La massekhet avoda zara ne traite pas tant du
culte idolâtre lui-même que de la relation qu’il convient ou non d’entretenir
avec les peuples parmi lesquels vit le peuple juif, et qui sont considérés a
priori comme idolâtres, ainsi que de la manière dont les ressortissants de ces
peuples nous voient, ou en d’autres termes la massekhet traite de ce qui
pourrait provoquer ou encourager l’assimilation d’une part, l’antisémitisme
d’autre part.
Mais la première question qui se pose est celle de
l’actualité de cette préoccupation. S’il est clair que l’assimilation et
l’antisémitisme demeurent hautement d’actualité, l’idolâtrie existe-t-elle
encore aujourd’hui ? Et si la réponse était positive, existe-t-elle dans les
contrées dans lesquelles vivent les juifs, ou en d’autres termes qu’est-ce que
l’idolâtrie ? les chrétiens sont-ils à être considérés comme idolâtres ? Et
partant quelle peut ou ne peut être la relation juifs-chrétiens, jusqu’à quelle
mesure peuvent-ils se côtoyer ? Que peuvent manger chez les chrétiens les juifs
qui sont tellement limités par la Torah dans ce qu’ils ont ou non le droit de
consommer ?
Et la guemara de traiter en fait principalement
des règles relatives au vin et à la cacherout des ustensiles avec lesquels est
préparée puis entreposée la nourriture. Va-t-on acheter chez les gentils, leur
vendre, utiliser leurs services ?
La paracha Chemini qu’on lisait shabbat dernier
dans les synagogues pourrait un peu être vue comme celle de laquelle découle la
massekhet. Elle détaille en effet les lois de cacherout (en particulier ce qui
rend les animaux propres ou impropres à la consommation autorisée par la
Torah), et elle examine en détail l’épisode des deux fils de Aaron, Nadav et
Avihou, qui meurent foudroyés par le feu divin pour avoir « offert un sacrifice
qui ne leur avait pas été demandé », ou comme le dit le texte « ech zara »,
comme dans « avoda zara » que l’on traduit par idolâtrie, culte étranger. Et
les commentateurs de s’interroger sur la raison de cette mort violente, sur la
nature de leur faute, et donc sur la nature de l’idolâtrie.
Certains voient la faute dans leur élan,
enracinant peut-être l’idolâtrie dans l’enthousiasme religieux (c’est
clairement une des raisons majeures du judaïsme lithuanien de considérer le
hassidisme avec la plus grande circonspection, pour ne pas dire
désapprobation), d’autres disent que les deux fils étaient ivres.
Et voici donc le vin. Ce vin qu’il est tant
interdit aux juifs de consommer avec les non-juifs, et au sujet duquel la
massekhet avoda zara consacre tant de pages.
Il n’est pas uniquement interdit de le boire, sa
préparation doit se faire par des juifs uniquement et que se passe-t-il si un
idolâtre participe, touche, achète, transporte du vin juif ? Que se passe-t-il
si du vin est entreposé parmi le vin des idolâtres ?
Les règles sont examinées dans le traité, comme à
l’accoutumée dans le talmud à partir de la jurisprudence, à travers l’examen de
cas qui se sont produits ou qui peuvent se produire, et dans la mesure où les
principaux commentateurs de la guemara sont des rabbins du moyen âge ayant vécu
en France, et donc dans le monde chrétien, la question du regard sur ce monde
intervient en filigrane à travers les commentaires, mais les avis ne sont que
très peu exprimés ouvertement. Il apparaît donc que les chrétiens ne sont pas
considérés par Rachi comme idolâtres, tandis que bon nombre de tossefot
semblent de l’avis contraire.
Et de nouveau, ressurgit la question « qu’est-ce
qu’être idolâtre ? ».
Un semblant de piste peut apparaître d’une description
d’attitude idolâtre qui revient souvent, et y compris de façon incongrue : « un
idolâtre mis en présence de vin n’aurait rien de plus pressé que de l’utiliser
de façon idolâtre »..?? Puisqu’il existe selon le traité deux sortes de vin,
celui qui est simplement destiné à être bu et celui destiné au culte idolâtre
(ce qui évoque tout de suite aux oreilles du juif ayant évolué en milieu
chrétien le vin de messe, vin de culte non-juif par excellence) la phrase sur
l’empressement de l’idolâtre à consacrer le vin demeure obscure. De quoi
s’agit-il ? De quel culte ? Parle-t-on ici du vin de messe ?
Mais décidément, il ne semble pas que le
christianisme soit dans le viseur du talmud, si ce n’est dans ce de quoi il
pourrait être la dérivation.
L’histoire sur laquelle se termine la guemara
pourrait donner quelques réponses aux questions ici posées.
