Derrière ce qui semble ne paraître aux principaux
commentateurs politiques que jeux de scènes et d’intérêt, ne se
dissimuleraient-ils pas de bien plus profonds enjeux ?
En ce janvier 2021, tandis que la science et le
covid paraissent aveuglément engagés dans un interminable bras de fer, Israël
est aux prises avec une situation sociale aussi effarante qu’aberrante : les
harédim connus pour leur discipline communautaire, pour leur attachement
thoraïque à la suprématie de la vie humaine sont tout à la fois la frange la
plus touchée par le virus et la plus indisciplinée vis à vis des consignes de
protection.
On voit très peu de gens masqués dans les rues de
méa shéarim, on les voit s’agglutiner au moindre enterrement, au repas de tel
maître, et surtout on assiste à de violents affrontements avec les forces de
l’ordre.
Les commentateurs pointent les enjeux politiques
du doigt et décrivent deux paramètres. Netanyahou est en campagne électorale et
il fermera les yeux à toutes les infractions pourvu que les partis
ultraorthodoxes le soutiennent et lui donnent cette majorité si de plus en plus
fragile au fur et à mesure de ses années au pouvoir, d’un côté.
Les partis ultraorthodoxes n’ont aucune idéologie
politique autre que le porte monnaie et ils ne donnent ou retirent leurs voix
qu’à l’aune des budgets qu’ils éspèrent obtenir, de l’autre côté.
Il est certain que ces enjeux ne sont pas minimes,
mais ils me paraissent être insuffisants à expliquer le paradoxe actuel.
Il y a ici pléthore de contradictions dans ce que
peut voir le plus myope des observateurs. Ils ne se protègent pas d’un danger
qui n’est hypothétique qu’aux yeux des aveugles, ils enterrent plus de morts
que toutes les autres franges réunies, et surtout personne chez eux ne semble
mener les violences, comme si elles se déclenchaient toutes seules.
Mieux, tout chef spirituel ou politique interviewé
aura à coeur de se défendre : “ ce ne sont pas nos ouailles”, “tout le monde
chez nous fait très très attention, respecte la loi”...
Et le choeur de poursuivre : “ ils sont aveuglés.
Ils ont eu la même attitude pendant la shoah qu’ils ont été les derniers à voir
venir et à fuir”..
Alors quoi ? Qui ?
Il me semble que la comparaison avec la shoah est
à sa place mais un peu inexactement vue.
Autant pendant la shoah que face au corona, ce qui
meut les rabbins (cette communauté suit ses maîtres, on ne prend pas
d’initiative politique ou sociale quand on est ultraorthodoxe. Si on est en
désaccord, il faut avant tout que cela ne se voie pas) est bel et bien la préservation...mais
la préservation des individus de façon secondaire uniquement.
Passe devant la préoccupation historique. L’enjeu
primordial est la survie du judaïsme face aux tumultes de l’histoire.
Et les ennemis que sont les nazis ou le corona
sont considérés moins dangereux que le sécularisme.
Le regard ultraorthodoxe sur le monde moderne et
laïque est éminemment méfiant si ce n’est condamnatoire.
Internet, les smartphones et la télévision sont
les pires dangers parce qu’ils tourneront et perdront toutes les jeunes têtes
dont les yeux auront été happés par ce qu’il y a à y voir.
A y voir (impureté par absence de pudeur) et à y
découvrir.
Aux yeux des chefs de file les plus
obscurantistes, wikipédia est ainsi potentiellement plus nocive que les sites
pornographiques. Les derniers excitent mais la première bouscule. Les derniers
font perdre la tête mais la première trouble l’esprit.
Les ultraorthodoxes sont obnubilés d’un vécu assez
bien mis en scène dans ce mythe du petit garçon hollandais qui voit une fissure
dans la digue et une brèche par laquelle coulent quelques gouttes d’eau. Il
enfonce son doigt dans la brèche, et l’y maintient, comprenant que si l’eau
continue à passer, la digue cèdera bientôt et submergera toute la partie de son
pays gagnée sur la mer.
Et donc, il tient. Acte héroïque s’il en fut. Mais
tout autant acte de panique et de paralysie. Il ne peut que rester immobile à
tenir, il ne peut pas voir ce qui se passe autour de lui, tant il doit se
crisper et ne pas lâcher.
Aux yeux des ultraorthodoxes, le monde ne tient
que par la Torah. Qu’elle soit oubliée et le monde sera inondé, ou disparaîtra.
Et la Torah ne subsiste que si on l’étudie. L’idéologie ultraorthodoxe
israélienne ne se borne pas à éduquer les enfants à devenir des adultes qui
concilieront vie professionnelle et étude de la Torah, ils aspirent, et en fin
de compte exigent de ne faire qu’étudier la Torah, et de recevoir pour cela un
salaire. C’est la seule activité licite du monde ultraorthodoxe israélien. Ceux
qui font autre chose sont “second choix”.
Le petit garçon hollandais du mythe ne pense
semble-t-il pas à appeler au secours, à se faire aider. Il tient la digue et
c’est l’essence de sa vie.
Les ultraorthodoxes sont plus que sceptiques de
l’usage fait de la Torah par tous ces modernes, qui leur rappellent deux mille
ans de vie des juifs dans le monde catholique, lui-même issu d’un modernisme de
la Torah. Un modernisme qui a évolué non seulement en tout autre chose, mais en
pogroms, jusqu’à la shoah.
Ils se sont mis des œillères parce que les
déviations proviennent des yeux. Ils ne regardent pas autour d’eux, comme
Tartuffe...puisqu’ils utilisent largement et bénéficient de tout le modernisme,
et de toutes les infrastructures de ce pays qu’ils dénigrent tant...puisqu’il
est si loin de l’image idéale - la seule envisageable - de ce que doit être la
terre d’Israël du retour de l’exil.
Ils sont prêts - de façon pathétique - à commettre
des actes désespérés s’ils ne peuvent plus étudier cette Torah, seule raison de
leur existence.
Et la plupart d’entre eux sont cent pour cent
sincères. Sont acquis à la cause du “torato oumanouto” (son activité est la
Torah, aboutie au vingtième siècle en position exclusive : “il n’est d’activité
licite que la Torah”), et ceci malgré un appauvrissement lamentable de cette
même torah : le monde ultraorthodoxe n’est pas représenté aujourd’hui par un
Soloveitchik, un gaon de Vilna, un rabbi Hayïm de Volojyn, un rabbi de Kotzk ou
un Hazon ich. Il est représenté par des individus qui reçoivent de façon
éminemment respectueuse de pompeux et élogieux titres sans que parvienne à nos
oreilles le moindre écho de quoi que ce soit, de quelque enseignement, de
quelque vision du monde qui justifie de tels superlatifs. Et les lumières qui
éclairent le monde juif d’aujourd’hui, le rav Zachs, le rav Steinzaltz, ou
autre penseurs et figures contemporains ne méritent aux yeux de la population
ultraorthodoxe que mépris, ou dans le meilleur des cas indifférence.
Ces personnages ont le défaut principal d’être ....instruits.
Cette exigence de placer la Torah en position d’exclusivité a pour résultat
d’imposer de ne pas perdre son temps à étudier autre chose...ce qui aboutit à
une ignorance très étendue.
C’est en fin de compte le pire. Ils condamnent
leurs ouailles à la plus grande ignorance qui soit....dissimulée sous un vernis
d’étude ininterrompue. Une étude qui n’est trop souvent que répétition
interminable des textes, dans le cadre d’un système scolaire qui fonctionne
sans formation et sans inspection, c’est à dire sans tentative de réguler
l’approche et l’approfondissement (il y a ainsi quelques maîtres qui sauront
approfondir mais il ne s’agit vraisemblablement que de la minorité). Et ils
justifient le refus d’étudier quoi que ce soit de laïque par l’importance
allouée à la Torah supposée “incluant tous les savoirs”.
Une des conséquences afférentes est le manque
total de conscience politique. Un manque provenant du refus d’étudier le sujet,
associé au refus de fonder une société en Israël tant que le messie ne sera pas
venu, associé à deux mille ans de vie juive en général en marge de la société,
une société qui ne leur donnait pas de droits citoyens.
Une autre conséquence est l’ignorance dans le
domaine scientifique, aussi jugé idéologiquement problématique si ce n’est
dangereux, tant la science s’étant positionnée en concurrence de la religion
dans la civilisation occidentale.
Il y a aussi bien entendu une ignorance littéraire
et artistique à peu près totale, mais qui est moins problématique que
l’ignorance politique et l’ignorance scientifique. Si la première n’a que la
conséquence de produire un public ignorant, les deux autres mettent le public
ultraorthodoxe en situation paradoxale...et parasitaire. Ils utilisent, et
consomment et profitent de ce qu’ils dénigrent ouvertement.
Ce que les dirigeants de cette société semblent ou
sont incapables de prendre en compte - et peut-être de voir - c’est que la
démographie fait de ce monde une société. Si il peut être justifiable au niveau
individuel de se consacrer à la Torah, si il peut tout autant être un vœu
licite de parents de voir leur enfant emprunter une telle voie, le système ne
peut être celui d’une société entière à moins d’en faire - ce qui est le cas
actuellement en Israël - un groupe qui vit aux crochets du système.
Il s’agit d’une société empêtrée dans un vécu
subjectif et presque psychotique de péril imaginaire. Il s’agit d’une société
qui est loin d’être monolithique mais que ce thème de complexe du petit garçon
hollandais réunit réellement. Il s’agit d’une société qui commet dans la
situation actuelle une sorte de suicide passif. Il faut leur souhaiter et
souhaiter au judaïsme si ce n’est au monde que la catastrophe qui les frappe en
ce moment soit le moteur de leur éveil.
Très bien la parabole hollandaise et très bien ton texte.Quand tu parles de suicide passif il y a aussi une mise en danger de la vie d autrui très active, elle, pour tout le reste de la société israélienne. Mais il y a aussi des Haredim qui ont compris et accepté les impératifs sanitaires...on ne peut pas leur demander de convaincre les Ultras? Tu penses qu ils seront rejetés comme illégitimes ?
RépondreSupprimermerci du copmmentaire. Je crains que les éclairés ne soient entendus qu'en privé..la thèse officielle reste - pour le moment - inchangée.
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