et qui était le véritable et central lieu de cet endroit du 20 rue Servandoni, le talmud Torah n’étant que le sous-produit. Une certaine proportion des participants de ces samedis après-midi, moi y compris, y suivaient tel ou tel cours. J'y ai perfectionné mon hébreu, l'ai préparé pour l’épreuve « deuxième langue » du bac au cours de l’année de Terminale, j’y ai étudié et reçu des bases grammaticales très solides - par le livre de Ben Méïr et la grammaire Weingreen - mais peut-être non moins grâce aux professeurs ? -. J'ai le souvenir de cours de Psaumes avec Daniel Sznajder, de cours d'histoire avec Patrick Girard. Par qui les cours d'hébreu ?  Daniel ? Françoise Rameau ? J'ai aussi suivi au fil des ans, dans le même endroit mais en cours du soir, des cours de talmud, avec David Benaïem je crois, et un certain Afik (ces deux étaient des chelikhim de l’agence juive, en poste à Paris. Comment et par qui avaient-ils été contactés ?), et aussi des cours de midrach donnés par Irène Gozland, par ma mère puis repris un temps par moi après son départ en Israël.

Je constituai ainsi petit à petit là-bas ce qui fut le bagage de base de mon judaïsme, qui me permit de commencer à transmettre et à enseigner. Cet apport fut paradoxal. Il fut ainsi varié et très consistant (je savais ainsi presque par cœur plusieurs chapitres de la Torah, je connaissais l’usage de Rachi, j’avais une formation au midrach, au talmud, je savais lire dans la Torah, diriger un office), mais je gardai, presque jusqu’à ce jour, une sorte de sentiment d’infériorité par rapport à ceux qui s’étaient formés dans les cercles de l’orthodoxie. Ce sentiment tient, à mon avis, aux points sur lesquels s’accrochait (et s’accroche encore) le judaïsme libéral : celui qui y grandi(ssai)t ne recevait aucune consigne de cacheroute ou de halakha dans quelque domaine que ce soit, et surtout n’était que très mal formé aux rites de pratique individuelle que sont par exemple le loulav, la tefilat haderekh, ou encore les tefilines. Je ne sais plus à quel âge je découvris l’existence de ces dernières, mais je découvris le même jour la honte et la colère de n’en avoir jamais entendu parler auparavant, moi qui avais suivi si on peut dire le cycle d’études le plus complet que l’union libérale avait à offrir.
En y réfléchissant c’est un aspect un peu paradoxal de ce judaïsme, qui s’adresse à des gens qui sont des produits de l’assimilation façon Napoléon : soyez israélites à la maison, et soyez comme tout le monde dehors, parmi les français. Or, ces juifs libéraux ne reçoivent pas de leur communauté ce dont ils auraient peut-être énormément besoin : les outils indispensables à la tenue d’une maison juive, avec ses rites.

Cette communauté se réunissait donc tous les samedis après-midi et, petit à petit, se mit à élargir ses activités. Il y eut les offices des fêtes de Tichré ( en France, on disait tichri..) et personne ne peut avoir oublié ce kippour de 1973 où nous apprîmes en « live » - et bien avant internet ou les téléphones portables - que la guerre avait commencé en Israël, il y eut le séder du deuxième soir de Pessah' (où nous commîmes l'erreur de commander la nourriture chez tel traîteur dont je tairai le nom par pudeur, et dont les gateaux-éponges sèches ne purent servir qu'à essuyer la table..), il y eut la malencontreuse chute dans l'escalier d'une dame âgée au moment de la havdalah, chute qui fut heureusement sans conséquences funestes.

et il y eut surtout l'alyah : me trompé-je en disant que 90% des habitués de ces activités (Gozland, Weill, Mallah, Caën, Daniel, Pisanté, Siac, Sabbah qui oublié-je ?) se sont ensuite installés en Israël ? Coïncidence ?

Rapidement, il y eu aussi les activités de l'après shabbat. Nous étions arrivés à l’âge où l’on sort le soir, et nous poursuivions ainsi la soirée ensemble, au cinéma ou au café théâtre…ou encore au café tout court. Le choix n’était pas toujours chose facile. Nous avions ainsi quelques séances d’affrontement entre partisans de souhaits opposés, jusqu’à la mémorable fois où nous reçûmes… un seau d’eau, lancé anonymement depuis un étage élevé où une « bonne âme »  - voilà enfin une manifestation en bonne et due forme des non-juifs de l’immeuble, voilà la preuve indiscutable de leur existence ! - dût considérer que nous étions trop bruyants et que quelqu’un se devait de nous le faire savoir. Je n’ai pas le souvenir que nous ayons réagi d’une quelconque manière. Comment est-ce possible ?, mais nous organisions aussi - plus ou moins en coordination avec ceux de Copernic - des activités sur place, conférences, dîners débats (qui se souvient qui fut invité, à part Henri Bulawko ?), booms.

J'ai vécu de longues périodes au rythme de ces rencontres du samedi soir. Elles renforçaient ma double allégeance, et elles nous faisaient poursuivre notre découverte des bonnes adresses parisiennes. Je découvris ainsi les mêmes rues mais dans leur parure nocturne, avec en tête la place de l’Odéon et ses cinémas et ses passages,

 la rue Saint André des Arts,


 la rue Saint Séverin, la rue de la Huchette (« je suis r’tourné à la Huchette, rue d’la Huchette, où tous les jours je fais la quète, t’as pas cent balles, un ticket d’métro une clé d’douze ou un esquimau ? »),  le boulevard  Saint Germain que nous parcourions jusqu’au drugstore  et la rue de Rennes. De là nous connûmes quelques cafés (mais ni le café de Flore, ni les Deux Magots, ni La Coupole qui étaient si magistralement enturbannés de l’aristocratie de la littérature et de la philosophie qu’ils en avaient peut-être trop de prestige et n’étaient donc pas pour nous, nous qui n’étions que des enfants des boulevards, enfants de la banlieue. Quant à la Rhumerie, la Bûcherie, la Palette, et autres lieux branchés, je ne les découvris que beaucoup plus tard. Je n’entrai à la Coupole que quelques 25 ans plus tard ), et surtout quelques café théâtres, le Splendid, où nous découvrîmes Michel Blanc, Marie Anne Chazel et Thierry Lhermitte et de l’autre côté de la Seine, le châtelet et ce qui n’était pas encore le forum des Halles mais où s’était déjà ouvert le non moins mémorable Café de la Gare où se produisaient déjà Romain Bouteille, Patrick Dewaere qui ne s’était pas encore brûlé la cervelle, Miou Miou, Rufus, Christian Clavier, Coluche.
Y a-t-il dans ce quartier un seul cinéma où je n’aurais pas vu un film ? Il faut ajouter que plusieurs années d’études à proprement parler dans le même quartier sont venues s’ajouter à ces premières découvertes. En classe de Terminale, en fac, il m’arriva plusieurs fois d’aller au cinéma deux ou trois fois dans la même journée..

Les eis que Daniel et moi connûmes à Morgins en 1970-71 se mirent aussi à se joindre de façon néanmoins irrégulière, et ce fut probablement le début de la fin de la centralité du 20 rue Servandoni dans notre existence. 

Le souvenir de cette période est aussi associé dans mon souvenir à mon accident de moto, le dernier shabbat avant les vacances de Noël de décembre 1970, où je me fis renverser (puis écraser n'ayons pas peur des mots. Il fallut travailler pour sortir ma jambe de dessous les roues de cette bétonneuse, et c'est ce travail - mal fait, "fait par des intellectuels" dit plus tard le Dr Bayle de Wissous, qui me fractura la cheville ). J'avais passé l'après-midi chez des copains de Wissous et l'accident survint au dernier carrefour avant l'entrée dans Paris sur la N20 alors que j'étais en route pour Servandoni. 

Je me souviens que mes parents sont venus me récupérer à l'hôpital Broussais où l'ambulance m'avait évacué, prévenus peut-être par un coup de téléphone que le secrétariat aurait donné à Servandoni  ou tout simplement m'ayant cherché aux urgences de plusieurs hôpitaux ne m'ayant pas vu arriver ?

J'ai le souvenir d'un épisode mystérieux, où un inconnu était soudain venu se joindre à la séance d'étude dans la bibliothèque. Peut-être avait-il entendu à travers la fenêtre ouverte alors qu'il passait dans la rue ? Il était entré et s'était mêlé, nous enrichissant d'enseignements pétillants, puis était reparti et n'est jamais revenu. Les présents étaient restés émerveillés et parlaient de lui en l'appelant en riant le prophète Elie, qui aurait fait une brève apparition sur le chemin de quelque brit milah..Quand j'ai plus tard découvert l'existence de Monsieur Chouchani, je suis resté persuadé un temps que cet inconnu, vêtu d'un pardessus et d'un chapeau n'était autre que Chouchani. Malheureusement, ceci ne concorde pas avec la chronologie de déplacements de ce dernier : l'épisode se produisit autour des années 70 et Chouchani a été enterré en Uruguay en janvier 1968, ayant quitté Paris quelques 14 ans plus tôt..

Je n'ai pas le souvenir d'avoir quitté Servandoni, un peu comme on ne se souvient pas ce qu'il est advenu du train électrique ou des petites voitures de notre enfance.

J'ai dû tout d'abord cesser de m'y rendre après avoir pris la décision, probablement autour de 74-75, de ne plus utiliser de véhicules le shabbat, mais aussi probablement du fait des transhumances de l'entrée dans l'âge adulte, et avec elle, les changements de milieux (université, eis,) et de préoccupations. J’avais découvert le café « le petit suisse », le restaurant universitaire cachère de la rue de Médicis, le centre Rachi qui venait de s’ouvrir rue Broca.

J’étais revenu à Servandoni le matin. J’étais devenu moi-même professeur au Talmud Torah où j’eus mes premiers élèves et, avec eux, mes premiers liens à mes élèves. Pour certains, ces liens furent assez forts pour demeurer jusqu’à aujourd’hui. 

Je savais que la communauté fonctionnait. Benjamin Douvshani avait pris la relève de Daniel à diriger l'étude du samedi après-midi, et tout ceci s'est apparemment poursuivi jusqu'en 1990 environ, date à laquelle l'ULI a vendu le local (ou résilié le contrat de sa location ). 

Nous avions déjà quitté Paris pour Jérusalem depuis près de 10 ans, et avions tiré le trait de l'oubli sur cette période, sans s'apercevoir de combien elle avait été importante pour nous. 

Aujourd'hui, il m'arrive très couramment de me remémorer tel ou tel souvenir, de prononcer le nom Servandoni, et de m'apercevoir qu'il y a forcément aux alentours au moins une personne pour répondre. ' "Servandoni ? J'y ai été !".



Servandoni encore - pour Daniel


Servandoni des adultes, que je côtoyai depuis l’enfance et l’adolescence, et auquel je m’intégrai.

Ce local de l’union libérale israélite était bien rentabilisé : le talmud torah pour les enfants le jeudi (puis le mercredi) matin, une activité communautaire hebdomadaire les samedis après midi, et l’institut à proprement parler, tous les jours de la semaine.

Le mercredi après-midi, une fois les rires et cris des enfants du talmud Torah dissipés, l’immeuble retrouvait sa dignité du quartier latin. L’immeuble historique jadis habité par Olympe de Gouges réajustait sa cravate, les escaliers étaient de nouveau parcourus de pas feutrés par de dignes adultes, habitants bourgeois du cinquième arrondissement ou par les sérieux étudiants de l’IIEH, institut international (sic !) d’études hébraïques, fondé par la communauté libérale de France et voué à la formation des rabbins libéraux de l’avenir, et toute la paisible et étroite rue joignant l’église Saint Sulpice au jardin du Luxembourg, dans laquelle Victor Hugo choisit de loger Marius Pontmercy (Les misérables) retrouvait sa quiétude.

Les étudiants adultes étudiaient et suivaient leurs cours dans les salles de classe du premier étage, et s’asseyaient en silence pour faire leurs travaux, mener leurs recherches, dans la majestueuse bibliothèque du rez de chaussée.



Et le samedi après midi était comme un mix de ces deux ambiances.

Les adultes arrivaient en fin d’après midi, les enfants en âge moyen qui n’étaient pas à l’école (à cette époque, on était à l’école samedi après midi compris si ma mémoire ne me joue pas de tour) et les adolescents étaient, qui pris en charge, qui arrivant au compte goutte, tandis que les adultes assis autour de la grande table écoutaient un cours, s’adonnaient à une séance d’étude.

Vers la fin de l’après-midi, tous descendaient à l’oratoire en sous-sol, auquel on accédait par un escalier en semi-colimaçon, où se déroulait l’office, suivi de la havdala qui marquait la fin de la réunion pour les adultes et les enfants, tandis qu’elle était un peu le point de départ de l’activité adolescente qui consistait le plus souvent en une sortie au quartier latin, ou à une soirée récréative (soirée conférence-débat, ou plus festif) sur place.

Le groupe se réunit environ durant une dizaine d’années, entre la fin des années soixante et la fin des année soixante-dix, fut pour bon nombre d’entre eux leur voie d’accès au judaïsme, et devint assez soudé, assez pour que chacun des participants se sente encore concerné par les souvenirs que je raconte alors que se sont écoulées près de cinquante ans.

Mon cousin Daniel, auprès du nom duquel je dois avec effroi, et depuis une petite semaine déjà, ajouter la mention « zal » (de mémoire bénie selon la traduction consacrée), a été un peu un pilier de cet édifice, et est central dans le souvenir que j’ai des années « servandoni », de mes années d’adolescence.

Daniel avait six ans de plus que moi, et je suivis pour ainsi dire ses traces dans ce lieu, tandis que lui semblait aller dans la direction montrée par mes parents. J’ai enseigné au talmud torah à sa suite, j’ai étudié dans cet institut et sous sa direction matière à présenter l’hébreu en seconde langue au bac, avec une solide formation de grammaire ( transmise par Daniel sur base du livre Ben Meïr dont les anciens du lieu évoquaient le souvenir avec respect et admiration. « Il traversait tout Jérusalem pour venir converser en araméen avec le boucher d’Emek Refaïm ! ») , mais non moins les premiers rudiments d’étude des textes traditionnels (tanakh, midrach, talmud, Psaumes en particulier), après lui, sous sa direction et à ses côtés j’ai officié et lu la Torah pour ces offices du samedi soir - et des fêtes de tichri, et je continue encore chaque samedi soir à chanter la havdala comme j’ai là-bas appris à la chanter, tandis qu'il faisait de même.

Se tinrent ainsi quelques années sous la responsabilité de Daniel des offices de tichri, et en particulier la terrible année 1973 où nous vécûmes ensemble le déclenchement traumatisant de la guerre de kippour. Nous ne savions pas encore que Nah’chon, notre cousin, connu de nous seulement trois ns plus tôt lors de notre passage à Sarid, tankiste sur le golan, tombait ce même jour.

Daniel assumait la quasiment entière responsabilité de tous ces offices, et je le soutenais pour la lecture de la Torah. Nous nous sommes rendus ensemble chez Kaçman pour la préparation, j’ai appris ces lectures sous leur direction. Daniel menait l’office et chantait les morceaux de bravoure de ces fêtes, kol nidré, ounetané tokef, sur les airs de notre enfance à Copernic, avec la nostalgie de Kaçman en arrière plan.

Le samedi après-midi, il mena plusieurs années à la suite la séance d’étude pour les adultes, et, comme je le ressentis plus tard, je suppose qu’il put se sentir alors une certaine aura, susceptible de procurer une certaine exaltation, alors qu’encore tout jeune, il recevait l’aval d’un auditoire fidèle et attentif d’adultes respectables et instruits.

Dans la semaine, il étudia sur place sa maîtrise d'hébreu (tandis qu'il étudiait en parallèle à la rue d'Assas une licence de droit, effectuant en solex les trajets de l'un à l'autre), et il enseignait aussi à l’institut. L’hébreu, notamment. J’étais de ses élèves. Lyliane aussi.

Comme je l’ai déjà écrit dans les précédents chapitres des récits de ces années, sur ce même blog, Servandoni nous fut comme une maison. Celle où l’on n’habite pas mais dans laquelle on se sent comme chez soi. Parce qu’on y est habitué, on connait le poids de la lourde porte d’entrée, la configuration du porche, on a en tête sans calculer le nombre de pas qui séparent l’entrée du début de l’escalier, la couleur des murs, l’odeur. Et parce qu’on s’y est développé. On y a été petits, et on continue d’y être, d’y venir et d’en repartir.

Je me souviens d’y arriver tant à pied qu’en mobylette ou en voiture les derniers temps, ou encore à pied, en longeant le jardin du Luxembourg et le Sénat, avec une familiarité comparable à celle que je ressentais à l’arrivée à la maison.

Servandoni n’était ainsi pas une option. La question : « irai-je à Servandoni ? » n’exista pas durant bon nombre d’années.

C’était là-bas que nous allions, le samedi après midi, pour les grandes fêtes, le mercredi matin pour enseigner, et au moins un soir par semaine pour telle ou telle séance d’étude, différente au fil des années.

Et le personnage de Daniel était inséparable de la situation. Je ne sais combien il y étudia et y enseigna mais lui aussi y évoluait comme dans sa propre maison.

Il me semble que son activité prit fin peu après son mariage, autour de la naissance de Laure, donc en juin 1975.

Même si la communauté poursuivit encore ses activités plusieurs années, sous la direction de Benjamin Douvshani, le groupe que j’ai connu me parait s’être dispersé aux alentours de cette même année, du fait que ma génération devenait aussi adulte et que chacun débutait une nouvelle vie.

Alors que rien de cela n’était ni concerté, ni même en un aboutissement logique quelconque, le noyau de cette communauté est en Israël, principalement à Jérusalem, depuis de longues années, et toutes les raisons qui provoquent des rencontres donnent en général lieu à retrouvailles émues, au cours desquelles le nom de Daniel est toujours évoqué.

Deux des enfants de Daniel (et Lyliane) ont suivi ou ont fait partie de ce mouvement d'alyah, Daniel et Lyliane sont restés en France, ne se sont achetés un appartement à Jérusalem que peu de temps avant la disparition prématurée et inattendue de Daniel, en cette fin de juin 2018, presque un an jour pour jour après la disparition de son frère Michel, eux deux finissant leur vie à un âge bien jeune comme cela avait été le cas de leur père Simon.
Que leurs souvenirs soient sources de bénédictions.

Maïmo ( premier épisode)


Comment avais-je trouvé ses coordonnées ? Je n'en ai plus le souvenir. Toujours est-il qu'après avoir dûment pris rendez-vous, je me rendis en cette fin de mois d'août de l'année 1975 me présenter chez Marianne Picard, directrice de l'école Lucien de Hirsch, rue Simon Bolivar, Paris XIXème.
Une rencontre assez sympathique, entre une dame respectable et un tout jeune homme, qui venait se présenter pour enseigner, mais sans avoir eu aucune formation, si ce n'est le terrain.
J'avais le bac. J'enseignais alors depuis un an ou deux au talmud Torah de Servandoni, j'étais animateur branche cadette aux eis depuis deux ans, et j'avais préparé un garçon de douze ans à sa bar mitzvah. C'était tout.
Marianne Picard était peut-être un peu étonnée, mais elle ne le montra pas. Elle me demanda si je savais lire Rachi et consacra quelques minutes à me conforter : de son point de vue, je savais plus que je ne voulais bien le reconnaître.
Malheureusement, elle n'avait aucun poste à m'offrir, nous étions proches de la rentrée scolaire, et je comprenais bien qu'elle n'était pas du genre à s'occuper de la rentrée scolaire de septembre fin août.
J'eus cependant la surprise quelques jours plus tard de recevoir un coup de téléphone. David Messas, directeur de l'école Maïmonide, rue des Abondances à Boulogne, voulait me voir. Il avait eu mes coordonnées par Marianne Picard et souhaitait me rencontrer.
J'allais de découvertes en découvertes. Ayant grandi entre l'éducation laïque et la communauté libérale, j'ignorais tout de ces monuments de l'éducation juive de Paris.
Je ne pense pas avoir entendu parler de ces deux écoles avant d'être allé m'y présenter.
Le bâtiment de l'école Maïmonide était encore à cette époque cette belle vieille grande maison, au milieu d'un parc, dans une belle rue bourgeoise en contre bas du pont de Sèvres.
On y arrivait à pied par ce carrefour au nom historique Rhin et Danube, on passait devant les jardins Albert Khan, et quelques cent mètres plus loin, on trouvait sur la gauche, ce parc, avec pavillon de concierge, glycine, gravier, grande grille, tout ce qui caractérise la France classique et bourgeoise.
On entrait dans le bâtiment principal par la façade, après avoir gravi les quelques marches d'un escalier, et je fus aussitôt reçu par un monsieur avenant - mais en restant très distant, très neutre relationnellement -, vêtu d'un costume bleu marine et la chevelure blanche et lumineuse soigneusement peignée, qui me reçut très peu de temps. Le temps de me raconter qu'il ouvrait cette même année l'école primaire de l'école Maïmonide, qu'il avait eu mon nom et des recommandations de Marianne Picard (il disait Madame Picard) et qu'il était sûr que tout allait très bien se passer. Puis, sans transition, de conclure : "voilà ! Vous êtes engagé ! Vous êtes content ?" (Sic). L'examen n'avait pas été très difficile. Ça me changeait de PCEM...

La rentrée scolaire était quelques jours plus tard, mon programme consistait à recevoir 9 élèves qui constituaient le premier cours préparatoire de l'école primaire Maïmonide, et à leur faire la classe tous les après-midis. Le matin, ils étudieraient les matières générales, et l'après-midi, le "kodesh".
Le matin enseignait Johar Maarek, institutrice chevronnée très sympathique, qui me transmettait les élèves quand ils sortaient de la cantine où elle les avait surveillés et où ils avaient mangé ensemble.
Ni monsieur Messas, ni Madame Maarek n'avaient la moindre consigne, le moindre programme à me donner. J'étais entièrement libre et maître à bord, aux deux fois près où je fus convié à observer à Lucien de Hirsch comment les choses se passaient, et la fois où Marianne Picard vint elle-même enseigner à ma classe en ma présence.
A Lucien de Hirsch, les choses étaient très cérémonieusement réglées. Marianne Picard se tenait tous les matins à l'entrée de l'école et recevait chaque élève, d'un mot ou d'un geste. Il ne s'agissait pas de mots gentils (bien qu'ils fussent dits avec la meilleure intention du monde, cela se sentait très vivement) mais de mots d'adjudant ou plutôt de colonel. Marianne Picard passait ses troupes en revue en début de chaque journée de classe. Elle voyait chacun, et tout chez chacun, les élèves ne devaient pas chercher à s'attirer ses remarques.

Je me demande si cette visite à Lucien de Hirsch n'était pas venue après quelques jours où j'avais commencé sans instaurer ni la moindre distance, ni les moindres cérémoniaux entre mes élèves, la classe et moi.
Je n'avais pas été formé comme instituteur, mais j'ėtais post soixante-huitard, et cela me donnait déjà une idée claire de ce que je ne voulais pas.
Marianne Picard n'avait probablement pas cherché à transformer son école après cette "révolution", comme l'avait été mon lycée, d'où avaient disparu d'un trait notes, carnets de notes, distances de bienseillance, estrades, et où les élèves avaient reçu le droit de nommer chaque année des délégués, qui défendaient les élèves de leur classe aux conseils de professeurs. 
Marianne Picard entrait en classe et le silence se faisait instantanément. Elle enseignait à voix basse, en chuchotant, et chaque enfant l'entendait. Elle ne s'adressait pas à la classe mais aux enfants, une phrase pour tout le monde, un mot pour untel ou unetelle, et ainsi de suite, alternance de parole, d'écriture au tableau, de vérification que les élèves écrivaient consciencieusement et sans faute ce qui était au tableau. 
De l'enseignement primaire réglé comme du papier à musique.

J'ai le souvenir d'avoir simultanément ressenti deux éléments qui eurent pu être antinomiques mais qui cohabitèrent en moi : j'ai été grandement impressionné par cette personnalité d'enseignante, par cette technique qui donnait sur la classe une maîtrise comme absolue, et en même temps, je savais que je n'enseignerais pas ainsi.

De mes quelques heures à Lucien de Hirsch, je ressortai avec beaucoup de savoir, avec le modèle, avec des images qui restaient vivement imprimėes en moi, de ce qu'était le modèle de l'éducation juive. 
À Servandoni, les élèves ne portaient pas de tsitsit et n'apprenaient pas à les utiliser pour animer la récitation du Shema Israël. À Servandoni, on ne faisait pas précéder le chema de "yad yamin lemaala" "on lève la main droite", avant de se la mettre devant les yeux, à Servandoni on ne disait pas en coeur "tsedaka tatzil mimaveth" avant de mettre cérémonieusement sa pièce dans la boîte destinée à cet effet. 
Je découvrais les lieux classiques du judaïsme, et les gestes et coutumes de tout un monde avec lequel je partageais les connaissances, mais dont j'ignorais la plupart des gestes.

Je commençai donc à passer quatre après-midis par semaine en compagnie de la première promotion de Maïmonide-école primaire, composée de...9 élèves.

Tandis que la "vraie" école Maïmonide occupait l'hotel particulier, l'école primaire avait reçu le pavillon du concierge, tout petit, composé de deux pièces qui étaient chacune une classe taille mouchoir de poche.

Les élèves étaient pour une partie d'entre eux les enfants des parents qui avaient oeuvré à l'ouverture de la primaire, et pour une autre part des parents qui étaient arrivés par hasard, avaient appris qu'il y avait maintenant un cp à Maïmo, et y avaient inscrit leur enfant. Certains enfants étaient de familles religieuses, les autres non. J'ai toujours aimé cette hétérogénéïté, moi qui ai enseigné pratiquement sans interruption et à tous les âges au long des quarante dernières années. On a face à soi un groupe dans lequel le fils du brillant ingénieur côtoie la fille du marchand de tissus, dans lequel sont assis à deux mètres l'un de l'autre le plus intelligent de sa génération, celui dont la scolarité est et sera difficile, celui qui sait déjà qu'il sera cinéaste, et la fille de l'artiste créatif, et il faut trouver le langage qui conviendra à tous, il faut intéresser le plus vif, et garder près de soi le plus lent pour qu'il ne se perde pas en route, et dans le cas de cet âge merveilleux en particulier, il faut écouter chacun.

La tâche était des plus faciles, des plus claires et des plus excitantes : leur apprendre à lire, à écrire, et la Torah. Marianne Picard m'enseigna les rudiments de la technique, et personne ne me donna le moindre programme. La méthode ? Quant à moi, j'avais depuis l'âge de 12 ans opté pour la méthode Julos Beaucarne qui chantait que "pour apprendre le latin à John, il faut d'abord connaître John, ensuite le latin". Le foyer de mon attention était donc les élèves, et le dialogue avec eux. Le résultat de cela étant que je n'ai aucun souvenir du support qui m'a servi à leur apprendre à lire et à écrire ainsi que les rudiments de Torah que je leur ai enseignés, mais en contrepartie je me souviens de tous, et ai même le privilège de savoir où sont aujourd'hui un relativement bon nombre d'entre eux. 

Me lisent-ils ? Me le diront-ils ? 

A suivre.

Maïmo - 2ème épisode


A l'école, il y a la classe. La nôtre, tant que le bâtiment ne fut pas rénové, était un lieu qui ne manquait pas de pittoresque, dans ce petit pavillon-deux pièces du concierge d'antan, couvert de glycine, très sombre et très exigu. Mais la classe n’est qu’un des lieux de la vie de l'école, qui se passe non moins dans la cour, à l'arrivée, à la sortie.


 tou bichevat 5737 (1977)

L'après-midi était très courte, de 14:00 à 16:30, avec une récréation au milieu, tout juste le temps d'arriver que c'est presque la fin.

Les intermèdes que sont l'avant 14:00, et cette récréation étaient de véritables moments d'imprégnation et de liens.

A 6 ans, l’arrivée à l’école et le départ, en fin de journée, sont des moments très chargés émotionnellement, où se jouent les rencontres entre le monde de l’école et celui de la famille.

Du fait que j’enseignais en après-midi, il ne me fut que rarement donné d’être présent à l’arrivée des enfants et je n’ai qu’un souvenir – de taille  : celui de cet enfant qui partit de toute la vitesse de ses jambes aussitôt qu’il me vit, en criant qu’il ne voulait pas d’un maître. Je ne me souviens plus comment l’épisode se résolut ce jour, je sais seulement qu’il marqua le début d’une relation qui se poursuivit, quoique de loin en loin, bien au-delà de notre vie commune dans cette école.



Je rencontrai aussi bon nombre de parents et pu un peu prolonger les impressions que les moments de classe suscitaient entre les enfants et moi.

Les enfants de six ans parlent beaucoup pendant la classe (la classe que je faisais. Dans une classe de trente élèves il est déjà beaucoup moins facile de faire régner le dialogue, et surtout, les enseignants préfèrent souvent qu'il n'ait pas lieu), où finalement tout était matière à échange, à questions, à remarques. Madame Picard avait bien tenté de me donner ce qui me permettrait de les éviter, mais en fin de compte, je les aimais, si ce n'est les souhaitais. 
Ces remarques, questions et réponses étaient pour moi, et sont restées, le véritable sel de la situation. 
Elles sont du même ordre que ce qui se passait pendant les récréations où les enfants venaient pratiquement continuellement m'accoster, me montrer quelque chose, me raconter quelque chose, me demander quelque chose ou me solliciter pour quelque chose. Ces moments étaient en fait très riches et, occupé que j’étais à mes découvertes, je ne sus pas toujours ni les apprécier ni y réagir comme il eut peut-être fallu. Je découvris ainsi par la suite que certaines « démarches » de certains enfants – ou adultes d’ailleurs – auraient exigé plus d’attention que je n’en avais à l’époque en magasin, n’étant encore que jeune enseignant, jeune adulte. Je passai ainsi à côté de quelques appels, ou sollicitations personnelles que je ne compris qu’a posteriori, en m’en sentant parfois un peu confus.  





C'est que durant ces moments je poursuivais ma découverte de ce monde. 
L'école Maïmonide était déjà un vieux bâtiment, de ceux qui ont traversé les mers, ou les époques. Si monsieur Messas n'était pas nouveau au poste de directeur, il était cependant encore comme une pièce rapportée. 
Évoluaient autour de lui toute une assemblée de gens qui l'avaient précédé sur les lieux et qui étaient - à leurs yeux - l'authentique histoire des lieux, qui possédaient et racontaient l'histoire des lieux, et qui n'entretenaient que des rapports corrects mais méfiants avec le directeur tandis qu'ils paraissaient liés entre eux de liens d'amitié.

