Film poignant, dont la force est encore accrue par la mise en scène, et surtout par la prise de vue, la plupart du temps en gros plan.
C'est un film dans lequel ce sont les détails qui sont examinés, et malgré cette volonté de centrage de l'attention sur un sujet, il semble qu'il peut se trouver de parler à partir de ce seul film, de sujets bien différents.
C'est ainsi qu'un éventail de critiques de cinéma contiendra des interpétations diverses. Certains voient dans ce film une critique de tout le système hilkhatique juif, incluant ou non celle du rôle dévolu à la femme dans une société gérée par des hommes. D'autres y voient une critique de l'organisation du système judiciaire en Israël, en particulier autour des lois du mariage, système pouvant être vu comme immobilisé du fait de son allégeance à la halakha et au rabbinat. D'autres encore y verraient une critique culturelle, de la société sefarade. D'autres enfin pourraient être tentés d'y voir l'histoire d'un couple, opposant deux personnalités bien particulières.
Je vais choisir de parler de ce que je n'ai trouvé nulle part, et qui me parait pourtant le point central, probablement du fait de mon expérience de quinze ans d'expertises auprès des tribunaux des affaires familiales.
Le film se déroule donc - uniquement - dans un tribunal rabbinique, la plupart du temps caméra pointée en gros plan soit vers les juges, soit vers les parties.
On m'a suggeré, au moment où on m'a invité et demandé de mener un débat post projection avec l'AEI, de parler du profil psychologique des personnages, et c'est en fait principalement ce que je vais ne pas faire, non tant par esprit de contestation ou par pulsion de provocation, que par souci de ne pas manquer l'essentiel.
Les personnages sont ici à mon avis, parties comme juges, comme le décor du film.
Ils ne sont ni le décor d'une structure judiciaire misogyne - comme on peut lire dans plusieurs critiques - ni celui d'un monde particulier - société israélienne ou la fraction sefarade de celle-ci - ni encore moins celui d'un ou plusieurs personnages pathologiques, comme cela se trouve fréquemment dans les films .
Je pense que même si le personnage Elisha a un profil psychologique que l'on pourrait examiner en détail, ce n'est pas lui qui est au centre. il est encore une partie du décor.
Le film, à mon humble avis, tristement, NOUS met en scène, et enfin de compte nous juge, et il ne nous rend pas fiers de nous-mêmes.
Je vais m'expliquer, dire plus clairement dans un premier temps, de quoi je suis en train de parler, pour, en second temps, proposer une sorte d'autre éclairage.
Comme je le dis en titre, le thème qui me parait ici central est celui de l'articulation de la parole et du silence , ou plutôt du mutisme, de la non-parole, du "non-dit" comme on dit, et c'est ce silence que je vais aborder de deux angles différents.
1. Dans le film, le centre est occupé par les silences du mari, silences éloquents, tant éloquents qu'il dit bien plus par son silence que par sa parole, et en particulier lors de la dernière scène, où il fixe la condition ultime de sa remise du guett, sans prononcer un mot, après avoir buté et s'être tû sur une phrase qu'il aurait dû dire.
Cette phrase est en quelque sorte la clé de toute cette histoire, qui, je le répète, n'est qu'accessoirement la clé de ce film, qui traite du divorce du couple Amsallem, c'est une clé que nous avons tous avec nous, dans notre trousseau personnel.
Cette clé, clé des manifestations d'amour et d'admiration, ou du renoncement/non renoncement à celles-ci, clé de la conquête d'un être aimé, ou de la dure constatation qu'il/elle va nous tourner le dos, est en prise directe sur notre estime de nous-mêmes, ou en termes psychologiques, sur notre narcissisme. Selon qu'elle sera tournée dans un sens ou dans l'autre, nous ressentirons plus ou moins d'estime de nous-mêmes, ou nous nous vexerons plus ou moins facilement.
Je pense que l'on peut dire que, statistiquement la même clé est aussi bien au trousseau des hommes et des femmes, mais avec un profil un peu différent selon les individus.
Je pense que ce film s'applique à montrer combien les deux protagonistes centraux sont blessés. Elle, Viviane, est blessée par un mécanisme, le mécanisme des conventions "façonné halakha", et Elisha est aussi blessé, par un mécanisme un peu différent, interpersonnel, mais qui est ce qui blesse Viviane en contre-coup.
