Esti - de qui le prénom est justement trouvé - est différente. C’est ainsi qu’elle s’annonce en tout premier lieu lors de la (seule) rencontre qu’elle a avec son futur mari.
Le film - en quatre épisodes..on ne fait plus aujourd’hui que des séries - montre très rapidement qu’il ne s’agit pas uniquement de sa personnalité mais aussi de sa définition démographique.
Esti est orpheline de l’avis de sa belle-mère, qui est le porte-parole de la société environnante, alors qu’elle est tout autre chose, qui vise à expliquer sa différence. J’y reviendrai.
Et le film montre avec acuité et sans faire de réductions cette société au sujet de laquelle je demeure tellement interloqué, malgré - ou du fait ? - de mon immersion en son sein depuis plusieurs années..
L’histoire se déroule dans la communauté hassidique « satmer » de New York, laquelle est en phase avec les satmer de Jerusalem, Bné Brak, Bet Shemesh, Anvers, Londres ou ailleurs, et ils constituent la composante générique du noyau extrème des ultraorthodoxes du monde juif.
Ils sont extrémistes par idéologie, dans leurs pratiques des mitzvot, ou de ce à quoi ils étendent les mitzvot, dans leur antisionisme, dans leur anti modernisme, dans leur différence de principe d’avec tout ce qu’est le monde moderne. En Israël, seul pays au monde à leur concéder cela, ils n’étudient rien de la science profane, au dela des quatre opérations arithmétiques, ils sont hassidiques et de ce fait ne font pas autre chose que ce que leur rav leur dit, depuis l’examen et l’achat des denrées alimentaires, jusqu’à la fréquence des relations sexuelles dans le couple, en passant par toute décision de la vie, et ils ne travaillent en général pas, par souci d’affiliation totale à la Torah.
C’est une société qui idéalise l’extrémisme, et c’est en cela qu’ils sont représentatifs du monde ultraorthodoxe, même s’ils en sont la frange la plus extrème, car le monde ultraorthodoxe se définit par cette idéalisation ainsi que par l’affiliation aux décisions rabbiniques. Ceux du film sont ceux qui poussent cela à son extrème.
C’est une société paradoxale parce qu’au chapitre interpersonnelle, elle est à la fois éminemment antipathique, et ostracisante et malveillante, tout en idéalisant le comportement d’autrui, y compris le prochain, ce qui fait de cette societé malveillante et puritaine et cancanière et grenouille de bénitier en méme temps une société altruiste et essentiellement préoccupée du bien être d’autrui, avec de nombreux ingrédients de bienveillance interpersonnelle. Mais avec la conviction de base que bien-être n’équivaut pas à ressenti personnel de bien-être (ce qui est jugé non seulement négligeable mais aussi et surtout superflu et nocif), mais à mode de vie uniquement dicté par le respect des lois et le service divin.
On élève ainsi Esti comme une orpheline - alors que sa mère a été rejetée par la communauté à cause de son comportement frondeur - en lui expliquant mensongèrement qu’elle est comme orpheline puisque sa mère l’a abandonnée - pour son bien ! Esti du point de vue des autorités rabbiniques de la communauté, et partant du point de vue de tous les membres de la communauté, sera mieux, aura une meilleure vie en étant élevée ainsi, que si on avait laissé sa mère continuer à l’influencer. Sa belle-mère a ainsi toutes les caractéristiques de la marâtre mais on voit bien comment ce ne sont pas de ses traits de caractère qu’il s’agit mais de son affiliation socioculturelle, elle aurait autant les dispositions d’être une bonne mère bienveillante. Elle est typique de la femme ultraorthodoxe standard, qui est vertueuse, et de ce fait, ne lève les yeux vers personne, et surtout aucun homme, et ne se laisserait pas aller à cotoyer ni faire un sourire à quelconque individu masculin.
Esti porte comme en elle la révolte non-dite contre ce message qu’on lui fait porter comme un fardeau et elle ne découvre son contenu qu’au cours du film.
Son mari, Yanki, est exactement typique de cette communauté alors qu’on serait tenté de le voir comme une caricature. Au chapitre relationnel dans le couple il ne comprend rien. Mais il n’est qu’en affiliation aux règles qui lui ont été inculquées. A Satmer, comme d’ailleurs à Gur (qui est la communauté hassidique la plus nombreuse, moins hostile que Satmer au monde moderne et au monde sioniste mais sans pourtant leur accorder du crédit) on ne dialogue pas homme et femme. La femme n’a pas le droit d’appeler son mari par son prénom, et quand lui parle d’elle il ne doit pas dire son nom mais « elle ». Ce n’est pas une coutume mais une doctrine. Il n’a aucune notion de ce que peuvent être des préliminaires à une relation sexuelle, et cela ne le caractérise pas personnellement mais fait uniquement de lui un satmer discipliné. Il n’a pas non plus - bien évidemment - la moindre notion génitalo anatomique. Il est celui qui demande le divorce au cours du film, non parce qu’il ne s’entend pas avec Esti, non parce qu’ils n’arrivent pas à « réussir » leur intimitè, non plus parce qu’il voudrait des enfants en tant qu’envie personnelle, mais parce qu’il ne mettent pas d’enfant au monde, et que cela ne lui permet pas de s’acquiter de son devoir religieux.
