David Grossmann écrivait cette fin de semaine sur le caractère universel de notre situation qui n’a pas de précédent, et qui donc en cela s’apparente à quelques célèbres épisodes, dont le déluge, la sortie d’Egypte, la destruction du temple de Jérusalem, épisodes qui ont marqué des tournants dans l’histoire de l’humanité.
Il parlait de la capacité hypothétique de l’homme à tirer des enseignements, à mettre à profit - ou non - de pareils événements pour changer une partie de sa vision des choses.
C’est encore une étonnante coïncidence avec le calendrier. Ne serait-ce pas le premier objectif, chaque année en théorie, de la période d’arrivée sur Pessah’ ?
Nous parlons chaque année de se sentir soi-même comme si on sortait d’Egypte, d’enseigner à ses enfants, de se débarrasser du h'ametz..et le centre de ces consignes est de se renouveler, de se libérer, de se regénérer. Et nous paraissons bien être mis de force en travaux pratiques de cette consigne !
Cela m’amène à un regard un peu nouveau sur cette comparaison que l’on fait régulièrement entre Noé et Avraham, élevant le second à un bien plus haut niveau que le premier, Avraham ayant compris que c’est un message, une façon nouvelle de pensée qui allait vraiment opérer des changements, tandis que Noé n’a pu que considérer l’aspect concret de la situation (et l’hébreu illustre magistralement cela : le mot « téva » veut dire tout autant « arche » que « mot » ! S’il avait été Avraham, Noé aurait fabriqué le monothéisme, non l’arche de Noé).
La question qui s’impose aujourd’hui est de se demander si le danger auquel était confronté Avraham était similaire à celui face auquel se trouvait Noé.
En d’autres termes, nous goûtons quelques miettes de quelque chose un peu apocalyptique, d’humanité en écueil si ce n’est pas véritablement en danger de disparition, et il semble que ce n’était pas la situation d’Avraham.
Un midrach que je rappelle souvent tant je le trouve fort attribue à Noé l’instauration...de l’esclavage, comme tentative de remédier à la crise de l’humanité ! (Ce sont les dessous de l’épisode de son ivresse à la descente de l’arche : Ham se serait opposé au projet de Noah qui avait dit « j’aurai un quatrième enfant et il sera esclave des trois autres », au point de castrer son père...qui impose malgré cela sa volonté : « ton quatrième fils sera esclave ! » Maudit-il Ham).
Ce midrach (daat zkénim mibaalé hatossefot sur Genèse 9 25 ) est très profond à mon sens, et élève Noé plus haut que celui du menuisier de base (je rappelle que j’ai beaucoup de respect pour les menuisiers).
Ce midrach laisse imaginer ce dont quoi on discutait chez Noé au repas du soir. Discussion philosophico-historique de haut niveau avec des partisans de l’égalité face à des promoteurs de l’esclavage. Aux yeux des rabbins, l’antiquité ne ressemble pas aux temps préhistoriques. Et ce sont des rabbins du moyen âge...dont le niveau de réflexion est bien plus élevé que celui que nous sommes enclins à attribuer à nos ancêtres les gaulois.
Ce midrach présente Noé comme l’individu qui réfléchit sur le fléau qui frappe l’humanité et qui tente une solution. L’humanité a fauté par chienlit et anarchie totales ? Il faut la structurer, instaurer un ordre.
Le monde occidental moderne (auquel j’appartiens) verrait aisément des relents de fascisme dans une telle résolution. Les termes « ordre nouveau » ont une très lourde connotation. C’est peut-être la raison de la tiédeur vis à vis de Noé, individu qui sût réfléchir mais dont la réflexion était loin de pouvoir apporter un vrai remède.
Il n’en demeure pas moins que le mécanisme doit être moteur. Il faut réfléchir pour quelque chose.
De quelle Egypte allons-nous sortir ? Qu’enseignerons-nous en ce Pessah’ 5780 à nos enfants ? Le côté concret de la situation ? Combien nous avons (aurons-nous?) su écarter la menace du virus, de la contamination et des complications respiratoires ? Ou autre chose ?
Il est trop tôt pour répondre aujourd’hui. Les hébreux n’ont reçu la Torah que 50 jours après être sortis d’Egypte, 50 jours qui sont habituellement conceptualisés comme 50 étapes. Les hébreux sont même considérés comme ayant reçu la Torah « de force » dans le Sinaï et n’avoir choisi vraiment de l’accepter que 1000 ans plus tard , avec l’épisode de Pourim !
Mais l’enseignement de nos baalé hatossefot est tout d’abord qu’il faut réfléchir. Que nous nous réclamons d’une tradition d’étude et de réflexion. Noé, et Avraham, et les enfants d’Israël ont réfléchi, ont su identifier ce de quoi ils sortaient, ce face à quoi ils s’édifiaient.
C’est peut-être notre challenge d’aujourd’hui. Nous sommes modernes, postmodernes même, et donc la majorité d’entre nous ne raisonne plus en termes de faute et de punition. On a d’ailleurs l’impression que ce n’est plus comme cela que fonctionne un monde qui s’est multiplié, développé, ramifié et a atteint à de nombreux égards une situation plus complexe que manichéenne.
Mais d’être postmodernes ne nous dispense pas d’avoir à réfléchir et entre autres à d’éventuelles solutions.
Un patient à moi me disait hier que si on reste fidèles à la conviction que la justice divine, justice absolue, repose sur le « mida kenégued mida » (l’homme/l’humanité reçoit/paie à l’aune de ce qu’elle a suscité), alors il faut bien se rendre compte qu’un milliard d’individus ont été tenus à l’isolement, autrement dit il y a peut-être quelque chose d’hautement nocif dans le mode antérieur à cela, caractérisé par une vaste abolition des distances ?
A manier avec prudence et circonspection. Le quant à soi, la méfiance vis à vis d’autrui ont de nombreux relents malodorants.
Un des côtés agréables de ce confinement est que je ne ressens pas d’hostilité. Chacun est éloigné mais non par ostracisme, antisémitisme, ou autre. Chacun se tient à distance mais l’agression est considérée dangereuse autant que la proximité et c’est comme un bourgeon de quelque chose de nouveau.
« Annunciamos algo nuevo » chantait Paco Ibañez.
A nous de conceptualiser ce algo nuevo..peut-être en nous inspirant pour sa recette, de celle de la ketoret ?