Lorsque je me tenais debout sur les marches de l'école pendant la récréation se passaient beaucoup de choses.

Au quotidien, venaient souvent me rejoindre sur ces escaliers quelques "passants" habituels.

Il y avait monsieur Stéphane, d'une soixantaine d'années, dont je n'ai jamais su la définition officielle de poste, mais dont je savais qu'il était affecté à l'écriture, à la calligraphie des documents officiels, calligraphie dont il s'acquittait dans les règles de l'art, avec moult pleins, déliés réalisés à la plume sergent major et à l’encre violette. Il venait régulièrement prendre une pause dans son travail à l'heure où je me tenais sur le perron, et il me faisait un brin de compagnie. Je n'ai jamais eu l'outrecuidance de lui demander depuis combien de temps il travaillait à l'école, tant je craignais probablement d'entendre en réponse que l'école avait été construite autour de lui. Monsieur Stéphane m'a appris qu'à Hanouka, l'année scolaire est terminée. On n'en a pas conscience, on croit même que l'hiver va être interminable,  mais c'est faux. A ce stade, tout est déjà joué. Commençait-il déjà à calligraphier les bulletins de fin d'année à cette époque ? Je l'ignore. J'ai en tout cas un peu appris à m'aligner sur son point de vue. Même si l'hiver est long, la période comprise entre Pessah' et la fin du mois de juin passe de toute façon en un éclair, et d'une certaine manière, monsieur Stéphane n'avait pas entièrement tort.

Il y avait Juan, l'homme à tout faire, haut de moins d'un mètre cinquante, mais vif, habile et la moustache espagnole en bataille. Juan réparait, apportait, déplaçait, et s'agitait tout le temps. Il connaissait tout le monde, et ce n'était vraisemblablement pas superficiel : alors que je revins en visite à l'école pour la seule fois quelques 15 ans après l'avoir quittée, il me reconnut et s’adressa instantanément à moi par mon prénom.

Tous me connaissaient là-bas par mon prénom. Monsieur Messas avait bien essayé de me dire quelques semaines après la rentrée que cela n'était pas convenable qu'ainsi les élèves me tutoient et m'interpellent, mais je n'avais aucune alternative à proposer. Je ne voyais pas comment il allait m'être possible de me faire appeler monsieur ou me faire vouvoyer. J'écoutai donc la remarque du directeur avec respect - mais elle n'engendra aucun changement. Lui le premier m'appelait Jean, mais en me vouvoyant néanmoins.

Il y avait Jeanine, la secrétaire et l'âme de l'école. Ses enfants étaient alors encore petits et ils jouaient avec les élèves de l'école primaire. Elle était très accueillante, pour tous, et pour mme Maarek et moi-même, qui étions les nouveaux arrivants, et son sourire, ses conseils et sa présence attentionnée me restent présents malgré les années écoulées.


Il y avait monsieur Harrus, directeur légendaire de l'internat, qui était aussi souriant et avenant, mais qui ne savait pas trop comment digérer notre irruption et le changement que cela occasionnait dans les habitudes. 

Il y avait monsieur Mimran et son aide (comptable?) qui étaient aux commandes de toute l'administration des salaires.

Il y avait les anciens professeurs, mr Kabla, monsieur Albert Messas, frère du directeur, le professeur d'anglais et le professeur de français dont j'ai oublié les noms (comment se nommait ce syndicaliste combattif qui se battait pour un sujet après l'autre comme si l'avenir de tous était menacé ?), et il y avait Rosine Cohen, dont le fils était dans ma classe et qui se mettait littéralement en quatre pour que la vie me soit le plus agréable possible dans cet endroit qui m'était encore nouveau.

Et il y avait André Fish ( était-ce son nom ?) Il ne resta pas longtemps, et je ne le re rencontrai jamais, mais nous avions bien sympathisé, avant qu'il ne m'annonce lors d'une récréation qu'il quittait (je ne jurerais pas qu'il n'ait pas été remercié..?).

J’assistais souvent au départ des travailleurs du matin qui partaient les uns après les autres, le directeur en particulier, dont l’élégance ne passait pas inaperçue et que je voyais régulièrement partir dans sa Renault 20 qui me paraissait à l’époque comme LA voiture de directeur par excellence. Une fois, alors que je crus qu’il partait,  il commença bizarrement à partir comme à pied …et je découvris quelques secondes plus tard qu’il allait en fait à la rencontre d’un visiteur de marque : monsieur le grand rabbin de Jérusalem, Shalom Messas, père de David Messas. Je le vois encore  marcher sur la rue des Abondances, déserte à ces heures du milieu de l’après-midi, vêtu à la marocaine, ou à la hyerosolymitaine, et le spectacle ne manquait pas de saveur de voir ainsi arriver un personnage qui était simultanément  « hôte de marque » et à la fois personnage tant insolite et étranger au décor. Le directeur l’accueillit avec énormément de respect et de révérence. Il ne venait visiblement pas souvent. Madame Dayan, institutrice plus chevronnée encore que madame Maarek et qui s’était jointe à nous dès la deuxième année me raconta quelques anecdotes sur le personnage qu’elle-même avait connu encore du temps de leurs existence à Meknès au Maroc et pour lequel elle exprimait le plus grand respect.

Il y avait aussi Johar Maarek, qui me transmettait les élèves chaque début d'après-midi à leur sortie du réfectoire. Elle était de naturel enjoué mais on devinait combien ceci était la couche extérieure, combien la vexation ou un autre sentiment pouvaient instantanément tout changer.  Elle me raconta par exemple comment on lui avait enseigné en début de carrière que la meilleure façon de se sortir d'une inspection était de s'imaginer l'inspecteur sur la cuvette des wc et comment cet « enseignement » l’avait accompagnée et protégée. 

M'avait-elle raconté cela hors contexte ou alors que surgit une nouvelle épreuve ? Je ne me souviens plus de la chronologie, mais je sais que cette épreuve se présente à mon souvenir en immédiate association avec ce que je viens de raconter :

Une partie de mes élèves avaient été en classe de maternelle dans un autre haut lieu de l'éducation juive parisienne de l'époque : le gan Montessori de madame Gordin. 

Madame Gordin, veuve de Jacob Gordin, était une vénérable femme déjà âgée et elle dirigeait de mon impression depuis toujours ce gan qui se trouvait dans les locaux de l'ENIO, rue Michel Ange,  Paris XVIème.

Sa visite me fut soudain annoncée : elle voulait me connaître, et probablement aussi Johar Maarek, afin de savoir si elle pouvait envoyer ses élèves "chez nous".

J'appréhendais beaucoup cette visite qui se produisit cependant, et je me retrouvai un beau jour avec une dixième "élève" assise sur les chaises de la classe, assistant au cours que je donnais. Elle ne parla pas, se fit aussi discrète que possible et tout se passa au mieux : je fis se succéder comme d'habitude lecture et écriture, et l'heure de la récréation (que j'imaginais heure de la délivrance) arriva assez rapidement. 

Les enfants sortirent dans la cour et Madame Gordin commença à deviser avec moi, qui m'apprêtais à lui dire poliment au revoir.

Du fait de son âge, elle avait comme un mouvement involontaire qui la faisait doucement dodeliner de la tête. Quand elle comprit que j'étais sûr qu'elle était sur le point de partir, elle se mit soudain à dodeliner et je l'entendis me dire le plus gentiment du monde que tant qu'elle ne m'aurait pas entendu enseigner les matières juives, raconter la paracha de la semaine, elle ne partirait pas.

Je n'avais d'autre choix que m'exécuter...et le résultat fut loin d'être mauvais. Cette séance fut en fait le début d'une relation que nous eûmes Marianne et moi, avec Madame Gordin, que nous appréciions beaucoup, et qui semblait nous rendre la pareille. De plus, j'avais un grand respect pour ce qu'elle incarnait, et en particulier cette méthode Montessori qui me paraissait bien plus avantgardiste que ce que je voyais et qui me déplaisait dans les classes de l'enseignement traditionnel. 

Cette école primaire, à ce stade, était loin d’avoir une quelconque définition, si ce n’est celle d’être un projet en cours de réalisation. Comme je l’ai indiqué dans le premier chapitre, il ne semblait pas y avoir un quelconque autre projet que celui de répondre à une demande. Une demande d’école primaire juive à une époque où celles-ci commençaient à se répandre en France, et principalement en région parisienne.

Hanouka 5736 ( déc.1975) 

Toujours est-il que l'arrivée de ces tout petits enfants dans cette vieille école de "grands" semblait redonner un coup de fouet à tout l'ensemble. Les adultes semblaient fondre de plaisir, et les enfants se sentaient à juste titre comme le clou du spectacle, comme en témoignent les quelques photos de cette fête de tou bichevat fêté pour la première fois à l’école Maïmonide avec les enfants de l’école primaire en grande représentation, orchestrée par une équipe qui était déjà passée de deux à quatre après les arrivées de Mme Dayan et de Gueveret Leibovici, dite « hamora Aliza ».


 A suivre.

Maïmo - troisième épisode



Dès la seconde rentrée, je reçus du galon et me retrouvai promû au rang d'instituteur de campagne, ceux qui font simultanément la classe à plusieurs niveaux.

La seconde promotion était aussi d'effectif léger, et on me pria d'avoir ensemble en classe kitah aleph et beth.



J'aurais pu me révolter mais ce n'est pas vraiment un mode que j'ai su pratiquer au long de mon existence, et j'ai au contraire relevé le défi.

Je mis au point une technique à base de fiches que je fabriquais, utilisais jour après jour et qui en étaient la colonne vertébrale  (je travaillais en parallèle au quartier général des EIs où j'étais alors responsable national branche cadette - celle des 8-11 ans -  et nous avions à notre disposition une ronéo, que nous utilisions de toute façon abondamment. Je préparais donc le soir des feuilles d'exercices, les imprimais le matin et faisais la classe en système parallèle : tant que j'enseignais aux uns, les autres faisaient les exercices).

Pour autant que je me souvienne, ceci concernait la partie hébreu, lecture et écriture, tandis que je faisais la partie kodech, - celle que je préférais à l'instar de madame Gordin -  aux deux niveaux ensemble. 

J'ai d'excellents - quoique menus - souvenirs de quelques perles ( "moi je n'ai pas besoin que la Torah me dise de ne pas mentir, je le sais" qui me reste comme une phrase catégorique autour de laquelle se fit le silence tant elle était majeure, elle fut probablement la meilleure de toutes)  qui sortirent à l'occasion de ces séances de Torah, qui étaient de véritables débats animés. Les enfants participaient énormément et il y avait beaucoup de dialogue autour de l'immensité de sujets qu'offre la Torah. J'ai aussi le souvenir de débats occasionnés par l'hétérogénéïté de la classe avec par exemple les familles qui respectaient strictement le shabbat et celles où on regardait la télévision ce même jour. Il s'agissait alors - pour moi - de faire se cotoyer et s'accepter mutuellement les uns et les autres. En poste aux eis, mouvement pluraliste par vocation, j'y enseignais la tolérance aux animateurs qui eux-mêmes rencontraient la même hétérogėnéïté sur leur terrain d'activités, tandis que j'étais mis au jour le jour en situation. 


Je crois que ces parties avec les enfants étaient presque exclusivement orales. Je faisais probablement copier tel ou tel résumé de ci de là , mais ces enfants n'étaient respectivement qu'en cours préparatoire et en cours élémentaire et écrire leur était un exercice difficile en soi. 


Comme il se doit quand on enseigne à des enfants, le cours était ponctué d'activités manuelles, mais je n'ai jamais mis trop l'accent sur ces dernières. Ces séances étaient à mes yeux avant tout des séances de transmission, d'enseignement et je les associais et préférais les consacrer à du discours, à du dialogue.

Nous chantions aussi. J'ai le souvenir de leur avoir enseigné "yeroushalaïm chel zahav" ce qui m'avait fourni l'occasion d'en apprendre moi-même les paroles.

Enseigner ainsi deux classes en parallèle exigeait cependant du temps en préparation, en correction, et peut-être pour me "dédommager" de cette surcharge, il y eut quelques après-midis qui ne se passèrent pas à l'école  comme on peut le voir sur ces photos de sorties au parc de Saint Cloud. J'ai aussi le souvenir de visite aux jardins Albert Khan, les deux à portée de pied depuis la rue des Abondances, mais je ne saurais pas dire combien de fois - si même plusieurs fois il y eut - ceci se produisit.






Ces années furent riches pour moi à de nombreux niveaux. J'ai eu aussi le grand plaisir de pouvoir entendre/lire que cela avait aussi été le cas pour plusieurs élèves. J'en suis évidemment heureux, et ému, mais aussi "interpellé". La question des facteurs qui sont liés à cela m'accompagne tout au long de ma vie en général, et de ma vie professionnelle, tant en tant qu'enseignant qu'en tant que psychologue. 

En tant que psychothérapeute je suis sollicité par la question de l'impact de la psychothérapie. Qu'est-ce qui aide ? Qu'est-ce qui soigne l'âme ? Quel enseignement est majeur ? Formateur ? Quel enseignant laissera plus ou moins d'impact ?

Un exemple me vient à l'esprit  : en tant que psychologue, il m'est arrivé maintes et maintes fois de devoir non seulement accompagner un patient, mais d'avoir à estimer la situation mentale et psychologique de tel ou telle. On utilise pour ce faire une batterie d'outils, dont un tenu pour mesurer l'intelligence. J'ai eu plusieurs modes relationnels à ce test. J'en appris l'existence au cours d'études dans une université résolument hostile à la psychométrie où on m'apprit en premier lieu la méfiance à son égard. La suite de mes études- dans un autre monde universitaire - impliqua de devoir dominer complètement l'outil et c'est ce que je fis, laissant de côté pour un temps les questions idéologiques à son sujet. Ayant ensuite travaillé de très longues années auprès d'adolescents en situation psychologique très difficile, j'eus l'occasion de me rendre compte combien ce test ne mesure pas la "vérité vraie" quant à la capacité intellectuelle, mais seulement au mieux dresse un état des lieux. Les enfants ont ainsi parfois des résultats complètement différents à peu d'années d'écart, apparaissant alors comme beaucoup plus intelligents que par le passé ou le contraire. L’environnement peut influer ainsi sur la situation de l’individu non du tout au tout mais au moins énormément.

Plus encore, et c'est lié plus directement à mes souvenirs d'instituteur, j'ai eu l'occasion de remarquer quelque chose de bien précis, lié à la mémoire. On mesure la mémoire immédiate entre autres au moyen de répétition de séries de chiffres. L'examinateur lit une série de chiffres et l'enfant doit répéter après lui. Si l'examinateur est concentré sur la série de chiffres, l'enfant en aura un bien meilleur souvenir que si elle lui a été lue tandis que l'examinateur pense à autre chose, ou encore j'ai pu aussi constater que la qualité de la rencontre influe aussi sur le résultat, et donc que la note que recevra l'examiné va varier non du fait de sa propre intelligence, mais du fait de la situation interpersonnelle !

Autrement dit, ce que notre esprit enregistre n'est pas uniquement fonction de ce que nos capacités nous permettent de faire, mais aussi (et dans quelles proportions ?) des données de la situation, de combien l'interlocuteur est présent, insistant, concerné, ou "autre" et indifférent dans la même situation, de combien on est porté vers lui ou au contraire de combien il nous est antipathique.

J'ai eu une expérience de ce genre en tant qu'élève, en classe de première, prisonnier de la férule d'une prof. de mathématique, élitiste et sadique, qui avait réussi à me persuader que j'étais apte à tout sauf aux mathématiques, dans lesquels j'étais de son appréciation rien moins que nul. Ayant eu le privilège d'avoir en terminale quelqu'un qui se trouvait à l'extrême opposé, j'obtins une excellente note en maths au bac, après une année qui m'avait réconcilié avec la matière, et mieux encore, avec mes capacités.

Et ainsi la période que je vivais au cours des six années sur lesquelles j'enseignai à Maïmonide a certainement contribué à l'expérience, à la qualité de l'enseignement, et à ce que les enfants en retirèrent.

Qui étais-je à l'âge de 20 ans ? 
Les sorties étaient ma "spécialité" si je peux m'exprimer ainsi, étant au point culminant de mon exercice de "chef e.i." qui alla de 1971 à 1981. Et ce que je commençai à faire en 1976 était comme une consécration de cette activité. A l'intérieur du mouvement de jeunesse, je recevais un rôle éducatif à proprement parler, devenant responsable national de la tranche d'âge 8-11 ans. J'étais donc intimement investi dans l'éducation, dans l'éducation juive. Comment ne l'aurais-je pas été en tant qu'instituteur ?









De plus, ces années Maïmo sont celles où je connus ceux dont les enseignements (pourtant fort différents l'un de l'autre) eurent une influence déterminante sur ma vie : Manitou et Lévinas.

Je connus Manitou (Rav Léon Yehouda Ashkenazi pour les non intimes) en février 1976, pendant les dix jours des vacances de février, en participant à un séminaire de dix jours à Mayanot à Jérusalem. L'impact de ce séminaire fut majeur : J'en rentrai armé de la décision de poursuivre ma vie en Israël. 

Et je connus Lévinas dès septembre 1977, étant venu m'installer à Boulogne, et ayant commencé à suivre ses cours les shabbat matins à l'ENIO.

De plus, nous nous sommes mariés Marianne et moi, au cœur de cette période et ceci participa aussi probablement à ce que je faisais passer. Les enfants ne furent pas conviés au mariage, et je ne me souviens pas avoir pris une semaine de vacances (comme il aurait été naturel), mais j'eus la surprise les jours suivants de recevoir en cadeau un dessin (je ne dévoile pas tout) qui contenait l'annonce qui avait été publiée dans Le Monde. Publiée et donc découverte, et lue. Le dessin est toujours chez moi.

Dernier élément de cette carte d'identité de mes vingt ans, nous prîmes la décision de faire notre alyah. Une alyah que nous fîmes en fait en deux temps...qui occasionnèrent deux départs de Maïmo, la première fois en juin 1978, la deuxième fois (la bonne), en juin 1981.

Je ne pense pas avoir enseigné à mes élèves de 6 ans au début, de 10 ans quatre ans plus tard, ni les enseignements de Manitou, ni encore moins ceux de Lévinas, je ne leur ai pas fait d'endoctrinement, ni pluraliste ni sioniste, mais je suis convaincu que se déroulait en moi à cette époque comme une ébullition qui, elle, a certainement été ressentie, qui, elle, a certainement eu un rôle dans l'impact de ces années Maïmo, sur mes élèves et sur moi.


A suivre.

Maïmo quatrième épisode


Au bout de trois ans, je crus que s'achevait ce que je ne savais pas encore qu'il conviendrait un jour d'appeler ma première période d'enseignement.

Nous avions décidé de faire notre alyah et je me séparai de Maïmonide en fin d'année scolaire 77-78, émotions - et même cadeaux - à l'appui.

Les choses ne se passèrent cependant pas comme nous avions prévu et nous nous retrouvâmes début septembre...de nouveau à Paris, vraisemblablement pour trois ans (nous comptions sur une équivalence universitaire qui ne fonctionna pas comme espéré).

Je ne sais plus ce qui fit que je ne retournai pas directement à Maïmo, il n'est pas impossible que je ne me sentais pas très fier de me re-présenter après être ainsi parti pour ainsi dire en grandes pompes.

Je retournai donc travailler aux eis, et commençai à Paris les études de psycho pour lesquelles j'avais été admis en Israël.

Un an après, je retrouvai Maïmo, ayant choisi de retourner à l'enseignement plutôt que de continuer à faire de l'éducation depuis un bureau, et c'est dans la foulée de ce choix que je devins non plus instituteur de kodesch, mais que je commençai à enseigner les matières générales, dans le but - qui s'avéra non ainsi atteint - d'être plus "au centre" de ce que les élèves apprenaient. 

Je découvris - avec grand plaisir, en fin de compte - que ce qui est englobé par l'enseignement "général" met moins en contact avec les élèves que ce que permet l'enseignement de la Torah.
Il ne s'agit ici nullement d'une proclamation "militante", mais bien plutôt d'une constatation. Peut -être la constatation n'a-t-elle aucun caractère universel et provient de ce que je préfère l'enseignement de la Torah à celui de "nos ancêtres les gaulois".

Je retrouvai ainsi "mes élèves", ceux que j'avais eus en kita aleph, kitah beth, et qui étaient à présent en cm1.

Le décor aussi changeait : à la place de l'hôtel particulier du 11 rue des Abondances, se trouvait alors un énorme trou dans lequel allait être construite sur toute l'année à venir ce qui allait être la nouvelle école.

Nous nous retrouvâmes donc, un beau matin de septembre, dans une caravane du bout de la même rue, où était logée provisoirement l'école.

L'école primaire en était alors à sa cinquième année et les effectifs avaient pris de l'allure : je me retrouvais face à quelques 25 élèves (j'ai presque honte face à mes collègues du corps enseignant d'avouer qu'au cours - on devrait même plutôt dire "au long" - de mes quelques 25 ans cumulés d'enseignement je n'ai jamais eu plus d'élèves dans aucune de mes classes ! J'ai bien conscience que ceci pourrait être une des formes les plus concrètes - et discrètes - de ce qu'on appelle "la Providence individuelle", à supposer qu'elle existe, ce que j'ai toujours un peu ressenti, au risque de passer pour un ignorant, un ignorant de Maïmonide en tout cas..paradoxe pour un enseignant de Maïmonide !).



Cette classe était donc composée des anciens, auxquels s'étaient ajoutés une petite douzaine de nouveaux. 

Les données avaient un peu changé : une classe de 25 enfants de 9-10 ans est différente d'une classe de 15 petits de 6-8 ans, essentiellement par le coffre et la verbalité (si j'ose ce néologisme) de chacun. 

Je voulais encore et toujours que la classe soit lieu d'échange autant que lieu de transmission et cela imposait plus de règles. 

Je n'ai pas le souvenir que ce sujet en ait été un. C'est à dire que je ne me souviens pas avoir souffert du chahut, et j'espère n'avoir fait souffrir personne pour l'éviter - ou le contenir. 

La tâche me paraissait plus ardue et exiger plus de préparations, même si là encore, je n'ai le souvenir d'aucune directive de programme autre que les livres, qui n'avaient pas été choisis par moi et dans lesquels je préparai les cours.

Je retrouvai les dictées de mon enfance, qui étaient le seul souvenir concret de mes années d'école élémentaire, et j'achetai quelques livres qui me donneraient matière à enseigner un peu de poésie, matière à "récitations" dont j'avais aussi un léger mais plutôt agréable souvenir.

Je ne souviens plus où j'avais trouvé le texte ci-après partiellement reproduit, probablement pas dans un des livres de classe, mais je suppose que le thème récurrent de cacophonie qui s'y trouve évoqué, de "tout le monde parle ensemble au point qu'on n'entend plus rien" et que ceci est encore et encore à combattre, et que le seul moyen de le combattre est l'intervention violente est ce qui m'avait le plus interpellé.  Je ne jurerais pas que je le validerais encore aujourd'hui, mais il me parût adapté à une version plus dynamique - parce que collective entre autres - de la récitation, et je me souviens que nous l'avions mis en scène. Qui se souvient quel rôle il tenait ?

L'orgue de barbarie
Jacques Prévert

Moi je joue du piano 
Disait l'un
Moi je joue du violon 
disait l'autre
Moi de la harpe moi du banjo
Moi du violoncelle
Moi du biniou
Moi de la flûte...
Et moi de la crécelle.
Et les uns
et les autres parlaient parlaient
Parlaient 
Parlaient de ce qu'ils jouaient.
On n'entendait pas la musique
Tout le monde parlait parlait
Personne ne jouait
Mais dans un coin un homme se taisait
"Et de quel instrument 
Jouez-vous monsieur?"
Qui vous taisez et ne dites rien?"
Lui demandèrent les musiciens
Moi je joue de l'orgue de barbarie
Et je joue du couteau aussi
Dit l'homme qui jusqu'ici n'avait absolument rien dit
Et puis il s'avança
Le couteau à la main
Et il tua tous les musiciens...
Et il joua de l'orgue de barbarie
Et sa musique était si vraie
Et si vivante 
Et si jolie
Que la petite fille du maitre de la maison
Sortit de dessous le piano
Où elle s'était couchée
endormie par ennui....


Je ne me souviens pas de tous les rôles loin s'en faut mais je me souviens très bien de nos séances de répétition.


De façon générale, je revois très clairement cette classe, je me revois circulant entre les rangs, et je revois les élèves, jusqu’à presque pouvoir dire aujourd’hui où chacun(e) était assis(e).


J'étais déjà à cette époque comme aimanté vers celui ou celle qui ne comprend pas, qui reste un peu en arrière, mais en parallèle en gardant (recherchant ?) le contact et le dialogue avec les têtes de la classe. 


C'est finalement ce qui caractérise encore aujourd'hui ce qui se passe quand j'enseigne, où le dialogue prédomine et passe bien avant la didactique elle-même.


Je devais me faire alors violence pour marquer des temps d'arrêt, et faire copier résumés ou têtes de chapitre, et c'est une préoccupation dont je suis heureux d'être dispensé depuis que j'enseigne à des adultes.


Il me reste un assez bon souvenir de cette gymnastique d'une semaine d'enseignement, au long de laquelle on passe du français, à l'orthographe, la grammaire, le calcul, l'histoire et la géographie, et l'instruction civique, mais alors que je pensais que de cette manière on atteignait plus les élèves et on fait plus leur éducation, je reste avec l'impression massive que les matières du kodesch rencontrent plus l'individu et ce qui le meut vraiment, ou comme je le dis plus haut, me mettent plus en phase avec l'individu, enfant ou adulte.



A moins que, comme cela s’est présenté à mon esprit suite à un magnifique cours de Daniel Epstein, les sujets de la Torah ne soient non seulement plus propices à faire surgir des questions mais surtout qu’il s’agisse de questions qui nous interpellent au cœur de nous-mêmes. Lévinas ne disait-il pas que ce sont dans la littérature laïque les textes de Kafka qui sont le plus « bibliques », ils débutent à la « Berechit bara elokim » et ils interpellent l’individu au plus profond.


A suivre.

Maïmo cinquième épisode 


Le clou de l'année scolaire 1979-80 fut bien entendu la classe de neige, à laquelle partirent les deux classes CE2 et CM1, en cette deuxième moitié de janvier 1980.

Ce fut une véritable aventure, qui consistait d'une part à emmener comme une colonie de vacances - mais pour cela le cadre et l'infrastructure existaient : nous étions dans la maison du fsju de Chamrousse qui avait déjà hébergé des quantités de sessions de vacances et où fonctionnait une équipe (de cuisine d'intendance et de soutien matériel) rodée - mais surtout ce fut non moins un défi qui consistait à réussir à maintenir l'enseignement pendant deux semaines malgré le massif changement de contexte.

Je ne sais plus dire pour combien d'enfants la situation d'éloignement des parents était nouvelle, mais il était clair que cela concernait un certain nombre.

L'équipe d'encadrement comprenait deux enseignants, Edith -  l'institutrice de ce2, et moi, auxquels s'étaient ajoutés en renfort quelques personnes : Marianne - qui était alors enceinte d'environ 6 mois, nous attendions l'arrivée d'Ayala -, le mari d'Edith si mes souvenirs sont bons (à moins qu'il ne nous ait rejoints que pour le shabbat ?), Claude aujourd'hui Mallah, et un madrikh dont j'ai bien peur d'avoir oublié le nom. 
Il me semble que la maison de Chamrousse était sous la direction de Sima Koloboff (Renne de son totem), et donc en sa présence, et le directeur de l'école, David Messas (zal), vint nous rejoindre le shabbat accompagné de son épouse  (ce qui nous valut un très intéressant commentaire privé de la paracha le vendredi soir dont je me souviens encore partiellement).

Pour Claude, Marianne et moi, si la partie "classe de neige " était nouvelle, la partie encadrement d'un groupe d'enfants loin de leur foyer était loin de l'être : la direction de camps e.i.s était comme notre seconde peau, c'était un sport auquel nous étions rompus.

Les photos retracent une partie de l'ambiance de ce qui fut en fin de compte plus une colonie qu'une classe de neige, mais s'il fut possible de photographier des enfants assis en classe c'est bien qu'ils le furent, et même est-il possible de voir la façon dont nous avons réussi à nous créer un "tableau noir"..

De plus, les diapositives attestent de plusieurs séances d'intérieur, certaines évoquant l'oneg shabbat ou son équivalent de jour de la semaine, certaines montrant telle activité déguisée, certaines témoignant de la tefila, des conditions de logement et d'alimentation.
Le cuisinier était très bon, il nous avait impressionné par un mémorable hachis parmentier..

Pour la classe de cm1, c'était l'entrée en scène "officielle" de Marianne qui connaissait déjà les enfants par ce que je lui racontais quotidiennement, mais qui pouvait ainsi faire véritablement connaissance.

Cette classe de neige se positionna clairement au centre de mes souvenirs de cette année, et je suppose qu'elle a laissé un vif souvenir chez bon nombre de ceux qui y participèrent. 

L'année comporta aussi bien entendu bon nombre de situations, d'activités, et même de sorties comme le montrent les quelques photos suivantes.










L’année suivante, alors que je ne le sentais pas encore formellement, j'étais déjà en route vers l'étape suivante de mon exercice professionnel. Je pense qu'il en est ainsi dans la plupart des domaines : nous vivons notre vie par étapes, par tranches, et le passage d'une étape à l'autre ne se fait pas en général de façon tranchée et sur un jour, celui où nous quittons un lieu pour en investir un autre, mais elle se profile encore avant, en filigrane, de telle manière que cela n'est qu'a posteriori qu'il est possible d'identifier le phénomène.

L'étape suivante en ce qui me concerne fut mon activité d'éducation et d'enseignement non plus avec des enfants d'école primaire, mais avec des lycéens en fin d'études secondaires. 

