La journée du 26 mars 2023 en
Israël a quand même été bien particulière et mérite qu’on lui consacre un peu
d’attention, comme phénomène isolé mais aussi comme susceptible d’aider à
comprendre un peu mieux le paysage de ces derniers mois (ou ans) dans le pays.
Hier, un gigantesque mouvement de manifestations et grèves a permis d’aboutir
au gel momentané du processus de réforme entamé par le gouvernement il y a
quelques trois mois, processus auquel s’oppose apparemment plus de la majorité
des habitants du pays.
Cette mobilisation est en soi extraordinaire, mais le plus extraordinaire à mes
yeux est la juxtaposition des manifestations en fin de journée, face à la
knesset.
Chaque camp avait réussi à amener beaucoup de monde, beaucoup de gens en
principe fort opposés aux manifestants de l’autre bord, et ce gigantesque
mouvement de foule s’est passé non seulement dans le calme ( il y a eu bien
entendu quelques foyers d’agitation mais à l’échelle du nombre de présents cela
représentait énormément peu) mais dans une ambiance en général plutôt bonne, amicale, si ce n'est même chaleureuse.
Autrement dit si le pays semble fortement polarisé, les deux camps réussissent
à cohabiter, et cette cohabitation en manifestation fait suite à plusieurs
appels lancés un peu plus tôt par diverses voix pour appeler à une trève, ne
serait-ce que pour ne troubler ni Pessah’, ni yom hashoah, ni Yom hazikaron, ni
yom haatsmaout. Ce n’est pas la crainte sécuritaire qui a amené à cette trève
mais la préoccupation générale consécutive à la polarisation.
Et donc quelle est la teneur de cette polarisation ? Les manifestants opposés à
la réforme crient au maintien de la démocratie, vocifèrent leur angoisse et
leur opposition à la possible mise en place d’une dictature si la réforme a
lieu, et le plus étonnant est que l’autre côté exprime en miroir quelque chose
d’excessivement similaire.
Les opposants à la réforme (que le camp d’en face qualifie globalement et de
façon grossière de « gauchistes » et c’est un écart de langage que
l’on doit je crois en Israël à Bibi, et qui est semble-t-il répandu dans le
monde, du fait duquel la gauche n’est autre que son étymologie latine :
sinistre. Pour ces gens c’est presque la pire insulte. J’éspère qu’aucun
d’entre eux n’est gaucher…bref, à mes yeux gauche n’est en rien synonyme de
démon, et je ne pense pas de plus que tous les opposants à la réforme soient
« de gauche ») les opposants ont peur, peur que la couleur globale du
pays soit salie, pervertie par cette réforme, qu’elle prive les citoyens de
leur liberté, qu’elle instaure un mode de gouvernement qu’ils abhorrent, mais
les partisans de la même réforme vivent la même angoisse si ce n’est pire.
Pour ces partisans, le pays maintient une situation pérenne d’injustice à l’égard d’une grande partie de la population et l’annulation potentielle de la
réforme éveille chez eux des réactions de désespoir à l’idée que la situation
qu’ils vivent et de laquelle ils souffrent pourrait dès lors se prolonger.
Et de quoi parle-t-on ?
Je crois qu’au-delà des exemples invoqués (le désengagement de 2005, le système
de nomination des juges, les injustices dont souffrent les séfarades et autres)
le fond du problème est l’identité israélienne, polarisée entre ceux pour
lesquels le pays n’a de raison d’être que s’il est inscrit au programme
historique de venue des temps messianiques, et ceux pour lesquels, même si
cette notion les interpelle, cela ne peut pas et ne doit pas avoir priorité sur
d’autres fondamentaux.
Les partisans du « sionisme national »(Smotritch), de « la
vigueur juive »(Ben Gvir), de « chass »(Derhy) ou de guimel
(Gafni) qui constituent la coalition qui fait pression de toutes parts sur le
likoud et sur Bibi sont à des niveaux différents tous d’accord sur mettre avant
tout leur conception juive de l’état d’Israël, que ce soit le développement des
implantations, le message de souveraineté juive, ou la subvention accordée à l’étude
juive séfarade chez les uns, ashkénaze chez les autres.