Ce film montre les coups portés à Viviane, mais il est impossible de ne pas voir combien c'est l'humiliation, ou la peur de l'humiliation qui est presque le seul moteur d'Elisha, ainsi d'ailleurs que d'autres hommes présentés (je pense au témoin Simon Aboukassis qui tyrannise sa femme, je pense au frère d'Elisha, je pense au juge Salomon).
Je suis d'accord que le film montre crûment combien le tribunal rabbinique est réticent à faire pression sur les hommes (mais pression est tout de même exercée, et notre Elisha fait quand même quelques jours de prison), je suis d'accord que le personnage d'Elisha tel qu'il est décrit au long du film, est grave, et peut entrer par son comportement dans la catégorie de ce qui s'appelle en français les "pervers narcissiques". Mais c'est un terme de vulgarisation, qui ne correspond à aucun diagnostic officiel, et je choisis de le voir comme un état, et non comme le diagnostic de cet individu.
Ce couple est dans une situation de lutte, dans laquelle la perversion narcissique a comme le rôle principal, mais je cherche plus l'essence du phénomène, que j'appellerais "blessures narcissiques", surtout que je pense que c'est ce que nous montre le film, les blessures à notre estime de nous-mêmes.
Et le dénominateur commun des défenses des hommes et des femmes de ce film, et en fait de l'humanité, est le silence.
La femme est humiliée et se tait, l'homme est humilié, et se défend en humiliant, par le silence presque plus que par ses mots.
Ceci existe dans toutes les combinaisons humaines et principalement dans les couples, même quand ce n'est pas de divorce qu'il est question.
Et il y a les cas bonne ou mauvaise mayonnaise..
Je choisis ici de ne pas élargir au paramètre social, ou sociologique. Il nous amènerait à des chiffres, et d'une certaine manière il nous éloignerait.
Je vise en effet, non tant à partager avec vous des remarques sur l'état de la société, de cette société, qu'à réfléchir sur ce qui pourrait aider à nous prémunir de cet écueil que le film montre si bien. Et ce n'est pas que rien n'existe comme outils développés afin de prémunir. Je pense en particulier à cet accord préalable qui existe en Israël, et que peuvent signer les conjoints encore avant la cérémonie du mariage, accord dans lequel le mari s'engage à ne pas refuser d'accorder le guett. Mais il est connu que cet accord ne résoud le problème que partiellement, soit qu'il humilie le mari et que celui-ci refuse de le signer, soit que même signé, il n'empêche pas le contre-coup des blessures narcissiques.
Je le répète : ce film dépeint un écueil qui peut arriver un peu dans chaque combinaison d'individus, en particulier le couple.
Il nous est impossible de ne pas être blessé dans notre confrontation avec autrui, avec la réalité, pas forcément au quotidien mais au moins de temps à autre. La question est de savoir quels outils sont à notre disposition pour ne pas tomber dans des ornières comparables à celles que ce film met en lumière.
2. Je veux examiner ces questions de blessures narcissiques par le biais de quelques exemples de la fin du sefer Beréchit.
Le viol de Dina, en Beréchit 34 (tout le chapitre), l'épisode Tamar (beréchit 38 - tout le chapitre), l'épisode de la femme de Putifar ( Beréchit 39, 7 à 20) sont des exemples de blessures narcissiques, dans lesquels on retrouve tant la violence (violence du violeur, violence réactive de Shimeon et Lévy, violence de la femme de Poutifar) que le silence (silence de Dinah, silence de Tamar jusqu'au moment où elle ouvre la bouche, silence de Yossef qui est dans son adolescence trop bavard et qui passe au silence, après avoir été jugé et vendu, humilié, presque mis à mort par ses frères).
Je dois à Marc Wygoda un éclairage très enrichissant dans ce domaine. Dans son dvar Torah sur la paracha miqetz, il part de la différence entre deux versions de la même histoire, celle du rêve de Pharaon. Dans la première version, premier verset, le pharaon dit "je me vois me tenir sur le fleuve", dans la seconde il dit "je me vois me tenir sur la rive du fleuve".
La rive d'un fleuve se dit en hébreu "safa", qui est le même mot que celui qui désigne la lévre, ainsi que la langue dans laquelle on parle. Il est interessant de noter que la vexation est souvent visible chez l'individu au niveau des lèvres, soit qu'il les pince, soit qu'elles tremblent.
