Les évènements qui ont débuté le 7 octobre 2023 et qui envahissent depuis le moyen orient, les médias de tout l’occident, et les rues, israéliennes, palestiniennes mais aussi parisiennes, newyorkaises et d’Amsterdam, remettent au premier plan la difficile question du judaïsme.
Qu’est-il ? Religion ? Culture ? Peuple ? Peuple
qui a droit à la souveraineté dans un pays bien particulier ? Où doivent vivre
les juifs ?
En France, pays dans lequel les juifs sont
implantés depuis plus longtemps que la plupart des groupes ethniques desquels
descendent les français dits de souche, le judaïsme semble cependant avoir de
tout temps été difficile à porter.
Expulsés à de multiples reprises, les juifs ne
jouissaient pas du même statut que les gentils, ils subissaient insultes,
humiliations, ou avaient à se mesurer à diverses sortes d’actions violentes,
les croisades et l’inquisition ayant été les plus graves. Leur statut était
dicté par le regard de l’église, un regard fort critique - si ce n’est
ouvertement hostile jusqu’à “Vatican II” - , en fonction duquel le judaïsme
était la religion des errants, maudits ou descendants de ceux qui avaient fait
le mauvais choix, ou encore, avaient tué le messie.
Les juifs - de France et de nombreux lieux dans le
monde - , regroupés en communauté poursuivaient leurs traditions composées
essentiellement de culte et d’étude de la Torah écrite et orale (commentaires
incluant le texte de Rashi et de son école - ayant tous vécu dans divers lieux
en France - sur la Torah et sur le talmud), tandis que le regard du monde
environnant se limitait à leur culte. Vivant au cœur d’un monde fortement
chrétien, ils étaient “ceux d’une autre religion”.
La révolution française bouleverse un peu la
donne, les fait accéder au statut de citoyens, et repousse un peu la religion
en France à l’arrière-plan, processus accentué par le régime de Napoléon qui
prône l’assimilation, la limitation des pratiques religieuses à l’intérieur de
la maison, puis couronné par la loi de 1905 sur la séparation de l’église et de
l’état.
Le résultat cumulé aux dix-neuvième et vingtième
siècle est une population française de moins en moins pratiquante, et une
population juive de moins en moins instruite, les non-juifs comme les juifs
réduits à juger catholicisme, protestantisme ou judaïsme comme des religions,
pratiquées par les plus conformistes et vues comme archaïques et rejetées par
les modernes.
L’enfant que j’étais dans les années soixante se
savait juif mais vivait les 95 pour cent de son temps en milieu laïque ou
catholique. Parmi les juifs qui allaient comme moi à l’école de Jules Ferry,
j’étais parmi les plus instruits au niveau juif, alors que mon degré de
connaissance était bien faible, extrêmement lacunaire, connaissant l’existence
de la loi orale mais n’en ayant approché qu’une infime partie.
Je savais un peu la liturgie, je savais surtout
l’histoire des Patriarches, de Moïse, de la sortie d’Egypte, je savais surtout
l’histoire de la mise en place du peuple juif.
Avraham comme créateur d’un message universel
monothéiste, qui achète la mearat hamakhpela - alors caverne, aujourd’hui grand
bâtiment - , et qui crée le lien géographique à la terre d’Israël. Avraham au
sujet duquel écrit rabbi levi dans le midrash rabba « avant Avraham, aucun
berceau n’était bercé dans le monde » (berechit rabba 53,1), ce
qu’interprète le rav Daniel Epstein comme l’instauration de l’éthique dans la
civilisation. Avraham comme instaurateur non uniquement du monothéisme, d’une
religion, mais d’un autre niveau d’humanité, initiateur de l’éthique.
Avraham puis la Bible comme outil de moralisation
de la civilisation, comme instaurateur du jour hebdomadaire férié, des droits
des travailleurs…et bien d’autres lois et coutumes.
Puis, grâce à de l’approfondissement par l’étude,
auprès de figures comme Lévinas, Manitou, grandissant au sein de ce qui
s’appelle désormais l’école française du judaïsme moderne, j’ai découvert des
valeurs promues et véhiculées par d’autres personnages, par le texte de la
Torah au départ, mais bien en distance de la dimension religieuse, valeurs
attachées à ce que doit véhiculer à travers l‘espace et le temps ce peuple mis
en place généalogiquement et historiquement.
Le rav Israël Méïr Lau, ancien grand-rabbin
d’Israël, survivant de Buchenwald raconte comment cinq cents enfants dont lui
se sont retrouvés en 1945 à Ecueille à la sortie du camp, alors qu’il avait
huit ans. Au bout d’un mois, 136 sur les 500, dont lui et son frère Naftali qui
le gardait sous son aile depuis qu’ils avaient été arrachés à leurs parents,
firent le choix d’aller en Palestine. Il raconte comment ce choix lui
paraissait le plus naturel du monde, le plus cohérent avec le message qu’ils
avaient reçu au cours de leur enfance, chacun venant d’un shtetl différent.
Ceux qui ne se joignirent pas incluaient ceux qui préféraient une destination
qui leur permettrait de retrouver des membres de leur famille, ceux qui
choisirent de rester en France et de s’y établir, ceux qui craignaient la
situation de guerre en Palestine, et de s’y retrouver à nouveau poursuivis ou
en danger, mais pour tous la Palestine représentait une option en phase avec le
message juif qu’ils avaient connu, message ancestral dans lequel ils avaient
baigné.
J’ai moi-même grandi dans un souvenir familial
collectif de grands-parents qui avaient quitté la Pologne en 1924 pour la
Palestine, ma grand-mère ayant grandi auprès du premier admor hassidique à
prôner le retour à Sion dans un livre (“Shalom Yeroushalaïm “) écrit en 1895,
mon grand-père séduit par l’intermédiaire de sa sœur par le projet socialiste.
Mais je vivais en France, en milieu non-juif, à
l’époque de mai 68 quand l’affiliation à la gauche si ce n’est l’extrême gauche
coulait de source, et avec elle l’inconfort de la double allégeance, cette
extrême gauche commençant à afficher ses sentiments antisionistes qui ne se
sont qu’accrus avec le temps.
« Ce sont des antisionistes qui flirtent avec
l'antisémitisme, qui résument Israël à la colonisation en ignorant toute la
dimension de mouvement national juif et de son histoire au XIXe siècle », écrit
la spécialiste Martine Cohen, pour décrire l'UJFP, qui « est souvent
perçue comme « infréquentable » au sein de la communauté juive. » (Martine
Cohen, dans Marianne 15.11.23 petit guide des organisations juives de France.
« Historiquement, leurs membres viennent pour la
plupart des rangs communistes ou de l'extrême gauche. Leur appellation est très
belle, "pour la paix", ça pourrait convaincre tout le monde. Mais en
réalité, leur discours se résume à faire une critique systémique et
systématique, non pas des gouvernements, mais de l'État d'Israël », analyse
Jean-Yves Camus, pour qui l'ampleur de l'association demeure toutefois «
groupusculaire ».
Ces juifs français, plus français que juifs, étant
devenus de moins en moins ancrés dans le judaïsme, se sont finalement forgés un
regard « autre » sur une histoire de laquelle ils continuent quand
même à se sentir tripalement solidaires.
Mais il leur faut un judaïsme à la française, qui
ne soit qu’une religion, de laquelle on prend ses distances vu la connotation
archaïque du terme..
Et puis, ils sont pour la plupart des gens qui ont
grandi dans l’ambiance générale qu’il n’y aura plus de guerre. On a dépassé ça.
La guerre est sale. Rien n’est plus souhaitable ou urgent que le cessez-le-feu,
personne n’est plus impopulaire qu’un militaire.
Et puis le colonialisme français a pris -
soi-disant - fin. C’est l’heure de la compassion pour les civilisations qui ont
été dominées sous le fallacieux prétexte de leur modernisation.
Israël est ainsi rapidement passé, à leurs yeux
comme aux yeux du monde “woke”, de pays suscitant l’admiration, avec les
kibboutzim, avec le côté terre d’asile pour l’après-shoah, à pays colonialiste,
impérialiste, les palestiniens endossant (et maintenus dans) le rôle des
“vraies” victimes.
Israël, pays de renaissance du judaïsme, ne l’est
pour ainsi dire jamais devenu aux yeux d’une gauche dévouée aux faibles.
Il ne fallait pas qu’Israël se développe, que son
armée soit forte. Les guerres de 48, remportées par des survivants, étaient des
prouesses mais le début d’un tournant qu’ils redoutaient alors et combattent
aujourd’hui.
La question est peu de savoir si la guerre
contient des exactions, des actes immoraux, des actes barbares, ou si ces actes
sont ou non réprimés, la question capitale est si leurs auteurs sont élevés au
grade de héros ou jugés.
Jean Pierre Lledo, dans « Israël -le voyage
interdit » 2020, documentaire auto-biographique monté par Ziva Postec,
examine Israël au prisme de ses opinions et choix de vie, étant né en Algérie
et y résidant même après l’indépendance, exilé de là-bas depuis 1993, du fait
de menaces de morts suite à l’achèvement d’un film réactif au pouvoir en place.
Son film ayant été choisi par le festival du cinéma de Jérusalem en 2008 et lui
ayant accepté l’invitation, il y découvre une situation radicalement différente
de l’idée d’Israël qui était solidement ancrée en lui, ayant été élevé dans une
famille communiste assimilée. Le film promène à travers tout le pays et met en
scène de nombreux personnages, parmi lesquels l’historien Benny Morris, le spécialiste
universitaire du sionisme Denis Charbit, le professeur politologue Alain
Greilsammer, l’adjoint au maire de Acco, arabe et membre de la liste islamiste,
le professeur Benjamin Gross, et encore de nombreux autres, juifs de toutes les
provenances, citoyens arabes, qui s’expriment sur la société israélienne, sur
les motifs de la présence juive, en passant par des villes juives et arabes.