Esti s’enfuit donc et ce n’est que dans la suite du film que le spectateur comprend qu’elle s’enfuit en fait chez sa mère.
Le rav mande pour la ramener non quelqu’un en qui il a toute confiance, mais quelqu’un qui connait déjà le monde non-juif, à cause de ses propres débordements adolescents. Il est présenté comme "individu bénéficiant de la confiance du rav, parce qu’il a fait techouva", mais il est clair qu’il est choisi non du fait de la confiance, mais du fait qu’il a déjà été corrompu, et la communauté n’a ainsi pas besoin de mouiller un pur, et de risquer qu’il ne se perde. Moïchi est qualifié dans le film de générique. Chaque petit groupe de la communauté a son Moïchi, celui qui est allé regarder ailleurs, qui est revenu et qui donc apparaît vêtu selon les règles, mais tout en connaissant tous les aspects (y compris les glauques) du monde non toranique. Le film montre à travers lui ( et donc justifie implicitement les sources du comportement sociologique satmer) combien un individu qui a goûté aux plaisirs du grand monde n’en guerit véritablement jamais, même quand il annonce qu’il est « revenu ». Le Moïchi générique est la justification construite en personnage de tout le mode de vie de retrait de la communauté ultraorthodoxe.
Moïchi tente d’ "aider" Esti à se reprendre, et il utilise pour cela la fibre émotionelle. Il utilise la shoah, l’antisémitisme qui guette tout individu qui s’éloignerait de son judaïsme. Ici aussi, ceci ne décrit Moïchi en rien. Il est uniquement conforme à l’idéologie en vigueur dans son monde, idéologie pseudo post traumatique, d’une crainte entretenue et manipulée à des fins « éducatives ».
Le seul aspect que le film n’aborde pas est celui d’une hypothèse précisement post-traumatique d'abus sexuel chez Esti. Le film, donc éminemment freudien, ne présente que sa fronde, qu'elle impute au traumatisme non verbalisé de l’éloignement de sa mère, mais ne laisse rien imaginer de traumatique à l’origine de son incapacité à réussir l’intimité conjugale avec son mari. Comme si l’éducation - ou l’ignorance - judéochrétienne poussée à l’extrême pouvait à elle seule générer le vaginisme ou la douleur lors des relations. Ferenczi a été rejeté du monde psychanalytique par Freud quand il a tenté de suggérer que les abus sexuels lors de l’enfance sont la véritable origine de ces dysfonctionnements, et alors que l’ensemble du monde professionnel suit aujourd’hui Ferenczi, les réalisateurs de ce film sont restés fidéles au père fondateur.
C’est un film fondé sur un récit autobiographique dont je suggérerais de dire que son auteure a choisi de ne pas tout raconter. Elle seule sait, et avec elle nombreuses femmes, si je me trompe ou non.
Certains expriment l’opinion (l’espoir?) que l’épidémie de corona va générer un changement dans le monde ultraorthodoxe : nul n’ignore qu’ils sont ceux qui auront été les plus victimes et les plus propagateurs de cette maladie, en Israël, mais aussi aux USA, et même ailleurs dans le monde, même si uniquement dans de differentes proportions, dans la seule comparaison à l'intérieur du monde juif. Et ils auront avant tout été victimes de leur idéologie : ce sont les avis rabbiniques et la propension à l’extrémisme qui sont à l’origine de leur place de choix dans la population atteinte. Cela rejaillira-t-il sociologiquement et les aidera-t-il à se sortir de l’ornière de laquelle ils sont prisonniers ? Yamim yaguidou dit-on en hébreu, « les jours nous le diront ».
Mais je ne croirais pas si
facilement que cela en un tel changement. Ce phénomène ultraorthodoxe existe
précisément du fait de la méfiance humaine vis-à-vis du changement. Les
ultraorthodoxes n'auraient qu'à ouvrir les yeux pour trouver d'excellentes
raisons à un judaïsme plus progressiste. Ils ne font pour certains d'entre eux
aucun choix, probablement par frilosité intellectuelle, mais pour beaucoup
d'entre eux, ils font le choix de rester – quand ce n'est pas de devenir – tels,
puis se tiennent à leurs choix, et non uniquement par soumission sociologique.
La voie juive la plus
difficile est décidément celle du monde "modern orthodox", de la
recherche de l'harmonie entre attachement ( y compris contraignant) aux richesses de ce bagage (et dont l'immense
bibliothèque est le principal signe ), et immersion dans le monde moderne.
Aux yeux du monde
ultraorthodoxe, cette catégorie n'existe pas autrement que comme sous-catégorie
de ce qui est unorthodox, le nom du film en anglais.
peut-être est-ce plus explicite dans son livre ?
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