J'avais pourtant étudié au-delà de l'âge du talmud torah, et j'avais derrière moi quelques années de situation de responsabilité aux eis, et pourtant c'est en fait par un enseignement de Manitou sur Hanouka que je découvris ce que Lévinas appelle "religion d'adultes".
La situation n'était pas neutre. Manitou jouissait d'une aura bien particulière dans le monde juif français en général, et auprès de mes parents en particulier, et de façon encore plus spécifique auprès de moi, qui avait passé huit mois plus tôt quelques dix jours à Maayanot, pour un séminaire éclair en février 76.
Je n'en étais pas revenu indemne. L'ambiance dans cette majestueuse maison de la rue Yeoshua Bin Noun dans le quartier grec de Jérusalem, où se côtoyaient anciens amis personnels, et toute une bande d'étudiants eux-mêmes pour un an en formation au même endroit, m'avait injecté une forte dose de sionisme messianique, encore très en vogue depuis la guerre des six jours, et vivement agrémenté à la sauce française par Manitou.
Manitou vivait alors en Israël depuis quelques six-sept ans, mais revenait régulièrement en France, pour conférences et séminaires, et notre petit groupe de séminaristes de février avions le statut un peu privilégié de recevoir des cours pour nous tous seuls.
C'est dans ce cadre que Manitou, à Paris à l'approche de Hanouka, me donna comme la cerise sur le gateau de ce que j'avais commencé à apprendre de lui.
Le personnage ne manquait pas de charme, et il le savait, et en usait et en abusait.
Il distillait un enseignement qui, en plus d'être stimulant intellectuellement, était donné sur le ton un peu envoûtant et mystérieux qu'il affectionnait, le tout assaisonné de blagues et de jeux de mots.
Dans ce décor, Hanouka devenait autre chose. Mais la force de Manitou tenait à ce qu'il ne faisait pas que tourner la tête (même si a postériori je suis devenu très critique sur cette forme d'abus par l'intermédiaire de l'enseignement), il enseignait aussi.
On vivait avec lui une réelle expérience de nourriture intellectuelle, et les choses dépassaient encore le stade de l'expérience : les cours que je reçus de lui au cours des quelques quinze ans où il me fut donné de l'écouter, sont pour beaucoup encore présents en moi, les notes que je prenais ayant été sérieusement - et précieusement - gardées.
Manitou nous enseigna ce soir-là, comme à son habitude un savoureux mélange d'anecdotes improbables, mais marquées d'un sceau imparable d'authenticité et de réflexion.
Qui m'aurait un jour dit qu'un maître m'enseignerait que ce psaume 30 "Cantique de l'inauguration du Sanctuaire", signé "de David" est en fait d'après une tradition rabbinique, attribué...à Adam ?
Mais Manitou ne prétendait nullement apporter une pierre aux recherches scientifiques sur l'élaboration de la Bible et posséder les droits d'auteur de la découverte du véritable auteur de chacun de ses livres. Il n'apportait pas tant une preuve qu'un enseignement.
Ce psaume aurait ainsi été prononcé par Adam du fait de son expérience personnelle, d'individu créé, installé sur la terre, à
Roch Hachana, c'est à dire au moment de l'équinoxe. Passée cette date, la lumière semble progressivement quitter le monde, du fait d'un phénomène qui croît de jour en jour jusqu'au solstice d'hiver. Un enseignement qui se dote surtout d'une facture existentielle, bien autant que d'une marque de pseudo vérité !
N'importe qui peut s'identifier alors à un individu qui a pareil vécu. Souvent depuis j'ai pensé à ce que peut ressentir durant le trimestre d'automne un bébé qui nait en septembre. Année après année je me sais sensible à cela, depuis toujours.
Et alors , Manitou ajoutait, les yeux pétillants, une seconde bombe : Hanouka, nous apprit-il, tombe toujours sur le jour de l'année où le soleil se couche le plus tôt, et ceci, alors que sa date est déterminée par le calendrier juif, à la fois lunaire et solaire.
Suivit un cours sur ce calendrier et son "secret", celui des années embolismiques, le "sod haïbour". Un calendrier qui aurait une qualité particulière, supérieure à celle du musulman, uniquement lunaire, et du grégorien, uniquement solaire, du fait d'un savoir antique de la conjugaison des paramètres lunaires et solaires.
A ce stade, Hanouka avait déjà pris à mes yeux une nouvelle valeur. Manitou continuait cependant et nous rappelait que les fêtes de ce calendrier, les fêtes du monde juif n'ont jamais qu'une seule facette ; elles ont un sens agricole, un sens calendaire et un sens historique. Et de continuer encore, et de nous enseigner que les fêtes font partie du rythme perpétuel de ce calendrier, qu'elles existent depuis la nuit des temps, attendant de "rencontrer", que se produise l'évènement historique qui leur correspond.
C'est ainsi que Pessah', qui n'existe apparemment que pour commémorer la sortie d'Egypte, est déjà soulignée par le commentateur médiéval Rachi comme raison de la mention de matzot dans le texte biblique de l'histoire de la destruction de Sodome et Gomorrhe. "Le texte nous parle de matzot", écrit alors Rachi, "parce que cet épisode se passait au moment de la fête de Pessah'". Mais comment Avraham et Loth auraient-ils pu fêter une fête instituée en commémoration d'un évènement survenu trois cents ans après leur temps ? À moins de ne se fier à l'enseignement de Manitou, qui vient donner à cette curiosité/cette abberation historique un sens, on ne peut que tomber dans la platitude nourrie de l'incrédulité du rationnaliste.