Est raconté en pages 76, dans les toutes dernières
lignes du traité, comment deux personnages un peu inconnus, non des rabbins,
ont été invités par le roi de Perse. Situation pour le moins irréelle (quels
juifs sont conviés à la table du roi ?). Leur est servi un ethrog (on continue
dans l’irréel, où consomme-t-on de l’ethrog de façon brute ?), et voici que le
roi se sert en premier puis coupe une tranche de l’ethrog et le donne à un des
deux convives, tandis qu’avant de couper une deuxième tranche et de la donner
au second convive, il cachérise son couteau en l’enfonçant dix fois dans la
terre (c’est le dernier sujet abordé par la guemara, celui de la cachérisation
des couteaux). On semble s’enfoncer dans l’irréel. Non seulement le roi coupe
lui-même l’ethrog et sert lui-même ses invités, mais le repas a lieu dans un
endroit où il y a de la terre, ils seraient assis par terre, façon scoute, chez
le roi de Perse ? ? ).
Le premier convive exprime sa vexation (et sa
familiarité à l’égard du roi avec lequel il se dispute, sans égard pour la
couronne participe à l’irréel de la situation) et demande : « quoi ? Suis-je
moins juif que le deuxième convive vis à vis duquel le roi manifeste plus
d’égards de cacherout ? »
Et le roi de répondre comme par une pique énigmatique
: « souviens-toi de ta conduite de la nuit dernière ! » et Rachi d’expliquer
que la coutume à la cour des rois de Perse était d’envoyer aux convives une
courtisane avec laquelle passer la nuit précédant le repas auxquels ils étaient
invités. Alors que le premier convive avait accueilli la visiteuse avec
entrain, le second l’avait repoussée.
Les grecs, et à l’époque du roi mentionné (Shapour
premier) l’influence grecque a gagné la Perse, réservaient une place
particulière à Dionysos, dieu de la vigne. Il était considéré comme fils de
Zeus et de la déesse de la terre (donc situé intrinsèquement à l’interface du
ciel et de la terre), comme étant né deux fois (la deuxième fois « de la cuisse
de Jupiter » dit-on couramment en français...Dionysos des grecs - dont le « dio
» est « deux en référence à cette double naissance, né deux fois - est Bacchus
des romains), et le culte qui lui était rendu était « le vin et les femmes ».
Il apparaîtrait à la lumière de cette anecdote -
vraisemblablement - fabriquée quelle est la véritable crainte : être conduit
par les pulsions humaines les plus vives à s’associer à ce qui définit le monde
et la place de l’homme dans le monde de façon opposée au docte juif.
Être juif depuis Avraham - et non depuis Noé qui,
à sa descente de l’arche, plante...une vigne et s’enivre - consiste à voir le
monde comme ayant été créé par un Dieu unique, et la façon de lui rendre un
culte est aux antipodes des instincts et des pulsions humains, ce dont
Dionysos, ou Bacchus, ou selon certains un autre personnage - connu pour le
moins - lui aussi fils de Dieu et d’une humaine, lui aussi né deux fois, lui
aussi auquel le culte rendu implique le vin, ce dont ces « dieux » sont les
anti paradigmes. Le culte à Dionysos étant le culte orphique par excellence,
culte dans le cadre d’une vision du monde ouvertement concurrente à la vision
juive : un monde non créé mais dans lequel les choses reviennent éternellement
sur elles-mêmes, monde perverti dans lequel la dépravation est hissée au rang
de moralité.
Le vin apparaît ici comme l’accessit au
dévergondage et à la décadence.
Ce vin que l’on ne consomme pas dans la tradition
juive sans avoir dit « attention ! » (« savré » en araméen), ce vin à cause
duquel on nous met en garde au séder de Pessah’ : « on ne termine pas ce repas
de fête, de culte, en afikomane (orgie) ».
Et donc, apparaîtrait bien ici que l’idolâtrie
dont notre traité est le sujet, l’idolâtrie qu’il faut éviter à tout prix, est
tout culte qui se placerait en opposition à la doctrine monothéiste juive. On
craint les actes et les réunions par lesquels et dans lesquelles les juifs sont
amenés à se dénaturer.
Et apparaît surtout dans la paracha chemini, et
dans la haftara que l’on lit le même jour combien il s’agit d’une idolâtrie
comme culte avec lequel la frontière est fragile.
On peut glisser vers elle sans s’en apercevoir
(comme Nadav et Avihou peut-être), le vin du culte étranger est le même que le
vin cachère. C’est l’intention qui est différente.
Etre juif impose de se préserver de tels
glissements, tant au niveau individuel intérieur, au niveau de notre
comportement, qu’au niveau de la façon dont notre comportement à ces égards
(consommation de vin et moralité) sera vu, et interprété.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire