Lecture interprétative personnelle du sefer bamidbar, des pirké avot, et appel ouvert à réflexion.
Les pirké avot ouvrent leur dernier chapitre par
le texte bien connu : « le monde a été créé par dix paroles. Pourquoi y
a-t-il eu besoin de dix paroles ? Pour désarmer les détracteurs et pour
créditer les sages. » Traduction libre.
Par ailleurs, un thème dominant du sefer
bamidbar est celui de la parole.
Je vais exposer les différents axes d’apparition
de ce thème et tenter de les analyser entre autres au regard de cette michna.
Le thème de la parole intervient pour :
la nomination et l’énumération. Sont nommés les
chefs des tribus, les princes, les explorateurs, sont énumérés à trois reprises
les enfants d’Israël.
Les voeux, dans nasso et dans matot.
La suspicion de se faire tromper et la
dénonciation en présence du cohen (sotah)
La parole surgit entre les chérubins et en
présence de Moshé.
Aaron et Myriam médisent de Moshé.
Moshé prie, pour la santé de sa sœur,
Le peuple exprime son mécontentement, à plusieurs
reprises,
Les cohanim bénissent le peuple.
Les explorateurs calomnient le pays.
Moshé frappe le rocher alors qu’il devait lui
parler.
Moshé négocie avec diverses peuplades
Cantique du puits, et poème des épisodes de
tribulations d’Israël
Bileam tente de maudire Israël et le bénit.
L’ânesse parle.
J’aurais aimé que cette énumération soit
composée de dix paragraphes, or il y en a plus. Je me permets quand même de
voir le parallèle, considérant ici le terme 10, pour les dix paroles par
lesquelles le monde fut créé, comme générique et non comme arithmétique.
Examinons ces paragraphes.
Le voeu semble être une situation décrite comme
un excès. Qu’il s’agisse de voeu de nazirat ou concernant un sujet bien précis,
il est considéré par la Torah comme un excès qui a dépassé l’intention première
de l’homme, comme une chose qu’il faut faire revenir à de meilleures
proportions. On limitera dans le temps la période de nazirat, on imposera à
l’individu d’apporter un sacrifice expiatoire, on mettra en place un cérémonial
d’annulation du voeu. Comme si le voeu n’était pas qu’une simple parole qu’il
aurait mieux valu contenir, comme si le voeu avait un véritable impact sur la
vie de l’individu, ou sur la situation sociale de celui-ci.
Précède directement ce thème du nazirat dans la
paracha celui de la suspicion, dans laquelle la Torah ordonne la tenue d’une
ordalie dans le cas où un couple vit un état de couple infecté par le doute. Le
cérémonial est dramatique : il comporte la dénonciation mais aussi le fait de
boire une eau dans laquelle aura été dissous du parchemin sur lequel était
écrit le nom divin ! Comme si cette suspicion, cet état morbide du couple était
tellement grave qu’il imposait des mesures hors du commun.
La calomnie et la médisance, mais aussi la
colère font aussi l’objet de sanctions graves, comme si la rectification a
posteriori était capitale , comme si punition devait obligatoirement suivre.
Comme si ces catégories de la parole n’étaient
en aucun cas à être pris à la légère.
Et puis il y a les aspects positifs de l’impact
de la parole, telle la bénédiction, loin d’être prise à la légère dans
l’opinion populaire, telle la prière en laquelle tant fondent d’espoir.
J’attribue personnellement beaucoup de crédit à
la philosophie et l’élaboration de la pensée, mais aussi à la poésie que je
considère comme une sorte de discours augmenté, comme si le chant (qu’il soit
en prose ou en vers) dépassait le discours.
