dimanche 22 décembre 2024

Ethique et communication. De Joseph "le sage" à "glaives de fer".

 

Si la paracha vayichlakh dans laquelle se produit le viol de Dinah par Chkhem, fils de Hevron, peut être vue comme un cas supplémentaire dans lequel on parle de la victime mais on ne lui donne pas la parole - puisqu’enfin, on sait par le texte ce que voulait l’agresseur, on sait ce qu’ont pensé Shimeon et Lévy qui vengent leur sœur mais nulle part ne sait-on ce que ressent, ce que vit, ce que veut Dinah elle-même - , dans la paracha suivante, vayéchev, se reproduit quelque chose de similaire au moment où Joseph est agressé par ses frères, mis dans le puits, sorti du puits, vendu en Egypte sans que la Torah lui donne la parole. Joseph , qui parle pourtant beaucoup avant et après cet épisode, ne dit rien au moment de cette agression.

Ces deux évènements posent une question qui parait centrale dans cette partie du sefer beréchit et qui est celle des impacts de la parole.

Nous vivons en Israël depuis quinze mois une guerre qui est aussi une période de crise aiguë de la communication : on voit que la guerre se déroule sur au moins deux fronts, celui du champ de bataille à proprement parler, mais aussi celui des médias et nous voyons au moins deux camps se profiler, celui de ceux qui regardent le macro, la guerre dans ses aspects géopolitiques, concernant l’existence de l’état d’Israël, regard “de droite” dans la terminologie politique actuelle, et ceux qui sont focalisés sur le micro, sur les victimes, pour certains victimes israéliennes, pour d’autres victimes palestiniennes, regard dit “de gauche” dans la même terminologie.

De leur côté, les médias présentent au monde des informations qui sont très peu souvent de véritables infos et sont bien plus souvent des infox, parce que leur but n’est pas d’informer mais bien de frapper, d’agir, d’exprimer une opinion, de mener une guerre en parallèle de celle qui se déroule sur le champ de bataille.

C’est ainsi que les vues sur ce qui s’est passé tout au long de cette guerre et qui continue à se passer sont parfois diamétralement opposées, entre individus ayant reçu leurs informations de la télévision israélienne ou d’Al Jezeira, ou en Israël des chaînes 11, 12, 13 ou 14.

Si nous revenons au texte biblique, entre le viol de Dinah (beréchit 34) et la réconciliation de Joseph et de Yehouda dans la paracha Vayigash (beréchit 44 et passim), le texte nous livre comme un psychodrame, avec comme acteurs les divers membres de la famille de Yaakov, de situations de crises successives.

On ne sait pas ce que pensent les personnages Dinah, Tamar, Joseph, ni ce que pensent la plupart des personnages, mères, frères, et on assiste à la création puis la présentation à Yaakov d’infox au sujet de la vente-disparition de Joseph, au sujet de la façon de laquelle Tamar berne Yehouda, au sujet des mensonges de la femme de Poutifar au sujet de Joseph.

Comme autant de cerises sur la gâteau, ces parchiot sont parsemées de rêves. Rêves de Joseph du début de vayéchev, rêves de l’échanson et du panetier, rêves de Pharaon, la Torah nous fournissant aussi au passage les rudiments de ce sur quoi Freud va fonder son “interprétation des rêves”, premier texte de la psychanalyse.

Ces rêves, qui ont tous des significations, sont peut-être des clins d’œil au lecteur de l’ensemble de ce texte qui est comme un avertissement : les familles les meilleures, les situations de conflits, provoquent des crises aussi dans la circulation de l’information, qui devient déformée, lacunaire, ou qui nous parvient seulement sous forme allusive, comme dans les rêves.

Nous ne savons ainsi pas encore quels bouleversements géopolitiques nous vivons depuis ce 7 octobre, nous savons le nombre de victimes en Israël de ce premier jour, nous savons les otages, nous ne savons pas combien de morts il y a réellement eu à Gaza, pour cause d’infox.

Et de la même manière qu’un lecteur de la Torah peut lire tout cet enchaînement de drames et y voir surtout la mise en place historique du peuple juif, un téléspectateur lambda peut choisir de voir les changements à grande échelle que vit le moyen orient, ou de focaliser sur les victimes, en Israël ou à Gaza.

Et de la même manière que le texte biblique semble « oublier » la voix de Dinah, la plupart des téléspectateurs du monde oublient, certains les otages qui nous sont tellement chers, certains les victimes de la bande de Gaza.

Et de la même manière que les victimes du pogrom de la tribu de Hamor et de Chkhem réalisé par Shimeon et Lévy semblent être rapidement passées aux oubliettes, ainsi en est-il de beaucoup de victimes de cette belligérance actuelle.

Le texte nous présente Yaakov comme le personnage qui refuse de céder à la force de la vague. Il n’accepte pas le pogrom commis par ses enfants, et refuse d’accréditer le mensonge de la mort de Joseph. Et de la même manière est-il capital d’une part de ne pas accepter comme fatale et inévitable la disparition de tant de vies humaines, tout en sachant réserver notre avis pour le jour où les véritables informations sortiront, à l’instar de la réapparition de Joseph.

Le monde s’est ainsi beaucoup offusqué d’images montrant des individus palestiniens « maltraités »  par des soldats israéliens qui les laissaient vêtus de sous-vêtements et les yeux bandés, assis par terre, le même monde s’est alarmé des potentielles conséquences sur la population de Gaza de la belligérance et les ont de ce fait qualifiées de génocidaires…et quelques mois plus tard, le même monde a pu assister à l’ouverture des geôles syriennes, d’où on a vu sortir des individus gardés au secret à 35 m sous terre depuis de telles durées qu’ils en sortent hébétés, ne sachant plus ni la date ni parfois même leur propre nom, alors que réapparaissait aux yeux du monde la guerre civile syrienne ayant fait quelques 600 000 victimes alors que personne n’a parlé de génocide, alors que personne n’a porté plainte à La Haye contre Bashar el Assad. Qui a su modérer ses réactions à l’encontre des méchants soldats israéliens, qui n’a pas immédiatement accrédité les légendes d’apartheid, de génocide, de cruauté est convié à comparer l’action israélienne avec le mode d’action des ennemis d’Israël. Et nous n’avons pas encore vu l’état dans lequel réapparaîtront nos otages.

Le Joseph biblique nous fait ainsi entrevoir le réalité de l’incarcération égyptienne, comparable aussi au « mauvais traitement » infligé par ses frères.

Le trou dans lequel ils le plongent a-t-il à être comparé avec celui du même nom dans lequel le plonge la civilisation égyptienne ?

À l’instar de l’état d’Israël, débuté par une poignée d’individus, réalisé par une première population de rescapés, et qui est devenu aujourd’hui un pays à qui on n’épargne aucune accusation, Joseph ne reste pas le jeune adolescent rêveur et narcissique que l’on découvre en Beréchit 37. Il devient vice-roi d’Egypte et remodèle économiquement tout le pays et le moyen orient.

Il a le privilège de ne devoir mener aucune guerre internationale, et c’est peut-être grâce au qualificatif apposé à son nom dans la tradition juive : Joseph le sage.

Israël l’état sortira d’autant plus indemne des tragédies qui accompagnent son existence qu’il saura être “sage”, c’est à dire éthique, dans ses intentions et dans ses actes.

Cette éthique est peut-être inséparable de la transmission de la parole. Elle la génère, et elle est conditionnée à elle.

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