Marc raconte dans son dvar Torah un célèbre midrach selon lequel Yossef, une fois nommé vice-roi, doit apprendre d'urgence les "70 langues de toutes les nations de la terre" afin d'être accrédité par le sénat de Pharaon. Il essaie, mais échoue, et ne réussit finalement qu'une fois qu'un ange intervient et ajoute une lettre du nom divin - le he'h - à son nom, le faisant devenir Yehossef, ce qui lui permet d'apprendre ces langues (psaume 130). La conclusion du dvar Torah sur ce midrach est que les sénateurs de Pharaon comprennent intuitivement qu'un individu ne peut s'élever au-dessus du commun que s'il possède une valeur à laquelle les autres ne s'élèvent pas.
Yossef symbolisant le juif parmi les nations se doit de parler les langues des nations, dirait-on prosaïquement. Mais peut-être pourrait-on élargir le sujet et dire que l'individu de base ne possède que des rudiments de langage, et qu'il est sujet au mutisme, (le mutisme électif est un diagnostic souvent porté), particulièrement dans les situations où il est blessé.
Yossef, que les aventures avaient contraint au silence, se remet effectivement à parler au moment où il est à nouveau valorisé, et cette parole lui permet de renouer avec ses frères (même si la paracha Vayigash nous suggère d'attribuer la partie principale de cette réunion à l'initiative et à la prise de responsabilité de Yehouda, ce sur quoi je reviendrai plus loin), peut-être comme pour suggérer qu'il ne s'agit pas tant de langues au sens de l'hébreu, de l'arabe, de l'anglais ou de l'égyptien, que de langue qui permet de restituer la communication quand elle s'est trouvée interrompue, quand elle s'est mise à être relayée par le mutisme, par un silence assourdissant.
C'est cette qualité de Yehossef dont l'absence est le plus crûment montrée dans le film. Elisha parait un individu enclin à se vexer en toutes situations, individu blessé (il est orphelin est-il précisé à plusieurs reprises), au point qu'il en est devenu tyrannique, et il n'a aucune capacité de changer de mode interpersonnel, d'apprendre un nouveau langage. Et le manque qui est ici mis en exergue est celui d'individus qui, en place de cet ange du midrach, aient la capacité d'extraire les couples par exemple, ou les adversaires de tous niveaux, des ornières dans lesquelles ils se sont coincés, en compagnie de toute une cohorte de professionnels des tribunaux, le plus souvent pour raisons de blessures narcissiques.
On voudrait beaucoup que la Torah puisse nous protéger contre la rage narcissique, mais le peut-elle ? Elle ne le peut pas plus qu'elle ne peut protéger l'humanité contre des Aman, des Hitler, des Al Bagdadi, des Erdogan ou d'autres. On voudrait beaucoup que les juges sachent remplir ce rôle, surtout quand ils sont affectés aux affaires familiales. Il faudrait malheureusement pour cela qu'ils réalisent que c'est le leur, qu'ils en soient à la hauteur, ce qui est loin d'être le cas en tout cas dans les tribunaux rabbiniques.
Il ne reste qu'à conclure sur une constatation très difficile : l'humanité est aux prises avec l'humanité, et c'est un très vaste programme.
Dans le midrach cité plus haut, la solution ne vient que par l'aide venue d'en Haut. Dans notre réalité, il nous incombe de réaliser que la solution ne peut venir que de nous.
Et je ne crois pas que le meilleur chemin soit celui de la dénonciation, du genre "vous voyez ce que c'est cette société, ce système archaïque, ce monde religieux"...ou autres accusations (projections me parait ici un meilleur terme) que j'ai trouvé à profusion dans les différentes critiques que j'ai trouvées de ce film.
C'est en chacun d'entre nous, et donc du ressort de chacun avec lui-même, mais les combinaisons de l'ordre de "Yehouda s'avança vers lui" - comme ces mots sur lesquels s'ouvrent la paracha vayigash - sont les combinaisons gagnantes.
Yossef a reçu sa lettre en plus, et il sait parler, mais le dialogue s'instaure, se restaure du fait de Yehouda...qui a su régler la question de la blessure narcissique à l'intérieur de sa famille, qui a su dire "elle a raison" en surmontant son humiliation, et qui a développé la capacité de s'avancer à la rencontre d'autrui.
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