En 1963, dans les Cahiers de l’Alliance Israélite,
Emmanuel Lévinas, alors directeur de l’ENIO, écrivait : « mais il y a un
autre symptome de ce vouloir rester juif au contact du monde le plus large et
dans la confiance en les réalités de ce monde. Il y a un langage nouveau de
toute une jeunesse formée aux disciplines universitaires et qui s’est tournée
pour sa culture vers les textes traditionnels bibliques et talmudiques et qui
leur demande des enseignements sur le monde et sur les hommes. Les textes qui à
la génération précédente apparaissaient périmés se gonflent de significations
parlant à une conscience ouverte sur l’univers. Elles se traduisent en langage
moderne, langage que parlent les hommes politiques, les économistes, les philosophes.
Les pensées des sages du talmud ne sont plus les
préceptes d’une sagesse antique et folklorique mais détiennent les forces
propulsives de la pensée et de l’action. » allocution au cours de la
réunion de l’alliance du 24 juin 1963, compte rendu intégral, p.18 titre du
paragraphe : « école de Paris ? ».
Combien ce message reflète-t-il l’identité juive,
des juifs d’Israël ? des juifs de France ? Des juifs du monde ? Combien est-il
entendu et compris par les non-juifs ? Et surtout combien peut-il s’accorder
avec les diverses visions tant du judaïsme que de la place à concéder aux juifs
sur la terre d’Israël ?
Ce sont les véritables questions posées par cette
guerre .
Une guerre qui survient 75 ans après la
proclamation de l’état d’Israël, après quelques 120 ans de sionisme actif,
après que les palestiniens se soient constamment opposés à cette présence juive
qu’ils persistent à considérer comme insolite, intrusive et inacceptable.
Les juifs du monde entier savent que l’état
d’Israël n’est autre qu’un retour, qu’une continuité, et qu’il a été et est
encore le lieu d’une renaissance et d’une transformation d’un peuple de
l’Antiquité considéré comme disparu en une nouvelle nation, pluriculturelle,
fruit du mélange de toutes les variétés ethniques apportées en Israël des
innombrables lieux du globe d’où sont revenus et continuent de revenir les
juifs.
Le soutien unilatéral manifesté aux palestiniens
de Gaza comme victimes d’une agression, alors qu’elle ne s’est produite que du
fait de leur invasion barbare le 7 octobre 2023, est une accréditation du déni
de tout le phénomène que la création de l’état d’Israël a engendré, et est la
raison de voir cette guerre non comme un des innombrables rounds qui se sont
produits depuis 1929 entre les juifs et les palestiniens, mais comme une autre
affirmation de la renaissance d’Israël, laquelle est déjà bien sensible et
publique, dans tous les domaines de l’humain.
Phénomène de renaissance d’un peuple et de sa
culture, deux mille ans après l’exil forcé qu’il a subi.
Phénomène difficile à reconnaître derrière les
dissensions de la société israélienne d’aujourd’hui, tiraillée entre un courant
ultraorthodoxe en expansion du fait de la démographie, un courant religieux
sioniste nationaliste, et une seconde moitié du pays peuplée de modernes
européanisés, certains traditionalistes, certains séculiers. Mais phénomène
très visible si on observe le pays proportionnellement à sa jeunesse : un pays
qui a réussi quantité impressionnante de prouesses, renaissance de la langue hébraïque,
intégration de réfugiés et d’immigrants de tous les pays, développement
économique, scientifique et universitaire…y compris au plan militaire, ayant
permis la victoire de toutes les guerres menées contre lui, celle du 7 octobre
2023 comprise, et last but not least, pays dans lequel la solidarité et la
bienveillance sont bien supérieures à ce que l’on peut trouver de par le vaste
monde, où les gens marchent inquiets dans les rues, où on ne laisse pas un
enfant dans une voiture de peur qu’il ne soit kidnappé, où on craint de laisser
les enfants marcher seuls dans les rues. Les rues sont le plus souvent sûres en
Israël, les adolescents depuis l’âge de douze ans envahissent les rues le
vendredi soir après le repas familial et y manifestent leur bien-être jusqu’à
la fin de la soirée.
Les découvertes de Freud au début du vingtième
siècle que l’individu est muni d’un inconscient, et que le développement de
l’humain est une dynamique “psycho-sexuelle”, sont pour ainsi dire accréditées
par l’opposition qu’elles continuent à susciter.
Ainsi en est-il du sionisme. Mouvement en
continuité de l’essence même du peuple juif, et dont la poursuite de
l’opposition qu’il continue à susciter cent ans plus tard est comme une
justification supplémentaire à sa raison d’être. Le peuple juif existe, depuis
l’Antiquité, et après avoir subi une répression de vingt siècles, a su
conserver son ciment et sa motivation à refaire vivre sa souveraineté.