Si la paracha vayichlakh dans laquelle
se produit le viol de Dinah par Chkhem, fils de Hevron, peut être vue comme un
cas supplémentaire dans lequel on parle de la victime mais on ne lui donne pas
la parole - puisqu’enfin, on sait par le texte ce que voulait l’agresseur, on
sait ce qu’ont pensé Shimeon et Lévy qui vengent leur sœur mais nulle part ne
sait-on ce que ressent, ce que vit, ce que veut Dinah elle-même - , dans la
paracha suivante, vayéchev, se reproduit quelque chose de similaire au moment
où Joseph est agressé par ses frères, mis dans le puits, sorti du puits, vendu
en Egypte sans que la Torah lui donne la parole. Joseph , qui parle pourtant
beaucoup avant et après cet épisode, ne dit rien au moment de cette agression.
Ces deux évènements posent une question qui parait
centrale dans cette partie du sefer beréchit et qui est celle des impacts de la
parole.
Nous vivons en Israël depuis quinze mois une
guerre qui est aussi une période de crise aiguë de la communication : on voit
que la guerre se déroule sur au moins deux fronts, celui du champ de bataille à
proprement parler, mais aussi celui des médias et nous voyons au moins deux
camps se profiler, celui de ceux qui regardent le macro, la guerre dans ses
aspects géopolitiques, concernant l’existence de l’état d’Israël, regard “de
droite” dans la terminologie politique actuelle, et ceux qui sont focalisés sur
le micro, sur les victimes, pour certains victimes israéliennes, pour d’autres
victimes palestiniennes, regard dit “de gauche” dans la même terminologie.
De leur côté, les médias présentent au monde des
informations qui sont très peu souvent de véritables infos et sont bien plus
souvent des infox, parce que leur but n’est pas d’informer mais bien de
frapper, d’agir, d’exprimer une opinion, de mener une guerre en parallèle de
celle qui se déroule sur le champ de bataille.
C’est ainsi que les vues sur ce qui s’est passé
tout au long de cette guerre et qui continue à se passer sont parfois
diamétralement opposées, entre individus ayant reçu leurs informations de la
télévision israélienne ou d’Al Jezeira, ou en Israël des chaînes 11, 12, 13 ou
14.
Si nous revenons au texte biblique, entre le viol
de Dinah (beréchit 34) et la réconciliation de Joseph et de Yehouda dans la
paracha Vayigash (beréchit 44 et passim), le texte nous livre comme un
psychodrame, avec comme acteurs les divers membres de la famille de Yaakov, de
situations de crises successives.
On ne sait pas ce que pensent les personnages
Dinah, Tamar, Joseph, ni ce que pensent la plupart des personnages, mères,
frères, et on assiste à la création puis la présentation à Yaakov d’infox au
sujet de la vente-disparition de Joseph, au sujet de la façon de laquelle Tamar
berne Yehouda, au sujet des mensonges de la femme de Poutifar au sujet de
Joseph.
Comme autant de cerises sur la gâteau, ces
parchiot sont parsemées de rêves. Rêves de Joseph du début de vayéchev, rêves
de l’échanson et du panetier, rêves de Pharaon, la Torah nous fournissant aussi
au passage les rudiments de ce sur quoi Freud va fonder son “interprétation des
rêves”, premier texte de la psychanalyse.
Ces rêves, qui ont tous des significations, sont
peut-être des clins d’œil au lecteur de l’ensemble de ce texte qui est comme un
avertissement : les familles les meilleures, les situations de conflits,
provoquent des crises aussi dans la circulation de l’information, qui devient
déformée, lacunaire, ou qui nous parvient seulement sous forme allusive, comme
dans les rêves.
Nous ne savons ainsi pas encore quels
bouleversements géopolitiques nous vivons depuis ce 7 octobre, nous savons le
nombre de victimes en Israël de ce premier jour, nous savons les otages, nous
ne savons pas combien de morts il y a réellement eu à Gaza, pour cause d’infox.
Et de la même manière qu’un lecteur de la Torah
peut lire tout cet enchaînement de drames et y voir surtout la mise en place
historique du peuple juif, un téléspectateur lambda peut choisir de voir les
changements à grande échelle que vit le moyen orient, ou de focaliser sur les
victimes, en Israël ou à Gaza.
Et de la même manière que le texte biblique semble
« oublier » la voix de Dinah, la plupart des téléspectateurs du monde
oublient, certains les otages qui nous sont tellement chers, certains les
victimes de la bande de Gaza.
Et de la même manière que les victimes du pogrom
de la tribu de Hamor et de Chkhem réalisé par Shimeon et Lévy semblent être
rapidement passées aux oubliettes, ainsi en est-il de beaucoup de victimes de
cette belligérance actuelle.
Le texte nous présente Yaakov comme le personnage
qui refuse de céder à la force de la vague. Il n’accepte pas le pogrom commis
par ses enfants, et refuse d’accréditer le mensonge de la mort de Joseph. Et de
la même manière est-il capital d’une part de ne pas accepter comme fatale et
inévitable la disparition de tant de vies humaines, tout en sachant réserver
notre avis pour le jour où les véritables informations sortiront, à l’instar de
la réapparition de Joseph.
Le monde s’est ainsi beaucoup offusqué d’images
montrant des individus palestiniens « maltraités » par des
soldats israéliens qui les laissaient vêtus de sous-vêtements et les yeux
bandés, assis par terre, le même monde s’est alarmé des potentielles
conséquences sur la population de Gaza de la belligérance et les ont de ce fait
qualifiées de génocidaires…et quelques mois plus tard, le même monde a pu
assister à l’ouverture des geôles syriennes, d’où on a vu sortir des individus
gardés au secret à 35 m sous terre depuis de telles durées qu’ils en sortent
hébétés, ne sachant plus ni la date ni parfois même leur propre nom, alors que
réapparaissait aux yeux du monde la guerre civile syrienne ayant fait quelques
600 000 victimes alors que personne n’a parlé de génocide, alors que personne
n’a porté plainte à La Haye contre Bashar el Assad. Qui a su modérer ses
réactions à l’encontre des méchants soldats israéliens, qui n’a pas
immédiatement accrédité les légendes d’apartheid, de génocide, de cruauté est
convié à comparer l’action israélienne avec le mode d’action des ennemis
d’Israël. Et nous n’avons pas encore vu l’état dans lequel réapparaîtront nos
otages.
Le Joseph biblique nous fait ainsi entrevoir le
réalité de l’incarcération égyptienne, comparable aussi au « mauvais
traitement » infligé par ses frères.
Le trou dans lequel ils le plongent a-t-il à être
comparé avec celui du même nom dans lequel le plonge la civilisation égyptienne
?
À l’instar de l’état d’Israël, débuté par une
poignée d’individus, réalisé par une première population de rescapés, et qui
est devenu aujourd’hui un pays à qui on n’épargne aucune accusation, Joseph ne
reste pas le jeune adolescent rêveur et narcissique que l’on découvre en
Beréchit 37. Il devient vice-roi d’Egypte et remodèle économiquement tout le
pays et le moyen orient.
Il a le privilège de ne devoir mener aucune guerre
internationale, et c’est peut-être grâce au qualificatif apposé à son nom dans
la tradition juive : Joseph le sage.
Israël l’état sortira d’autant plus indemne des
tragédies qui accompagnent son existence qu’il saura être “sage”, c’est à dire
éthique, dans ses intentions et dans ses actes.
Cette éthique est peut-être inséparable
de la transmission de la parole. Elle la génère, et elle est conditionnée à
elle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire