Qu'est-ce
qui pousse les anguilles à faire tout le trajet vers la mer des Sargasses pour
se reproduire ? Qu'est-ce qui pousse les saumons à remonter les fleuves
jusqu'aux montagnes ? Qu'est-ce qui pousse cette race de papillons éphémères à
poursuivre dès leur naissance le chemin entrepris par la génération précédente
sans avoir pu le mener au bout ? Qu'est-ce qui poussait Elkana, père de Shmuel
Hanavi à se rendre chaque année quoiqu'il arrive à Shilo, à une époque où la
population se dispensait de cela ?
Et
qu'est-ce qui m'a poussé ainsi vers Trieste, une ville à l'extrémité est de
l'Italie, devenue touristique il y a seulement dix ans ?
Pépé
n'a pas tellement raconté, n'a rien raconté à moi directement de ce passage
qu'il y fit en 1924, sur la route qui le menait de Varsovie à Haïfa. Je sais
par ce qui était connu dans la famille, qu'il était passé par la ville, y était
resté un petit temps, et utilisait le vendredi soir un petit tas de sable sur
lequel il se couchait après avoir mangé un repas trop copieux, pour caller son
ventre trop plein contre la masse résistante et dure du sable.
Récemment,
je découvris qu'il n'avait pas été seul à faire cette étape.
Trieste,
qui avait appartenu à l'empire austro-hongrois, était devenu italienne (sur une
base de population italienne au moins en partie) au démembrement de celui-ci,
et devenait en 1920 et pour environ dix ans "porte de Sion" pour les
juifs polonais de la seconde alyah, qui quittaient par son port une europe
natale mais hostile.
Les
juifs de Trieste étaient alors une grosse communauté. Une partie vivait au
ghetto, où étaient en activité quatre synagogues, certaines ashkénazes-italiennes,
certaines sepharades-du rite grec, pour les juifs de Corfoue étant venus
s'installer ici quelques dizaines d'années plus tôt. Le ghetto de Trieste est
très ancien et les conditions de vie y réstèrent précaires jusqu'à sa
fermeture. Il donnait directement sur la Place de la Bourse, et ne subsitent
plus aujourd'hui de l'endroit que le porche d'accès depuis cette place
dit "arco de la fortizzia", les rues extrèmement étroites, et
une auberge "du ghetto".
Les
juifs qui avaient réussi à s'élever économiquement et socialement ne vivaient
plus au ghetto. Installés en ville, et probablement engagés dans les activités
commerciales rendues possibles par la situation géographique de l'endroit
(Trieste est aujourd'hui le plus gros port de la Méditerranée), ils étaient
devenus une communauté si prospère qu'ils s'étaient fait construire déjà en
1912 une synagogue gigantesque, la deuxième d'Europe par la taille.
Les
juifs du ghetto n'appartenaient pas à cette communauté, et les juifs polonais
de passage ne daignaient pas fréquenter ce batiment aux airs de cathédrale,
pourvu de vitraux, et d'un orgue de surcroît.
Ils
étaient logés dans une petite rue escaladant la colline la plus ancienne de
Trieste sur laquelle se tiennent le chateau et la cathédrale, une rue très en
pente, ayant reçu de ce fait le nom de "via del monte".
Là, les
organisations sionistes avaient acheté quelques locaux dans lesquels ils
avaient installé un restaurant, une auberge, une synagogue, et quelques bureaux
depuis lesquels se menaient les démarches de l'émigration.
Les
juifs polonais restaient en général peu de jours à Trieste. Ils arrivaient par
le train, se rendaient via del monte, et quelques jours plus tard, embarquaient
vers la Palestine à bord du paquebot "Jerusalem" dont le capitaine,
Umberto Steindler, juif de Trieste passioné de navigation et devenude ce
fait capitaine au long cours, avait fait un lieu comme "israélien
avant l'heure" : pourvu "au naturel" d'une synagogue et d'une
cuisine cachère.