Cette année, j'avais commencé plus intensivement à effectuer ce passage : j'étais investi plus profondément dans la formation des animateurs des e.i.s, et nous avions commencé une activité qui fut une de ses articulations : l'oneg shabbat pour animateurs, un shabbat sur deux à Ségur. C'était un oneg "pour jeunes adultes que l'on prend au sérieux et qu'on ne cherche pas uniquement à animer" en trois parties : parachat hachavoua, chant de zmirot et "nakh" si je puis m'exprimer ainsi. Je reviendrai sur cette activité, dont le mérite revient pour une large part à son initiateur Ami Bouganim ; ce qui nous concerne ici est que cette parachat hachavoua, qui reposait sur moi, opérait mon déplacement d'investissement. 

J'ai écrit plus haut que je n'enseignais à mes élèves de l'école primaire ni les enseignements de Manitou, ni ceux de Lévinas, et... je mourais d'envie d'ainsi faire, ce qui ne se produisit en fait formellement qu'à partir de septembre 1981 mais dont cet oneg fut le premier jet.

Entre temps, j'enseignai encore à Maïmo, en parallèle de mon année de licence de psycho. qui me fit commencer à timidement exercer la psychologie, par une mise en situation – de stagiaire - qui se produisit dans un gapp ( Groupe d'Aide Psycho Pédagogique) , service psychologique attenant à une école, où j'eus à suivre pour la première fois deux enfants en suivi psychothérapique individuel. 

J'avoue n'avoir que peu de souvenirs de cette dernière classe dont je fus l'instituteur, le ce1 de l'année 1980-81, effectuée entièrement au nouveau 11 rue des Abondances, dans des locaux flambant neufs mais qui avaient beaucoup moins de charme, beaucoup moins de marroniers, de gravier et d'odeurs de vieille France. Ayant eu l’occasion récemment de retrouver par hasard un des élèves de la classe, je sais qu’il a, lui, gardé un bon souvenir, mais je ne sais plus rien des autres.

Peut-être cette chute mémorielle est-elle dûe à notre alyah, qui devait s'effectuer en fin de cette dernière année ? Une partie de l'année fut quand même consacrée à sa préparation, et peut-être y avait-il comme une certaine tension, du fait que l'horizon ne semblait pas tout rose : d'un côté, j'étais déterminé à devenir psychologue clinicien, c'est à dire à faire la quatrième et la cinquième année d'université qui constituaient  le M.A. dans le système israélien et la condition sine qua non à l'exercice de la  psychologie. Un M.A très difficile d'accès, auquel étaient admis très peu d'étudiants. L'écrémage se faisait sur la base d'un examen - qui existe toujours, qui est devenu israélien depuis longtemps  - mais qui à l'époque  était encore un examen américain. Je me présentai à ce "g.r.e" alors que la conseillère du M.A. m'avait généreusement prévenu l'été d'avant quand j'étais allé la consulter : "ne vous présentez pas, vous n'avez aucune chance". D'après elle, le triple fait que l'écrémage était très sévère, que l'examen était américain, et que j'avais étudié en France, c'est à dire complètement différemment de ce qui s'enseignait en Israël, ne laissait aucune part au doute. La suite montra qu'elle n'avait pas toujours raison et cela aussi je le raconterai plus loin.

Le pendant de cette alternative étaient les e.i.s, qui étaient en "solution de continuité" et qui m'avaient sollicité pour que je devienne commissaire général, allant même jusqu'à se rendre en délégation auprès de mr Messas pour lui demander de me libérer de mes obligations encore en cours d'année, ce qu'il refusa.




Tandis que j’enseignais dans ma classe de ce1 - je n'étais déjà plus débutant, au point qu'on m'avait déjà envoyé une stagiaire que l'on ne voit pas sur la photo -, je menais en parallèle tous ces processus : je planchais pour préparer puis pour passer cet effrayant g.r.e, et je m’acquittais des tâches  universitaires nécessaires au bouclage de ma licence, sans oublier qu'étant devenu père, j'avais désormais un autre emploi du temps, un autre pôle d'attraction.

J'étais donc littéralement un pied en France et l'autre presque en Israël, et c'est mi de l'extérieur mi de cet intérieur que survint l'élément qui emporta la décision et le mouvement : un beau jour du mois de juin, on vint précipitamment me chercher du secrétariat de l'école pendant le repas de midi, j'avais un appel téléphonique d'Israël. 

Un certain Claude Sitbon que j'avais connu l'été précédent dans un cadre e.i. alors que lui-même était provisoirement en poste en France, me proposait de prendre la direction d'un des internats du « lycée français de Jérusalem ».

Les choses prirent clairement leur virage au moment où nous prîmes la décision de donner une réponse positive. Ainsi s'achevait notre vie en France. Pour Marianne, issue d'une famille installée en France depuis plusieurs centaines d'années c'était un véritable cap. Pour moi dont la famille n'était arrivée que 60 ans plus tôt, c'était un peu la fin d'une parenthèse.

Pour moi, s'achevaient aussi six ans à Maïmonide, un lieu où je me suis plu, épanoui, et dont l’évocation entraîne sourires et émotion, six ans dont cinq d'enseignement dans le primaire. La suite allait être dans le secondaire, puis dans l'enseignement supérieur. 

Je décrirai aussi cela.

Les e.i.s premier épisode


Le bain Servandoni, élargi à Copernic, fournissait incontestablement une immersion - hebdomadaire - dans le monde juif, même malgré les impressions récurrentes de n'être que dans une version attenuée, pour débutants, pas dans le vrai monde juif, un peu comme quand on lit des livres en anglais ou en hébreu facile.

A cette immersion s'étaient ajoutées quelques expériences de colonies de vacances, organisées par Copernic mais aussi par d'autres organismes ( Tarnos, ou très différemment Célérina, puis Carmel College ) mais celles-ci n'avaient pas eu sur moi le même impact sociologique que celui provoqué par la rencontre des eis, initiée à Morgins.

C'est ainsi plus de mise en situation que de rencontre à proprement parler que je viens ici parler. Celle-là serait-elle donc autant potentiellement majeure et déterminante que celle-ci, celle du visage ?

Même si la colonie de ski de Copernic à Morzine m'avait fait faire quelques connaissances, elle était le monde du connu, le monde du "même". Même si j'avais eu tant à Tarnos qu'à Célérina et à Carmel College l'occasion de découvrir des juifs bien différents de ce que j'étais, complètement laïcs et déjudaïsés pour les uns, beaucoup plus religieux que moi pour les autres, beaucoup plus bc bg pour encore d'autres, je n'ai pas eu le sentiment d'y avoir été trop interpellé par la différence qui existait entre nous.

Je fais remonter la première observation qui s'imposa à mes yeux à mon premier séjour à Morgins, qui eut lieu une année où la colonie de J.P. et de Paulette avait été annulée, pour cause d'avalanches si je ne me trompe pas. 
Nous débarquâmes donc D. (j'avais marqué son nom mais il préfère sombrer dans l'anonymat...) et moi, en tant qu'électrons libres - mais téméraires - dans la fameuse grande et majestueuse maison de l'OSE que tant de gens ont fréquentée à une occasion ou une autre.

La maison était tenue par Juda et Lisette Sebbag et y habitaient une dizaine - ou peut-être un peu plus ?  - d'enfants qui attirèrent mon regard, même si nous passâmes tout ce séjour sans qu'un quelconque lien s'établit entre eux et nous.
Juda et Lisette que je connus mieux par la suite et avec lesquels le contact s'améliora, nous considéraient alors comme une éspèce inconnue : deux adolescents de 15-16 ans ( j'avais exactement 14,9 ans ) que leurs parents avaient - inconsidérément - laissé libres de s'auto administrer !

Nous nous consacrâmes au ski du mieux que nous pûmes (le climat n'était pas au rendez-vous, il neigeait beaucoup, il y avait du brouillard presque tous les jours, et cela ne se passait pas exactement au plus facile), fermâmes nos oreilles aux remarques acerbes de Lisette et nos yeux aux regards soupçonneux de Lisette et interrogateurs de ces enfants, et laissâmes de côté ce que nos sens avaient capté : un premier bain dans un internat d'éducation spécialisée et un premier contact avec des enfants qui avaient eu une enfance complètement différente de la nôtre, jeunes juifs parisiens bourgeois en apprentissage chronique d'assimilation différentielle au paysage français. 

Je devais par la suite travailler plus de trente ans auprès de l'éducation spécialisée mais je ne le pressentais pas encore et je passai à côté, laissant le souvenir de la rencontre à son état brut.

La suite de cette arrivée en douceur dans l'éducation informelle fut pour moi la session de la colonie cette fois, dans la même maison, à laquelle je participai, un an et demi plus tard, et à partir de laquelle je me retrouvai, enrôlé par Emilie, propulsé au glorieux rang d'animateur branche cadette aux éclaireurs et éclaireuses israélites de France.

Comment n'arrivai-je aux eis qu'à 16 ans et demi, moi qui naquis et fus élevé par deux parents totémisés, fils d'un ancien responsable régional ? Cela fait visiblement partie des enigmes à investiguer au chapitre des remous sociologiques et identitaires de l'après guerre. 

Le fait est que c'est de ces dimanches que s'enclencha en moi une nouvelle phase de vie.

J'y découvris toute une face - jusqu'ici cachėe à moi - de ce que je pouvais être, et vivre. 

Je n'avais plus cotoyé d'enfants depuis l'école primaire, c'est à dire depuis que j'étais moi-même enfant, et alors que j'avais dû avoir conscience de leur présence dans les différents lieux de vie que je rencontrais, je ne les avais pas dans mon champ de conscience, peut-être comme s'ils étaient hors de ma portée, dans un autre monde.

Nous étions plusieurs animateurs, dont D. (le même que ci-dessus. chuuuuuuuut. Ne disons pas son nom )  chez qui l'absence totale d'adolescence ne laissait de m'étonner, Emilie (elle ne m'a pas encore demandé de ne pas la nommer, donc je laisse le nom. Le compte à rebours est lancé) de qui je commençais tout juste à être proche, et je me souviens d'un certain Jacques qui me renvoyait comme le miroir de l'image de ce dont j'étais le plus proche : un lycéen-pré étudiant, dont le vécu des jours de la semaine est celui du monde laïque, non-juif.  

J'étais semblable à lui pour ce dans quoi j'étais plongé au quotidien : un lycéen de banlieue parisienne où je n'étais pas mais où je me sentais à peu près le seul juif - les autres étant encore plus "dissimulés"que moi. En ces annėes post soixanthuitardes, l'ordre de chaque jour était la mobilisation, les assemblées générales et les manifestations pour des causes sociales ou éducatives. Les préoccupations y étaient essentiellement adolescentes françaises : habillement, mobylettes, rugby ( hand ball dans mon cas ), cafés (avec flipper, baby foot, cigarettes...et "momies" et "perroquets"), musique pop et chanteurs engagés, surprises parties et chahutage de profs. Pop club de José Arthur in, journal "tout l'univers" out.

J'étais différent de lui par le fait que cette ambiance ne me mettait pas en porte à faux avec mon identité juive.

Et je pouvais ainsi - alors que ce n'est pas moi que l'on a totémisé caméléon - être "animateur scout" (avec toute la réticence post soixanthuitarde que je vouais à ce terme ringard) le dimanche, et "apprenti révolutionnaire", avec Léo Ferré, Paco Ibañez, les pattes d'éléphant et l'extrème gauche les jours de la semaine.

Je me sentais en vérité très peu scout orthodoxe. Nous étions très relax (si ce n'est franchement antagonistes) au chapitre de l'uniforme et très critiques de ceux qui ne l'étaient pas, et surtout, j'adorais ce rôle d'animateur-responsable, apprenti éducateur, qui me faisait en outre élargir mon horizon de semaine en semaine.

Horizon géographique : je connaissais probablement moins que les enfants ces clairières où nous atterrissions dans chaque semaine une autre, j'aimais beaucoup les trajets en métro des dimanche matin d'alors, c'est à dire dans un métro "privé", où on a la rame pratiquement pour soi tout seul, et j'aimais beaucoup cette place des Vosges, et ce local sordide qui était le nôtre, entre le trottoir sous les arcades et les sous-sols en terre battue de la synagogue. Victor Hugo dont la maison est toute proche nous observait certainement le sourire aux lèvres dans des décors où aurait pu évoluer Jean Valjean.

Et horizon humain : ces enfants m'étaient un monde nouveau, celui d'enfants juifs parisiens du 11ème arrondissement, ashkenazes pour la plupart et enfants de juifs nés parisiens de parents immigrants. Bizarrement, cette définition m'englobe aussi, mais je ne me sentais cependant pas comme eux, du fait que nous étions pour beaucoup d'entre eux leur unique pont de rattachement au judaïsme, ce qui était paradoxalement loin d'être mon cas. 

Je découvrais à travers cette expérience un double vécu qui m'accompagne jusqu'à aujourd'hui : avoir têté au biberon d'un judaïsme non complètement authentique, le judaïsme libéral, et y avoir appris suffisamment de choses pour être dans bon nombre de cas celui qui est la référence, celui qui sait plus que les autres, celui qui va faire l'office ou le cours.

Ce dernier point me propulsait automatiquement, outre en situation de responsabilité, en posture d'enseignement et de transmission...à moins que ça n'ait été une posture que j'ai adoptée par goût et par disposition personnelle, le contenu ayant été rajouté par l'exigence de la fonction au fur et à mesure qu'il y avait besoin d'encore une "page juive" comme Ami Bouganim, incontestablement notre maître en éducation juive, les appela plus tard.

Les "sorties" commençaient peu à peu à supplanter chez moi le vécu lycéen et à devenir l'objet de conversations téléphoniques interminables, de préparations d'activités. Il y avait ainsi la préparation, la sortie elle-même, qui s'assortissait du cérémonial de commencement et d'achèvement, du trajet à pied puis en métro puis en train, du repas, de l'activité elle-même, puis de la réunion "de maîtrise" au café.

Le tout me transportait. Le repas assis en rond, dans les feuilles mortes, quand chacun sortait sa salade-maison et que nous avions le culte de qui aurait apporté la plus extravagante (j'ai ainsi apporté plusieurs fois la "baguette-repas", coupée en deux sur toute la longueur, et fourrée dans l'ordre de tout le menu du dit repas. Un peu bourratif à y repenser...). Les jeux spontanés à base de poursuites qui se déclenchaient à l'impromptu. Les chansons hurlées en (presque) choeur et à tue-tête.

Et après, rentrer à la maison, éreinté, crasseux, aphone, la tête encore pleine des chants, des épisodes émotionnels marquants de la journée, du souvenir de la remarque de tel ou telle "louveteau" ou "louvette" comme nous les appelions encore.

J'ai gardé - jusqu'à aujourd'hui quelques listes de tous et la trace de bon nombre de ceux qui nous revenaient ainsi, de dimanche en dimanche, et qui arrivaient le matin, le sourire aux lèvres, et prêts à démarrer au quart de tour comme si l'activité de la semaine passée s'était achevée à peine quelques minutes plus tôt.

Le tout était forcément ponctué de petits conflits autour d'émotions fortes mais le souvenir dominant est celui d'une très agréable tranche de vie, voire d'une expérience fondatrice, tant pour ce qui est de la relation aux "enfants" - qui en fait n'avaient que 6 à 8 ans d'écart d'âge avec moi - qu'à leurs parents, de certains desquels je garde en moi une image encore très nette.

Malheureusement, je ne photographiais pas à cette période de ma vie et je ne peux accompagner cet article que de cet unique document visuel.






La carrière d'animateur e.i. est autant courte qu'intensive : trois années, trois camps d'été, et hop ! C'est déjà la génération suivante qui prend le relais.

Mais ce n'est le départ à la retraite que pour certains, que pour la minorité qui n'a pas été conquise par l'ambiance ou la fonction, et qui choisit de se plonger dans la préparation du bac ou d'un avenir adulte, plutôt que de repiquer quelques années encore, dans le vécu festif de l'éducation informelle.

A suivre.


les e.i.s deux



J'étais un "pro" de la colonie de vacances, ou même des colonies de vacances, après y avoir passé en moyenne un mois et demi par an, depuis l'âge de cinq ans dans ce kinderheim du Dr Bossart à Unteraegeri dont je n'ai comme unique souvenir que d'y avoir eu la rougeole ce qui me valut les plaisirs de la quarantaine et que mon cousin n'ait comme "droit de visite" que celui de me jeter depuis la porte entr'ouverte les lettres qui arrivaient pour moi, en passant par Montmerle, Belais, Fontaine, Tarnos, et Cubrial où nous retournâmes Anne - ma soeur et moi quatre ans d'affilée, sans compter les deux ou trois séjours en colonie d'hiver déjà mentionnés au chapitre précédent.

Cubrial, dans le Doubs, colonie (non juive) de l'Entr'aide Coopérative était un lieu qui m'était devenu très familier et où je revins plusieurs années consécutives avec un réel plaisir. Le terrain était énorme, j'ai le souvenir très précis de tous nos habituels lieux de promenade, de nos marches le long des routes vers Villersexel ou Rougemont, j'ai les souvenirs des quelques chansons - et veillėes - qui ponctuaient le quotidien, des chauve-souris qui voletaient entre nos têtes et entre les arbres à la nuit tombée, des bols de chocolat du petit déjeuner et des goûters à la française (un jour pain et barre de chocolat noir, un jour pain d'épices, un jour sirop rose, un jour sirop vert), des mirabelles que nous cueillions sur les arbres, du bâton en noisetier que je me taillai (avec un couteau muni d'une lame scie qui me laissa une cicatrice) et qui est toujours chez moi, gravé à mes initiales. J'ai le souvenir des lits que l'on apprenait à faire "au carré", de ces dimanches matin quand je faisais partie de ceux qui n'allaient pas à la messe,  de ce moniteur qui nous initia à la mosaïque (mais dont je n'ai pas mémorisé le nom), et des cadeaux que l'on achetait au tabac-souvenirs les derniers jours avant le retour. J'ai aussi quelques souvenirs au rayon émotionnel, d'évènements pulsionnels de diverses natures que "rigoureusement ma pudeur m'interdit de nommer ici", aussi quelques souvenirs d'amitiés ou d'amours passagères, et me restent aussi les impressions auditives, olfactives et kinesthésiques des voyages en train que j'ai toujours affectionnés. En visite inopinée sur les lieux, quelques huit ans après mon dernier séjour là-bas, j'eus la très agréable surprise d'être reconnu - et accueilli très chaleureusement - par Claude Duffaut, c'était le directeur, et sa femme, dès mon entrée dans la pièce.

Mais rien de ces souvenirs, si bons soient-ils, n'arrive à la cheville de ce qu'ont été les camps d'été aux eis.

Ceux-ci étaient (et sont probablement encore)  la cerise sur le gateau des rencontres hebdomadaires/activités de l'année.

Ces trois semaines de juillet réussissaient à me (et je ne pense pas écrire en mon seul nom) dynamiser, me vitaliser - si ce n'est pas au prix d'épuisement physique maximal - et me remplir la tête et l'âme pour au moins six fois leur durée.

De passage aux "prés" (à Puy St Vincent, hautes alpes) en 2011, assis dans les hautes herbes sur le terrain de la maison qui alors appartenait au mouvement, je pouvais presque ressentir physiquement des souvenirs de mon premier camp sur les lieux, camp louveteau en 1972.




Nous campions probablement avec d'autres unités mais aujourd'hui je ne peux les identifier. J'ai surtout quelques souvenirs écrans mais qui sont de très fortes images. 

Le camp avait commencé pour moi par le précamp (à moins que je confonde avec le camp que je fis au même endroit deux ans plus tard, mais la confusion possible n'influe pas ici sur le sujet), étape bénie de quelques jours durant lesquels le travail très physique consistait en particulier à installer les dortoirs et surtout les "marabouts", ces tentes dans lesquels prenaient place quelques douze à seize lits, ces fameux lits que je connaissais déjà des colonies, à lourde carcasse métallique sur lesquels était posé un matelas de laine à l'ancienne. Il avait fallu tout sortir des hangars et des greniers, et "monter", c'est à dire sortir, déplier, hisser, tirer, enclencher, le tout à coup de quantité non négligeable d'huile de coude, mais malgré le bénévolat auquel on n'aurait renoncé à aucun prix, le salaire l'emportait largement sur le labeur. 

Le salaire était, outre les tartes aux myrtilles du café de Vallouise, sur la cacherout très relative desquelles on passait allègrement, et l'imprégnation de l'atmosphère de la région  - qui comprenait le contact avec les paysans locaux qui nous accueillaient avec aux lèvres le sourire narquois qu'engendrait en eux le contact avec ces petits jeunes citadins tout jeunes, qui croyaient tout connaître, et desquels ils se moquaient presque ouvertement - , outre ces réunions-repas-pauses parfois coupablement arrosées qui donnaient déjà l'avant goût du vécu du camp lui-même, ces fous rires et la joie qui les accompagnait, et, au premier rang, ces moments de fin de jour, voire de fin de nuit assis par terre dans le même champ, entre les herbes non encore ou fraîchement fauchées, à sentir la fraîcheur et à observer les hautes montagnes, les étoiles et la voie lactée, puis le lever du jour.

Puis au jour j se rendre à l'Argentière la Bessée et accueillir, comme un vétéran et un autochtone, sur le quai dans le soleil du sud, toute cette bande d'enfants pour lesquels on a aussi mis en place toute une grille d'activités savamment articulée autour d'un thème de camp dont on ne garde que rarement le souvenir dès le mois achevé mais qui fournit la charpente et le décor de tous les vingt et un jours du camp, enfants que l'on attend de pied ferme et avec un réel appétit de ce camp qui commence à peine et dont on peut déjà préssentir les larmes qui marqueront sa fin sur le même quai de gare fin juillet.

En août 2011, nous avons trouvé Marianne et moi encore quelques armatures de marabouts dans le hangar derrière la maison, et quelques inscriptions à la peinture vestiges de ces activités et de cette ambiance que l'on appelait dans les chants du vendredi soir "kibboutz EIF", alors que nous ne savions rien du kibboutz et qu'il n'était que la concrétisation de ce qu'était alors notre souhait le plus cher : que notre vie soit à l'image de ce que nous vivions sur le moment, c'est à dire dans une vie de groupe juive, authentique, riche de contenu, et scandée par les moments forts de celle-ci.



Ces inscriptions étaient restées sur ces murs bien que la maison ait été vendue quelques années auparavant, mais en symbole de leur caractère indélébile dans notre mémoire, et peut-être au-delà.

Le camp, pour les animateurs, est comme la juxtaposition permanente de deux modes, de deux vécus : le mode officiel qui commence encore avant le camp avec la liste de choses  que reçoit chacun à préparer, apporter ou apprendre, qui se poursuit au quotidien, depuis le matin, se termine au coucher des enfants, et comprend une succession ininterrompue d'enthousiasme, de chant, d'enseignement et de transmission, de régulation d'humeurs, de moments forts et calmes, à travers la préparation matinale, l'office, les repas et les activités elles-mêmes, 

et le mode officieux qui commence avec la liste des objets incontournables à emporter absolument au camp (couteau comme-ci, chapeau comme ça, tel appareil vestimentaire, tel instrument de musique, appareil photo, foulard, bague de foulard et autres mascottes ou idées saugrenues - tel le clairon l'année suivante) et qui est au centre des réunions dites de travail.

Ces réunions sont importantes au niveau de la gestion du camp et au niveau de la répartition des tâches, des mises au point des activités, mais elles sont non moins capitales en tant que moment privilégié numéro deux de l'ambiance.

Les souvenirs du camp incluent l'animation, certaines activités phares, certains "coups de tonnerre" (ou de colère) comme il est impossible qu'il ne s'en produise pas au cours d'un tel séjour de vacances, mais n'en déplaise aux anciens "enfants" de ce camp qui, je l'éspère, liront ces lignes, les souvenirs du camp les plus forts pour l'animateur que j'étais proviennent pour plus de la moitié de ce vécu presque clandestin, duquel l'équilibre est dur à gérer : que ces réunions soient dénuées d'ambiance, c'est à dire de pulsionnel, de rire, de libido, de "cinquième repas" et c'est l'ambiance du camp qui en paiera le dur prix. Que le camp soit débordé par leur enthousiasme et cela sera aussi au prix de la bonne marche des choses.

Qui parmi la maitrise de ce camp peut prétendre avoir oublié la séance où la chef de ce camp (dont cette même évocation m'interdit de citer son nom sans son expresse permission) fut roulée sur quelques mètres du petit chemin vicinal au bord duquel est la maison dans une panière à pain, au milieu de hurlements de rire, auxquels elle n'était pas la dernière à se joindre?

Et comment pourrais-je taire, et en même temps raconter, cette émotion amoureuse d'autant plus intense que rigoureusement retenue (timidité, que ne te dois-je, ou que m'as-tu coûté ?) lors d'une rencontre avec la maîtrise d'un autre camp dans le voisinage ?

A l'occasion de ce premier camp, j'avais moi-même commencé par moi-même à m'occuper de la relève - et du renfort - et s'était ainsi jointe Joëlle "zal" (et que son souvenir soit ici rappelé) que j'avais connue l'été précédent à Carmel College. Nous étions très "en phase" pour ce qui est de notre insertion dans le monde lycéen parisien, en parallèle de notre goût et notre motivation pour cette éducation juive informelle.

Mes souvenirs d'elle à ce camp sont ceux d'un long et interminable fou rire, dont le pic a été le jour du 9 av quand elle fit soudain irruption dans la cuisine au moment du repas de midi en demandant sous l'effet de l'angoisse de l'urgence : "il y a un ben'ch spécial aujourd'hui ?" (jour de jeûne !)...pour instantanément s'écrouler littéralement par terre de fou rire, en réalisant le grotesque de sa question. Grotesque, la question ne l'était d'ailleurs nullement, et les enfants qui ne jeûnent pas ce jour-là doivent bel et bien rajouter un passage spécial dans le birkat hamazone, mais le point central de la situation n'était nullement l'obtention de la réponse la plus authentiquement rabbinique, mais une nouvelle occasion de rire ensemble de telles situations. 

Joëlle était très loin d'être quelqu'un d'uniformément gai et insouciant. L'angoisse était au rendez-vous de son vécu d'adolescente bien plus souvent qu'à son tour (et elle était loin d'être la seule dans ce cas), mais le camp avait constitué à cela bien plus qu'une parenthèse.

Les camps sont ainsi le véritable moteur de ce que véhiculent ces mouvements de jeunesse qui sont, pour beaucoup des participants, l'endroit où se cristallise le type de lien qui va être le leur à la communauté juive.

C'est à travers ces fous rires, ces moments d'épanchement de l'émotionnel et du pulsionnel que passent le mieux les bribes d'enseignement juif véritable qui sont inclus dans la trame du quotidien. Et ce camp, comme beaucoup d'autres en contint sa généreuse part, offices du matin menés comme séance hautement pédagogique jour après jour, et dans lesquels les enfants étaient scrupuleusement répartis par niveau, activités rattachées à telle ou telle date ou lecture de Torah, et y compris quelques ateliers d'hébreu moderne.

Puis, qu'il ait fait beau ou plu, sans qu'on ait le temps de s'en rendre compte, voilà déjà les trois semaines passées, la veillée finale avec son grand feu et son cérémonial d'appel et de chant, et c'est déjà le moment de tout plier, et de se séparer à grandes accolades et chaleureuses embrassades.

Et là aussi, arriver à la gare à Paris, remettre les "chers petits" à leurs parents, puis après un bref passage en maîtrise au café, rentrer chez ses propres parents et se coucher épuisé  pour 24 heures si ce n'est plus, les yeux et les oreilles encore inondés, le coeur rempli à ras bords de bonheur.

Combien tout ce vécu est-il vecteur d'identité juive ? Nul besoin de réponse : c'est autant incommensurable qu'indéniable ! 


les e.i.s trois



Les camps d'été, ainsi d'ailleurs que les autres réunions de préparation de camps, de stages de formation ou de réunions nationales, sont indéfectiblement rattachés à des lieux.

Pour les gens de ma génération, "les Prés" bien sûr comptent énormément. Cette maison perchée parmi les plus beaux sommets des Alpes du sud, au cœur du massif des écrins, a en elle-même un charme difficilement dépassable. 

Je garde autant le souvenir du lieu lui-même, de ces petites routes, devenant chemins non goudronnés, (celle qui menait à la maison conduisait au "pré de Madame Carle", lui-même haut lieu touristique au pied du glacier blanc et du glacier noir), de ces balades que l'on peut faire depuis la maison, qui donne directement accès à la forêt - ou aux pistes de ski l'hiver - sans avoir à franchir clôtures ou barrières, et qui sont tellement cruellement absents dans les Rocheuses canadiennes par exemple qui ne sont qu'un alliage aseptisé d'autoroutes et de nature comme mise sous cloche.

Je me revois aussi arriver sur les lieux en train, après que petit à petit le convoi se soit épuré de passagers parisiens  descendus dans les stations progressivement de moins en moins urbaines du trajet. Le train mène à Briançon, petite ville de montagne à laquelle on parvient par la route après avoir franchi les fantastiques cols du Lautaret et du Galibier, 



ville cul de sac fortifiée antan par Vauban, et ville aujourd'hui de garnison, ce qui fait qu'une fois la montée entamée, ne restent plus dans le train avec les rares locaux, que quelques trouffions de retour de permission, et les e.i.s en route pour les vacances, et qui entendent avec enchantement le chef de gare annoncer les stations de Gap, et des Embruns - Mont Dauphin - Guillestre, noms plus poétiques et évocateurs l'un que l'autre, et en particulier celle qui est la dernière avant l'Argentière la Bessée, où nous descendions, pour encore devoir couvrir les quelques vingt kilomètres restant, pour lesquels il était indispensable de s'être organisés au préalable. 

A cette époque, les e.i.s possédaient un autre lieu qui est resté légendaire et auquel je suis aussi énormément attaché, et c'est le terrain du Mont Dore. Un gigantesque espace, qui s'étend en vallée entre deux maisons, une nommée "les caves", l'autre "les plaines", et duquel on ne voit aucune route, aucun signe de civilisation, si ce n'est cet hôtel du "Buron", en bordure de la route qui mène vers les "crêtes" (le massif central a aussi ses crêtes, bien entendu sans comparaison avec celles des alpes) et qui passe non loin des Plaines.

La région est moins sauvage, plus pluvieuse, bien plus verte que les Alpes du sud. Les deux maisons sont entourés de prés dans les lesquels il était impensable de pouvoir marcher tant que monsieur Beleau n'avait pas fauché.

