jeudi 19 novembre 2015

Judaïsme d'étude, judaïsme d'adultes.

J'ai eu cette semaine la chance - ou le privilège - de me trouver à relire le texte de Lévinas "une religion d'adultes", un des premiers textes de "Difficile liberté", et cela m'a été précieux, tant dans le contexte actuel, que dans le prolongement de notre discussion de lundi soir, lors de notre étude midrachique hebdomadaire.

La côte du religieux est en ce moment très basse, dirait-on pour le moins. Qui se réfugie dans le "heureusement que chez nous ce n'est pas comme ça", en parlant du judaïsme par opposition à l'islam, a de fortes chances de rencontrer bon nombre de visages incrédules ou même furieux.

Et quand le religieux se mèle d'opposer le dieu des uns à celui des autres, c'est peut-être encore pire.

Lévinas fait dans ce petit texte - parfaitement lisible à l'exception du mot noumène dont tous ne savent pas qu'il désigne la réalité intelligible, l'objet conceptualisé, et que Lévinas utilise sans traduction en langage populaire - une formidable synthèse de ce qu'est le religieux, ou plutôt de ce que peut être (doit être?) le "religieux" juif, principalement par le mérite d'au moins deux mille ans d'étude.

Etude, et non extase. 

Il cite cette fameuse controverse entre trois rabbanim du Talmud au sujet de la désignation de la phrase fondamentale du judaïsme, en disant qu'il s'agit de trois opinions dont la deuxième explique la première et la troisième donne la façon de les mettre en pratique. Une façon de proclamer que les trois opinions sont valables, éclairent la même scène depuis trois différents angles, en controverse mais principalement afin de se compléter.

Pour Ben Zoma, le premier, c'est le "shema Israël" qui contient la substantifique moëlle de tout notre bagage. Ce shema Israël  récité quotidiennement matin et soir, dernière phrase de la vie consciente. Ben Zoma s'exprime ici pour un judaïsme de foi. Etre juif consisterait d'abord à dire sa foi. Pour Ben Nanas, le second, c'est le "tu aimeras ton prochain comme toi-même " qui est l'essentiel. Un judaïsme d'alterité, de relation interhumaine. Un judaïsme agi et non seulement dit. Tandis que pour Ben Pazi, c'est un commandement sur les détails de l'offrande du sacrifice qui est à être placé au centre, arguant d'un judaïsme d'actes religieux. Religion de pratique, non uniquement de croyance ou d'adhésion.

Ce que venait préciser Ben Nanas étant que si quand même il parait souhaitable que la pratique soit enracinée dans une croyance, alors à nous d'intérioriser que cette croyance n'a de poids que dans l'éthique de la relation interpersonnelle.

Et ce qu'enseigne Lévinas, en plus de ce contenu, déjà immensément riche, est que c'est de l'étude que doit provenir le mûrissement de chacun autour de ces sujets, et des autres. 

L'étude. Pas l'endoctrinement asymétrique et reposant sur une vénération d'un sacré qui a de toutes façons tendance intrinsèque à être galvaudé, et nous n'avons pas à regarder bien loin pour le constater, autant chez nos cousins que chez nous (même si de façon incomparablement plus inoffensive chez nous).

Il faut lire (ou relire. La lecture de Lévinas est encore meilleure à chaque fois) cet article. Il n'a pas vraiment vieilli. C'est à dire que ce que Lévinas a à nous apporter sur l'approche de ce qu'est le religieux reste encore d'actualité, reste encore à être appliqué.

Combien a-t-il prôné, interprêté, ou reçu (de Chouchani) cette approche ? Comme à chaque fois que Lévinas appuie ses dires d'un texte talmudique, on ne peut que constater que ce qu'il nous dit n'est même pas l'interprétation : c'est déjà dans le texte. Au point qu'on pourrait rester avec l'impression qu'il est surtout quelqu'un qui sait lire, quelqu'un qui sait comprendre et enseigner ce qu'il a lu, ou entendu, ou étudié.

De même que sa lecture talmudique - sur "du sacré au saint", avec les regards sur la tendance humaine à chercher les miracles, les interventions personnelles, magiques ou non, et le détournement que cela représente - est aussi un apport pertinent à cette réflexion que nous avions cette semaine sur ce texte du midrach Shmuel.

Lévinas parle de "religion d'adultes" et les gens lisent souvent, et injustement, "religion d'intellectuels". C'est vrai qu'y est affirmée la prédominance impérative de l'étude sur la pratique. On le sait : depuis la destruction du temple, c'est par l'étude que sont remplacés les sacrifices, grâce à la vision phénoménale - et comme prophétique - de Rabban Yokhanan Ben Zaccaï.

Et c'est non tant cette étude que ses rapporteurs qui fait aujourd'hui cruellement défaut...avec quand même un très important bémol à ce regard alarmé :  

- le judaïsme n'a en fait jamais été à ce point étudié. Que ce soit du fait du nombre de juifs en Israël, et aux USA , et même en Europe ("limoud", "Akadem" sont de fabuleux exemples).

- le judaïsme est aujourd'hui "démocratisé" plus encore que par son élévation au grade de religion d'étude, par le fonctionnement de deux "institutions" informelles - mais c'est leur force : nul besoin de s'inscrire, nul besoin de se faire accepter - : 
. celle du "daf yomi" grâce à laquelle beaucoup de gens étudient jour après jour, 364 jours par an, une page de talmud par jour, (à l'initiative du rav Shapiro de Lublin encore avant la shoah, pratique qui a été comme ressuscitée il y a je crois dix ans)
. Et celle, tout à fait contemporaine du "929", selon laquelle on ne lit pas une page de Talmud, mais un chapitre de Bible par jour (à l'initiative du rav Béni Lau de Jérusalem).

Il semble quand même que manque à la résonance que devrait avoir cette étude un élément : elle n'atteint pas assez, ni le public juif, ni encore moins une audience extra juive. 

Je ne cherche pas les coupables d'une telle situation, elle provient probablement autant des enseignants que des enseignés, peut-être frappés en commun par un "air du temps" qui éloigne de l'étude, qui la fait apparaître insuffisante ou déplacée, ou dépassée.

Peut-être sont-ce les situations actuelles, aigües, qui font ressentir plus crûment encore l'absence de Lévinas..et avec lui d'autres grands noms, du judaïsme mondial, mais aussi de personnages qui s'associaient à lui dans le développement de ce qui s'appelle "l'école de Paris", qui avait su montrer la pertinence de ces textes et de leur étude dans la confrontation avec la vie moderne, et qui semble malheureusement trop appartenir au passé et à l'Histoire.

Au travail !

ולא נגענו אנו אלא בקצה קצהו של מאמר חשוב זה.

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