lundi 10 décembre 2012

khalom shiltone - on peut bien rêver...



Les rêves sont-ils des futilités ou le fondement de l'existence ? Les rêves relèvent-ils de la prophétie ou des envies secrètes?
Que faire d'un rêve ? L'enterrer ? Le raconter ? Le faire interpréter ? Viser à le concrétiser, à ce qu'il se réalise ?

Cette question suit le monde depuis que le monde est monde. C'est de cela qu'attestent les différents rêves exposés au long du livre de la Genèse, le livre qui présente la mise en place du monde tel que le vit l'individu ( par contraste avec le livre de l'Exode qui présente la même histoire mais à l'échelle collective, ou avec le livre du Lévitique qui présente le même thème sous l'angle du culte rendu par l'homme  à la divinité ). Yossef rêve et ses rêves sont à la fois perçus comme des prophéties et des futilités : "va-t-on venir se prosterner devant toi, ta mère décédée et moi-même et tes frères"? lui répond Yaakov, mais tout en "conservant la chose en lui", autrement dit en lui signifiant que sa "prophétie" ne tient pas debout, mais sans pour autant la traiter par le mépris,  tandis que ses frères le vendent en disant : "on verra bien ainsi ce qu'il en sera de ses rêves", autrement dit en faisant simultanément une chose et son contraire par rapport à ses rêves, c'est à dire en agissant de manière à ne laisser aucune chance aux futilités de devenir des réalités. 

La suite de l'histoire atteste du caractère prophétique du rêve, et atteste de la concrétisation des sentiments de l'avenir auquel Yossef se sentait ou se souhaitait promis.

Freud présente au monde en 1900 le résultat de ses recherches sur le rêve, qui se résument :
- en l'annonce aux mondes scientifique et philosophique que l'homme n'est pas uniquement le fruit de son esprit conscient mais non moins si ce n'est plus, de son inconscient, d'une autre instance présente/cachée en lui, 
- et en la présentation d'une technique de soin psychologique de l'individu nommée psychanalyse. 

Les deux nouvelles continuent cent ans et quelques plus tard à susciter simultanément la même polarisation suscitéedepuis toujours par le phénomène même du rêve. Tous ne croient pas à l'inconscient mais il est devenu une catégorie incontournable, qu'on y croie ou non, la technique psychanalytique est l'objet tout à la fois de curiosité, d'interêt, et de mépris, parfois chez la même personne.

Et ainsi, c'est peut-être ces thèmes du conflit, de la perplexité, de l'angoisse concernant l'avenir qui sont exprimés dans et par le rêve, et qui sont traités  - en fait assez peu différemment - à travers ces thèmes de la prophétie ou de l'inconscient.

Le développement du monde, de l'entité "Israël" telle qu'elle est présentée au long des deux premiers livres de la Bible, sont thèmes de conflit extérieur pérenne entre hommes, y compris entre frères, et sont le thème de conflits internes en l'homme, tels les conflits vécus par Yaacov, dépasser ou non son frère ? bénir un fils plutôt que l'autre ? Céder ou non à son beau père ? épouser telle ou telle femme ? Vivre en Israël ou en dehors d'Israël ? Et, plus loin, se rendre ou ne pas se rendre en Egypte ? Ou à l'échelle collective tel que le livre de l'Exode le présente croire ou non aux prodiges ? Sortir ou non d'Egypte? ,  et plus loin, se rendre ou ne pas se rendre en Israël en conquérant ou en ne conquérant pas la terre.

Nul n'est besoin de préciser en quoi ces thèmes bibliques suivent l'humanité au fil des siècles, sans même changer le décor. 

Et donc une question peut être centrale : que signifie interpréter ?

Ainsi que l'a fait brillament remarquer Rav Médan jeudi dernier à ce cours qui attire chaque semaine plus de monde ( quelques cinq cents personnes en l'état actuel des choses, quelques cinq cents personnes pour lesquelles entendre une parole de poids concernant un texte vieux de trois mille cinq cents ans est une motivation suffisante à modifier l'emploi du temps du jeudi après midi semaine après semaine), le texte ne livre pas l'interprétation des rêves présentés, de la façon dont la première lecture le suggèrerait. La réaction de Yaakov au rêve de Yossef mentionnée plus haut n'est pas l'interprétation du rêve, mais en serait presque plutôt l'antithèse. Les réponses faites par Yossef à l'échanson et au panetier " dans trois jours...", les réponses de Yossef aux rêves de Pharaon "les sept vaches sont sept années..." ne sont pas les interprétations,  tout au plus sont-elles des paraphrases du rêve.

La véritable interprétation des rêves qui impliquent Yossef consiste en la lecture idoine de l'Histoire de la civilisation qui est la sienne, du rôle qu'il se doit d'y tenir, et de la façon par laquelle il doit atteindre ce rôle. 