Pépé
resta six mois à Trieste et la raison ne m'en est pas connue. Peut-être dût-il
attendre tout ce temps pour obtenir non seulement un visa pour lui-même, mais
aussi pour que mémé puisse le rejoindre ? Je sais qu'elle ne passa pas par
Trieste mais par Odessa, et le rejoignit bel et bien à Tel Aviv, où ils se
marièrent en 1925, mais je ne sais pas pourquoi elle ne passa pas par Trieste,
ni si ce détail est à l'origine de la prolongation du séjour à Trieste.
Pépé,
né d'une famille de hassidim, était devenu orphelin très tôt et il n'avait
apparemment plus de lien avec la pratique des mitzvot quand lui et mémé se
rencontrèrent à Varsovie et conçurent le projet de créer en Palestine leur vie
commune et leur foyer.
Le
séjour à Trieste le transforma, au moins en apparence : il monta sur le bateau
déjà non plus laïque, déjà en décalage avec ce qu'il avait été au moment
de sa rencontre avec mémé.
Qui
avait opéré en lui ce changement ? Quelle atmosphère ? Quel monde juif ? Quelle
personnalité ? Peut-être d'autres desendants savent une réponse à ces
questions.
Elles
sont à l'origine de mon voyage à Trieste.
Je
savais que je ne trouverais sur place aucun indice concret.
Je
ne suis allé qu'humer l'ambiance. Me mouvoir dans la ville, dans ses parties
religieuses, dans ses quartiers commerçants, le long de la jetée, sur la
colline du chateau de San Giusto,
sur la falaise, en bout de trajectoire du
tramway funiculaire qui relie la ville à Opicina. Je cherchais le climat. Moi, qui déteste le vent, ésperais expérimenter cette "bora", le vent
local à cause duquel des barres en métal sont installées le long des murs afin
de s'y aggriper les jours où il souffle.
Nous
avons passé la fin de Souccot en compagnie de la seule communauté qui subsiste
aujourd'hui, après que les nazis aient exterminé les quelques 9/10 de la
population juive.
A
l'instar du mouvement qui avait motivé mon voyage en Pologne, je ne suis pas
allé sur le site du camp d'extermination, au sud de la ville, le seul qui ait
été installé en Italie, et je ne suis pas non plus allé me promener dans le
cimetière juif. Je n'étais pas en voyage de pélérinage, ni en quête de tombes
et de témoignages d'un passé disparu, j'étais en recherche de ce qu'avait été
là-bas la vie de mon grand-père, la vie de ceux qu'il a cotoyés le temps d'une
demi-annėe.
La
communauté nous a accueilli d'une façon qui s'est progressivement faite de plus
en plus chaleureuse. Nous avons pu, au cours du repas communautaire dans la
soucca le vendredi soir principalement, échanger, converser avec le hazan, le
rabbin, le shamash, le directeur du musée juif installé aujourd'hui via del
monte, et le petit-fils du capitaine du paquebot Jerusalem.
Nous
les avons accompagné dans une partie de leurs activités (les laissant sans
nous, étudier - en italien - le soir de Hochaana rabbah, et fêter Simkhat Torah
le jour où la fête était déjà terminée pour nous autres israéliens) et ils nous
ont joint, aux prières, au kiddouch, m'ont donné la lecture de la haftarah :
"maintenant tu as bouclé la boucle, m'a ensuite dit le rabbin, tu as lu la
haftarah à l'endroit où ton grand-père était passé il y a 90 ans", nous
ont fourni les repas du vendredi soir et du soir de la fête - repas que nous
allâmes prendre au Bet Avot, encore en activité, et où nous cueillîmes au
passage un kaki, qui paraissait déjà à point, mais qui daigna mûrir et devenir
comestible cinq jours plus tard. Les kakis européens doivent être consommés
mous, voire très mous, si on ne veut pas souffrir de leur âpreté. Le nôtre
était resté encore un peu âpre quand nous le mangeâmes, le samedi suivant à
Venise, en déssert de notre repas de midi.
Nous
avons arpenté Trieste, nous avons, pour nous rendre à notre appartement via
Capitolina, dans le prolongement de la via del monte, sur les flancs de la
colline de San Giusto où se tient le "parco della rimembrenza", escaladé les
"scale dei giganti", et les moins hauts "scale dei
benedicti".