C'est un coin très pluvieux, et tant pour marcher dans les chemins, sur le terrain, que pour passer d'une maison à l'autre il est indispensable d'être muni de bottes de caoutchouc que l'on porta parfois au quotidien presque deux ou trois semaines d'affilée, tant la pluie est en France aussi fréquente en été qu'en hiver, et tant cette région en est imbibée. Dans le creux de la vallée entre les deux maisons, il fallait franchir un tout petit gué, au-dessus d'un des innombrables ruisseaux qui parcourent toute cette Auvergne, et bien que ce passage se soit trouvé considérablement amélioré après qu'une nuit de juillet 1973, Daniel , Cathy et moi avons pioché le terrain pour y enterrer de lourdes dalles, et pour recevoir chacun à la fin de la nuit un nom d'animal, que l'on appelle encore aujourd'hui totem, en vestige de je ne sais quelle idéalisation saugrenue du monde de sauvages des indiens d'Amérique, il est encore arrivé maintes et maintes fois que la voiture ne puisse pas passer et qu'il faille terminer l'approvisionnement de la cuisine des Plaines à dos d'homme. 

Les infrastructures de ce terrain de camp ne prétendaient pas ni passer ni même atteindre la barre des exigences de confort du 21ème siècle en Europe. Les enfants campaient sous marabout, les animateurs sous tentes de six, il n'y avait qu'un téléphone - non portable - pour l'ensemble des présents, et la cuisine ne recevait son nom que du fait que c'était l'endroit où la cuisine se faisait ; et qui devait monter en neige à la main et à la fourchette quarante blancs d'œufs, après avoir transporté moult cageots de fruits et sacs de denrées en tout genre sait de quoi je parle.

Les campeurs montaient à pied depuis la gare du Mont Dore, chacun sous son ciré, ou quelques rares fois, sous le cagnard, et la faune de toutes tailles était aussi au rendez-vous.

L'accès en voiture au terrain était en soi épique. Il était fondamental de prendre le bon petit petit chemin après avoir quitté la route. Il y avait en effet plusieurs petits chemins, et que ressemble plus à un petit chemin qu'un autre petit chemin ? Seul "le bon" menait au terrain et surtout n'allait pas en se rétrécissant pour se refermer soudain sur le malheureux conducteur désorienté et inexpérimenté. Même passer par le bon chemin n'était faisable qu'avec de bonnes "commerciales", et à cette époque les eis possédaient aussi une mémorable 404 break bâchée qui reçut quelques lettres de noblesse à se déhancher entre les pierres, chargée jusqu'au plafond, de nourriture, de sacs à dos, de louveteaux ou d'animateurs qui ne connaissaient pas encore le mot "ceintures de sécurité " ou "sécurité" tout court. Certains des lecteurs de ce chapître pourront s'identifier comme "celui qui s'est planté et que le tracteur de monsieur Beleau a providentiellement dépanné", sans se douter qu'ils sont au moins cinquante à pouvoir s'affubler de ce prestigieux titre.

Ce terrain pouvait accueillir une quantité de gens extrêmement variable selon la saison. Il était inaccessible et inutilisable en hiver, il accueillait parfois un petit stage comme celui que je dirigeai en 1977, dans la foulée duquel - et grâce en particulier au dynamisme de madame Cahen...et de l'équipe d'animateurs potentiels qui releva le défi haut la main - naquit le groupe local de Neuilly, et auquel les stagiaires purent s'initier à la peinture et au tir à l'arc du fait de la gracieuse présence d'André Elbaz, venu en famille participer au stage. Il accueillit plusieurs étés deux camps louveteaux, un aux Plaines, un aux Caves, comme en 1979 ou Bruno et moi nous partagions la direction, comme l'année où ce privilège échut à Clément et Martine, à Jean-Charles, comme en cet été 1973, où je fis mon deuxième camp en tant qu'animateur, et où les deux camps étaient dirigés séparément par Bertrand et Dana, couple (cher à ma mémoire) non encore uni par les liens du mariage - et donc séparés comme il se doit par deux cents mètres, une vallée et un ruisseau ! -  et globalement - et de main de maître, et d'artiste - par feu J.P. Bader.



Le terrain accueillit aussi jusqu'à plus de deux cents animateurs lors de mémorables réunions de septembre, à cette époque où la rentrée scolaire n'était que le 15 du mois et où ces deux semaines servaient les besoins de la formation.
Lors de ce stage, en présence de grand nombre de prestigieux intervenants, qui venaient non tant enseigner et accompagner qu'humer la température humaine et se raviver la flamme intérieure de leur propre passé e.i. à grands coups de veillées chants, campèrent en 1976 l'ensemble de la population "responsable" de ce mouvement de jeunesse implanté sur la France entière d'âges compris entre 15 et ...55 ans (c'était alors l'âge de JP, il était déjà le plus âgé d'entre tous, et il nous paraissait déjà canonique. Nous ignorions encore que les 77 ans du journal Tintin allaient être un record largement pulvérisé par lui). La grange des "caves" est aujourd'hui bien trop détruite pour résonner encore des clameurs qui l'emplirent alors, tant du fait des veillées chants et spectacles, que de l'office du shabbat matin, que des réunions houleuses qui s'y tinrent, mais nul doute que les pierres ont gardé le souvenir.

Lors de notre retour en voiture sur Paris, alors que je co-voiturais en compagnie de Bertrand, nous entendîmes à la radio la nouvelle de la disparition de Mao Tsé Toung. Tout investis que nous ayons été dans la transmission de l'identité juive, je me souviens combien cette nouvelle nous fit l'effet d'un tremblement de terre. Le monde allait certainement changer et nous en avions conscience.

Les camps, rencontres ou stages étaient ainsi matière à un investissement dont le "net" est bien plus consistant que le "brut". 
On ne fait pas qu'être au camp entre deux dates, celle du commencement et celle de la fin. On prépare, achète, transporte, emballe, et remballe énormément de matériel, ce sont des moments où le quotidien se trouve parfois massivement malmené, parfois au prix de certaines exigences parentales ou scolaires, et l'instance adulte ne sait pas toujours voir que le véritable enjeu de ces moments est que l'Autre l'emporte alors sur le Même et que c'est par ces situations que la vie se forge, au moins autant que par ce que Jules Ferry a à proposer. Ce brut est matière à non moins de rencontres et vécus émotionnellement importants autant que le camp lui-même. Frankie ne rappelle-t-il pas régulièrement, encore 40 ans plus tard, que nous nous sommes connus incidemment, dans le hall du 27 avenue de Ségur, alors qu'une foule entassait choses et autres dans malles et coffres, alors que nous étions sur un quelconque départ, et que lui, le colmarien juste arrivé à Paris a demandé à la cantonade :"quelqu'un a-t-il le numéro de téléphone de Joël Weill ?"... et je fus celui qui le lui énuméra du tac au tac. Je ne sais plus aujourd'hui le numéro (mais Joël le sait probablement encore). Il y a des choses que le temps efface.

Et suis-je le seul de nous trois à avoir encore en mémoire ce retour d'une rencontre de préparation de camp qui s'était passée à Theys et où Yolande, Elie et moi, fîmes le retour du matériel sur Paris, dans la 404 chargée comme à l'accoutumée, mais de nuit, et dans des conditions climatiques telles qu'on ne voyait pas plus loin que l'aile avant de la voiture ? J'ai très précisément le souvenir que le voyage débuta par la tefilat haderekh, sous l'impulsion de Yolande, et par la discussion qui s'ensuivit sur les différents vécus familiaux chez nous trois à ce chapitre. Le reste du voyage appartient au brouillard, dans tous les sens du terme.

Les e.i.s eurent ainsi de nombreux lieux, qu'ils investirent parfois au plan local ( maison de Theys, du col du Bonhomme, de Laversine, d'Obershaffelsheim, ou de telle région de France), parfois au plan national ( les Prés, le Mont Dore, mais aussi le château d'Herbeys, le 27 avenue de Ségur et beaucoup d'autres) mais qui vécurent très certainement à ces occasions leurs grandes heures. Et je ne parle pas de ces réunions historiques d'entrée de jeu qu'ont été le Chambon sur Lignon pour le quarantième anniversaire, le plateau du Lioran pour le malheureux - mais glorieux - 50ème, et les divers lieux des 60éme, 70èmes, 80èmes ou je ne fus pas, jusqu'à Cussac, lieu du 90ème qui m'a peu marqué même si son nom n'est pas déjà effacé de ma mémoire. Je parle d'occasions que rien ne désigne comme historiques et qui pourtant le deviennent. Ce sont ces occasions qui sont potentiellement plus fondatrices pour l'individu que de grands évènements relayés par la presse mais dans lesquels il est plus noyé dans la masse que pouvant réellement prendre part à ce qui se joue.

De passage dans les Alpes, il y a quatre ans, je passai donc par Puy Saint Vincent, où est la maison des Prés, et sur la route vers le sud ouest, nous nous arrêtâmes à Serres et cherchâmes - et trouvâmes -  Marianne et moi, le tombeau de Rabbi Joseph Ben Nathan, une respectable grande pierre gravée à son nom et datant des années 1350. Le coin, entre Serres et Aspres sur Buëch, conserve ainsi un vague souvenir de présence juive qui s'est soldée par un massacre et une expulsion.




En association à cette tombe, je pensais à ce qu'ont été et à ce que sont encore, pour les "locaux" et pour le judaïsme, ces camps et réunions nationales, dans lesquels la vie est incroyablement intense, du fait de la sacralisation du moment, du fait du dynamisme dû à l'âge des participants, mais surtout du fait de l'immense prise en charge du vécu juif.

Ce vécu est tel qu'il peut imprimer sa trace au moins aussi fort que ce que symbolise une tombe vieille de 700 ans que les habitants ont toujours connue et continuent à connaître.

Les camps et réunions nationales ont donc un vécu de loisirs, et de vacances. On y est enfant ou adolescent, on y vit qui quinze - ou plus - ans de vie, qui quelques épisodes isolés, qui sa totémisation ou/et quelques émotions adolescentes, mais pour tous s'y vivent en filigrane des vécus énormément plus importants.

C'est dans ces lieux que se fait l'apprentissage de la réelle mise en situation d'éducation, et pour certains - dont j'ai été - l'apprentissage de la responsabilité et de la direction, ce sont les véritables lieux de cette "éducation du jeune par le jeune" qui est la véritable lettre de noblesse du scoutisme, mais ce sont surtout des haut lieux de l'enseignement du judaïsme.

Ces animateurs de 16 ans que nous étions ne débarquaient pas ainsi sur tel ou tel lieu de camp ou maison dans le seul but de l'aménager et le rendre confortable. Cette préoccupation existait mais elle était incomparablement marginale et en retrait du véritable feu d'investissement qui brûlait - et brûle certainement encore - en chacun de nous.

Une phrase d'Avraham Eschel, entendue à l'occasion de telle ou telle séance de formation,  certainement au cours d'un de nos stages, est restée imprimée en moi. Je préfère la dire de mémoire , et donc en la déformant, plutôt que de la trouver dans le texte, tant je préfère l'impact qu'elle eut sur moi à sa véritable et authentique forme originelle : "ce qui me tracasse le plus dans ma condition de juif, c'est qu'aujourd'hui c'est à moi et à ma génération qu'elle tient. C'est de moi, de nous, que dépend la question de la survie et du passage à la génération suivante de ce qu'est être juif".

Les animateurs et les participants aux camps eis ne sont pas pour rien vus par les français locaux, par la famille Beleau du Mont Dore et la famille Blain des Prés, comme "les juifs". Ils ne sont pas uniquement singuliers par leurs bizarres pratiques quotidiennes, hebdomadaires ou alimentaires, ils sont comme une bombe d'énergie juive. Ils ne font pas que faire un "érouv" autour du camp pour ne pas enfreindre shabbat, ils ne font pas que passer la cuisine au chalumeau pour garantir la cacherout, aller chercher à la gare leur viande - parfois avariée - livrée de Paris, Marseille ou Lyon, ils ne font pas que chanter le birkat hamazon après chaque repas : ils font une réunion de plusieurs jours ou semaines qui est pétrie de judaïsme au point qu'elle est pour les participants leur évènement fondateur privé, le don de la Torah individuel de leur propre judaïsme, supérieure en impact à leur bar ou bat mitzva.

Les eis, cela est de notoriété publique, se réunissent sous la bannière du "minimum commun", dont la définition évolue, dont la peau se distend ou se contracte d'un époque à une autre, mais dont le projet et le credo demeurent immuables : ici camperont ensemble - et non uniquement à côté les uns des autres - juifs de kippour et juifs de stricte observance, sionistes et non sionistes, ashkénazes et séfarades, alsaciens et marocains, parisiens et banlieusards, et gens du sud, de l'ouest ou du centre de la France.

Et cet "ensemble" mobilise beaucoup plus au chapitre de l'être qu'à celui du faire. Le judaïsme a beau être une religion d'actes, il est avant tout ce que Lévinas appelle "une religion d'adultes", c'est à dire un mode de vie où les actes doivent ne pas être mécaniques mais réfléchis. Et on ne réfléchit nulle part aussi intensivement que dans la préoccupation de transmission ou dans le souci de tolérance et de cohabitation. Et ces sous catégories du minimum commun et du mouvement de jeunesse sont les ingrédients des bombes à energie dont les déflagrations silencieuses ont empli et emplissent encore les lieux de camps d'été, d'automne, de printemps ou d'hiver sur la France ou - qui nous interdit dans ces descriptions d'un tel surnaturel d'exagérer encore un petit peu ? -  la terre entière.

Les pierres de la maison des Caves n'ont rien à envier aux murs de la maison d'études dans laquelle Rabbi Eliezer et Rabbi yehoshua ben Lévi s'affrontèrent. Ceux-ci dit le talmud s'inclinèrent à la demande de Rabbi Eliezer, se redressèrent à l'injonction de Rabbi Yehoshua ben Lévi, et restèrent semi penchés, semi droits en souvenir des opinions des deux protagonistes, et surtout par respect pour les deux protagonistes. Les pierres de la grange du mont Dore ont encore le souvenir que se tinrent là-bas en 1976, et sous la haute autorité de rav Eliahou, des débats sur "tentes mixtes ou tentes séparées" qui n'étaient pas moindre importance que le débat qui opposait naguère Rabbi Eliezer à Rabbi Yehoshua ben Lévi. Et si elles tiennent encore aujourd'hui, plus de vingt ans après que les eis aient quitté ces lieux, c'est en signe de respect pour le judaïsme qui s'y est édifié, réfléchi et vécu.

J'ai le souvenir de ce débat et de combien son intensité ou son issue revêtaient pour tous les participants une importance du moment comparable à celles de la vie et de la mort. J'ai le souvenir des lectures de Torah faites par JP pour les louveteaux des deux camps le shabbat matin au Mont Dore, j'ai le souvenir d'un nombre incalculable de "pages juives" que j'ai non tant entendues que préparés et dispensées, et je reviendrai encore sur cela.

les e.i.s quatre

Suites des vagues post soixanthuitardes ? Conséquence indirecte du fiasco organisationnel du 50ème anniversaire du mouvement ? L'année 74 vit presque une scission se produire. Les tenants des deux camps - un peu schématiquement répartis ici en responsables branche cadette d'un côté, responsables du reste de l'autre - s'affrontèrent de diverses manières.

Je n'ai de cette tempête que de vagues souvenirs, matérialisés en particulier par les photos qui me restent de cette assemblėe générale qui se tint au QG.













Les historiens - et ceux dont la mémoire est moins associative que la mienne - ont sûrement encore en tête les enjeux, et les contenus des débats, et sont d'ailleurs conviés à me corriger ou compléter ce que ma mémoire a pu retenir. 

J'ai beau me souvenir n'avoir nullement été neutre (je n'aurais pu avoir la nationalité suisse : je n'ai pas le souvenir d'avoir été neutre où ni quand que ce soit), ne me restent que les éléments de mon affiliation. Bien qu'étant moi-même alors responsable BC, je ne partageai pas ainsi les positions des retranchés du même camp, et me sentai plus du côté de leurs opposants. De façon générale, au long de ma vie, tout en gardant d'eux quelques distances, je me suis en général rangé plus près de ceux qui se trouvaient qualifiés de gauchistes, que des partisans de l'autre côté, surtout quand je craignais de risquer d'être considéré comme réactionnaire.

Une réaction de Joël à ce papier aiguisé mon souvenir et me rappelle que contrairement au CN de 1973, cette polarisation était cette fois bien plus éducative que politique. Le sujet qui nous faisait nous dresser les uns face aux autres était principalement le mode éducatif avec lequel nous voulions continuer, mode plus libéral ou didactico directif. Mai 68 prônait un système qui mettait l'enfant, ses désirs, et ses instincts bien plus au centre que ne pouvaient l'accepter certains. Discussions d'où il émane combien les animateurs que nous étions nous sentions investis et mobilisés par l'éducation et l'éducation juive en particulier.

C'ėtait un peu comme si d'un côté, les activités des dimanches et les camps continuaient à se dérouler "business as usual", tandis qu'en coulisse et au niveau des responsables, le mouvement était en ébullition, était le lieu de la révolte de ses protagonistes qui préféraient peut-être ce théâtre à leurs passions, aux lieux plus exclusivement français (campus universitaire ou lycée, dans lesquels la mobilisation était quotidienne ou presque), à l'intérieur desquels ils ne trouvaient qu'imparfaitement leur place.

Quant à moi, dès ma deuxième année d'animation, j'étais clairement beaucoup plus investi, émotionellement comme effectivement, au sein des eis que dans le lieu de mes études.
Je n'étais plus au lycée d'Antony, où je m'étais senti très impliqué, mais où, en partie de ce fait, j'avais aussi laissé quelques plumes, et le lieu où je me sentais chez moi était le mouvement e.i.

Le paroxysme de cette période fut peut-être cette fin d'été 74, avec ce très grand stage de septembre au mont Dore, qui ressembla peut-être plus à Woodstock qu'au colloque des intellectuels, pendant lequel je peux attester avoir été stagiaire "pour de bon" (dans un stage 3ème degré, ou « perfectionnement », entre autres en compagnie de Mickey alias Michel Nakkache, aujourd’hui président émeritus, et dirigé par Gisèle Benitah), mais dont mes souvenirs sont énormément plus affectifs et émotionnels ( accueil du shabbat avec tefila et embrassades, chant avec Gilbert, cours avec tel invité marquant, veillées ne sont que des exemples ), que relatifs à tel ou tel enseignement reçu.

Peut-être ceci est-il loin d'être secondaire parmi les mobiles d'un stage de "formation" en mouvement de jeunesse ?

Je garde de ce stage un souvenir exactement comparable à celui que j'ai de mon passage sur le plateau du Larzac l'été suivant mais à une différence - majeure - près : au Larzac c'était vraiment Woodstock : grande fête, musique, joints, un peu de nudité, un tout petit peu de mobilisation contestataire. Au Mont Dore, ce n'était pas "la fête" mais le tout était très festif et surtout réchauffait le coeur, la musique était au rendez-vous mais le côté "chanter ensemble" l'emportait sur le côté musical, il y avait probablement quelques joints de ci de là et de la sexualité "adolescente - jeune adulte" mais ces deux derniers étaient plus clandestins que publics, peut-être plus régis par le "ma tovou ohalekha 'yaakov mishknotekha Israël" que par le sécularisme ambiant ("qu'elles sont belles tes tentesYaakov tes demeures Israël" s'était exclamé le triste prophète Bileam, pourtant venu maudire Israël. Et les commentateurs suggèrent que ce qui avait le plus frappé Bileam était que les tentes d'Israël n'ouvraient pas l'une sur l'autre, que le camp était comme marqué du sceau de la pudeur).
La contestation était très présente mais elle s'exprimait autour d'enjeux "privés", juifs. 
C'était la révolution adolescente interne au monde juif. 

Ce stage a été considéré houleux, voire dangereux par plusieurs responsables du moment, qui craignaient probablement cette "importation" de l'ambiance estudiantine à l'intérieur de la communauté juive (on ne parlait alors pas encore d’amalgames…). 

Je ne prenais à cette époque que "position tripale", du fait de vers quoi ou par quoi j'étais plus attiré. Cela ne fut que quelques années plus tard que je trouvai les mots et les arguments pour expliquer ma position, je le raconte par un exemple même s'il est ici antichronologique : alors que quatre ans plus tard j'étais "permanent" au QG, naquit entre Ami, Alain et moi l'idée de créer un oneg shabbat pour animateurs. Alain et moi respections alors le shabbat et nous avions un problème avec la mise en place d'une activité qui allait obliger la majorité à transgresser shabbat pour s'y rendre. Ce fut Ami qui "emporta" mon hésitation par un argument qui avait pour effet associé de "mettre mes idées en place". Rav Ami dit : "il vaut mieux que tous ces adolescents qui prennent de toute façon le métro le shabbat, le prennent pour venir étudier chez nous que pour aller au café". Un lieu d’éducation véritable se doit de laisser une place à l’expression de la fièvre adolescente et des conflits internes des protagonistes, surtout s’il se prétend pluraliste. Mieux, il faut que cette fièvre soit intérieure, c'est-à-dire qu’elle s’en prenne aux enjeux internes, et ceux-ci doivent pouvoir s’exprimer au sein du mouvement : il est meilleur d’importer les sujets qui font bouillir l’individu que de lui recommander de les gérer en dehors, ou pire, que d’exclure ceux qui vivent ces passions. Et je reviendrai plus loin sur cet oneg qui connut de très belles heures.

Revenons en 1974. Après ce stage, il y eut l'AG que montrent les photos, et une suite un peu cahotique, avec départs, arrivées, troubles financiers, qui furent très majeurs pour le mouvement, et assez mineurs pour l'animateur devenu responsable que j'étais.

Nous étions dès ce stade Marianne et moi à la tête de notre petit monde, la branche cadette (que l'on appelait plus "la meute de louveteaux" mais le groupe de bâtisseurs) de la Place des Vosges, qui fut pour nous une sorte de stage préparatif....à notre vie commune, qui commença en juin 1975.

Ces deux années 73-74 et 74-75 furent pour moi de mauvaises années au plan universitaire, j'étais sur une mauvaise voie, que le désastreux système scolaire français m'avait persuadé d'emprunter et c'est Marianne qui m'a sorti de l'ornière en me suggérant d'aller enseigner, ce que je fis en septembre 75 et que j'ai raconté dans les épisodes "Maïmo" sur ce même blog (textes à trouver dans l'historique du blog, premier trimestre 2015).

J'étais en parallèle de cela peu impliqué aux eis, dimanches et camps mis à part, jusqu'à ce beau jour où, alors que je venais manger le repas de midi à ce que l'on appelait alors Broca et qui devint "centre rachi" par la suite, je fus "embrigadé" par deux personnes que je ne connaissais pas encore mais qui furent presque centrales pour ma vie des quatre-cinq années à venir : Monique Elfassy et Charlie Finel.

Ils étaient en chasse, chercheurs de "têtes" qui allaient pouvoir "reprendre" un QG devenu désert, dans une situation de mouvement laissé plutôt dévasté par les évènements des trois années précédentes. 

J'avais le profil : il fallait ne pas chercher à gagner d'argent, être prêt à consacrer un gros mi-temps à l'engagement juif au sein des e.i.s, et accessoirement avoir des capacités un peu éducatives, un peu organisationnelles, et un peu de charisme. 

Nous fîmes rapidement affaire et je sais gré à mon environnement familial de n'avoir manifesté aucune réticence, aucune opposition.

Je travaillai au QG trois ans, et ce furent trois "grandes" années.

Nous étions au début surtout trois, après que - si mes souvenirs sont exacts, Alain, à l'aide ! - Michel Latino et Mimiche Sicsik aient terminé leur fonction en septembre.

En septembre 76 s'était déroulé une nouvelle fois un grand stage (mais plus petit, dans un mouvement plus décimé) au Mont Dore.
J'y faisais mes débuts en tant que formateur, mais je crois que je n'étais pas encore en glorieux poste de "responsable national branche cadette", tandis que Michel et Mimiche étaient en fin de parcours, et qu'Alain avait déjà pris ses fonctions.

Dans un premier temps, nous dirigeaient principalement Monique et Charlie, assistés de Nicole Kauffmann et de quelques tenaces qui n'avaient pas été emportés par les flots tels J.P. , Alain Silberstein, Buisson, Jacques Pulver, et qui passaient de temps à autre nous assister, nous corriger l'azimuth. Le secrétariat existait, Paule commençait à exercer ses fonctions de comptable, mais il n'y avait par exemple plus d'argent pour payer un offsettiste ( le travail au QG comprenait une importante part d'écriture de circulaires et de projets, et de publications de journaux, brochures pédagogiques, méthodes, formulaires d'inscriptions à activités) et nous faisions tout nous-mêmes, quand même un peu soutenus - et formés au chevauchement de la machine - par l'ancien offsettiste (qui revint bientôt) Christian Guesdon, zal.





Nous avions une lourde tâche, celle de reprendre une production qui avait été riche et intensive, de l'époque de Raphi Bensimon, Daniel Robinsohn, Gilbert Dahan pour ne nommer qu'eux et dont les quelques archives que j'ai conservées témoignent de l'énergie et de la qualité de leur travail.

J'ai d'excellents souvenirs de toute cette main à la pâte qu'il fallait mettre au jour le jour. Travailler au QG peut donner l’impression d’étre proprié taires d’un hôtel particulier haussmannien. On « possède » ainsi  littéralement des lieux avec escaliers, entrée, porche et cour à l’ancienne. Qui se souvient  d’Alain passant d’une fenêtre « chien assis » à l’autre par l’extérieur, dans le seul but de tester la résistance cardiaque de la secrétaire ? Arriver le matin dans ce 7ème arrondissement bourgeois, saluer au passage l’église Saint François Xavier ou l’hôtel des Invalides, ne pas entrer au café mitoyen dont le propriétaire manifeste trop d’hostilité, saluer Madame Lucette et sentir les odeurs vieillottes. Le soir, partir tard, parfois très tard, en dévalant le majestueux escalier à grand bruit sans craindre de déranger qui que ce soit dans ce grand immeuble vidé de ses quelques occupants des heures de bureau.

 J'aimais beaucoup ce rôle de coordinateur de gens répartis sur l'ensemble du territoire et pour lesquels il fallait maintenir (recréer) la cohésion. Cela se faisait un peu par téléphone, mais à cette époque anté internetique, et anté téléphones portables, c'était surtout par écrit et par l'intermédiaire de la poste que les choses se géraient. 

J'aimais beaucoup écrire (!??), puis, s'il s'agissait d'une circulaire, faire tourner la ronéo, s'il s'agissait d'un journal, utiliser la grande machine offset qui tenait toute une pièce du QG.
Alain dessinait alors et illustrait ainsi ce qu'il écrivait, j'écrivais surtout, étais préposé aux corrections de fautes d'orthographe. Nous assemblions, collions et postions nous-mêmes tous les numéros des journaux que nous éditâmes, Yossi pour les bâtisseurs, Contact pour les animateurs, bulletin e.i., et j'ai oublié les autres noms.



Cette première année, nous étions encore comme en re-création, ( et aussi d'ailleurs en récréation, l'ambiance était à beaucoup de travail assaisonné d'énormément de rigolade), plutôt seuls et isolés, nous "reprenions" un QG qui avait comme subi un déluge, auquel n'avait survécu pratiquement que Madame Lucette la concierge (qui me fit un accueil royal le jour de mon arrivée : je ressemblais à ses yeux énormément à mon père, qui avait été "permanent régional" vingt ans plus tôt et de qui elle se souvenait très bien !  Je restai longtemps pour elle "le fils de ouistiti" ), les travailleurs du SSJ du premier étage, et le légendaire secrétaire de la maison d'enfants de Laversine et son accent pittoresque.

Et c'est à partir de la seconde année que les choses prirent de l'ampleur, en particulier autour - et du fait - de l'arrivée d'Ami.

Mais la cerise sur le gâteau de ce rôle de RNBC était l'organisation des camps d'été, qui étaient un véritable challenge, hautement formateur pour l'étudiant inexpérimenté de 21 ans que j'étais. Cela impliquait de "créer" la grille des camps bâtisseurs (qui étaient des camps "nationaux"), définir le budget et organiser les inscriptions, trouver les chefs de camps et constituer les équipes pédagogiques, prospecter, trouver et louer les maisons (les bâtisseurs campaient alors en "dur"), solliciter les intendants, engager les cuisinières, orchestrer la préparation des camps eux-mêmes, puis, durant le mois de juillet, faire la "tournée" de ces sept ou huit camps. C'était un vrai travail de direction et d'organisation qui m'équipa littéralement pour bon nombre d'activités futures (dont je parlerai probablement un jour), c'était pas mal aussi de situations d'urgences, de coordination,.... de coups de gueule (on m'a rappelé récemment qu'il peut m'arriver de manifester quelque peu mes sautes d’humeur, froncer les sourcils, hausser le ton, que sais-je encore...que l’on veuille bien me pardonner : elles ne sont que le signe de combien je prends les choses à cœur, et un tout petit peu aussi de quelques ascendances turques), mais aussi beaucoup de contacts interpersonnels, d'investissement affectif, beaucoup beaucoup de plaisir.

A suivre.


les e.i.s cinq


LES eis ne sont pas un patronage. Cette devise est cousue en lettres d'or sur les chemises d'uniforme, au fil des générations, au delà des exigences de la mode. La couleur et la forme de la chemise changent, l'insigne est parfois en métal, parfois en tissu, mais la phrase est immuable.

Lévinas explique que Rosenzweig n'est pas cité dans son livre "totalité et infini" du fait qu'il est présent à chaque ligne du livre. Ainsi en est-il de cette devise pour le crédo e.i..

Les animateurs de tout groupe local de l'hexagone, année après année, sont viscéralement blessés quand les parents d'un enfant absent toute l'année aux activités viennent l'inscrire pour le camp. "Quoi ?" répliquent-ils : "nous confondre avec un centre aéré ? avec une garderie ?".

Se tiennent ainsi régulièrement ( ou irréguliérement, du fait des problèmes de budget, ou de discontinuité à l'équipe nationale ) les conseils nationaux, préparés avec le plus grand soin, à grand renfort de publications, de réunions, de sollicitations, de créativité pour Adonner un titre hautement signifiant, et chaque fois différent et innovant, à la réunion. 

Chaque CN n'est aucunement "encore un CN" au cours duquel viennent bailler quelques retraités oisifs. Chaque CN pour ceux qui le préparent activement puis y participent, est unique.

