Le psaume de Pessah’ (Psaume 114) est celui de la sidération provoquée par la sortie
d'Egypte.
Evènement de haute portée, de dépassement de l'esclavage.
Et pourtant, quelle joie demande le midrach ? Et
il est vrai que si les notions de soulagement, ou d’achèvement s’imposent,
celle de joie ne saute pas aux yeux, n'apparait pas dans le psaume.
Pessah’ à la différence de Souccot n’est pas
« yom simh’aténou » (jour de notre joie) mais « yom héroutenou »
(jour de notre liberté)…et donc s’interroge le midrach : « de qui est la
joie? » pour proposer une réponse quelque peu étonnante : non seulement il
n’est pas clair qui des hébreux ou des égyptiens s’est réjoui le plus, mais il
semblerait que les égyptiens aient été les plus heureux.
Heureux ? De quoi ? D’avoir soudain perdu la force
de travail qui les accompagnait 210 ans durant ? Ne véhicule-t-on pas la
légende que les hébreux auraient bâti les pyramides ?
Et du côté hébreu, doit-on parler de joie ? À en
juger par les récréminations sans cesse exprimées par le peuple toutes les
années qui ont suivi on peut réellement avoir tendance à contredire le terme.
Soulagement oui, progrès social certainement, mais joie ?
Et le psaume est loin de mentionner ouvertement
cette joie…au point qu'on ne la trouve que dans un mot « sollicité »
: la joie, selon le midrach, se dissimulerait derrière le mot
« loez » (qui signifie « étranger ») au prix de l’inversion
de ses lettres et le « forcer » à devenir « aliz »
(joyeux)…mais, nous rassure le midrach, on sait que joie il y eut…puisqu’on
connait cet autre psaume (105, 38) qui relate ouvertement la joie vécue… par
l’Egypte du fait de la sortie d’Egypte.
À moins que l’idée examinée ici soit celle du
niveau d’humanité de la société…pour venir proposer que de l’abolition de
l’esclavage bénéficierait peut-être plus l’ancien maître que l’ancien esclave.
L’esclave acquiert sa liberté, notion précieuse
sur laquelle repose toute la fête de Pessah’…mais on dit quand même pendant le
seder que sans l’action majeure de la sortie d’Egypte, nous serions encore
aujourd’hui esclaves en Egypte, ce qui veut dire que nous n’aurions pas disparu
sous le joug de cet état. Et ne dit-on pas que seul un cinquième du peuple
s’est associé à l’évènement ? Ce qui veut dire quoi concernant les quatre
cinquièmes ? Exterminés par les égyptiens ? Par l’ange de la mort ? Ou restés
en Egypte…comme peut-être aujourd’hui où des juif sont restés, même en Iran,
même en Algérie…même dans de nombreux pays dans lesquels ils ne sont pas
esclaves. Mais sont-ils heureux ? sont-ils libres ?
Et qui ne sent pas se profiler dans la première
demi-page de ce texte la silhouette de qui disait déjà au lendemain de la
guerre des six jours qu’il n’y avait rien de plus urgent que sortir de ces
territoires miraculeusement annexés à Israël…de peur de devenir pervertis par
l’oppression d’un autre peuple ? Qui ne comprend pas à qui je fais ici allusion
est convié à regarder la série en trois volets sur Ishayahou Leibovitz. Même
Ariel Sharon que l’on ne peut soupçonner de gauchisme a effectué le
désengagement de Gaza en 2005 en proclamant que "le peuple juif n’a pas
vocation à dominer un autre peuple"…
Comme pour dire que dans l’abolition de
l’esclavage, l’esclave accède à une meilleure condition sociale mais celui qui
s’est réellement élevé est celui qui a renoncé à la domination et l’oppression
de l’autre.
Le midrach poursuit son investigation par une
autre profonde réflexion, et je veux au passage encore une fois souligner
l’impressionnant niveau de réflexion auquel nous convient si régulièrement les
« docteurs du talmud » comme les qualifiait Lévinas, dont nous
connaissons les noms et, modestes parmi les modestes, les
compilateurs-rédacteurs-
Le midrach poursuit donc l’étude de notre psaume
par la question soulevée par le mérite de l’association libre chère à la
psychanalyse : si on a parlé de joie, c’est parce que celle-ci figure dans un
autre psaume, un autre texte (nos docteurs du midrach savent bien entendu par cœur
toutes les sources qu’ils citent, chacun est une Concordance sur pieds, et ne
doivent rien à google), mais aussi réapparait dans un autre verset où est dit
qu’il faut glorifier l’Eternel, qui domine le monde, chevauche dans les nuées,
que son nom est Yah (« beYah chemo »), et qu’il convient de le
célébrer dans la joie ( psaumes 68, 5).
Rabbi Yehouda Hanassi, l’éminent rédacteur de la
michnah interroge sur cette formule un rabbin, dont le nom ne s’élève pas au-delà
du présent texte, et reçoit de ce dernier une réponse pourtant fracassante de
sagesse. Fracassante au point qu’elle plonge Rabbi Yehouda dans la mélancolie
« quel malheur que ta réponse me parvienne alors que Rabbi Eleazar n’est
plus de ce monde. Je lui avais posé la même question mais il n’a pas su
approfondir au point de trouver la réponse que tu viens de donner ! ».
Sagesse de l’antiquité, sagesse du moyen âge, sagesse que nous avons tellement
été encouragés à mépriser lors de nos années passées chez Jules Ferry, où on
enseignait ce moyen âge comme ayant été « la cuvette de l’Histoire »,
comme une sombre période de primitivisme. François 1er aurait découvert l’usage
de la fourchette tandis que ses ancêtres se nourrissaient avec leurs mains,
nourriture servie dans des trous creusés dans les tables.
Quelle arrogance ! Quel regard paternaliste,
méprisant et dévalorisant ! Quelle ignorance de la profondeur de ce qu’ont été
capables de produire l’école française des Rachi et des tossefot. L’école de
Provence, l’école d’Espagne ! Aucun doute que chez de pareilles têtes on ne
mangeait pas dans un trou creusé dans la table. Une table qui ne servait pas
qu’à manger mais à poser les manuscripts que l’on lisait et écrivait…et dont la
puissance est telle qu’on les lit et étudie encore mot à mot dix siècles plus
tard…et bien malheureux qui n’a aucun recours à cela, aucun accès à cela,
aucune conscience de cela.
Et quelle est donc l’explication fracassante de
notre semi anonyme rabbi Shmouel bar Nah’man ? : « Il ne faut pas lire
« beYah chemo » mais « biyah chemo », dit-il.
On doit comprendre de cette évocation en deux mots
« qu’il n’est pas d’endroit au monde où l’homme n’est pas responsable de
sa biyah. »
Qu’est-ce donc que cette biyah ? S’appuyant sur
plusieurs sources talmudiques, que notre docteur connaît aussi par cœur, le mot
biyah a plusieurs significations. Le sens premier remonte à la racine verbale
b.a. et signifie la venue. Mais le mot a d’autres significations plus élargies,
comme par exemple le fait de faire régner la justice, ou l’acte sexuel. Fort de
ces significations, on est invités par notre rabbi Shmouel fils de rabbi Nahman
à comprendre que ce par quoi le créateur domine le monde et justifie qu’on le
célèbre dans la joie, est le souci de la justice dans le monde. Et
l’enseignement ajouté est que l’homme est tenu d’appliquer cette qualité
« où qu’il se trouve dans le monde ».
Nous apprenons de cela effectivement une leçon
fracassante : la joie de la sortie d’Egypte est une joie multidimensionnelle.
Elle irradie le maître et l’esclave en ce qu’elle élève l’humanité à un nouveau
niveau. Non seulement niveau de liberté individuelle mais niveau de
responsabilité universelle. Le mouvement profond de la sortie d’Egypte consiste
à muter l’humanité du degré maître-esclave au degré de responsabilité de
l’homme pour l’homme. C’est une mutation qui a de quoi générer la joie.
Autre enseignement en marge du précédent et qui vient
enrichir notre lecture habituelle et littérale de l’ouverture du traîté
Kiddouchin du talmud : « la femme s’acquiert par trois voies, argent,
contrat ou acte sexuel » (« kessef shtar oubiyah »).
De nos yeux européens du 21ème siècle, nous nous
offusquons de ce texte plutôt qu’autre chose. Le monde primitif ne donnait
aucun statut à la femme. On l’achetait comme une marchandise, et il n’y avait
même pas besoin d’argent. Un regard plus approfondi et moins imbu de notre
modernisme permettrait d’accéder aux autres dimensions incluses dans cette
michna : la relation homme-femme doit être gérée par la société. Il faut
publier les bans. Il faut un contrat. En son absence, l’argent peut être mis
dans la balance comme preuve du sérieux de la démarche. Et surtout, ne pas se
leurrer et se persuader qu’un acte sexuel peut être gratuit et sans lendemain.
Acte sexuel, même quand il n'origine aucune naissance équivaut à engagement,
implique responsabilité, et est pris en compte par la société comme acte dont
la responsabilité de l’individu qui le commet ne saurait être dégagée nulle
part.
Que cette fête de Pessah' 5785 soit celle de la libération des esclaves dans le monde, des otages de Gaza, et de dépassement du niveau ethique actuel de notre société.