Ce dernier ne saura que dire : "il est impossible que Rachi ait écrit pareille chose, il y a surement ici une erreur de scribe".
Or le texte de la Torah mentionne bel et bien ces matzot...qui ne sont à nos yeux de modernes que le symbole de la fête de Pessah'!
Manitou savait donner un sens à ces contradictions, un sens à la fois prodigieusement intéressant, nourrissant, et authentique. Manitou se disait - et était, par son père, grand-rabbin d'Oran - véhicule d'une tradition rabbinique. Il ne venait inventer aucune interprétation, il transmettait.
Et il transmettait un sens prodigieusement adulte, en l'occurence au seul sujet de cette fête que je ne connaissais jusqu'alors que par son caractère "infantile" (bougies, toupies, gateaux, cadeaux).
Et l'enseignement sur Hanouka ne se limitait pas à cela, et ce texte deviendrait terriblement long si je développais ici tout ce que Manitou nous a enseigné sur Hanouka, sur cette fête au sujet de laquelle tellement peu de textes rabbiniques ont été écrits.
Je me contenterai donc ici de me limiter à donner la note finale de cet enseignement sur la coïncidence calendaire de Hanouka et du soir le plus long de l'année, évènement en apparence purement solaire, alors que sa date est apparemment seulement déterminée par le cycle de la lune (25 du mois de Kislev, mois comme tous les mois hébraïques dont le premier jour coïncide avec la nouvelle lune).
Le solstice d'hiver tombe effectivement à une date déterminée solairement (en général le 21 décembre, premier jour de l'hiver). Mais ce jour est celui où la quantité de nuit est maximale en valeur absolue. Il s'avère - et cela est aisément vérifiable (et si je vous dit que je l'ai vérifié sur de nombreuses années, cela vous aidera peut-être à l'admettre) - que les jours commencent à rallonger par le soir avant ce 21 décembre, alors qu'ils continuent à rétrécir par le matin (en général, jusqu'au 15 janvier environ) et il est impressionnant que le calendrier juif, le plus ancien des calendriers en vigueur dans le monde occidental, ait su mentionner cette curiosité. Il faut la conjugaison des paramètres lunaire et solaire pour que le calendrier puisse l'exprimer.
Cela dote Hanouka d'une importance bien supérieure à la commémoration de la révolte des maccabim en - 165, ou du miracle de la petite fiole d'huile.
Ces enseignements l'inscrivent comme fête de l'affrontement obscurité-lumière, au propre ainsi qu'au figuré, fête d'actualité tristement perpétuelle comme s'acharne à nous le démontrer notre actualité.
Hanouka vient alors rappeler cet épisode d'une histoire particulière des juifs à un moment particulier, mais vient non moins s'inscrire dans l'histoire du monde. Jusqu'alors, depuis que le premier homme s'est aperçu de comment fonctionne le cycle de l'apparition et de la disparition de la lumière dans le défilement des jours au long de l'année, Hanouka existait comme "fête de la lumière". Une tradition, dont le judaïsme se réclame, a réfléchi depuis la nuit des temps...sur la notion de nuit des temps. Depuis la révolte des maccabim, il y a bouclage de la boucle : l'évènement historique s'est juxtaposé à l'évènement du temps universel.
Qui fête Hanouka aujourd'hui fête simultanément ces deux dimensions, l'universelle, et la particulière, celle de Hanouka "fête des lumières" et celle de Hanouka, fête de la victoire historique des maccabim, des hébreux, sur la culture grecque, fête de la confiance en le retour de la lumière même - et justement - aux moments qui paraissent les plus sombres.
Religion d'adultes.
J'ai connu Manitou la même année où j'ai aussi rencontré pour la première fois Annie, zal, qui vient de nous quitter , juste avant la semaine de Hanouka, trop prématurément après une année entière de lutte contre la maladie.
Je l'ai connue dans le cadre des e.i.s alors que nous étudiions dans le même lycée et ne nous connaissions pas.
Je connus aussi alors ses parents, puis quand elle épousa Dan, elle me devint liée comme par un double lien...qui tint plus de trente ans.
Elle survint dans ma vie comme Manitou, à l'âge où je passai de l'enfance à l'âge adulte, de l'adolescence où seulent comptent les valeurs de la société, les philosophies, les musiques et les amours, à l'âge de la parentalité où l'individu n'est pas moins défini par les valeurs auxquelles il a adhérées que par les enfants qui lui sont nés et qui l'accompagnent avant de le remplacer.
Le tour des enfants d'Annie, bien qu'encore fermement et solidement accompagnés et encadrés par Dan, vient de commencer.
Que le souvenir d'Annie, la bienveillante, au sourire attentionné, pétillant et malicieux, au sens commun si sainement développé et à la vive intelligence en particulier des situations sociales, qui s'inscrit en moi au chapitre de l'accès à la vie d'adulte, soit béni autant qu'il restera présent chez son compagnon, ses enfants et tous leurs nombreux amis.
P.s. Comme il n'y a pas de coïncidence en ce bas monde, je me suis trouvé en train d'achever ce texte au moment où me parvenait la triste nouvelle de la disparition de Bambi, la compagne de Manitou. Que sa mémoire soit ici évoquée.
tres impressionant et emouvant, cher Jean.
RépondreSupprimerMerci
Pinou & Tzippie
P.S. Evidemment la source talmudique de l'idee a propos d'Adam se trove dans le Traite d'Avoda Zara 8a
Merci Pinou, de cette réponse, et de la précision de la source. Hanouka sameakh.
SupprimerJean