Le narcissisme,
travers-attribut-qualité-source de vie, est mal distribué à l'écran. Il
y en a à la fois trop et pas assez.
S'il est très facile - surtout pour
un enseignant de psychopathologie qui utilise le cinéma à ces fins - de trouver
des borderline (en pagaille), des obsessionnels, des autistes, des
psychopathes, des psychotiques, des post traumatiques, et même encore bon
nombre de pathologies moins courantes mais non moins cinégéniques ( ce post est
un appel à suggestions : je suis toujours à la recherche de nouvelles mises à
l'écran...), on trouve très rarement du narcissisme sous sa forme majeure.
C'est pas – loin s’en faut - qu'on ne trouve aucun narcissisme à l'écran. On
trouve beaucoup de films à miroir (même sans aller jusqu'à Tarchovski, ou "la double vie de Véronique" de Kishlovski) , on
trouve de ci-de là un personnage faiblement ou même puisssamment narcissique,
mais un film consacré à un vrai narcissique, à un vrai trouble narcissique de
la personnalitė dans son aspect le plus malin, difficile de trouver....jusqu'à
"Alceste à bicyclette".
A ne surtout pas confondre avec le
Alceste du petit Nicolas, qui n'a rien d'un narcissique.
Alceste, ou Le misanthrope. Je me
suis en fait assigné pour tâche de relire la pièce, afin d'y découvrir comment
Molière peignait le personnage. Il faut juste que je retrouve le texte...
Mais pour le Alceste
(magistralement) interprété par Fabrice Luchini, aucun doute ne subsiste.
On peut sortir du film effaré, ou
interpelé, par la "philosophie" du personnage. On peut y trouver par
exemple des justificatifs : le bellâtre -jeune premier qui vient lui proposer
le rôle a vraiment un compte de jalousie à régler avec lui. Il est
l'incarnation de ceux dont Alceste se plaint, qui ont pu le laisser plonger
dans la dépression sans même aller lui rendre une fois une visite, il justifie
à lui tout seul la misanthropie d'Alceste, un Alceste qui dirait : je ne me
suis retiré dans mon antre qu'à cause des perversions de l'humanité.
Mais, ce serait passer à côté du
véritable personnage incarné par Luchini. Ce serait ne pas accorder tout le
poids qu'elle mérite à la rage narcissique telle qu'elle est si magnifiquement
présente dans les traits même ainsi que les réactions du personnage.
Alceste étouffe de rage quand le
téléphone portable de Philinte-Gauthier sonne trois fois, ou même quand il fait
lui-même le plongeon dans l'eau de dessus le vélo sans frein. Ceci n'est pas la
rage narcissique. Ce sont des sautes d'humeur, des accès presque sains de rage
normale.
La rage narcissique est cette rage
glaciale que l'on ne ressent que à contretemps, que « a posteriori ».
C’est celle qui caractérise vraiment le trouble et que l’on ne voit que plus
rarement à l’écran.
L'arrivée de Gauthier (lambert
Wilson) chez Serge (Fabrice Luchini) est la première manifestation de cette
rage. Luchini réussit à être plus froid que la glace. Il réussit ainsi au long
du film quelques regards, quelques mimiques de ce qui caractérise tant celui
que la littérature psychanalytique dépeint comme le narcissique incurable,
celui chez qui la rage a pris toute la place, celui dont le narcissisme est
décrit par Heinz Kohut par le terme (malin) par lequel on décrit le cancer.
Luchini est alors apparemment
indifférent, manifeste surtout de la froideur, comme s'il était occupé à autre
chose et que venait d'arriver in visiteur peu aimé. Une froideur qui masque,
mais montre les véritables sentiments du narcissique. Ce dernier est en fait
perpétuellement en compte avec quelqu'un et il lui faut lui faire payer cette
dette, il lui faut à tout prix l'humilier.
Au moment précis de cette entrée en
scène est mise sur le feu la marmite dans laquelle il plonge Gauthier à la
dernière scène du film, quand il lui lâche en public tout le barillet des
cartouches qu'il a en magasin et qui vont le mettre knock out sans retour.
Alors que le profane pourrait voir
du narcissisme précisément chez Gauthier, petit acteur de séries télévisées,
poudré et à l'affût de compliments à répétition, il ne voit pas combien ce
dernier est petit joueur en matière de narcissisme, combien Gauthier ne souffre
que du narcissisme bénin des acteurs ou des professionnels de l'écran, il
a juste le narcissisme qui le fait se préoccuper de sa mise, se sentir
jaloux de Serge, qui le pousse à venir lui proposer le second rôle alors que
lui, suprême vengeance, jouera le premier. Ce faisant, Gauthier a juste la dose
de narcissisme suffisante à le faire se placer juste dans la ligne de mire de
Serge.
Le petit narcissique vient se faire
assassiner par le grand sans même se rendre compte qu'il a déjà perdu la partie
encore avant qu'elle n'ait commencé. Gauthier ainsi ne voit dans la chambre
d'ami que Serge lui propose qu'un lieu trop inconfortable pour lui, qu'un signe
des conditions d'ermite dans lesquelles s'est replié Serge. Il ne voit pas
le fiel qui accompagne la proposition. Il commence à ouvrir les yeux quand
Alceste lui prête un vélo dépourvu de freins, mais boit quand même la tasse.
Le narcissique est à la fois
tributaire et prisonnier des miroirs qu'il aime tant il n'y voit que lui-même,
ne cherche qu'à s'y contempler, sourd aux appels d'Écho la belle.
C'est l'abîme dont il est ici
question. L'abîme dont la forme ancienne s'écrit "abyme" et que l'on
utilise en littérature à la description de ces effets d'optique tel celui de la
boucle d'oreille de la vache qui rit sur laquelle est dessinée la même vache
affublée infiniment des mêmes boucles d'oreille. Cette "mise en
abyme" est l'installation du trou sans fond, cette succession infinie de
miroirs par laquelle est hypnotisé Narcisse.
Il ne lui reste que cet abîme dans
lequel il choît, qu'il ait assassiné ou non ses ennemis, qu'il soit devenu une
belle fleur ou non.
Tous les narcissiques sont-ils
misanthropes ? Certainement. Ils ne peuvent aimer autrui, à peine s'ils
supportent sa présence. Tous
les misanthropes sont-ils narcissiques ? À voir.
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