Un observateur neutre et éloigné lirait ces quelques lignes avec aux lèvres un sourire indulgent. Il consulterait les publications du CN de 1973, de 1977, de 1985, de 1989, de 1994 de 2001, (comment vais-je avouer que je ne sais plus quand il y a eu un ou plusieurs cns depuis 2001...?) et il ne trouverait que de vagues modifications d'une fois sur l'autre. (Addendum :Un lecteur attentif - et qui montre par là combien le mouvement est entre de bonnes mains - me rappelle que la commission judaïsme de 2001 a inclus à sa motion un passage relatif aux "nine eleven" qui s'étaient produits deux mois plus tôt, et qui annonçaient des changements tant à l'échelle mondiale qu'au niveau du judaïsme. Quatorze ans plus tard, force nous est de constater que les changements ont eu lieu, et qu'être juif dans la France de 2015 est un peu différent de dans la France de la seconde moitié du vingtième siècle. Être israélien aussi est différent, mais peut-être dans un meilleur sens ? Merci en tout cas, Jérémie, qui partageait avec moi - et Dorit - la responsabilité de cette commission et qui continue plus que jamais son engagement e.i.. très certainement aux CNs de 2009 et 2014 auxquels je n'ai pas participé, et surtout dans sa nouvelle fonction de président du CA du mouvement).

Pire, il serait peut-être le seul à avoir lu ces textes religieusement imprimés, des motions soigneusement aboutis par les commissions puis votés par l'assemblée pleinière, en général aux petites heures du matin. 

J'ai participé aux CNs mentionnés ci-dessus (hormis bon nombre de débats de celui de 1989, qui se tenait pourtant à Jérusalem, mais aussi précisément de ce fait : je n'avais pas pris de jours de congé et devais être à mon travail...). 

Je me souviens avoir été personnellement plus qu'engagé pour chacun d'eux. De façon plus globale pour celui de 1977 que j'ai préparé depuis mon bureau de permanent au QG, de façon plus modeste pour celui de 1973 qui était mon premier, et de façon plus partielle pour les autres où je n'avais la responsabilité que d'une seule commission, mais j'ai autant été émotionnellement impliqué dans tous les cas. 

Je confirme - et avoue ici bien piteusement - que jamais au grand jamais je n'ai par la suite relu les dites motions. C'est un peu comme relire son contrat de mariage, ou le contrat d'achat de sa maison. Qu'il n'ait pas été écrit, lu, corrigé ligne par ligne et c'est comme si les choses ne s'étaient pas faites, mais qui va ensuite le relire ? 

Quel ménage se mène en fonction du contrat qui le détermine ?

Les responsables eis de toute la France, réunis solennellement en général pendant trois jours, en nombre proportionnel à la quantité d'enfants qu'ils représentent, mettent toute leur énergie dans ces motions que chaque commission prépare, ils défendent chaque virgule comme si leur vie en dépendait, avec autant de passion concernant la commission scoutisme que la commission Israël, ou judaïsme, et quand chacun rentre chez soi, les motions sont soigneusement mises au classement vertical, chez certains sur le chemin de la poubelle à plus ou moins brève échéance, chez d'autres, plus mordus, plus yeke, plus historiens, ou plus sentimentaux, sur les étagères les plus élevées de la bibliothèque du salon. Mais personne ne les relit sauf quelques éspèces rares.

Le CN, ce n'est pas une question de documents ! c'est la réserve en oxygène. On ne lit pas l'oxygène, on l'inspire, on s'en nourrit.

Ami Bouganim, philosophe, écrivain et militant du peuple juif, avait été ei, au Maroc surtout et peut-être un peu en France pendant qu'il avait été à l'enio, chez Lévinas, avant de faire son alyah après son baccalauréat.

Quelques 9 ans plus tard, en ce mois d'octobre 1977, à la veille du CN il arrivait au QG en tant que chaliakh', délégué par l'agence juive en tant qu'israélien francophone, pour passer deux ans - ou trois si affinités - en notre compagnie.

Il reçut en gros l'accueil réservé à un chien qui débarque dans un jeu de quilles : les participants ont chacun un chien, sont en gros tous amis des chiens, "pour les chiens", mais "pas maintenant ! pas sur le terrain!". Ainsi en est-il aux eis du chaliakh'. On veut beaucoup en recevoir un, on a de très bons sentiments autour du mot Israël, mais "qu'est-ce qu'il croit celui-là ? ici, c'est pas Israël ! ici, c'est pas un mouvement sioniste ! c'est un mouvement pluraliste et EN AUCUN CAS une agence de l'agence juive."

Ami s'étant prudemment encore tu lors de ce premier contact, le premier clash se produisit à l'issue des derniers débats, quand, une fois tous les congressistes repartis dans leurs autobus respectifs, nous nous retrouvâmes quelques permanents et affiliés, occupés à remettre tout en état, balai à la main, et qu'Ami nous signifia qu'il n'était pas venu d'Israël pour balayer, mais pour avoir un rôle éducatif. Le non-dit sous-jacent à cette phrase lapidaire nous apparut comme une vaste critique de tout l'ensemble et, comme les dignes élèves d'une école communale de quartier, nous commençâmes quasiment à nous battre comme dans la cour de récréation.

Encore une fois, peut-être un des présents, par exemple s'il était historien, pourrait faire remonter cet accrochage à tel ou tel thème du CN lui-même. Je crois quant à moi qu'aucun sujet n'aurait été suffisant à nous faire ainsi nous accrocher, aucun autre sujet que la rencontre. Rencontre entre le monde extérieur et les eis.

Ami, Alain et moi, Bruno après moi, Jean-Charles, Monique et encore quelques autres avons par la suite travaillé de longues années avec Ami, et se sont créés entre tous ces protagonistes des liens différents selon les caractères et les affinités réciproques, mais ces liens furent tels que beaucoup de travail et beaucoup de réalisations purent en découler. Mais la rencontre ne coulait pas de source, et cela n'est que quelques bons mois plus tard qu'Ami commença à dire à voix haute que les eis ont surtout comme constante d'être et de demeurer à très forte concentration d'élément humain de très haute qualité. 

Alain, Monique et moi en particulier avions littéralement préparé ce CN de nos mains et à la sueur de nos fronts, à grands renforts d'heures des jours et des nuits, de réunions, d'étude (avec le rav Chouchena, avec Tim Herzberg, avec Bertrand Klein), d'écriture et de téléphone, et il était un peu notre bébé. Et nous étions en phase de rencontre, et Ami réagissait probablement à l'accueil qu'il avait ressenti dans tous les pores de sa peau, et nous étions tous exténués.

J'avoue ne plus pouvoir dater l'arrivée et le départ de Mikado (Maxime Hayot), qui fut présent, en tant que commissaire général, au cours de ces années 1976-81. Je dirais qu'il n'était pas encore là à ce CN, (ici aussi : SOS historien !) mais il faut avouer qu'il ne fut pas central dans la dynamique du QG de cette époque, ou en tout cas que peu de mes souvenirs incluent sa participation. 

J'ai pris sur moi à un certain moment le projet de réimprimer et rénover, et pudiquement augmenter, une très bonne brochure de zemirot produite en son temps par Gilbert, et je me souviens que ce projet lui tenait à coeur, mais à part deux mémorables séances de violente prise de bec, une entre lui et moi, et une autre, plus déplorable (du fait du bas niveau d'argumentation auquel était arrivé l'adversaire) entre le tenancier du café voisin et lui, je n'ai que peu de souvenirs de sa présence.

Les évènements marquants de ces années de travail à base d'Alain, Ami, Monique et moi furent à mes yeux les quelques stages de formation, quelques réunions nationales, les voyages en Israël qu'Ami suscita - et organisa -, et l'oneg shabbat. Je parlerai plus tard de ces voyages et de cet oneg.

Ces souvenirs encore une fois sont indissociables de lieux, parmi lesquels il est impossible de ne pas citer le foyer Médicis, restaurant universitaire cachère face au jardin du Luxembourg, dont Bertrand était le gérant à une époque et où nous mangions quand il ne nous livrait pas les repas, le restaurant Gagou, qui était littéralement l'annexe de l'appartement d'Ami, et le fameux 41. 

Au 41 rue du faubourg Montmartre, à deux rues du restaurant chez Gagou, au centre de ce qui était alors le quartier juif de Paris, laissant la traditionnelle "rue des rosiers" bien loin en arrière, vécurent plusieurs années en communauté en particulier Wanda, Alain et Philippe Marx.

Ce dernier était strasbourgeois, Alain et Wanda étaient nancéens, et ils étaient montés à la capitale, pour entamer leurs vies d'adultes, en vivant pour cent cinquante pour cent de leur temps la vie e.i. et en étant quand même inscrits à la fac pour pouvoir justifier de l'utilisation de cartes d'étudiants.

Aucun doute, si la technologie avait été de l'ordre de ce qu'elle est aujourd'hui, que le QG aurait été de facto transféré au 41. C'était presque plus là-bas que vibrait le mouvement, tandis que les circulaires et les téléphones provenaient quand même du 27 avenue de Ségur.

J'ai l'impression qu'Alain a dû passer plus de temps à Ségur quand il est allé fouiller dans les archives pour ses recherches que durant ses années de QG.

Je fréquentai aussi assez souvent le 41, en particulier le matin où ma journée commençait chaque semaine par un cours de talmud du rav Frankforter rue Cadet, et où je me rendais ensuite pour le petit déjeûner..qui se prolongeait parfois tard dans l'après-midi. Beaucoup de gens y furent bien plus assidus que moi et il reste dans de nombreuses têtes comme Les Prés ou le Mont Dore.

Le chateau de Laversine fut aussi le lieu de quelques séances mémorables, telles ces journées de préparations de camps qui se tinrent dans le parc et les prėfabriqués en avril 78 il me semble, et cette réunion d'équipe nationale qui se tint dans le château lui-même, et où Marianne et moi, seul couple marié à cette époque, reçurent magistralement la chambre de la comtesse.

C'est aussi à cette période que Shlomo, alors en poste de relais à Paris de   l' historique organisme Nativ, auprès du consul d'Israël en France de l'époque,  Itshaq Michaéli    (dont l'irremplaçable google m'apprend la disparition le mois dernier, prit contact avec nous et nous demanda de trouver des couples qui partiraient en URSS, , de l'autre côté du rideau de fer de l'époque,  en voyage payé, afin de rencontrer  des refuzniks et de leur apporter du matériel  sioniste méthodes  d'apprentissage  de l’hébreu, stylos, sidourims, livres et  colifichets israéliens).   L'histoire de ces voyages a été mise en film ("les interdits" de Anne Weil et Philippe Kotlarski.2013) et elle n'a en fait jamais été officialisée ni répertoriée dans la liste des actions menées dans le cadre du mouvement, alors qu'en fait sont partis  beaucoup de couples eis (les eis furent l'organisme français juif qui envoya le plus  grand nombre de couples, qui s'acquittèrent tous de leur tâche de façon exemplaire, rapportent aujourd'hui les commanditaires de l'époque), et alors qu'il s'agissait dune réelle action miliאante au soutien des juifs d'URSS, à l'époque interdits d'alyah si ce n'est de judaïsme. Nous chantions alors à chaque rencontre "trois millions de nos  frères vivent là bas dans une cage de fer" qu'avait écrit et que chantait Bertrand en  collaboration avec Bernard Sztybel, et ces voyages permirent à ceux qui partirent  d'avoir eu  un avant goût en "live" de ce qu'était la vie dans le monde soviétique  d'avant  la chute du rideau de fer, et de qui étaient ces réfuzniks.

Marianne et moi partîmes ainsi à Leningrad ( qui ne s'appelait alors pas Saint Petersbourg) et Moscou pour Noël et jour de l'an, fin 1977. Nous faisions partie d'un groupe "tourisme et travail" de bons français, probablement communistes ou aveugles sympathisants du socialisme à la russe, et qui s'étaient offerts ce voyage par l'intermédiaire de leur comité d'entreprise. La rencontre avec eux ne fut pas le moindre exotisme de ce voyage, duquel je ne saurais dire que je n'ai aucun souvenir touristique (nous visitâmes l'Ermitage, nous allâmes à un spectacle de danse russe, on nous parla en long et en large de la "perspective Nevski", et j'ai relativement beaucoup de souvenirs visuels, parmi lesquels souvenirs des monuments, souvenirs de la construction massive à la soviétique, mais aussi souvenirs des femmes de cinquante ans occupées à des tâches d'entretien de la chaussée enplace de cantonniers, des kiosques dans lesquels on ne semble rien vendre d'autre que du poulet, des magasins aux rayonnages vides, et l'aspect terriblement vieillot de tout et en particulier les chambres d'hôtel par lesquels nous passâmes. 

Plusieurs épisodes sont ainsi restés gravés dans ma mémoire. Certains relatifs au voyage en lui-même comme par exemple ce bonhomme qui avait entrepris un voyage en URSS au coeur de l'hiver et ne s'était même pas muni d'un mantreau, comme par exemple le contraste entre le magasin pour touristes et le "grand magasin" Goum, mais j'ai surtout des souvenirs relatifs à notre "mission". Tout d'abord le choc que nous eûmes lors de notre première visite dans l'appartement de Youli Karoline à Léningrad. Non seulement nous réalisâmes qu'ils avaient un meilleur hébreu que le nôtre, mais surtout, au fil de la conversation, entre deux questions sur Israël, ils parlèrent soudain de leurs voisins, avec lesquels ils disaient partager cuisine et salle de bains et wc. Notre guide, de l'Intourist, l'agence officielle soviétique de tourisme, nous avait précisément raconté avec fierté le même jour comment, malgré le peu de temps écoulé (30 ans !) depuis la guerre, il n'y avait plus aujourd'hui d'appartements collectifs. Et nous avions tellement "gobé" sa propagande qu'il fallut nous prendre par la main dans l'appartement et nous montrer concrètement combien la réalité était éloignée de la version officielle "pour touristes".

Ensuite, l'impression d'être suivis et surveillés constamment, avec le téléphone qui sonne dans la chambre d'hôtel (le film témoigne très bien de cela), et l'individu qui suit partout notre groupe comme le montre la photo.

on peut distinguer le patibulaire individu assis au volant. Cette voiture stationnait ainsi partout où nous nous trouvions.

 On m'a reproché d'avoir pris cette photo. Peut-être effectivement me suis-je alors réellement mis en danger. Je n'ai pourtant pas le souvenir d'avoir ressenti quelque chose de tel.

Le passage de la frontière ne fut facile ni à l'aller ni au retour (et certains, tel Alain, se sont fait refouler. Il laissait implicitement Wanda continuer seule puisqu'officiellement ils n'étaient pas ensemble ) mais je ne me sentis pas réellement menacé. Je me souviens comment à l'aller, le douanier ouvrit ma valise, fouilla un peu, prit soudain en main mes tefilins et que je lui dis, encore avant de l'avoir décidé : "c'est à moi!" en français dans le texte et sur un ton involontairement autoritaire. Bizarrement, il s'exécuta, reposa mes tefilins dans la valise et me laissa continuer ma route. Une semaine plus tard, je me souviens juste du soulagement ressenti après que l'avion du retour ait décollé, et la résurgence de l'angoisse quand on nous annonça que l'on allait avoir une escale à Varsovie. Moi qui avais grandi bercé par les récits familiaux accablants sur la Pologne, crus alors que le cauchemar recommençait. J'eus la bonne surprise de me sentir à l'aéroport de Varsovie comme en Europe. On pouvait même commander du jus d'orange au café. À Moscou, on ne vendait que de la charcuterie, de l'eau gazeuse et probablement de la vodka.

Nous rentrions allégés de tout le matériel que nous avions emporté dans les poches intérieures (ajoutées pour la circonstance) de nos manteaux, alourdis de toutes les impressions - et de quelques photos de tout un document dont je n'ai jamais su la teneur mais pour lequel on m'a aussi copieusement fait des reproches - , surtout soulagés d'avoir pu rentrer sans ennui, et conscients d'avoir oeuvré, de n'être pas membres d'un centre aéré mais d'un réel mouvement d'éducation et de militantisme juifs.


les e.i.s six



Si préparer un cours est la meilleure occasion d’approfondir ses connaissances sur un sujet donné, travailler au QG comme permanent était comme une situation de préparation constante.

Je me suis retrouvé récemment, au cours des dix dernières années dans une situation similaire, où on est seul dans un bureau, et en correspondance avec des gens que l’on cherche à former, à instruire, à stimuler, et où une bonne partie du travail consiste à trouver le moyen de communiquer à ces gens ce qui pourra les aider, les faire avancer.



A cette époque anté internet, il fallait écrire, imprimer puis diffuser, et comme je l’ai déjà décrit, tout ceci était très manuel, très physique. Au point que la partie conceptuelle était largement inférieure en quantité à la partie physique.



Je m’auto représentais carrément chevauchant au jour le jour la ronéo ou l’offset, et le QG m’a été une véritable école de formation à la frappe, la mise en page, l’illustration, la PNAO en quelque sorte (publication non assistée par ordinateur).



Ami pillait généreusement le jewish catalog pour parsemer ses publications des petits dessins qu’il y trouvait, Alain dessinait et je me souviens surtout de découper, coller, et « chevaucher » les diverses machines.



Mais nous cherchions aussi comment rencontrer nos « cibles » et c’est de cette recherche que naquit l’oneg, dont j’ignore s’il s’est poursuivi, ou dans l’affirmative, combien de temps il s’est poursuivi après mon départ en Israël, en été 81.



Il ne s’agissait de rien d’autre que d’une rencontre bi-mensuelle de fin de shabbat, au cours de laquelle on ferait des activités similaires à ce qui se fait à l’oneg shabbat dans n’importe quelle structure de vacances, mais en la rendant adaptée à des jeunes de 17 ans. Alors que l‘on opta pour une structure en quatre parties : cours, chant de zmirot , encore cours et havdallah, il faut bien conclure que ce n’est pas du programme – peut-être très peu attrayant en lui-même pour des lycéens en fin de parcours ou des jeunes étudiants -  que vint le succès.



Le succès vint incontestablement de la « catalisation » opérée par le lien Alain, Ami et moi. Il ne s’agissait pas d’une entente extraordinaire, nous avions pas mal de conflits, pas mal de discordes, mais nous étions attelés à la même tâche, à la même quête : accroître le souci de transmission auprès des animateurs, et ceci afin qu’eux puissent faire de même avec leurs ouailles.

On chanta donc des zmirot, sur base de la brochure que nous avions (que j’avais) rénovée et tirée en quelques dizaines d’exemplaires, et que l’on « lançait » ainsi, Ami entreprit de faire vivre dans la conscience du judaïsme de diaspora les figures majeures de la Bible (le Nakh’. La plupart de ceux qui sont allés au talmud Torah ont pour la plupart entendu parler des figures de la Torah, et quasiment pas de celles de la suite du récit biblique…et la plupart des animateurs n’étaient pour ainsi dire même pas allés au talmud Torah), et je pris sur moi (en partage avec Alain ? j’ai oublié) la paracha de la semaine.



A cette époque, nous habitions Boulogne et nous allions chaque semaine au cours de Lévinas, le samedi matin après l’office à l’Enio. Le cours de Lévinas, l’enseignement de Lévinas, m’auraient très certainement atteint sans cet oneg, tant ils ont été formateurs si ce n’est vitaux pour moi, tant ils m’ont accompagné longtemps (jusqu’à aujourd’hui), mais j’aurais probablement écouté énormément plus passivement si je n’avais eu à faire moi-même un cours dans la suite de l’après-midi. Je ne pense pas que mon cours ait été une pure retranscription de ce qu’avait dit Lévinas le matin même, peut-être simplement du fait que je ne comprenais pas toujours ce qu’il enseignait, ne trouvais pas automatiquement matière dans son enseignement à transmettre un message signifiant aux animateurs qui étaient l’auditoire, mais ce cours de l’après-midi à Ségur est indissociable dans ma mémoire du cours du matin et du trajet à pied, par l’avenue de Versailles, le boulevard Exelmans, le pont Mirabeau et les rues et avenues du 7ème et du 16ème que l’on suivait sur le trajet. 



Je me souviens que je ne m’occupais pas uniquement de ce que j’allais avoir à dire, d’autant plus que je n’étais pas tout seul (au début avec Marianne, plus tard, avec Marianne et Ayala qui n’a aucun souvenir de combien elle nettoya de ses habits de bébé le sol de la grande salle de Ségur, allant de l’un(e) à l’autre  des présents assis en rond), mais ce trajet d’une heure et quelques me servait à la mise en place de mon intervention…et j’aimais beaucoup cet exercice.

Cet oneg était un peu notre « réunion d’intellectuels » à nous, sans que je ne fasse jamais jusqu’à aujourd’hui la comparaison, mais je suis un peu frappé aujourd’hui par ce parallélisme. Le cours de Lévinas n’était pas seulement un cours, c’était un évènement parisien, peut-être comparable aux séminaires de Lacan. S’y pressait toute la foule des admirateurs, intellectuels juifs, étudiants en philosophie, pontes de la communauté de l’Alliance Israélite Universelle, et les « prolétaires du savoir et du monde juif » que nous étions assistions au spectacle, la plupart du temps assis sur les strapontins du poulailler qu’on voulait bien nous laisser. La disposition de la salle était rituelle. Lévinas, au centre, entouré du président de l’AIU, Jules Braunschvig, une très sérieuse édition bilingue hébreu anglais (Rosenbaum, Silbermann et al) de la Bible (et commentaires) majestueusement ouverte sur les genoux, du directeur de l’ENIO, Monsieur Sarfati, qui avait succédé à Lévinas, et de quelques notables, parmi lesquels nous n’identifiions qu’Albert Simon, l’inénarrable météorologue de la radio à la voix chevrotante. Face à Lévinas, un élève de l’école, celui à qui incombait le rôle d’interlocuteur. Il s’agissait en général d’un élève de ce qui était appelé la « section spéciale », composée d’élèves marocains qui avaient sucé la Torah au biberon au point de la connaître réellement par cœur pour certains d’entre eux, particularité dont Lévinas se réjouissait et rappelait régulièrement avec admiration. Il lisait le texte, Rachi, et Lévinas parlait. Autour, en cercle, les fidèles, les élèves – pour lesquels le cours était visiblement obligatoire, et superflu, et qui souvent chuchotaient entre eux, et quelques juifs anonymes dont nous étions.

Notre oneg, toutes – et elles sont nombreuses – proportions gardées, était un peu la réplique de cela. Nous étions aussi en rond, et le fonctionnement s’il n’était pas rituel, n’en était pas moins régulier. Nous avions aussi nos « fans », nous étudiions très sérieusement, et chantions, l’ambiance était incomparablement plus chaleureuse ici que là-bas, et le tout se terminait par la havdalah, comme de longues années durant, notre communauté du samedi après-midi à Servandoni était aussi scandée par la même havdalah. A Ségur comme à Servandoni, la havdalah était à la fois le signal de clôture de la séance « religieuse », et la séparation, entre l’activité officielle, activité des adultes et celle des jeunes, dîners débats ou simple sortie de samedi soir, au cinéma ou ailleurs.  

Ici, même si nous étions probablement les aînés aux yeux des animateurs, nous étions cependant très proches d’eux, en âge et en phase de vie, et c’étaient de véritables situations d’ éducation du jeune par le jeune. Au presque même chapitre que cet oneg étaient les voyages en Israël.


Je n'avais alors aucun souvenir du voyage en Israël pour un groupe d'e.i.s qu'avaient mené mes parents en 1957. Je savais qu'ils étaient partis pour un mois l'été de mes deux ans. On m'a souvent raconté comment, alors que je passais le mois à La Troche aux bons soins de mes grands-parents, dans cette maison d'un tout petit quartier résidentiel du plateau de Palaiseau, dans laquelle je devais par la suite passer tous mes dimanches jusqu'au commencement de mes activités d'animateur,  je montrais chaque avion qui passait dans le ciel et disais que mes parents s'y trouvaient.

Plus tard, il a continué de ci de là d'être question de cet épisode, dans lequel par exemple se trouvait Monique, celle précisément qui m'envoyait diriger à présent mon propre voyage.

C'était l'été 1977, et il apparût bientôt que Marianne n'en serait pas, étant dans l'impossibilité de se soustraire à un des stages du parcours des études de médecine.

Tandis qu'Alain emmenait des pifs, et fit ainsi connaissance avec Ami encore avant son arrivée au QG, je partais avec une troupe d'animateurs. Les photos témoignent de combien le groupe se comportait de vrais eis, qui restèrent par la suite impliqués, si ce n'est fortement impliqués (jusqu'à devenir président du CA !).

Ces voyages ont eu beau se multiplier sous l'influence d'Ami, j'ai l'impression, peut-être très subjective que toute personne ayant participé à un d'entre eux en est resté très fortement marqué. Je sais qu'il en est ainsi pour ceux qui partirent en 1969, et je sais que mon grand-père a une petite part dans ce qui marqua ceux qui firent le voyage en 1979 : cette année-là, le trajet contenait une attraction particulière qui était la traversée en bateau depuis Venise "comme jadis". La ligne existait encore et cet exotisme d’anachronisme avait attiré mon grand-père qui était plutôt phobique des vols en avion, et qui se retrouva sur le même bateau que le groupe e.i., cette année sous la responsabilité de Bruno.

Mon grand-père était un personnage haut en couleurs, qui était relativement connu dans les milieux juifs de l'époque, du fait de ce qu'il appelait "sa propagande", et dont je reproduis ici - en exclusivité -  quelques extraits :

les papiers étaient distribués pliés en quatre et ils étaient multicolores : chaque couleur dédiée à un public particulier..




 Il avait ainsi résolu de consacrer sa retraite à l'écriture de textes voués à la lutte contre l'antisémitisme. Il écrivait des textes, une partie destinée aux juifs, une partie aux chrétiens, dans lesquels il enseignait, rapportait, citait, expliquait, mais rappelait surtout que le christianisme descend du judaïsme, ce qui faisait apparemment à ses yeux de l'antisémitisme occidental une effroyable méprise, et ce qui devait être pour lui l'argument majeur, et suffisant, pour empêcher un bon chrétien de la fin du vingtième siècle de « tomber dans l'antisémitisme ». Fasse le ciel que cette "éducation" eut pu suffire ! Aurais-je dû hériter d’un pareil optimisme ?

Il écrivait ces textes de la manière la plus candide possible, et, ainsi qu'il le spécifiait lui-même, comme un homme du quatrième âge, qui avait reçu son éducation au lycée allemand d'Istanbul (alors Constantinople), ce qui expliquait non tant la lourdeur du style, que le caractère excessivement touffu de la mise en page. Chaque centimètre carré y était utilisé, il imprimait lui-même (ce qui faisait que grand-père et petit-fils avaient en commun la pratique quotidienne de la ronéo - mais sans que ni l'un ni l'autre n'aient conscience de ce parallélisme), et il diffusait de ses propres mains. Il envoyait à toute la France par la poste, et distribuait lui-même ses papiers aux publics des conférences et cours qui avaient lieu à l'époque sur la place de Paris. Il se livra à cette noble activité pendant environ vingt ans, l'ayant encore poursuivie depuis Israël, où mon père, son fils, l'avait emmené finir ses jours, à 92 ans. Il vécut encore cinq ans en Israël, lucide jusqu'au dernier moment.

Cette année 1979, alors qu'il habitait encore Paris,  il rendait visite à mes parents, installés depuis un an à Jérusalem et, alors que nous étions aussi de la partie, il choisit de se joindre à la traversée tandis que Marianne et moi faisions le détour par l'Italie et la Grèce. Le voyage en lui-même fut peut-être un peu coloré par sa personnalité turque mais l'arrivée à Haïfa surtout fut mémorable, quand il s'avéra que son passeport n'était pas en règle. Mon grand-père avait le triste travers de donner en de pareilles occasions beaucoup de voix, et cette fois n'échappa pas à la règle.

Quant au voyage que je dirigeai, l’été 1977, il fut très riche au plan géographique et touristique. Nous passâmes de Roch Hanikra, Akko, à Haïfa, au Golan, au lac de Tibériade, au Sinaï (monastère de Sainte Catherine atteint à pied aux petites heures du matin, et plage de rêve à Ras Mouhamad, Daab et Noueba), en incluant au passage quelques jours de volontariat à Netivot, quelques heures à Tel Aviv et Jérusalem, logés dans les sempiternels kyriat Moria, hotel Ambassador, et autres adresses fixes des séjours touristiques façon agence juive, transportés dans le pays dans un autobus standard et pour le golan et le Sinaï, dans des antiquités branlantes. Les paysages, avec ou sans levers et couchers de soleil, étaient fantastiques, mais surtout nous faisions nos premiers pas à pied sur les chemins caillouteux, dans les piscines naturelles et au milieu de la nature de ce si beau pays. Nous étions escortés de Yaël (Samuel), la madrikha "israélienne" du modèle classique, c'est à dire ancienne e.i. ayant fait son alyah quelques années plus tôt et se faisant de l’argent de poche en travaillant l’été à encadrer des groupes , du guide, du chauffeur, et de l'infirmier, patibulaire, et équipé de la trousse premiers secours sur une épaule et du célèbre "ouzi" sur l'autre, l'un et l'autre lui garantissant le succès absolu auprès des participant(e)s, surtout après qu'il ait entrepris de sortir une écharde du pied d'un participant, avec une aiguille - non stérilisée - pendant que l'autobus cahotait sur les pistes du golan. (Frankie me signale après lecture de ce post une maligne participation de mon inconscient : le personnage en question ne portait aucun ouzi...il s'appelait juste...Ouzi!). Comme à l’accoutumée, se joignaient aussi pour une partie du voyage tel ou tel e.i. de passage en Israël, et c’est de cette manière que Frankie fut avec nous une partie du temps, ajoutant tout le « poids » de son incomparable présence.

Je partais vraisemblablement un peu inquiet puisque je réussis, dans les quelques jours des derniers préparatifs, entre le retour de la tournée de camp et le départ, à me retrouver le corps en angle droit, coincé et immobilisé par une sciatique foudroyante...dont je ne sortis que du fait de l'adresse du chiropracteur dont mon (autre) grand-père avait toujours loué les mérites au grand dam du reste de la famille. Il s'arc-bouta sur moi, d'une manière aussi déterminante que  l'intervention du kinézithérapeute interprétée par Gotlib dans la « rubrique à brac » (tome 4 pages 42-43, images déconseillées pour les âmes sensibles), et me remit à la verticale. Entre temps, Monique avait remué ciel et terre pour me remplacer et cela nous fit y gagner la présence de Mickey, je crois pendant tout le voyage. Voyage qui fut ainsi très riche au plan humain, au plan relationnel et dont j'ai gardé dans l'ensemble de très bons souvenirs, de bon nombre de situations, avec beaucoup de gens, dont certains ont même profité de ce post pour reprendre contact ou ajouter une correction....ce qui est un des buts de ces récits.