Nous
avons exploré la place Goldoni, la via Carducci, la via Battisti, la piazza
dell'unita d'Italia, le port. Nous avons monté les 145 marches qui mènent au
sommet de la "lanterna", le vieux phare aujourd'hui inusité, et nous
avons assisté au soleil couchant au départ d'un de ces gigantesques paquebots
de croisère qui peuvent accoster à Trieste depuis l'aménagement du port à cette
intention il y a seulement quatre ou cinq ans.
Nous
avons bu un café au café San Marco que fréquentaient James Joyce, Italo Slavo
et Umberto Saba, nous avons bu le café Illy, produit de Trieste et à leurs yeux
le meilleur de l'Italie si ce n'est du monde (et il est possible qu'ils n'aient
pas tort),
nous avons mangé une gelata dans le square Attilio Hortis, observé
les ruines romaines de l'amphithéatre, via del teatro romano, nous avons marché
le long du grand canal, sur la place de la Bourse, dans les petites et étroites
ruelles de l'ancien ghetto, nous avons fait quelques courses au marché couvert,
en n'oubliant pas de boire au passage un espresso au comptoir, et nous avons
admiré les façades début vingtième siècle, la bibliothèque municipale créée
puis dirigée par Hortis,
et nous avons visité le musée Sartorio.
Nous
avons fait tous ces trajets tandis que je me demandais ce que pépé avait vu et
vécu de tout cela. Combien de fois était-il allé au port ? Le long des grandes
avenues ? Combien de fois s'était-il appuyé les marches et les montées de cette
ville aux raides collines ? Combien de fois sa bourse lui avait-elle permis de
goûter le café italien ?
Nul
doute qu'il ne vit la même ville que nous qu'à explorer le sujet à très basse
résolution. Je suis né dans un Paris non encore ravalé et où la beauté était
enfouie sous la crasse, et il est visible combien Trieste doit une partie de sa
beauté au ravalement progressif de ses façades...mais peut-être en 1924 la
pollution n'avait-elle pas encore tout noirci ? Combien pépé, alors jeune homme
de 22 ans préoccupé essentiellement de sa survie économique immédiate, de son
projet sioniste, et de la consécration de son couple, était-il sensible à
l'architecture ? Qui savait à l'époque que James Joyce qui avait juste achevé
la rédaction d'"Ulysse" avait vécu quelques vingt ans à Trieste?
Qui
connaissait déjà Umberto Saba, né vingt ans plus tôt dans le ghetto, et dont la
nourrice habitait la même via del monte ? Connut-il l'existence d'Italo Svevo,
écrivain alors déjà traduit en plusieurs langues, juif de la Trieste
austro-hongroise, et qui devait s'éteindre à peine quatre ans plus tard ?
Nul
doute que pépé ne put découvrir en six mois ce qui s'est offert en cinq jours à
nos yeux de touristes bien pourvus économiquement et disposant de tout le temps
nė essaire pour cette exploration. Nul doute, partant, que nous ne vîmes pas,
lui et moi, la même ville.
On
ne saurait revivre la vie de ses ancêtres.
Peut-être
ce voyage nous aura-t-il juste un peu plus affichés au chapitre décrit dans la
massekhet Avot De rabbi Nathan :" comparés aux anciens qui étaient des
géants, nous sommes des nains, du fait de la détérioration progressive de
l'humanité. Mais, si nous savons profiter de leur expérience, nous devenons des
nains juchés sur les épaules des géants, ce qui nous permet, malgré la
détérioration, de voir plus loin qu'eux.
Ce
voyage a été agréablement soutenu par tout notre environnement, par des copains
qui choisirent de s'associer au projet, par notre famille qui nous convainquit
de ne pas l'annuler malgré des circonstances un peu défavorables. Qu'ils soient tous remerciés.
Un vrai regal a lire ...DL
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerMerci beaucoup de ce partage...
RépondreSupprimerJean Charles