A tous leurs yeux ces impératifs passent avant tout le reste. Avant
l’affiliation aux droits de l’homme et du citoyen, l’instauration de systèmes
sociaux égalitaires, la subordination de l’appareil d’état au judiciaire, le statut des citoyens arabes dans le pays, la
relation avec les pays voisins ou l’image de marque d’Israël aux yeux du monde
occidental.
Les uns sont surtout remontés depuis le désengagement, d’autres sur la composition
de l’appareil judiciaire, d’autres encore sur la place faite aux séfarades dans
le pays, d’autres sur la place de la Torah par comparaison avec d’autres
impératifs (sécuritaire par exemple) , mais le dénominateur commun est la pérennité
du judaïsme.
C’est la suite de la lutte contre le modernisme, l’émancipation, l’assimilation
au sujet desquels le peuple a commencé à vivre une fracture il y a deux
siècles, faisant que pour certains le sionisme est un obstacle, ou doit être un
outil, tandis que pour d’autres il est surtout l’objet d’une crainte, celle de
tout anéantir.
Et tous ces partisans de la réforme se considèrent brimés, chacun pour la cause
qui lui tient plus à cœur, mais en commun parce qu’ils se sentent tenus (par la
moitié du peuple qu’ils vivent comme les ayant dirigés depuis la création de
l’état) de vivre dans la frustration par rapport à cette question juive…tout en
se sentant frères et proches de l’autre moitié, et en souffrant de ne pas être
en intelligence avec elle.
Peu leur importe la réalité, par exemple que le pays est dirigé par Bibi ou par
la droite (Begin, Sharon, Olmert) depuis plus de vingt-cinq ans presque sans
interruption, à leurs yeux ce sont les valeurs de ce que Bibi appelle « la
gauche » (mais que je suis tenté d’appeler « principe de
réalité ») qui les oppriment. Principe de réalité au nom duquel Begin
(homme politique de droite s’il en fut) a rendu le Sinaï, au nom duquel ont été
établis les accords de répartition des responsabilités entre l’Autorité palestinienne
et l’armée israélienne dans les territoires, en vertu duquel Israël ne se
permet pas de souffleter les dirigeants des pays qui expriment un avis
différent de celui qu’il leur plairait d’entendre, principe de réalité au nom
duquel Israël a effectué le désengagement ( sous la houlette d’Ariel Sharon,
autre homme politique de droite).
S’est installé en Israël en novembre 22 un gouvernement guidé par le principe
de plaisir, guidé par un « enfin on va pouvoir vivre pleinement »…
une pseudo réalité qui leur a ète vendue-promise par le menteur national qui
cherche avant tout à se maintenir au pouvoir et qui s’est pour cela emmêlé les
pieds dans la situation de crise actuelle.
Je ne crois pas que quelqu’un ni cherche veritablement à établir ici une
dictature, ni soit mû par de véritables idées fascistes, mais je crains
qu’alors que les opposants à la réforme voient le danger qu’elle véhicule, les
partisans voient surtout en elle la potentialité de réaliser leurs rêves,
frustrés toutes ces années…par le principe de réalité.
Principe de réalité qu’il
leur fait trop mal d’accepter et dont il est plus facile d’accuser le camp
adverse d’être responsable de son autorité et de sa suprématie ?
Les gens ne sont ainsi pas ennemis les uns des autres, ils ne trouvent pas de
dénominateur commun à leur vision de l’état juif.
Se fait ressentir ici durement le vide de penseurs, d’orateurs, de guides
spirituels qui sachent trouver les mots pour élever le pays au dessus de ces
dissensions.
Espérons que, forts de la forte expérience du 26 mars , le vécu dans le calme du
souvenir des successives créations de notre ciment national (sortie d’Egypte,
traumatismes et indépendance) fera surgir en nous tous le moyen de trouver un chemin commun
à ces deux parties du pays.
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