Le discours construit a incontestablement
beaucoup de valeurs et qui ne se nourrit pas des « pensées », des
« écrits », de tel ou tel penseur ? mais on sent non moins le
caractère augmenté dans un texte rédigé de manière à emporter, à porter
l’auditoire, peut-être à la manière décrite par Victor Hugo, pour qui l’amour
est comme la panique de la raison.. Ces textes poétiques reposent sur
l’intonation, sur le caractère onomatopéique qu’il va ou non inclure. Ils ont
une valeur comme « anti cognitive », comme si les
« pensées », les « méditations » étaient une extrémité du
spectre touché par la parole, et la poésie l’extrémité opposée, ceci tandis que
les divers calomnie, colère, suspicion, rancune viennent comme épicer l’ensemble.
Ces derniers viennent en général s’associer ou former le fond d’un discours
construit mais ils lui donnent en général une teneur générale plus enracinée
dans l’affectif que dans le rationnel.
Et Moshé est puni de ne pas croire en la force
de la parole, puni d’avoir substitué le geste à la parole. Pourquoi cette
substitution ? Probablement du fait de cette panique, du fait d’une
surabsorbtion d’affect et d’émotion. Surabsorbtion qui paralyse la capacité de
parole. Est-ce l’effet de la seule colère ? On ne le dirait pas. Le texte
décrit combien Moshé est blessé par la situation.
Et puis il y a la prophétie…qu’il est très
difficile de définir ou encore de situer. Existe-t-elle encore aujourd’hui ? Et
si on penche pour l’affirmatif, sous quelle forme ? Le prophète prédirait-il
l’avenir ? Ou son rôle serait-il plutôt de faire savoir l’avis divin sur telle
ou autre situation ? Il est en tout cas au temps biblique un individu dont la
parole est génératrice, voisine d’acte. Pour Maïmonide, la prophétie n’est pas
un message envoyé ponctuellement mais la capacité du prophète à se brancher sur
une parole divine constamment émise. Le prophète serait à ce moment comme en
transe, ou, pour paraphraser Hugo, en panique de sa relation au réel.
Et le prophète est en colère, comme on le voit
chez Elie. La colère n’annule pas la prophétie. Il semblerait que la blessure
annulerait plus. Comme dans le cas de Yona qui fait la grève de la prophétie
par écœurement provoqué par la situation. Écœurement à interpréter comme blessure,
blessure émotionnelle ou blessure narcissique.
Pourquoi cette omniprésence de la parole sous
tous ses aspects dans un livre que l’on a coutume de nommer « dans le
désert » et non « paroles » comme celui qui le suit ? Le mot
« désert » (et, véritablement, midbar ne désigne pas le désert mais
le lieu de patûre : le berger fait paître son troupeau de menu bétail se dit en
hébreu « haroeh madbir et’ hatson’ », et la désinfection par
extermination des microbes ou insectes nuisibles se dit hadbara) est peut-être
le lieu le plus approprié d’où faire surgir la parole ? ou comme pour insinuer qu’au nombre des
paroles par lesquelles se crée le monde il convient d’inclure les silences
intercalés entre elles. Silence comme espace de parole. Midbar comme lieu de
vide mais dans lequel on peut paître, et vivre, quarante ans.
Ces diverses occurences de la parole au long du sefer bamidbar déclinent les multiples façons par lesquelles la parole a un impact sur le monde, jusqu’à fabriquer ou jusqu’à détruire. A nous de nous enrichir de ce don de parole qui nous a été donné, en tant que créature caractérisée par sa faculté de parole, et de l’utiliser au mieux. A nous de ne pas la salir, ni de la laisser nous salir.
Puissions-nous émettre la prière qu’elle puisse nous aider à avancer, à négocier. Sachons ne pas l’utiliser à mauvais escient, succomber au doute, à la colère, à la médisance, à la paranoïa ou à la blessure, sachons ne pas ressembler à cette ânesse, sachons nous dépasser nous-mêmes par ses bienfaits, dans la poésie, la pensée profonde, ou le silence, sachons trouver ce lieu d’où elle surgit comme d’entre les chérubins, dans le dialogue, afin qu’elle nous soit source de bénédiction.
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