Le mois comporta aussi l'inévitable sucrerie du « zouave » qui réussit à perdre son passeport au cours de l'escale à Athènes, et qui n'est donc plus autorisé à passer le contrôle avant de remonter dans l'avion", mais cet incident mis à part, ainsi que celui de la dramatique et soudaine sueur massive de l'animateur (troyen) déshydraté et desséché dans le Sinaï, tout se passa de façon optimale, et se conclut par une mémorable séance de projection diapos après notre retour, un soir chez nous à la maison, séance qui permit aussi de revoir la beauté des paysages, la force de la lumière de l'été en Israël, et les souvenirs du bronzage si rapidement évaporé, et surtout de reprendre une petite dose de l’ambiance e.i.

La question est de l’impact. Ces voyages semblent avoir un très fort impact sur le lien à Israël, et peut-être est-ce avant tout une qualité du pays, qui réussit à conquérir le cœur de beaucoup de ceux qui le visitent. Ces voyages sont-ils éducatifs ? ils sont probablement jugés comme tels à en juger par l’initiative « taglit ». Il est presque certain que les participants soient rentrés à la maison plus marqués que s’ils étaient partis en Suède ou en Tanzanie et il est tout aussi probable que c’est du lien de chacun en lui avec ce pays, du fait de l’identité juive, du fait de l’allégeance au peuple juif que provient en premier lieu cet effet. 


les e.i.s sept


On a souvent l'impression qu'aux eis, la durée de vie d'une génération est d'environ trois ans. Soit que l'animateur lambda soit vite absorbé par ses sacro saintes études, soit qu'il change rapidement de cheval. Je lis par exemple ces derniers jours sur FB qu'Olivier Jaoui est offusqué par un animateur d'aujourd'hui qui date l'ouverture du groupe local d'Antony à cette dernière décennie, soit bien après que lui, Olivier l'ait créé en 1981 ou quelque chose comme ça. Mais moi-même avais reçu en 1974 la tâche ingrate de fermer le groupe local dont l'identité faisait plus que battre de l'aile, et avec une maitrise jugée plus nocive qu'autre chose ( je suis par ailleurs resté plutôt perplexe de la situation, et que j'aie accepté ce rôle, en soi plus nocif que constructif mais c'est un autre sujet). Visiblement, à l'arrivée d'Olivier, personne ne se souvenait plus de rien. C'était une nouvelle génération "qui ne savait plus qui était Joseph" (Shemot 1, 8). De même, les animateurs du groupe local place des Vosges peuvent très bien s'imaginer l'avoir créé de leurs propres mains, ignorant magistralement ce qu'Emilie, Daniel, Isabelle, Michel Klein, et d'autres y compris Marianne et moi avons fait là-bas. Pour rester dans le contexte de l'Egypte, c'est le syndrôme dit "du Pharaon" : " le Nil est moi et c'est moi-même qui m'ai créé" (Ezechiel, 29, 3), "syndrôme" d'auto-suffisance et de réaction au transgénérationnel. 

En contraste avec ce défilement si rapide  dont je vis régulièrement d'autres et d'autres exemples, les eis vivent au rythme d'"e.i. un jour e.i. toujours" et dans la conscience d'appartenir à un mouvement bientôt centenaire, dont ils ont connu personnellement ou presque les fondateurs, ou tout un tas d'anciens, qu'ils ont allègrement tutoyés, comme si aucun fossé de génération ne les séparait, ne séparait personne.

Et donc, y a-t-il éducation sans transgénérationnel ? D'un côté, on reçoit de quelqu'un du fait même qu'on lui attribue ou lui reconnait un ascendant, et cela procède du transgénérationnel, ou du transférentiel pour parler un autre langage.  Mais sont-ce les seules occurences de l'éducation ? Il semble que l'édification d'un individu, qui, elle-même ne se confond que très partiellement avec l'étendue de son savoir, provienne non moins d'autre chose que j'appellerais expériences fondatrices. 

C'est un des domaines sur lesquels bute désespérément la psychologie cognitive, dans son apparente incapacité d'accepter que tout ce que sait l'individu ne provient que pour une - faible ? - part du cognitif et de l'apprentissage à proprement parler. L'individu apprend par mille et une manières, dont on pourrait presque suggérer que le cognitif est un élément mineur du phénomène. Tous ont entendu à un moment ou à un autre que l'individu moyen n'utilise que 5% de ses capacités cérébrales, les musiciens en utilisant environ 7%. Freud a tenté de briser cette doxa, en énonçant les règles du développement, vu par lui "psychosexuel", c'est à dire autant tributaire du monde pulsionnel que du monde psychique. 
D'autres théoriciens de la psychanalyse ont depuis  suggeré que la thèse de Freud, pour être très interessante et respectable, n'en reste pas moins encore partielle. On ne couvre pas tout avec le pulsionnel. D'autres axes existent. Concernant les pourcentages enoncés plus haut, je souhaite apporter une version un peu modifiée : ce n'est pas que l'individu n'utilise que 5% de ses capacités, c'est que le monde de l'éducation, le monde du travail et la société, ne savent quantifier que les 5% qui sont visibles, quantifiables, et consacrés à la productivité. 

L'individu, lui, utilise beaucoup plus, mais n'a que peu de chances de se voir crédité en proportion. Je suggère que les e.i.s donnent à l'individu quelque chose qui procède d'un de ces domaines qui édifient un individu mais ne se voient pas à l'oeil du ministère de l'éducation ou de celui du travail. Quelque chose qui est peut-être beaucoup plus important qu'il n'y parait, un peu comme si il s'agissait des 95% non comptabilisés par le monde occidental normal. 

Et c'est en fait souvent par la satisfaction d'avoir soi-même créé, qui procède de l'anti-transgénérationnel (qui est donc en fait l'envers du décor du transgénérationnel, donc, non moins transgénérationnel...) mais aussi de la créativité et de l'élan personnels, que l'individu se dépasse, se surpasse, grandit. C'est la raison pour laquelle j'ai l'impression que le terme génération n'est pas le bon. 

En ce qui me concerne, je préférerais parler de tranches, ou de phases. Ce sont ces dernières qui nous façonnent, et il se pourrait bien que seule une partie d'entre elles s'apparente (si j'ose dire..)  au mode parents-enfants.

Ma vie e.i. se partagerait ainsi de mon point de vue en deux tranches. Une première, dont j'achève l'analyse et les souvenirs dans le présent chapître, et qui s'étend de mon entrée véritable au mouvement en 1972, à mon alyah en 1981. 

Au cours de cette période, j'ai eu des référents, de qui j'ai oui ou non reçu, à qui j'ai rendu des comptes, j'ai eu des pairs, avec des écarts d'âge pouvant aller jusqu'à cinq ou six ans, et j'ai transmis-enseigné-ai eu de l'ascendance du fait des fonctions que j'ai remplies. Et durant cette période, non moins, je me suis beaucoup développé. Au plan humain, au plan social, au plan de la créativité, de la responsabilité, de la confiance en moi-même, de la prise de conscience de mes capacités, au plan des décisions qu'il convient que je prenne pour ma vie, mon lieu de résidence, mon activité.

Tout n'est pas au mérite des e.i.s. Je ne sortais pas de la forêt comme Mowgli, ou Victor de l'aveyron, J'avais grandi dans une famille, dans une maison, dans un système social, dans une communauté, et tous ceux-ci comptent, mais ils sont du registre de la nourriture quotidienne. Celle qui est vitale. Tandis que les e.i.s agissent à un autre registre que j'appelle celui des expériences fondatrices. Ces expériences fondatrices sont très liées à l'âge adolescent, parce qu'elles sont comme des poussées, des saillies de l'individu, et celui-ci est d'autant plus enclin à ces saillies qu'il est adolescent, c'est à dire qu'il est lui-même en telle phase. Mais ces poussées ont lieu quand l'impulsion intérieure est activée par l'extérieur, par un extérieur non parental, et c'est certainement le rôle joué par les e.i.s pour beaucoup de gens.

La deuxième tranche, sera racontée par la suite, et est d'une autre nature, beaucoup moins adolescente, beaucoup moins pulsionnelle, beaucoup moins existentiellement fondatrice.

Quant à la première tranche, elle semble s'achever fin août 81, avec notre départ en Israël. Nous nous sommes alors séparés d'une vie qui avait été la nôtre au profit d'une nouvelle, différente en de nombreux aspects. J'ai continué à un peu vibrer en phase avec les gens de cette tranche, par exemple quand ils étaient ensemble - et nous non puisque nous étions en Israël - au soixantième (1983), ou peut-être même encore quand j'ai été invité à participer au CN de 1985, mais déjà, c'était le début de la nouvelle tranche.

La période s'était bien achevée avec mon départ de l'auberge e.i. en août 1981.

Pour la deuxième année consécutive, nous dirigions "l'auberge e.i.", l'année précédente dans la fameuse maison de l'OSE de Morgins, où Alain et Tily avaient fait un mois, et nous un mois, et cette année à La Toussuire, dans une maison catastrophique ( je peux bien te l'avouer aujourd'hui Alain Grinbaum, toi qui avais été en charge de la prospection. Il y a prescription. Et de toutes façons, les gens ne se sont en fait pas plaints...mais on n'a jamais su comment ni pourquoi parce que la maison....) mais où l'ambiance fut encore une fois très sympa.

Combien d'années les e.is ont-ils ainsi continué ce projet, d'offrir des vacances cachères, pas chères, et avec ambiance e.i. ?

La première année, le plus marquant pour nous avait été d'être nous-mêmes les patrons de ce lieu où nous avions été comme colons, comme adolescents. S'étaient inscrits les parents de quelques e.i.s de notre génération, tels les parents Klein, la famille Silberstein, et plusieurs non-e.i.s, dont un groupe de trois chelikhim et leurs familles, en recherche de lieu de vacances pittoresque, et auxquels finalement je dois les mécanismes réalisateurs de notre alyah, comme je le raconterai plus loin.

Nous avions intégré l'auberge à Morgins à une large tournée vacances dans le sud, peu de temps après avoir mis Ayala au monde et l'y avoir accueillie dans le bruit fracassant de la fabrication de ma première bibliothèque. Nous sommes allés là-bas après être passés par le Tarn où les Khenkine faisaient leurs premières armes  avant de devenir comme tarnois autochtones (cette année, nous étions en leur compagnie quand ils visitèrent le vieux presbytère qui devint le célèbre Montrosier), et après s'être arrêtés à Morzine, dans un chalet familial que j'ai bien connu, et où Philippe et Follow, un couple d'amis de lycée en cours d'études de lutherie à Crémone (Italie), faisaient leurs devoirs d'été. 

C'est autour de cette anecdote que s'est insérée une importante autre phase hautement édificatrice de ce que je suis, et semble-t-il dénuée de la moindre composante générationnelle. 

Là-bas, au cours de ce bref séjour, je contractai mon attachement définitif au travail du bois, dans l'atelier improvisé d'apprentissage de fabrication des violons de Philippe et Follow. Je découvrai là, peu après les toutes premières expériences de travail du pin, bois tendre et dépourvu de noblesse, un autre niveau de relation au bois. Chez eux, il y avait l'érable et le sapin utilisés à la fabrication des violons, et il y avait aussi et surtout un outillage conséquent, scie à ruban, colonne, rabots, ciseaux, gouges, et autres. J'achetai à Morzine mes deux premiers ciseaux à bois, un rabot, une pierre à affûter, et le bois de ce qui devint dix ans seulement plus tard notre table basse de salon, mais surtout j'emportais de ce séjour avec moi les fruits d'un enseignement, ou d'une initiation, qui s'était produite hors tout champ transgénérationnel ou transférentiel.

De là-bas, nous rejoignâmes Morgins, libèrâmes de leurs fonction Alain et Tily et assumâmes le mois d'août.




La direction en elle-même nous laissa assez peu de temps pour faire de la montagne, mais nous descendîmes trois fois à Montreux. Une fois pour y visiter le chateau, et deux fois pour emprunter à la yeshiva le matériel de réparation du sefer Torah des e.i.s qui était avec nous. Une faute était apparue lors de sa lecture, et monsieur Klein, le père de Yolande, de Michel, de Gabriel, bref de tous les enfants Klein, était (aussi) sofer stam. J'apportai le matériel, et il corrigea le séfer. A cette période, je photographiais surtout en noir et blanc mais j'ai de là-bas aussi quelques photos couleurs.







Les gens venaient, restaient quelques jours après avoir réservé ou non. Dans la journée, ils se baladaient, parfois en notre compagnie (mais à cette période, Ayala dormait tous les jours trois heures l'après-midi, comme une montre suisse ), parfois seuls, et nous chantâmes plusieurs soirs. C'était très sympa. 

Les chelikhim avaient paru enchantés. On se quitta sans trop de cérémonie, ils étaient sur la fin de leur période en France, et retournaient en Israël.

Et c'est par cette rencontre que se fit notre alyah, quand je reçus mi-juin, à l'école Maïmonide, un appel d'un des trois, Claude Sitbon, qui, s'étant souvenu de moi depuis l'été dernier, me proposait un poste de directeur d'un des internats du lycée français de Jérusalem.

Ça tombait à point. Les trois ans depuis notre premier essai s'étaient écoulés, j'avais fini une licence, Marianne la partie universitaire de ses études de médecine, j'avais même fait les démarches - et les examens, GRE,TOEFFL - pour tenter de poursuivre mes études à Jérusalem (mais fondais très peu d'espoir sur une réponse positive, la conseillère du m.a. de psycho m'ayant averti sans ménagement : "vous n'avez aucune chance".), rien n'était encore organisé au plan matériel et voilà que tombaient du ciel logement et salaire. Plus tard, tomba aussi la réponse miraculeusement positive de l'université.

En juillet je fis le voyage aller-retour, rencontrai les boss de l'agence juive, à qui j'eus la maladresse de raconter que j'attendais une réponse de l'université de Jérusalem, ce qui me coûta de devoir m'engager à ne pas faire d'études simultanément à la direction de l'internat (l'avenir montra qu'il y avait eu ici comme une erreur...), et nous partîmes diriger l'auberge à La Toussuire.

Les deux évènements marquants de cette deuxième session - qui fut, malgré la maison, aussi sympa que la précédente, avec le même genre de public (dont une partie revenait de l'année précédente) et le même mode - furent les premiers pas d'Ayala, qui furent célébrés par des beignets ( de madame Benaych) et l'enthousiasme de tous les présents, et notre décision commune à Valérie - qui était cuisinière - et moi, d'arrêter de fumer.
 Quant à moi, cette cigarette que j'écrasai dans le cendrier en la proclamant "dernière", fut effectivement la dernière, alors que je crains qu'il n'en ait pas été de même pour Valérie.

Je me rappelle que j'appréhendais un certain nombre de situations que j'étais très habitué à ne mener qu'avec une cigarette. En particulier, l'après "bon repas", l'après havdalah, mais aussi le trajet en voiture La Toussuire-Paris. J'aimais beaucoup conduire (la saturation du réseau routier israélien m'a un peu désintoxiqué), et en particulier de nuit, et j'aimais beaucoup ce long moment où on est seul réveillé, dans la voiture comme en dehors, où la route se déroule et se déroule et où on allume une cigarette de temps à autre. 


Je rentrais, accompagné d'Ayala et de ma belle-mère (Marianne, je crois, nous avait précédés, en train), en trajet de nuit, et après les avoir déposées, elles et la voiture, je continuai pratiquement sans transition, flanqué d'une malle de camp, vers l'aéroport. Devant accueillir les élèves pour la rentrée scolaire, je partais seul. Marianne et Ayala me rejoignirent un mois plus tard. C'était septembre 1981. Nous étions devenus israéliens.


les e.i.s huit



C'est sur cette galerie de portraits, de lieux et de situations - que le lecteur mélomane pourra consulter aux sons du fichier ci-dessous -  que s'achève le récit des éléments qui forment la mosaïque de cette phase du mouvement des E.E.I.F. , phase d'environ dix ans, plus ou moins les années 70.






Comme cela a été formulé de différentes manières au long des textes successifs que l'on trouvera en "déroulant" le blog, on pourra la voir au choix comme le récit d'une adolescence, d'une époque, d'une génération.



J'ai essayé de la décrire au prisme de l'apport éducatif ainsi que du développement de la personnalité de l'individu, que peut donner les e.i.s , qu'est susceptible de donner l'éducation informelle.



A partir du 80ème anniversaire, en 2003, les e.i.s ont commencé à intégrer plus avant ce qui les accompagne depuis la création du mouvement avec la fameuse phrase de Castor (puisée à la littérature talmudique) : "je voudrais faire de toi un bâtisseur", à mieux formuler leur action, et à se proclamer "bâtisseurs d'identité depuis 1923".



Rarement à mon sens slogan n'aura été aussi bien choisi, et il prolongeait heureusement le thème du CN de 1985 : "étudions pour agir". 



Ce "étudions pour agir" est peut-être la pierre d'angle du paradigme éducatif e.i. : il s'agit d'y transmettre et d'y enseigner le savoir traditionnel, la paracha, le shabbat, les fêtes, le rite, de telle façon qu'il rencontre le vécu séculaire et qu'il devienne fondamental pour chacun. Il s'agit de prendre conscience que pour bon nombre de leurs "clients", les eis sont LE lien au judaïsme.



L'animateur n'a pas pour tâche de raconter aux enfants comment il fallait exterminer Amalek à l'époque du désert "parce 

-qu'alors-les-gens-étaient-barbares-et-ne-parlaient-qu'extermination-et-conquète-armée-alors-qu'aujourd'hui-que-nous-sommes-civilisés-et-qu'il-n'y-a-plus-de-massacres-tout-ceci-est-dépassé", il a pour tâche de transmettre, et d'autant plus alors que refleurissent les idéologies fondamentalistes et sanglantes, ce qui dans la Torah et la tradition aide le juif d'aujourd'hui, comme le juif de tous temps, à se bâtir une identité solide, concrète et non plaquée.

Il n'est pas impossible que la"page juive" ( paradigme dont Ami est l'auteur) soit un des meilleurs outils pour ce faire : la page juive, dite au cours de l'office du matin, ou la kabalat shabbat, enrichit probablement l'éclaireur ou la bâtissette qui l'écoute, mais elle enrichit AVANT TOUT l'animatrice/teur qui a le souci de la préparer et de la "faire passer" et qui y ajoute donc la charge émotionnelle - et adolescente - qui la métabolise en message pour la vie.

Toutes les époques sont des "challenge" éducatifs. Nous aimons nous bercer de l'illusion que le monde a évolué, que chaque époque est fort différente de celles qui l'ont précédée, et cela nous mène parfois trop facilement à des conclusions "café du commerce" rapides ou erronnées selon lesquelles "aujourd'hui c'est bien pire " ou  "ce qui pouvait s'appliquer dans le temps n'est plus valable dans notre monde aujourd'hui évolué".

Il est probablement vrai à certains nombreux égards que le monde a ėvolué, mais, comme de toutes les bonnes choses, il ne faut pas abuser de la tendance "moderne" dans laquelle nous sommes élevés, et qui nous entraîne à penser que le monde d'antan était bien plus barbare que celui d'aujourd'hui.

Certains courants de pensée et d'actualité viennent nous montrer que la barbarie non seulement existe encore aujourd'hui, mais fait encore très facilement école, au point qu'il semble que l'antidote à ce phénomène n'a pas encore été découvert, et en parallèle, on se souviendra en quels termes élogieux Lévinas parlait de la sagesse de l'Antiquité et des "docteurs du talmud".

Même s'il pourrait sembler que le monde doive aujourd'hui faire face à de nouveaux défis, il convient surtout de ne pas lever le pied de la pédale éducative, et de ne pas en laisser l'exclusivité au système scolaire. 

Les e.i.s ont eu encore avant la seconde guerre mondiale, pendant la seconde guerre, à son issue à la phase de restauration de la communauté juive, après les mouvements de mai 68, autour de la campagne de déligitimation d'Israël, et aujourd'hui autour de l'extrémisme islamiste, un rôle principalement éducatif et irremplaçable à jouer.

Irremplaçable, principalement du fait qu'ils ont plus de possibilités que bien d'autres structures d'assumer ce rôle. Cela tient au jeune âge des éléments moteurs, et à cette fameuse dynamique de l'éducation "du jeune par le jeune", qui privilégie les experiences fondatrices et les fait passer devant le transgénérationnel. C'est ce qui leur confère ce créneau bien spécifique d'identité juive qui est le leur.

Les photos insérées ci-dessous montrent les actuers de cette période, bien entendu de façon inévitablement lacunaire. Elles proviennent de ma photothèque personnelle, enrichie des photos qui m'ont été apportées (par un peu tous, mais en particulier Daniel et Claude, Wanda, Myriam Wanzelbaum, Yveline ex-Mirès, Colette Raichman, Philippe Klein) et que j'ai numérisées à l'occasion du 90ème, ainsi de quelques autres que j'ai pu obtenir sans même à avoir à exercer trop de pression auprès de leurs possesseurs (Dan Cuzin, Babeth Attal, Serge Caën pour les photos d'Ecosse). La mise au point technique reste forcément améliorable mais elle est déjà le fruit du soutien serviable et avisé de Philippe Klein, depuis le rassemblement israélien tsomet, d'ouverture israélienne du 90ème, jusqu'à aujourd'hui.

La chanson me parait ne pas encore avoir été numérisée et est donc une réédition privée, à base du 45 tours qui avait été distribué en bonne et due forme en son temps. J'éspère que les auteurs n'y voient pas d'inconvénient.


Il est possible de "faire des commandes" et de suggérer/demander l'ajout de telle ou telle photo, il est bien sûr possible si ce n'est souhaitable, d'ajouter encore quelques photos, qui seront pour l'occasion exhumées des boîtes à chaussures ou des albums vieillis, dans lesquelles elles dorment indûment.


n.b. En principe, on double-clique sur la photo et on la reçoit en plein écran.





















8. Alyah. Premier texte lycée français.

הקורא בשפה העברית ימצא טקסט בעברית מיד אחרי הטקסט הראשון, הכתוב בצרפתית. אין הטקסט בעברית תרגום עברי למקבילו, המתאר את החוויה ״הצרפתית״, אלא  שהוא מתאר את החוויה הישראלית

Ce 22 août 1981, j'arrivai donc avec armes et bagages prendre mon poste, et l'appartement de fonction qui allait avec, dans l'internat de "la mochava", au 5 rehov Dor dor vedorchav, cette perle architecturale où se trouvait depuis déjà plus de dix ans le "lycée français de Jérusalem".

Il s'agissait d'un petit terrain comprenant deux bâtiments et un magnifique jardin les reliant l'un à l'autre, le tout comme dissimulé à tout regard entre les vieilles maisons du quartier de la colonie allemande de Jérusalem.

L'appartement de fonction qui m'était destiné était situé aux deuxième et troisième niveau d'un des deux batiments, et comprenait une terrasse gigantesque de laquelle on voyait jusqu'à la vieille ville, mais d'où on n'était visible par personne. Le bâtiment est du style de ces maisons des templiers dont cette partie de Jérusalem regorge, et il est situé à quelques minutes à peine d'Emek Refaïm, qui n'était alors pas encore l'artère fancy de la ville mais dont la métamorphose entamée était déjà un peu perceptible.

A cette époque, le terrain avait deux entrées, une par le haut, la rehov Dor dor Vedorchav, pour piétons et véhicules, et une par le bas, par la toute petite rue Emmanuel Noah', pour piétons uniquement. Cette deuxième entrée servait aux élèves l'après-midi et le soir, tandis que l'entrée du haut servait le matin, aux élèves et au fonctionnement général de l'internat. Je devais condamner l'entrée du bas au cours des deux ans que je passai sur place, mais je ne le savais pas encore en cette fin d'été 81.

Je relevais de ses fonctions Matitiyahou Schliachter qui avait occupé le poste pendant deux ans et qui quittait par convenances personnelles (je devais deux ans plus tard quitter moi-même pour exactement les mêmes raisons mais je ne le subodorais pas encore).

Je les avais déjà rencontrés lui et sa femme Myriam lors de mon voyage de prospection en juillet. Ils m'accueillirent très chaleureusement  et devinrent des amis pour les trente cinq ans qui suivirent, nous proposant soutien et accompagnement qui contribuèrent à notre intégration de telle manière que je leur suis reconnaissant de cela jusqu'à aujourd'hui.

Pour moi, ce poste était incontestablement une aubaine (qui fait ainsi son alyah en recevant salaire et appartement de fonction depuis le premier jour ?) mais il était non moins un saut en avant.

Marianne renonçait à son rêve des logements étudiants dont nous avions goûté l'été 1978 quand nous étudiions à l'oulpan dans l'attente de devenir étudiants à plein temps, et il me fallait surtout commencer un peu tout en même temps : apprendre à diriger un internat d'adolescents, mais non moins apprendre à exercer en milieu israélien, ce qui voulait dire aussi exercer en hébreu au moins en partie. Peu de temps après, il s'avéra que je devais aussi joindre le statut d'étudiant à celui de directeur.

Je devais ce poste à deux des fonctions que j'avais remplies au sein des e.i.s. Pendant trois ans j'avais été responsable national, "permanent au QG", et l'été 1980 j'avais dirigé l'auberge e.i. C'est la conjugaison de ces deux facteurs qui avait permis lors des discussions au sommet et des recherches d'un remplaçant à Matityahou, qu'un (Gaby Weill) dise :"et si on proposait à Jean Pisanté?" Et qu'un autre (Claude Sitbon) puisse répondre :" ah oui ! Pourquoi pas ? Je le connais". C'est cette conjugaison qui fit que je reçus un beau jour, à l'école Maïmonide à Boulogne, un appel téléphonique d'Israël et que fut entamé le processus.

En juillet, j'avais eu un premier contact avec cet "état dans l'état" qu'est l'agence juive. Lors de mon entretien d'embauche avec cette image d'Epinal de kibboutznik dati qu'était Binyamin Amiram, j'avais dû d'entrée de jeu accepter de renoncer à être étudiant en parallèle du poste, et je garde de cet entretien un souvenir global de première prise d'empreinte de Jérusalem, de première immersion dans ce qui allait être ma nouvelle vie.
Mon interlocuteur me paraissait proche de la retraite, était vêtu d'une chemise à carreaux, une kippa crochetée sur le crâne, et je ne savais pas encore que je parlais avec le représentant d'un parti politique. Tandis qu'il me sondait, je regardais par la fenêtre située derrière lui, et je voyais les créneaux de l'école Betsalel. C'étaient mes premiers regards d'habitant, c'était le début de la découverte de ma nouvelle réalité.

Une autre rencontre préalable avait été avec un personnage non moins coloré et qui était lui aussi comme ambassadeur de la  tendance politique opposée au sein d'"alyat hanoar". Le "Docteur" Chaari n'était pas médecin, et je ne savais pas encore qu'un jour on m'appellerait Docteur Pisanté alors que je ne serais pas médecin, je ne savais pas encore qu'en Israël un docteur en histoire, en éducation ou en psychologie ne renonce en aucun cas à son titre. 

Ni Binyamin Amiram ni Dr Chaari n'étaient francophones, et ils étaient chacun persuadés d'être le dernier mot dans la gestion de cet établissement, qui n'était à leurs yeux que  "le programme français", qu'ils administraient en parallèle du projet brésilien, du projet américain, le tout ensemble constituant ce qu'était à l'époque le reste de cet empire d'immigration de mineurs qu'avait été ce département au glorieux temps d'Henrietta Solz, en cette période où Alyat Hanoar administrait surtout les internats eux aussi survivance d'une autre facette de la même epoque révolue, celle de l'éducation en villages d'enfants, époque du socialisme et des kibboutzim, époque du pionnierisme et des beaux jours du sionisme socialiste. 

Binyamin Amiram et le Dr Chaari avaient en tête chacun son "lycée français de Jérusalem", sans avoir une idée exacte de ce de quoi était constituée l'identité juive française des années 70-80.

Ils étaient à mes yeux un peu comme deux fossiles, deux representants d'époques qui me semblaient déjà appartenir au passé, et ils regardaient le lycée et ses élèves uniquement depuis leur lorgnette israélo-sioniste, mais ils étaient nėanmoins à des postes clés de notre département, comme c'était aussi le cas dans les autres départements de l'Agence juive ou de l'organisation sioniste mondiale, regorgeant d'individus nommés en fonction de l'équilibre obtenu au vote du congrès sioniste, de la même manière que dans un gouvernement sont attribués les maroquins.

Yosske Shapira était "notre" ministre, le chef "politique" du département de "l'alyah des jeunes" auquel je découvrai chaque jour un peu plus que j'appartenais.

Le lycée français était ainsi réparti en un établissement scolaire, et trois internats, installés selon la même logique politique. Un internat religieux, un internat non religieux au sein de la "havat hanoar hatsioni", ceci non tant du fait que cela correspondait au judaïsme français qu'à la répartition des tendances au sein de l'appareil de l'agence juive, et l'internat que l'on me "confiait" (de facon extrèmement relative comme la suite va le montrer), qui était comme un terrain neutre entre ces deux extrèmes.

Tandis que les nouveaux immigrants en Israël découvrent l'agence juive en tant qu'ils sont dépendants d'elle, voici que j'appartenais déjà à l'appareil, sans pour autant mieux le connaître.

Je découvris dès les premiers jours qu'exercer ma nouvelle fonction procédait ainsi d'un savant exercice de funambulisme entre une réelle fonction de direction, à laquelle j'étais relativement préparé par mon expérience antérieure, et une fonction de "pion" dans un jeu dont les régles m'étaient totalement étrangères.

Une semaine avant que les premiers élèves ne commencent à arriver, j'allai de jour en jour, de découverte en découverte.

Le plus étrange était cette conciliation, qui procédait de l'acrobatie, entre la fonction de directeur, et celle de pion.

Au chapitre pion, je devais travailler dans un bureau, aux côtés d'une secrétaire (Monette), qui travaillait déjà avec Matityahou et qui était toute bienveillance, mais en ne comprenant elle-même qu'une partie de toute cette administration dont nous n'étions qu'un rouage, et dont elle se tenait le plus à distance possible, la jugeant - à juste titre - comme la dépassant totalement.

Le personnel technique de l'internat était aussi à la fois une donnée que je devais administrer mais en l'absence de tout pouvoir, de tout droit de décision les concernant. 

Ils étaient les employés de l'agence juive, ou du catering à qui cette dernière avait confié la cuisine et la préparation des repas, et ils devaient fonctionner au service de l'internat mais tout en n'en dépendant absolument pas.

Chaque semaine voyait ainsi défiler une farandole permanente d'individus, qui tournaient en permanence autour de l'internat, qui étaient chacun investi de la certitude d'être aux commandes chacun de son paquebot, et qui n'étaient pour moi que le décor dont je devais tout d'abord assimiler les règles du jeu. Je voyais ainsi passer, Shmuel Hoïzman, qui donnait ses ordres au personnel de cuisine et de maintenance, qui prenait les décisions de travaux d'entretien, qui se vantait auprès de moi d'avoir eu sous sa responsabilité la signature de contrats de plusieurs millions, et qui serait le seul décisionnaire si je décidais de faire remplacer même une simple porte. Apparaissait de temps à autre Shlomo Gabizon, beaucoup plus chaleureux et aimable que le précédent, qui était assistant social et "coiffait" apparemment l'état mental général des élèves, mais, non francophone, il n'était pas le psychologue auquel je pouvais faire appel en cas de problème (et il allait y avoir des problèmes, je ne le savais pas encore mais ils ne tardèrent pas à surgir). Je connus aussi un autre "patron" , Méïr Gottesman, chef de l'appareil executif de l'Alyat hanoar avec lequel je n'eus que très peu de relations, je connus aussi Méïr Beck, chef du personnel et duquel je dépendais donc directement. Paradoxalement, Binyamin Amiram, et le docteur Chaari, cités plus haut, ne faisaient pas partie de cette farandole. Ils évoluaient dans des sphères supérieures à cette sous-partie qu'était notre internat.  Par ailleurs, je connus aussi "adon Rogojinsky", qui arrivait presque tous les matins au volant de sa pontiac rouge et qui était le patron enrichi (on racontait derrière son dos qu'il avait débuté comme distributeur de thé dans les bureaux de l'agence juive et avait petit à petit bâti un empire) du catering entre les mains de qui était laissée la cuisine. 

Tous ces personnages d'une certaine manière ne me "voyaient" pas, à l'exception peut-être de Meïr Beck de qui je dépendais vraiment et qui semblait investi d'esprit de responsabilité. J'étais pour eux le "pion" de passage. J'allais être là puis être bientôt remplacé et cela ne changerait rien à leur vie. 

En parallèle de tout cela, j'avais au-dessus de moi tout un appareil, francophone celui-là, plus spécialement dédié à la tâche qui était la nôtre et qui consistait à veiller au quotidien et aux ėtudes des élèves. Je le décrirai plus loin.

Et j'avais autour de moi les personnages plus directement en place, affectés à notre seul internat, Dany l'homme d'entretien, Esther la cuisinière et ses subordonnés, et Ruben le gardien de nuit.

Esther était employée par Rogojinsky, et elle était d'un calibre bien supérieur à ce qu'exigeait la préparation de repas pour 60 élèves. En conséquence de quoi étaient préparés au quotidien dans la cuisine de l'internat AUSSI ces 60 repas, aux côtés desquels Esther préparait, dirigeant de main de maître toute une équipe qui travaillait au jour le jour à l'internat mais n'obéïssait qu'à elle, moult denrées destinées à buffets de réceptions et cérémonies en tous genres. Travaillaient sur place au quotidien plusieurs employés. Certains étaient comme les représentants de catégories que je découvrais, propres au paysage israélien, et qui m'étaient encore étrangères. Il y avait ainsi le mashguiakh', inévitable figurant de toute cuisine israélienne, de traiteur, de restaurant, ou de tout établissement pourvu d'un certificat de cacherout. Celui de l'internat était du profil classique : un septuagénaire visiblement spécialisé dans l'inutilité, et dont le rôle unique était semble-t-il de trier le riz. Il y avait Ahbed, l'aide-cuistot principal d'Esther, lui-même en général secondé d'un, deux ou trois journaliers selon la quantité de travail du jour. Il était à l'image de beaucoup de ses compatriotes : on sentait clairement en lui une sourde hostilité dont il était difficile de décider si elle était uniquement politique ou si s'y ajoutaient quelques ingrédients socio-économiques. Je suppose qu'il savait l'hébreu mais il ne le parlait pas et nous restait la langue des gestes, ponctuée d'un minimum de sourires. La situation face à lui était tendue, et cela s'accentuait encore quand il se mettait à dialoguer comme "autour de moi" avec un de ses aides, en général sur un air un peu musical. Il me paraissait toujours qu'en pareilles circonstances, ils se riaient en fait de moi, de nous, étrangers dans leur pays, ne connaissant ni leur langue ni leurs usages, mais prétendant néanmoins être les habitants de ce pays plus authentiques et légitimes qu'eux, visiblement à leur constante irritation.

Le tout constituait une bizarre situation d'état dans l'état dans l'état.

J'avais un siège et une table dans le bureau d'un directeur en qui les élèves voyaient l'autorité locale (très relative pour certains) tandis que les fonctionnaires de l'agence juive ne voyaient en moi qu'un petit subordonné.

J'arrivais ainsi d'un poste (aux eis) où j'avais eu la responsabilité d'un budget assez considérable et j'avais ici une autonomie équivalente à 500 shekels d'aujourd'hui, la comptable de Tel Aviv que je n'avais jamais vue se permettant de me crier dessus au téléphone si manquait un shekel.

Nous ėtions dans la dernière ligne droite avant le début de l'année scolaire, et les peintres et les maçons étaient en action. J'étais effaré. L'internat entier était repeint comme venait de l'être l'appartement de fonction dans lequel j'entrais, c'est à dire un peu comme les bureaux de Spirou peints par Gaston Lagaffe à l'arrosoir automatique, avec de la peinture jusqu'au centre des fenêtres, les plinthes et le sol. L'administration avait aussi décidé l'installation d'une grille sur un des murs extérieurs et un des voisins, Mr Minsker débarqua dans mon bureau à la première heure de mon troisième jour, un poteau enduit de béton mouillé dans une main, et un chapelet de reproches en excellent hébreu à la bouche. Il était scandalisé. Comment avais-je pu lui faire pareil affront ? Installer une grille entre son domaine et le mien, devant ses fenêtres, sans même le consulter...moi qui n'avais rien décidé ni même rien su de tout cela. J'étais celui qui avait les clés du bureau du directeur donc cela me désignait naturellement à être son interlocuteur. Heureusement, Shmuel Hoïzman, qui venait "inspecter" les travaux, arriva bientôt et il prit "l'écouteur". Il ne s'interessa pas plus au niveau de finition qu'aux récriminations de Mr Minsker qu'il balaya d'une phrase lapidaire qui sonne encore dans mes oreilles : " assita din latsmekha, ein li ma ledaber itekha". ( "Tu t'es fait justice toi-même - le pauvre homme avait sorti du béton tous les poteaux avant que ce dernier ne sèche et que le fait de l'installation de la barrière, imposée par le même Shmuel Hoïzman, soit irréparable - je n'ai rien à discuter avec toi !").

Je dus laisser le champ libre, à tel point que je n'ai jamais su comment ce conflit s'est trouvé règlé. Ce sujet était résolument au delà du domaine de mes compétences, et surtout, j'avais d'autres urgences, que ni Shmuel Hoïzman ni Mr Minsker ne soupçonnaient : j'étais à "jour j - 4". Les élèves arrivaient quatre jours plus tard et j'avais ce jour ma première réunion d'équipe de l'internat. 

Ceci était dans mes compétences et sera raconté dans les prochains épisodes.



חיי בארץ התחילו בשריד.

אני זוכר במעורפל את הנחיתה הראשונה שלי בנתב״ג ביולי 1970. זכורה לי אווירת הנחיתות דאז. באופן די קבוע, ריחות פרחי הדרים היו מקבלים אותך עם היציאה מהמטוס, החום הלח היה עוטף אותך באותו רגע כברכת ברוך הבא הראשונה, והנחיתה הראשונה בארץ היתה גם ההיכרות הראשונה עם נהג האוטובוס הישראלי האגדי (וה״אגד״י).

שכחתי את פרטי הנסיעה באוטו, אולי עמינדב בא לאסוף אותנו ? אולי פשוט נסענו במונית שירות ?
אבל אני זוכר את ההגעה לשריד, את הכביש הכפרי העובר בין העצים, את הכניסה לקיבוץ דרך שער הברזל הגדול בצבע בג׳ צבאי בפיתול של הכביש הצר, בנוף המקסים ושתוף השמש של הגליל התחתון.
היה זה עבורי מפגש ראשון עם המציאות הישראלית, אחרי שגדלנו על המיטוס ששמו : המשפחה שלנו בישראל.

ה״משפחה הישראלית שלנו״ היתה אז מחולקת אזורית בין שלושה מקומות : קיבוץ שריד, קיבוץ קרית ענבים, ותל אביב.

בקיץ זה, נסענו שלושתנו, דניאל - שזו לא היתה נסיעתו הראשונה לארץ, ושכמבוגר מאתנו מספר שנים היה לכאורה אחראי עלינו, מישל ואני. הייתי בן 15.

המשפחה בקיבוץ שריד מנתה 5 נפשות. דבורה, שהיתה בת הדודה של אימי ושתיהן בנות אותו גיל, בעלה עמינדב, ושלושת ילדיהם, נחשון (ז״ל), ערן וענת.

במשפחה הגרעינית שלי, אולי בהמשך, או כבר בתקופה הזאת, ידעו לציין בפליאה כיצד בקיבוץ ״השומר הצעיר״ ידעו לקרוא - באופן תנ״כי פרדוקסאלי - לילד הראשון שנולד לעמינדב, נחשון. בוודאי לזכר נחשון בן עמינדב, האדם הראשון שהעז להיכנס לים בשעת ״יציאת מצרים״ האגדית, ושבזכותו נפתח הים. בתור צרפתים, לא הכרנו את המושג ״קפיצת נחשון״, לא ידענו שהפרט המדרשי-תנכ״י הזה לגמרי השתלב בעברית המודרנית, וראינו את זה כקוריוז, כהוכחה לדברי ״מניטו״, המורה והרב האגדי של יהודי צרפת בכלל, ושל הוריי בפרט. ״מניטו״ היה מלמד שאין לראות את היהודים הדתיים כבעלים בלעדיים של המסורת. הוא היה מדגיש את קיבוצי השומר הצעיר כהוכחה מסויימת לכך שהגאולה הגיעה. הרי שהם מתנהגים כיהודים על אף שהם לא מרגישים זאת, או על אף שהם השתדלו לשנות את המסורת ולהתרחק ממנה. והנה. בא ילד ראשון לאב ששמו עמינדב, והם קוראים לו נחשון !

נחשון היה שנתיים מעליי, ערן היה שנתיים מתחתיי, וענת היתה אז עדיין ילדה קטנה. אולי בת 9 או 8, אינני זוכר.

דניאל היה כבר דובר עברית יחסית טוב ואני זוכר אותו מחליף משפטים שלמים עם דבורה ועמינדב להפתעתי ולהערצתי. אני, לעומת זאת, ידעתי את מה שה״תלמוד תורה״ הקנה לי עד לשלב זה - וזה לא היה הרבה - ועל כן, הקשר שלי איתם היה מבוסס על תנועות ידיים ועל מילים בודדות.


הקיבוץ היה הבסיס שלנו ונדמה לי שיצאנו ממנו מעט, לחיפה לפחות, לקרית תיבון הקרובה. בקיבוץ, אני זוכר את ה״חדר״ של משפחת חרמוני, את מקום העבודה של עמינדב, האסם, ואת הבית חרושת לאבני השחזה, עליו הסביר לנו עמינדב בגאווה שהקיבוץ היה מייצא אותן עד אל מדינות ערב, בהסוואת שם, כך שהקונים לא יידעו שאלה מיוצרות בישראל. אני לא פחות זוכר אל עמינדב עצמו, שהיה בעל מראה גלילי טיפוסי בעיניי. אדם בעל עור שזוף, מיובש ומקומט מהשמש הקשה, עם המראה הקלאסי והקסום בעיניי של הקיבוצניק, עם הכובע קסקט, השרוול הקצר לחולצת עבודה הכחולה, השפם והמראה הכללי השרירי. תמונה אחת מהאוסף של פרדריק ברנר, מקיבוץ ברעם, מראה כך שני חברי קיבוץ יושבים בחדר אוכל קיבוצי, משוחחים זה עם זה וסלט ירקות ישראלית-קיבוצית בצלחות פשוטות לפניהם.


החום היה כבד, בעיקר לילד שגדל באזור פריז והתרגל לאקלים ארופאי. אני בעיקר זוכר את העוצמה של אור השמש. אז, לא הייתי עדיין עוסק בצילום אבל נחשון היה חובב צילום, ואני זוכר אותו או מדבר איתי על זה, או מראה לי בעיקר ציוד, מצלמה. 


ב1973, מעט זמן אחרי פרוץ מלחמת יום הכיפורים, התבשרנו על נפילתו בשדה הקרב, עוד ביום הראשון של המלחמה, ביום הכיפורים עצמו, אולי בדיוק שעה שהתפזרה בינינו מתפללי קהילת ״סרוונדוני״ בפריז בשורת השוד והשבר הנוראה והמחרידה, ואני זוכר משנים אחדות לאחר מכן את החוברת שהקיבוץ הוציא לאור לזכרו, ובתוכה זכרונות, מכתבי פרידה ושירים, וכמה צילומים שהוא צילם. אני לא יודע אם ״ירשתי״ חלקית את אהבתי לצילום מנחשון, אבל אני יודע שהתמונות שאני רואה בחוברת זו, די דומים לדברים שגם אני אוהב לצלם. 


אני זוכר באופן ספציפי תמונה של נוף מדברי, וגם תמונת התפלגות אור מאחורי ברז השקייה. 


אין לי עוד הרבה זכרונות מהשבועיים האלה בקיבוץ שריד, חוץ מערב אחד בו הקרינו את הסרט ״רוזמריז בייבי״ של פולנסקי. ניתנה כנראה הוראה בקיבוץ שהסרט מתאים רק לבני 16 ומעלה, או לפחות לילדים מבוגרים מאתנו, ואני זוכר איך מישל ואני התגנבנו לראות את הסרט בהחבא. לא נראה לי שההקרנה היתה לאור הירח, אבל אני זוכר אותנו מתחבאים במדשאות ובין העצים של הקיבוץ בחשכה. אני זוכר את הכעס של דניאל כשהוא גילה זאת, ואני זוכר טוב שהוא צעק על מישל, ולא צעק עליי. 


מבלי שאני זוכר את הרגש שלי באותו רגע, אני זוכר שאני רשמתי את הפרט הזה לעצמי. מספיק כדי לזכור אותו עד היום.


מישל גדל כילד ״בעייתי״. בתקופה זו, ידעתי שהוא ידוע כילד שובב, קצת כילד שאין אפשרות לשלוט בו, כילד שמשגע מורים בבית הספר, כילד שעובר מבית ספר לבית ספר. הכרתי את יכולת ההשתוללות שלו, בין היתר מארועים שהיינו שותפים להם, לאו דווקא ארועים לכבוד שנינו, מעשי קונדס של מתבגרים צעירים. מעט אחרי הנסיעה הזאת, העניינים שלו הסתדרו, לשמחת כולם, בזכות רב פרנקפורטר מקהילת ״עדת יראים״ בפריז, והוא החל, יחד עם הוריו, את השינוי הרדיקלי בחייהם, מחילוניות עד לשמירה קפדנית של המצוות, שהובילה להתמעה מלאה בעולם החרדי. בשנת 1970, הוא כנראה היה עדיין קצת נושא לחרדה עבור דניאל, שבנוסף קיבל את האחריות עליו לחודש זה, ואולי בגלל הקושי, הוא מיהר לצעוק עליו, בו בזמן שלא הייתי בעיניו נושא לדאגה, וגם הייתי שנה וחצי מבוגר ממישל.


אני גם זוכר מחודש יולי זה שנסענו לחתונתם של נורית ויוסי כנראה איפהשהו באזור תל אביב אם לא בתל אביב עצמה. אני לא זוכר כמעט כלום מהחתונה עצמה. את נורית ויוסי הכרנו בעיקר בחודש אחרי, כשיוסי בעיקר לקח אותי, את הורי ואן לטיולים נדמה לי באזור יריחו. מהחתונה נשארת לי תמונה בזיכרון, אך נדמה לי שזהו זיכרון של תמונה, תמונת פורטרט של שניהם בזמן החתונה.
יכול להיות שהחתונה היתה הביקור היחיד שעשינו בתל אביב, שהיתה אז יעד מאד לא פופולארי בקרב משפחתי. עיר לא מחוברת ליהדות, ואולי עיר שמסמלת את כשלון העליה של הסבים שלי. נורית, אחותה הצעירהשל דבורה היתה מתגוררת בתל אביב אצל אביה יהושע אבל אני לא חושב שביקרנו אצלם בבית.


בשלב מסויים, כמתוכנן מראש, עברנו משריד לקרית ענבים והכרנו את המשפחה שלנו השניה, משפחת טאובר. יאיר היה אחיה למחצה של סבתי, היו לו שני בנים ישראל ורמי, והוא היה אלמן ונשוי בשנית לשולמית. גם להם היה חדר צנוע ואמנם היה הקיבוץ בעל מראה פחות מושקע, פחות ירוק.


בקיבוץ היה - איך לא - חדר אוכל אף הוא יותר בסיסי ופשוט מזה של שריד, היה מועדון פתוח בערב, שהזכרון המרכזי שנשאר לי ממנו הוא זכרון של תמיהה : מה יש לחפש במקום זה, בו אין כלום חוץ מאנשים מפטפטים זה עם זה ערב ערב ?


קרית ענבים יושב לא רחוק מירושלים ואני זוכר את הנסיעה באוטובוס אגד הישן, דרך ״שבע האחיות״, הלא הם שבעת הסיבובים של הכביש הישן, בהם האוטובוס היה נראה מוציא את נשמתו בו בזמן שהנהג היה משחק בלי סוף עם ידית ההילוכים תוך שהוא בקושי מסתכל אל הכביש, עסוק בדיון סוער עם הנוסעים על משחק הכדורגל האחרון, או על המצב הבטחוני-מדיני.


אני זוכר את חדר האוכל, את המועדון, ואת החדר של יאיר ושולמית. כשהגענו לשם, מיד אחרי שריד, השתלבנו בתכנית שכנראה יאיר תפר אותה עבורנו. אני עבדתי באפרסקים, בבית האריזה. אנחנו היינו אוכלים בחדר האוכל כי אז לא היתה אלטרנטיבה, והיינו מבלים קצת בבריכה, קצת בנסיעות לירושלים.


יחד עם כמה צעירים, חלקם מתנדבים סקנדינביים, יצאנו לטיול בנגב, במשאית ישנה שהרכיבו לה כמה כסאות מתקפלים לנוסעים בתא המטען.
אני לא זוכר מטיול זה כלום חוץ מהנסיעה עצמה, עם החלק האחורי הפתוח, ואחד הנוסעים שמדגים לנו את האפקט המפתיע של כוח התנופה : הוא היה זורק תפוח בקו אנחי תוך כדי נסיעה, והתפוח נופל היה לו חזרה לתוך היד למרות שהמשאית נוסעת במהירות.

היה זה קיץ עשיר מאד. ההורים הצטרפו אלינו לחודש השני, ואיתם המשכנו בביקור, בתיירות ובנסיעות, עד אילת, כולל ים המלח, מצדה ועוד.

קיץ שהשאיר חותם מאד חזק עליי ואולי כבר זרע את זרעי העליה שהתבצעה 11 שנים לאחר מכן.

Lycée français deuxième texte.

גם כאן, כמו בטקסט הקודם, יש טקסט בעברית במקביל לטקסט בצרפתית. אין זה התרגום של זה. שניהם מתארים את מה שארע במקביל באותה עת. מה שהתרחש בצרפתית מסופר בצרפתית. מה שארע בעברית מסופר בעברית


Le lycée français de Jérusalem était à cette époque une structure composée de trois internats : l'internat non-religieux des "secondes" et "premières" situé à l'intérieur de la "havat hanoar hatzioni", l'internat religieux pour les secondes, premières et terminales situé au mahon Pardess qui était à l'époque rehov Gad et dirigé de ferme mais chaleureuse manière par Shlomo Zemour - dont Martine, la femme, avait été ma collègue à l'école française, et l'internat non religieux des terminales, autrement appelé "internat de la mochava" en référence au quartier dans lequel nous nous trouvions, et du lycée situé alors rehov Sokolov.

Nous étions à une semaine de la rentrée scolaire, et mon agenda s'était tout de suite trouvé rempli d'une réunion après l'autre.

Me reste le souvenir saisissant de mon premier contact avec le lycée : je me vois parcourant à pied la distance qui séparait l'internat du lycée, en compagnie de celui qui était le directeur sortant du lycée. Ce fut en fait mon unique rencontre avec ce professeur de math. devenu directeur, qui quittait pour des raisons que j'ignorais, mais qui était encore de la mise en place de l'année scolaire qui s'ouvrait, et que j'entendis soudain, alors que nous marchions l'un à côté de l'autre sur un chemin que je faisais pour la première fois, me dire à propos de je n'ai plus aucune idée quoi : "c'est de ta faute". Cet individu ne me connaissait que depuis quelques minutes, ne devait plus jamais me revoir (nous ne nous sommes jamais re-rencontrés), savait que je venais de prendre mon poste la veille, et avait le toupet de déjà savoir ainsi me tancer, savait ainsi si élégamment me souhaiter la bienvenue ! Je ne répondis rien, n'étant pas de nature à commencer immédiatement à me battre dans la cour de récréation mais l'idée que je me fis de lui sur le champ ne fut jamais compensée par rien et reste donc intacte jusqu'à ce jour.

Je ressentais surtout le soulagement de n'avoir pas à travailler avec un pareil caractériel. Il était heureusement remplacé par David Perez, professeur de philo, qui resta en poste les deux ans où je dirigeai l'internat, que j'appréciai sans ombre et avec lequel j'eus de très bons contacts. Il était très philosophe, dans son regard sur le monde, dans ses relations avec les collègues et les élèves, et dans sa façon de diriger.

Il était en fait un de l'équipe des profs, celui qui avait été sollicité pour remplacer le directeur sortant, et qui avait accepté, tandis que l'ambiance reflétait que peu lui auraient contesté le poste, peu se seraient ainsi jetés dans ce qui paraissait de l'eau loin d'être constamment agréable.

L'équipe me parut assez homogène, plus qu'elle ne l'était vraiment, mais émanait des contacts que j'eus petit à petit avec l'un puis l'autre, une très sympathique et impressionnante ambiance familiale, chaleureuse, et de dévouement illimité au soutien aux élèves. 

C'était nouveau pour moi. J'arrivais cependant d'une école juive, mais qui était néanmoins française, et donc où on ne se tutoyait pas tous et où seulement certains se faisaient appeler par leurs prénoms. Ici, les profs n'avaient des noms de famille qu'afin de ne pas les confondre avec ceux qui avaient le même prénom, et bien qu'en français, tout se gérait à l'israélienne, sans le moindre vouvoiement.

La secrétaire du lycée, Huguette, était, sans en avoir encore l'âge, comme la grand-mère de tous les élèves, celle de qui ils peuvent tout sinon attendre, au moins éspérer, celle qui ne leur ferait jamais aucun reproche et au contraire intercèderait constamment et en toutes circonstances en leur faveur.

Tout ce monde était très fier des progrès qui étaient ainsi réalisés année après année, et les uns comme les autres se vantaient régulièrement de comment les choses n'étaient "plus du tout "comme à Natanya" (où le lycée avait fait ses premiers pas) ou comme du temps où tout le lycée était à "la mochava" et où les élèves "venaient même en classe en pyjama".

Sarah (à cette époque encore Kadosh), Shimon Darmon, Sarah Ventura, Odile, Sarah Darmon, Guy Mimouni, Yossefa, Ada, Yaël, Guéoulah, Maïmon, Avi, Rivka, Nelly, marie-Paule, Chantal (zal) et ceux dont le nom ne se présente pas à mon esprit mais dont je revois les visages et dont j'entends les voix, constituaient une équipe sympathique, jeune et très impliquée, convaincue d'oeuvrer pour le sionisme et l'intégration en Israël.

Pour ce qui est de l'internat, nous recevions cette année-là 53 élèves, pour s'occuper desquels nous étions une équipe de cinq. Une "em baït" ( un terme - ainsi que la fonction - que je découvrais. Il s'agit de la personne invariablement féminine, en charge de tout l'aspect matériel du bien être des pensionnaires, incontournable dans les internats israéliens. Sa fonction concrétisait ce à quoi nous étions virtuellement rattachés : la grande chaine des internats israéliens, des internats d'Alyat Hanoar, et elle était à peu près le seul ingrédient israélien authentique de toute la structure ), trois éducateurs et moi. La "em baït" était Martine, que je connaissais des e.i.s, qui avait déjà trois ou quatre ans d'ancienneté au lycée français, et les éducateurs, Haï et Ruthy, anciens élèves devenus éducateurs après leur période d'armée, et Jean-Pierre. Nous tous étions des français, nous-mêmes en cours d'intégration, et en fait avec assez peu d'écart d'âge et d'avance dans ce domaine sur les élèves dont nous avions la charge.

Tous ces profs. et équipe de l'internat avaient quelques longueurs d'avance sur moi aux chapitre Israël et au chapitre lycée français et émanait d'eux une atmosphère de prudente confiance mélée d'une certaine défiance dont le contenu sous-jacent était que ce travail "n'était pas de la tarte". J'allais donc être accompagné, mais non moins observé, et jugé. 
  
J'avais moi-même 26 ans et j'avais déjà vu sur la liste que certains élèves n'avaient que sept ou même six ans de moins que moi.

La veille de la rentrée scolaire, l'internat ouvrit ses portes. Je n'avais qu'une semaine d'ancienneté en Israël mais j'avais rempli la première étape de mon contrat, j'étais installé dans l'appartement ( encore sans ni Marianne, ni Ayala, ni nos meubles, mais installé  !), et il y avait déjà eu au moins une réunion de chacun des différents forums avec laquelle ma fonction exigeait le contact.

Il ne restait plus qu'à recevoir, découvrir, installer les élèves, puis se mesurer à eux. Je n'avais en fait aucune appréhension. Surtout un peu d'anxiété. Celle qui vous accompagne avant de lire la Torah et de réciter le discours de remerciements le jour de la bar mitzvah.


בקיץ 1978, אחרי פרידה נרגשת מתפקידי כמורה בבית ספר ע״ש הרמב״ם בבולון, התכניות שלנו היו לעליה.
למבחן הפסיכומטרי נבחנתי נדמה לי בתחילת אותו קיץ ותוצאותיו פתחו לי דלתות ללימודי פסיכולוגיה באוניברסיטה העברית. מריאן הייתה אמורה לעלות לשנה ד׳ בלימודי הרפואה והיתה אופציה קיימת לעבור מלימודים בצרפת ללימודים בישראל בשלב זה.

לא ממש ארזנו חפצים, כי נשארה עדיין אי וודאות מסוימת, אך הלכנו ללמוד באולפן הקיץ של האוניברסיטה. מריאן התחילה לפניי ביולי, והצטרפתי אליה בתחילת אוגוסט. היה מאד נעים. היינו גרים בדירות לזוגות נשואים, ברחוב גואטמלה שבקרית היובל, לא רחוק מהכיכר השכונתית החמודה, שעד היום משמשת לב השכונה. היה עליה הסופרמרקט, חנות ה״טמבור״ הטיפוסית, היתה בוודאי מגדניית פראש, היו כל מיני חנויות קטנות, לכלי תפירה, לכלי מטבח, לכלי הכתיבה, חנות הספר, קיוסק ה״לוטו״, הפיצוציה, מוכר העיתונים, והיה עדין ״קולנוע 1״ עם האווירה ״וינטייג׳״ המיוחדת של קולנוע שכונתי. נדמה לי שחוץ מהקולנוע, כל החנויות נשארו כמעט בלי שינוי עד היום.

האולפן היה אינטנסיבי. בילינו חודש מצויין בירושלים, בשימוש אינטנסיבי בקו וים 18 ו24, על הדשא של הקמפוס, בין המנזה הבשרית לקיוסק ולאקדמון, וגם על הדרך עד לדירת הוריי דאז, בשכונת גילה הרוחקה והמבודדת, אך יצא שמריאן לא התקבלה להמשך לימודיה, ונאלצנו לחזור לצרפת לעוד שלוש שנים.

זה היה אילוץ מסוג ״נאלצנו - אך לא בכוח נסענו״. אני אמנם זוכר שהיינו מוכנים להשתקע כבר בארץ, אך לא שחווינו את החזרה הזאת כאסון.

התחלתי ללמוד פסיכולוגיה בפריס. כעבור שנה, חזרתי גם לבית הספר ללמד במקביל ללימודים שלי, והמשכנו לחיות חיי צעירים בפריס, עם היציאות, עם האווירה הפריסאית, עם החברים, עם הנסיעות הקצרות פה ושם לאזורים שונים בצרפת, פעם לים, פעם לסקי, פעם לכפר. 

כעבור שנה, עברנו דירה, או, יותר נכון, נכנסנו לדירה בבעלות המשפחה, מריאן נכנסה להריון והתחלנו להתכונן לבוא התינוק.

בשלוש השנים הללו, התחלנו גם לפקוד בעקביות את שיעורי לוינס בשבת בבוקר בבית ספר ENIO, המשכתי למלא תפקידים בצופים, מריאן שילבה תפקידי אחות אחדים עם לימודי הרפואה.

האם יכולנו כך להמשיך אולי שלושים שנה ?