L'interprétation avisée des rêves est ce qui mène Yossef à prendre les décisions qui sont les bonnes pour lui et pour l'humanité, de même que Yaakov est présenté comme le premier patriarche de l'humanité qui prend ses décisions en fonction des rêves, mais dans la continuité de ce qu'avait innové son grand-père Avraham, qui était mené par un message dont il n'est pas clair combien il appartient à la prophétie, au rêve ou au rêve éveillé. 

L'humanité avance ou n'avance pas en fonction des décisions prises par les personnages phares, d'une famille ou d'un peuple, l'individu avance dans telle ou telle direction, ou recule,  en fonction des décisions qu'il prend concernant l'axe selon lequel il oriente sa vie, et tous ceux-ci, individu, chef de famille ou de nation, ont apparemment le loisir de limiter le domaine qu'ils prennent en compte au conscient ou d'y inclure aussi d'autres couches de la conscience.

Manitou définissait ainsi le rôle du rabbin : savoir diagnostiquer son époque, en référence aux Prophéties de la Bible. 

C'est une perspective intéressante, et dont les rabbins pourraient s'inspirer un peu plus, mais c'est une perspective de savoir, non une perspective d'interprétation. C'est une perspective de ce que l'on appellerait le monde religieux, ou le monde de la kabbale, qui sont guidés par la conviction que certains individus "savent", possèdent le savoir, tandis que l'interpétation est une perspective du monde post moderne, perspective du monde tel qu'il est perçu, ou tel qu'est son actualité, monde qui permet de voir qu'il n'y a en fait jamais qu'une seule bonne réponse, une seule vraie vérité à l'échelle de l'homme et de l'humanité, que l'on ait ou non la conviction qu'il y a une seule vérité à l'échelle du Créateur.

L'homme est caractérisé par le fait entre autres qu'il rêve, par le fait qu'il dispose et d'un intellect, et d'une activité onirique. Décidera-t-il de ne pas tenir compte de la deuxième qu'il en rétrécira d'autant le champ du premier et de son impact sur sa réalité. 

Il est fort probable que sa réalité et son avenir seront le fruit des interprétations qu'il aura su ou non donner. Et le texte biblique de la Genèse, élargi à ceux des Prophètes pour l'Antiquité, ceux du talmud pour le monde des derniers deux millénaires, ou dans une non moindre mesure les écrits de Freud pour le monde d'aujourd'hui (même si Freud appartient déjà au passé), sont des outils qui permettent d'élargir le champ de vision de l'homme.

Je dois ma vie au sens propre à l'interprétation que ma grand-mère a su donner à ses propres rêves de la sinistre année 1944, exemple qui a eu valeur à mes yeux - et je suppose aussi aux yeux de quelques autres de ma famille - de mythe ou d'expérience fondateur/trice, et je dois ma vie au sens plus figuré de l'expression à d'autres interprétations, non de rêves au sens propre, mais de dispositions, d'intuitions, d'expériences positives comme négatives, et ceci est probablement le lot de la plupart d'entre nous.

Celui qui sait interpréter les rêves de son prochain a incontestablement du mérite, mais celui qui sait livrer ses rêves à l'interprétation de la bonne personne, puis écouter et agir en conséquence, a probablement non moins de mérite, et est en tout cas non moins avisé.

Le talmud enseigne que les rêves doivent être racontés à quelqu'un qui vous aime et c'est bien évidemment afficher on ne peut plus clairement l'avantage de l'interpersonnel sur une quelconque science universelle des rêves et de leur interprétation qui vaudrait  de façon absolue. l'interprétation n'a de sens que si elle est personalisée, que si elle est proposée à l'individu en fonction de sa personnalité et de son vécu, et que si elle est signifiante pour l'individu et acceptée par lui.

Le mérite particulier et extraordinaire de Yossef, similaire à celui de Freud plusieurs millénaires plus tard, est d'être capable d'interprêter ses propres rêves. Freud ne nous raconte pas les décisions prises par lui suite au travail d'interprétation. Nous savons comment Yossef sait prendre la bonne décision par exemple dans l'épisode de la femme de Putifar, c'est à dire comment il sait ne pas succomber à cette voie immorale d'accès au pouvoir qui s'ouvrirait ainsi à lui si il optait en faveur de ce qu'elle lui propose.

Et ainsi, alors que nous faisons souvent en hébreu la rime entre le pouvoir et l'argent "chiltone"-pouvoir, rime avec "hone"-richesse, peut-être ces épisodes du livre de la Genèse pourraient-ils nous conduire à préférer faire rimer chiltone avec khalome (rêve) : le pouvoir doit découler de l'interprétation éthique des rêves, rêves idéologiques ou rêves politiques. Le pouvoir au niveau national, et le pouvoir, ce qui détermine la vie, au niveau individuel. Cela corrobore un peu les thèmes de "cerveau droit" et de mode d'accès à l'analyse de notre situation géopolitique,  sur lesquels j'ai déjà écrit.

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