שלושה פרמטרים ״הצילו״ אותנו. אני בפירוש מתכוון במלוא המשמעות למונח זה שיישמע אולי קיצוני. נשארתי עד היום די קרוב וקשור לידידיי בצרפת, אך אין לי כל ספק שלא הייתי רוצה כלל וכלל לחיות את חיי שם. בגלל כמעט כל הסיבות שבעולם. העליה ״עלתה״ לנו ברמת החיים ועיכבה אותנו בהתקדמות המקצועית, אך בו בזמן, ״הרווחנו״ את כל מה שהרווחנו. את האווירה הבית ספרית לילדים שלנו, את הגדילה ה״שכונתית״ שלהם, עם החברים מגיל הגן ועד היום. ובמיוחד הרווחנו את החוויה להימצא במקום בו ניתן לחיות את היהדות בדרך הטבעית והאינטגרטיבית ביותר, שמהווה עבורי את הרגשת ה״להרגיש בבית״. בצרפת, לא הייתי ״בבית״. לא בעיניי, אך בגלל שגם לא ובעיקר לא בעיניי הצרפתים.

הפרמטר הראשון היתה כוונתנו המקורית, בעקבותיה עלו הוריי. רצינו לעלות. זו היתה החלטתנו, וגם התחלנו מהלך, וכתוצאה ממהלך זה, הוריי היו כבר בירושלים. שנה לאחר מכן הצטרפה אליהם אחותי, ושנתיים אחרי זה סבי וסבתי הגשימו את חלומם בן ה 60 שנה.

הפרמטר השני הוא הפיגוע של רחוב קופרניק ב 1980. פיגוע מכוון נגד היהודים, פיגוע שסיים את ״עידן הזהב״ של יהדות צרפת ופתח את העידן החדש, עידן בו הותר הרסן על הדיבור האנטישמי. זה התחיל באותו יום עם פליטת הפה המפורסמת של ראש הממשלה דאז (ריימונד בר) ״זה היה פיגוע מכוון נגד היהודים ויצא שנפגעו צרפתים חפים מפשע״. האיש ספג המון בקורת על אמירה זו, אך היא פתחה את הדרך. מאז, חזרו באופן איטי אך עקבי כל  סממני האנטישמיות אל קדמת במת החברה הצרפתית.

הפרמטר השלישי הוא שיחת הטלפון שקיבלתי ביוני 1981, ובה, באמצעות קולו של קלוד סיטבון, הציעו לי תפקיד ב״מגמה הצרפתית״ של ״עליית הנוער״.

התכוננו לנסיון השני לעלייתנו גם לפני שיחת טלפון זו. וגם עשינו מעשים קונקרטיים, וביניהם מהלכים לקראת לימודי התואר השני בפסיכולוגיה בארץ. 
לא שמהלכים אלה היו כל כך מעודדים. זכור לי בעיקר ביקור במחלקה לפסיכולוגיה (אז, עדיין בגבעת רם) ומפגש עם יועצת המ.א. דאז, פרופ׳ רות גוטמן, אשתו של פרופ׳ לואיס גוטמן המנוח.
שיחה זו לא יכלה להיות פחות אופטימית ומעודדת. לדעתה, לא כדאי היה לי להתכונן למבחן כניסה, מכיוון שלא היה לי שום סיכוי להתקבל. 

יצאתי מהשיחה, הלכתי להירשם למבחן דאז (מבחן ה g.r.e. של האוניברסיטאות האמריקאיות) וקניתי את הספר Hillgard שהיה נחשב "תנ״ך הידע הפסיכולוגי" ו"ה"חומר המיוחד לקראת המבחן, לקחתי איתי את הטפסים לרישום ונסענו חזרה לפריס.

למידת החומר מתוך ה Hillgard לא היתה משימה פשוטה. כמובן שהכל היה באנגלית (כך גם היה המבחן) ובנוסף, לא היה לי מושג ירוק כמעט ברוב התחומים שעליהם היה מדובר בספר : הייתי סטודנט באוניברסיטה מוקדשת כולה לפסיכואנליזה ולמדתי ב.א. שונה בתכלית השינוי מב.א. בישראל, ללא אף ״מבוא לזה״ ו״מבוא לזה״. כך שלא ידעתי כלום, לא על פסיכולוגיה התנהגותית, פסיכולוגיה חברתית, או אפילו פסיכולוגיה מחקרית. 

הגיע יום המבחן. זה התנהל באיזו דירה מטעם הקונסוליה האמריקאית בפריס והייתי המתמודד היחיד. אורך המבחן היה כאורך הגלות, היה עליי לשבת בחדר קטן וחצי חשוך ולענות נדמה לי על 200 שאלות תוך 170 דקות, כאשר תשובה לא נכונה היתה גוררת ציון שלילי, נדמה לי של חצי נקודה. כלומר מבחן אמריקאי מתוכנן כך שהיה מסוכן מאד לענות באופן עיוור.

בנוסף, נוסף לי מבחן באנגלית, ה toeffl. יצאתי מהמבחן במצב של אפיסת כוחות ותקווה. כאן, היה נדמה, הסתיים החלום ללמידת מ.א. בישראל.

בכל זאת, על בסיס תוצאות הפסיכומטרי מלפני שלוש שנים, הגשתי מועמדות למ.א. בירושלים ובבר אילן.

ביולי 1981, אחרי שיחת הטלפון הנ״ל, ניגשתי לראיון קבלה אצל בנימין עמירם בעליית הנוער, וכשהוא שמע שיש לי תכניות ללימודי פסיכולוגיה, הוא מיד דרש ממני להתחייב לא ללמוד בשנה הראשונה, גם אם אתקבל. הייתי כל כך משוכנע (בהשראת רות גוטמן, ואחרי המבחן המפרך) שלא אלמד שהתחייבתי באותו רגע.

ופתאום, במרוצת החודש הראשון בפנימייה, הגיעה מהאוניברסיטה העברית תשובה חיובית. לא האמנתי למשמע אוזניי. לא האמנתי עד כדי כך שעד היום אני לא מאמין שהתקבלתי בזכות תוצאותיי. האמנתי לתוצאות המבחן באנגלית שהעניקו לי פטור. האמנתי כי היה לזה הגיון. אבל לא ידוע לי כתוצאה מאיזה נס השגתי ציונים שגרמו לכך שהתקבלתי לפסיכולוגיה. אולי היו חייבים לקבל אחוז מינימאלי של סטודנטים מחו״ל ובאותה שנה רק אני נרשמתי ? לא אדע לעולם.

התשובה החיובית של האוניברסיטה, הבשורה הטובה שהתקבלתי אמנם יצרה בעיה לא צפויה : כיצד לפתור את ההתחייבות לבנימין עמירם ?

אם לא ידעתי מה גרם לכך שהתקבלתי, ידעתי בוודאות שנס זה לא יחזור על עצמו פעמיים. כך שהחלטתי ללמוד ללא היסוס. 

הלכתי עם זה לממונה עלי, קלוד סיטבון. הצעתי לו שארשם רק לחצי תכנית, שאפרוש את הלימודים על שלוש שנים במקום שנתיים. הוא היה נבוך, לא נתן לי תשובה.

בהמשך, קיבלתי תשובה ג׳נטלמנית מאד : ״היתה אי הבנה. דרשו ממני לא ללמוד כי חשבו שאני מתכוון לתואר ראשון. עכשיו שהסתבר שמדובר בתואר שני, אין בעיה״. עד כאן לשון התשובה.

וכך היה שהתחלתי את לימודי המ.א. בפסיכולוגיה באוניברסיטה העברית בירושלים. 

Lycée français - troisième texte



גם בהמשך לטקסט זה הכתוב בצרפתית, נמצא עוד טקסט, כתוב בעברית. הוא מתאר את המקבילה למה שמסופר בצרפתית


Lycée français 3.

Le lecteur attentif n'aura pas manqué de remarquer qu'alors que ce texte est déjà le troisième de la série "lycée français", aucun élève n'a encore été directement et personnellement mentionné.

Il faut voir en cela peut-être la même prudence qui accompagnait mon entrée en fonction.

La prudence de l'éducateur, ou de l'enseignant, qui peut aisément se transformer en crainte, si ce n'est en peur, si ce n'est en angoisse, ou dans sa forme extrème en ce que les français appellent aujourd'hui "burn out".

J'ai derrière moi ce que je peux me permettre d'appeler aujourd'hui une longue carrière d'éducateur, et d'enseignant. Je peux confirmer avoir expérimenté les quatre premières formes (prudence, crainte, peur, angoisse) de la mise en situation qu'exige la fonction. Pour le burn out, visiblement, j'ai été épargné. On ne va pas se plaindre.

La "charge" du regard que je sentais porté sur moi tant par le personnel de l'internat, que par l'équipe des éducateurs, que, dans une moindre mesure, par l'équipe des profs, n'était cependant pas négligeable non plus.

Dans mon cas, ces sentiments ont toujours comporté une large part de "herdat kodesh", dont la fonction de psychothérapeute est encore plus imprégnée. On ne rentre pas en classe, ou encore moins pour ditiger un internat dans un pays encore inconnu - ou on n'accueille pas ses patients - , comme on rentre à la poste ou à l'épicerie. Si déjà il faut trouver une comparaison, alors c'est peut-être la scène qui s'en approche le plus. Les feux de la rampe donnent avant tout l'impression que tout sera vu, qu'aucune faille ne passera inaperçue.

Pour parler ici des élèves, 35 ans plus tard, je ressens quelque chose qui s'apparente à la même impression. Ce sont en fait eux mes principaux interlocuteurs, ceux à qui ces textes s'adressent, ceux dont les visages me reviennent au fil de l'écriture. J'ai en tête une foule de souvenirs, ayant dirigé l'internat deux ans, puis ayant continué à côtoyer les élèves depuis le lycée et la fonction d'enseignant encore huit ans. 

Comment ceux-ci vont accueillir ces souvenirs, eux qui sont aujourd'hui adultes et pères-mères de famille, ceux-ci lisent peut-être ces lignes avec une certaine appréhension. Vais-je les mettre ici au grand jour ? Quels sortes de souvenirs vais-je déterrer ? Ces textes sont-ils autant animés par la vengeance que par la pulsion de raconter ? 

Le bilan de ma première demi-année à l'internat aurait sûrement été plus négatif que positif. Je me souviens de Claude Sitbon, qui en tant qu'inspecteur m'accompagnait de très près - ceci soit dit à son honneur -  me mettant en garde : " l'hiver, c'est très dur, pour tout le monde. Élèves comme équipe d'encadrement. Ce n'est déjà plus l'excitation du départ, et on se sent encore très loin de l'arrivée, un peu comme perdus en mer". C'est une image qui m'a marqué et que j'ai ré-utilisée maintes et maintes fois.

Déjà un matin de décembre, je m'aperçus que Françoise n'était pas partie au lycée. A mes questions, elle répondait par monosyllabes, et finit par m'avouer l'état dépressif dans lequel elle était. Je lui demandai de quoi elle avait surtout le temps long, étant moi-même en nostalgie aigüe des rues du quartier latin. Elle me répondit que les lieux lui manquaient, et je l'ai envoyée à la boutique de la rehov Shatz, au centre ville, me choisir un disque, probablement en souvenir des lieux du boulevard Saint Michel où je me livrais souvent à cette activité encore l'année précédente.

J'étais nostalgique en écho à Françoise, mais ne me souviens de ma vie personnelle que de façon impressionniste, tant l'internat m'absorbait à 150 %. L'année comporta encore bien d'autres éléments. L'arrivée de Marianne et d'Ayala alors âgée de 16 mois, un mois après la rentrée, l'arrivée de notre cadre quelques semaines plus tard, et notre installation, mes débuts de vie universitaire israélienne. Tout ceci était au second plan. L'internat me mobilisait entièrement.

Au coeur de ce premier hiver, je me souviens m'être assis en compagnie de Marianne et avoir passé en revue la liste des elèves, pour établir le tableau statistique de reponse à la question : "combien parmi nos élèves étaient chez nous par motivation sioniste pure ?". La réponse que nous obtînmes en cette froide soirée de ce très pluvieux hiver.....est impubliable.

Je terminai cette première année avec une oreille qui resta obstinément bouchée environ deux semaines. C'était un symptôme que je connaissais. Il était le signe de l'atteinte d'une certaine limite, celle où mon corps me mettait en garde. L'année avait été chargée. Hyper chargée. Elle s'était terminée sur une sorte de feu d'artifice dont il serait ardu de trouver les côtés positifs et dont je tairai les détails. Les nuits d'avant le bac. , d'avant la fin de l'année, furent pour moi, pour nous de l'équipe, cauchemardesques. Les élèves étaient à mille lieux de l'ambiance studieuse du bachotage. De mon troisième étage, j'entendais leurs éclats de rires jusqu'aux petites heures du milieu de la nuit ( les rires sardoniques de Fréderic, d'Yves, d'Ari), et redescendais régulièrement sans d'ailleurs obtenir trop de résultats. Un an plus tard, je reçus d'un des élèves retourné en France une lettre d'excuse. Il repensait à ce qui s'était passé et ne comprenait pas comment il s'était laissé entraîner à cela. Dix ans plus tard, deux élèves, devenus couple marié, sont venus solennellement me présenter eux aussi leurs excuses. Vingt ans plus tard, avec l'arrivée de facebook et l'ouverture d'une des pages d'anciens du lycée j'ai reçu encore un mot d'excuse. Trente deux ans plus tard, quand Fabienne organisa une soirée-rencontre - à laquelle sont venus un bon tiers des internes de cette première année - j'ai senti que toutes les retrouvailles n'étaient pas également joyeuses et neutres. Il y avait de la joie, mais aussi une certaine appréhension.

Ces excuses étaient inutiles. Rien de ce qui s'était passé ne m'avait blessé, surtout du fait que rien de ce qui s'était passé n'avait été interprété par moi comme dirigé personnellement contre moi. J'avais occupé outre la digne fonction de directeur d'internat, celle que l'on appelle en hébreu de "se coucher sur la barrière". Pour qu'un groupe de soldats puisse franchir une barrière de barbelés sans la détruire, le meilleur moyen est qu'en d'entre eux se couche dessus, l'aplatisse au sol, permettant ainsi aux autres de passer. Il se pique un peu, voire se blesse peut-être un peu, mais quelques minutes plus tard, il n'en reste rien, si ce n'est la satisfaction d'avoir pu faire cela.

Arriver en Israël, en cours de scolarité, en général en laissant derrière soi toute sa famille, ses amis, les lieux de son enfance, est un peu comme franchir une barrière de barbelés. 

Les élèves, et moi, et dans une moindre mesure toute l'équipe du lycée français, étions tous en train de tenter de franchir la même barrière.

Les élèves étaient par la force des choses tous des adolescents, et ils étaient plus ou moins tous en situation difficile. Pour la plupart, dans les moments de crise, ils ont "agi" cette adolescence et cette difficulté, et dans une certaine proportion de cas, nous leur avons servi de punching ball. Mais une année de scolarité et de vie en internat contient bien plus que des moments difficiles.

L'ambiance quotidienne était ainsi chaleureuse, bruyante, et j'attribuais le gros de la responsabilité de cela à Martine, qui ne correspondait en rien aux critères "alyat Hanoar" de la "em bayït", et qui, tout à la fois, était le centre de gravité de tout l'internat, personnel y compris. Tous et tout passait par elle, des demandes individuelles des élèves, aux confidences en tout genre, aux plaintes de la cuisine  contre les élèves, ou aux plaintes des élèves au sujet de la nourriture (Esther faisait ainsi un strudel, tout à fait honorable à mon goût, et que les élèves appelaient gracieusement "gateau aux épluchures"...ils ne savaient pas si ils le détestaient plus que celui qui était non moins élégamment nommé "gateau aux fourmis"), ou de Dany, le "ich hakhzaka"(zal) , à qui incombait la maintenance malgré les fréquentes dégradations (vitre cassée, serrure forcée, parfois même porte enfoncée), qui arborait - qu'on me pardonne cette association - souvent une tête de chien battu, et qui avait une forte tendance à se blesser/vexer.

L'ancienneté aidant, Martine, et Haï et Ruthy dans une moindre mesure, recevaient en permanence les visites d'anciens, d'externes attachés à l'internat (Guislaine, Aude), et quelques plus jeunes qui annonçaient déjà l'année suivante (Kiko), étaient déjà familiers à ceux parmi les élèves qui étaient déjà au lycée l'an passé, et c'était par ce bourdonnement que les nouveaux apprenaient et enregistraient le fonctionnement du lieu. 

Moi, à ce stade, étais encore au stade intermédiaire. J'avais reçu individuellement en début d'année un élève après l'autre pour un entretien de prise de connaissance, et je faisais semblant de diriger la réunion de l'équipe, mais personne n'était dupe : j'étais encore un figurant.

J'avais pour moi précisément la carte "Martine". Nous avions en commun au moins les e.i.s, et c'était beaucoup. 

Se joignaient à cette carte d'entrée, ceux parmi les élèves qui étaient aussi e.i.s. Stéphane, Yves, Ouriel, Sophie, Michaël. J'avais "eu" Sophie comme "batissette". Daniel aussi me connaissait, ou plutôt j'avais connu son père, enseignant puis rabbin à l'ULI  où j'avais appris les rudiments de ma vie juive, ainsi que le "aleph beth".

Je me rattachai ainsi aux élèves par ce que je distinguais comme biais. Sabine, Fabienne étaient rattachées à Haï, qui par liens familiaux, qui par homonymie. Les deux Philippe Sarfati étaient arrivés avec le judo comme carte de visite, et cela faisait partie de mon passé récent (j'ai même failli reprendre par l'intermédiaire de David Lezmi qui était cette année-là madrikh à la hava, mais qui, "ancien de la mochava" et attaché à Martine, nous faisait de fréquentes visites). 

Certains autres par contre étaient de provenances géographiques ou sociales tout à fait inconnues, et certains, de ce fait, comme m'hypnotisaient ne serait-ce que par leur provenance. Tatiana qui débarquait d'un trou profond du nord de la France et à qui j'avais demandé depuis quand elle y était et qui m'avait laissé ébahi par sa réponse : "j'y suis née". Caroline qui parlait un parfait français mais arrivait d'Espagne, Sandra qui venait de Turquie, les élèves en provenance directe du Maroc, Patricia qui venait de Lorient et qui connaissait antérieurement Martine, elle-même de Nantes. Jenny dont le seul nom de famille évoquait à mes oreilles tout l'âge d'or du judaïsme.

Ceux parmi toute cette promotion dont les parents habitaient Israël, Stéphane, Jacques, Patricia, Itzhak, Laurence, Nathalie, Morisso, Laurent, Monique, Sandra, étaient différents. Tout possible, et prétendûment sans douleur, que soit un séjour en internat en classe de terminale, ceux dont les parents étaient à trois mille kilomètres étaient plus "hors d'eux-mêmes" que ceux qui pouvaient rentrer à la maison chaque semaine s'ils le souhaitaient. 

Petit à petit je tentais une phrase de plus, de ci de là. Il y avait entre nous comme une ambiguïté.  Je me souviens un jour avoir découvert que le lycée faisait la une de je ne sais plus quel journal, qui avait dû "remplir" un jour sans actualité israélo-arabe avec un reportage sur ces jeunes qui venaient ainsi étudier en Israël sans leurs parents. Nadine était en photo en première page. Au repas de midi, j'entrai journal à la main dans le réfectoire et l'accostai sans ménagement : "tu t'es vue ?", pour me rendre compte que je venais de la blesser, elle qui avait entendu un reproche (aux intonations peut-être parentales ) dans ce qui n'était que mon excitation.

A la fois, peu d'années nous séparaient (les plus âgés de cette promotion étaient Michaël, Ruthy, Michèle, Hugo, Rosa, et ils avaient près de vingt ans en début d'année scolaire), et à la fois nous étions de mondes différents, eux encore élèves d'un lycée que j'avais quitté depuis longtemps, moi, déjà répertorié dans le monde des adultes. 

Je me rappelle avoir ressenti cela crûment le soir de la mort de Brassens, qui mourut entre octobre et novembre, et qui avait été quelqu'un de très très important pour moi, quelqu'un que j'étais aller voir et écouter chanter, et dont la mort laissait indifférents un élève après l'autre, à quelques exceptions près.



Je n'ai pas cité tout le monde. Comment faire entrer 53 personnes dans un texte ? Que les non-cités ne se sentent pas oubliés, ils ne l'ont pas été. Tout au plus regretteront-ils de n'avoir pas su faire assez de bruit, ou de dégat... L'année s'écoula, période après période. Crise après crise. Tiyoul après telle activité marquante où la grande salle du batiment des garçons réunissait tous pour tel spectacle ou telle fête (voir mémorables photos de ce Pourim publiées par Martine ces deux-trois dernières années).  Vacances après vacances. Nous étions petit à petit installés, étions devenus une partie du paysage. Marianne échangeait de ci de là quelques paroles avec quelques élèves, j'avais trouvé à proximité une toute petite synagogue où j'avais mes premières habitudes, nous rendions souvent visite à mes parents à l'autre bout de la ville.  La fin de ma première année et les épreuves du baccalauréat approchaient.

Les profs faisaient partie du paysage de l'internat. Dans leur dévouement aux élèves, il n'était pas rare qu'ils viennent compléter en petit comité tel ou tel cours, et malgré les nuits que j'ai décrites plus haut, la tension du bac se faisait sentir.

Ce fut malheureusement une autre tension, à l'israéliene, qui prit le devant de la scène. L'année se terminait par la guerre du Liban. Je me souviens de la mobilisation de Haï. Le téléphone sonna au milieu de la nuit, et j'antendis à moitié endormi une voix qui demandait : "Assolène". Je crus les parents de Sabine inquiets, demandai en retour de bien vouloir rappeler en journée, et raccrochai, pour réaliser que je venais de ne pas comprendre que l'interlocuteur était le préposé de l'armée à l'appel des soldats. La jeep était déjà à la porte de l'internat et Haï y monta en quelques minutes. 

La tension était grande. Le premier dimanche qui suivit, tomba Itshak Madar, et le dimanche d'après, nous nous retrouvâmes à nouveau au cimetière pour enterrer Elie Presman, le gendre de Manitou, que nous avions connu le shabbat que nous avions passé avec l'internat à Tekoa. Les élèves faisaient probablement ce qu'ils pouvaient pour survivre à ce qui n'était pas autre chose qu'une guerre (quel enfant français en 1982 était préparé à vivre une guerre ?) mais nous étions, nous les "adultes", à cran, les jugeant comme trop indifférents. 

Haï revint en permission quelques trois semaines plus tard. Exténué par le manque de sommeil et l'épreuve ( il faisait partie d'une unité qui était rentrée au Liban), il dormit néanmoins à l'internat et trouva la force de se lever le matin, qui était jour d'épreuve du bac, pour encourager les élèves. Je l'entends encore dire à Moshé : "allez, p'tit Moshé ! Déchire !" en accompagnant la phrase d'un amical coup de pied au derrière.

Le 6 juillet, peu de jours après la fermeture de l'internat, naissait chez nous Ichaï, dont la brit mila eut lieu sur notre magnifique terrasse. Les soldats n'étaient pas encore démobilisés, la guerre n'était pas finie, mais j'avais quant à moi "fini" ma modeste guerre personnelle. Mon oreille se débouchait progressivement, les vacances commençaient, l'internat de la mochava redevenait ce paradis fleuri et protégé du monde, et il n'y avait plus au programme (à quelques examens près...) qu'à s'occuper de deux charmants tout petits enfants.



המגע עם האוניברסיטה, גם אחרי הניסיון של אולפן הקיץ, היה כמו נחיתה על כוכב אחר.

היתה לי הזכות להתחיל את לימודיי בשנה הראשונה בה המחלקה לפסיכולוגיה ישבה בהר הצופים ולא יותר בגבעת רם. הכל שם היה חדש ומבריק. 

את לימודי הב.א. למדתי ב״סנסיה״ שבפריס, בנין קטן יחסית, מטונף, שחור מפיח גזי המכוניות של השלושים שנה האחרונות, מלא בכל מקום בכתוביות ״גראפיטי״ על הקירות. ואז, לא נולדה אומנות הגרפיטי. הם היו מכוערים ללא עוררין. בבניין זה, חלק מהלימודים היו מתקיימים באמפיטראטאות הצרפתיות, החשוכות והמלאות עשן של הסיגריות. האווירה היתה בהתאם. ללימודי הפסיכולוגיה היו מקבלים כל אחד והסינון היה הדרגתי, כך שמספר הסטודנטים בשנה השלישית היה כבר כחמישית מהמספר בשנה הראשונה. 
רק בשלב זה היתה מתחילה להיות אווירה של סטודנטים שמחפשים לעסוק בפסיכולוגיה.

לעומת זאת, היינו בשנה הראשונה למ.א. מחזור של כשלושים סטודנטים שהיו מתנהגים כאילו הם נבחרו בפינסטה, ובמובן מסויים אכן כך היה.
היתה אווירה של קמפוס יוקרתי, בו השיעורים היו מתנהלים בחדרים חדשים, צבעוניים, מוארים. 

בנוסף לזה, ידועה פריס כעיר יפה, אבל כל מי שגדל וחי שם יודע שגם אם העיר יפה, האווירה בה אפורה מאד, ועוד יותר אם הקומפוס הוא בנין שחור וחשוך. 

לא היה כאן מה להשוות עם הר הצופים. 

 הקמפוס החדש היה מחובר לישן, והיה יוצר (עד היום) סוג של מסדרון ארוך מאד המסתרע על פסגת ההר. לאורך מסדרון זה, כל כמה זמן, ישנה הזדמנות לצפות אל עבר העיר והמראה מדהים ביופיו כל פעם מחדש ובאופן קצת שונה, קצת מנותק מהמצב הפוליטי הרווי מחלוקת. 

המראה הזה על העיר, מגבוה, עם התאורה המיוחדת של ירושלים, מילא אותי יום אחרי יום, כל הימים בהם הייתי מגיע לאוניברסיטה.

את ההתחלה שלי במקום, כמובטח וכפי שהתאפשר לי לאור עומס העבודה, עשיתי במחטפים. הייתי מגיע לאוניברסיטה, לאיזה שיעור או שניים, ובורח מהר מאד חזרה לפנימיה עם סיומם.

כך גם למדתי בפריס, כאשר היו לי לימודים משולבים עם עבודה ״דורשנית״.

הפסדתי בגלל זה את הטעימה ה״אמיתית״ את חיי הסטודנטיאליות. את הלימודים עשיתי, ואת החיים חייתי בשלב זה במקום אחר, עם התלמידים של הפנימייה, ועם המשפחה.

בשנה הראשונה, למדתי בעיקר עברית. לא היה לי עדיין פטור והייתי לומד פעמיים בשבוע, בכיתתו של עזרי ז״ל, מורה נפלא, שגם היה ראש לימודי העברית של התקופה ההיא. המון למדתי ממנו, ובעיקר נהינתי מאד ממנו.

במקביל, הייתי רשום במעט קורסים במחלקה לפסיכולוגיה. קורס אחד אצל פרופ׳ לואיס גוטמן, בעלה של היועצת הנ״ל. הוא היווה את האקזוטיות הגדולה ביותר שפגשתי בלימודים אלה. לימודי סטטיסטיקה, ועוד ברמה גבוהה מבחינת ההמשגה המתמטית. גוטמן היה פרופסור אמריקאי למדעי הסטטיסטיקה, שהמציא שיטה לעיבוד סטטיסטי מיוחדת למדעי החברה. כל זה היה עבורי כאילו ללמוד בסין. זכורים לי מספר סטודנטים שהערצתם אותו היתה ניכרת מאד. הם היו מתייחסים אליו כאילו הם מדברים עם ״פרס נובל״. הייתי לגמרי מוקסם מהחוויה. והקורס היה מעניין.

הקורס השני שהייתי לומד בשנה זו היה ה״פרו סמינר״, שהיווה אחת המקלחות החזקות והקשות ביותר שהעניקו לי לימודים אלה. הקורס היה מעין פנורמה לפסיכולוגיה. בשנה הספציפית בה למדתי, לא היו מגמות כפי שהיה קודם לכך, וגם לאחר מכן. לא הייתי לומד ״פסיכולוגיה קלינית״ אלא שכל לימודי המ.א. היו מתנהלים לכולם ביחד, אלה שמייעדים את עצמם לפסיכולוגיה החברתית, התעסוקתית, המחקרית, התפתחותית, או הקלינית. וה״פרו סמינר״ היה נועד לתת לכולם אשנבים מכל העולמות הללו. 
כל מרצה היה מגיע אלינו פעמיים ומשאיר אחריו רשימה ביבליוגרפית מטורפת, כאשר המבחן היה מבוסס בעיקר על הקריאה. בשלב הזה של הלימודים, כל דף במחברותיי היה מלא, בפינה השמאלית העליונה, במילים בודדות : כל המילים שהייתי רושם תוך כדי הרצאה כנדרשות ללמידה. הייתי יושב בשיעור, ומנסה לשחות ולא לטבוע. אחרי זה, הייתי צריך לקרוא וכל הקריאה היתה באנגלית. התוצאות הראו בוודאות את מצבי : לחצי הראשון, התרוממתי עד לציון 34. בחיים, לא קיבלתי ציון נמוך כל כך, ויכול להיות בהיסטוריה של המחלקה לא קרה שניתן ציון כל כך נמוך.

את לימודי הב.א., בצרפת למדתי כמעט בלי להיכנס לאף ספריה. נכנסתי לספריית מרכז פומפידו עת כתבתי איזו עבודה סמינריונית. לכל השאר, לא הייתה נדרשת כלל וכלל עבודה וחיפוש בספריה. היה פחות או יותר עלינו לקרוא את פרויד, ואת מלני קליין. היינו קונים את הספרים, בהוצאת ״ספרי כיס״.

כאן, גיליתי שעבור הקריאה לפרו-סמינר, היה עליי לגשת לספריה המרכזית, להזמין את המאמר, מתוך כתב עת בין לאומי בו הוא כתוב, או מתוך textbook אמריקאי, לא להוציא את הספר -  כי הם ב״שמורים״ - לצלם ולהחזיר. ראתית את כל התאים האישיים בהם היו יושבים הסטודנטים. 

כל זה היה להסתובב על מאדים. 

בשלב זה, עוד לא ראיתי אף סטודנט, כלומר עוד לא התקרבתי די כדי ליצור קשר, ובשלב זה, היה נראה כאילו אף אחד לא רואה אותי. הייתי כאילו אחד המלאכים מתוך סרטו של וים ונדרס ״מלאכים בשמי ברלין״. נמצא, מסתובב, רואה, אך אינו נראה.

נדמה לי שקשריי הראשונים החלו בשנה השנייה, וקשה לתאר אותם כקשרים של ממש.


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