Je ne saurai dire où s’est forgée ma conscience politique. J’ai tendance à
pointer du doigt le lycée d’Antony, où j’ai passé les quatre années durant
lesquelles il me semble que cela s’est passé, mais je ne saurais annuler
l’impact qu’a très probablement eu le milieu familial, avec entre autres ce
dont je me souviens de la participation de mes parents en tant que parents
d’èlèves au mouvement de mai 68.
J’ai fortement sympathisé au lycée avec une mouvance anarchiste, mais qui était
proche de la gauche, ou de l’extrême-gauche.
Le terme réactionnaire occupait le devant de la scène : il était impératif de
surtout ne pas l’être. Cela s’accompagnait d’un regard globalement méprisant
pour les anciens, et j’ai lu plus tard que cela reflétait un jugement ancré
dans les deux guerres mondiales pour une part : ceux qui avaient été aux
commandes de ces deux catastrophes ne méritaient pas la confiance de leurs
enfants et il fallait regarder ailleurs, ancré pour l’autre part dans la
gigantesque vague de développement industriel et scientifique, lui-même faisant
suite à la renaissance et aux Grandes découvertes.
Regarder en arrière dans la France des années soixante et soixante dix ne
pouvait que difficilement éveiller l’admiration. La renaissance avait émergé du
moyen âge, gigantesque cuvette historique, on nous enseignait à l’école que
François 1er avait découvert la fourchette, et qu’avant lui, on mangeait chacun
dans le trou creusé dans la table face à sa place sur le banc. Et il avait
fallu la révolution française pour sortir la société de l’ornière…mais cet
enseignement était inculqué sans trop s’arrêter sur le fait que l’immédiate
suite à ces renaissances avait été Robespierre puis l’empire, autrement dit, la
régression juste après les poussées novatrices.
La « réaction » ne pouvait pas apparaître sous un angle positif. À
mes yeux en tout cas.
En parallèle de cette éducation politique, dont la rue était le principal
établissement scolaire, j’ai reçu de la maison paternelle - et maternelle -
l’enseignement de la confiance absolue en la tradition exégétique : confiance totale
en Avraham, Ytshak, Yaakov, mais aussi Rachi et le courant rabbinique qui en
était issu.
Cela relativisait considérablement le regard vers le passé. Il y avait le
moyen-âge - cuvette de l’histoire, mais y avait vécu aussi Rachi, dont les
écrits sont le reflet d’une autre réalité que celle de Louis Onze ou la guerre
de cent ans, reflet de personnages du même moyen âge et pourtant d’un niveau
intellectuel et novateur sidérant.
A l’opposé du progressisme-tout positif se trouvaient la réaction et le conformisme.
Ces deux me paraissaient les convictions à fuir à tout prix, et j’ai conservé
un rejet instinctif contre les positions réactionnaires.
Voici cependant que quarante si ce n’est cinquante ans se sont écoulés depuis
le lycée, voici que le monde a bien changé, ainsi que les situations politiques
en France, en Israël, dans de nombreux pays.
Voici que la société a beaucoup évolué, et le paysage socio culturel avec.
Les gouvernements dit socialistes ont révélé quelques tristes visages, se sont
pour la plupart effondrés et la notion de gauche a bien changé. D’obédience
politique vouée à la justice sociale et politique, la position politique
« de gauche » semble aujourd’hui plus en recherche réthorique face à
la droite, mobilisée en faveur de certaines causes désignées de façon pérenne,
que vouée à créer une société dirigée de façon socialiste, idéal auquel
n’aspirent plus que de très rares minorités.
Si cette description n’est pas - et ne se prétend nullement - une analyse
fondée sur une recherche scientifique, elle convient à décrire une partie du
tableau socio politique actuel, et par exemple relativement à la situation
d’Israël face aux palestiniens.
Sont à gauche en Israël ceux qui tendent à prendre le parti de ces derniers
face à une politique trop agressive et radicale à leur égard, et qui en France
se dit « de gauche » se trouvera plus naturellement porté à se
prononcer contre Israël et pour « la cause palestinienne ».
Et c’est en réaction à tout cela et suscités, me semble-t-il, par cette question
israélo palestinienne que sont nés certains organes, de presse ou politiques,
lesquels d’une certaine manière, contribuent à bouleverser ce qu’était
l’atmosphère politico sociale d’il y a cinquante ans.
Le magasine « Causeur » me parait pouvoir illustrer cette évolution.
Il a été cofondé en particulier par Elizabeth Lévy et Alain Finkielkraut,
semble-t-il afin d’être une alternative à la gauche, à une gauche à laquelle
ils ne s’identifient pas (ou plus), et une gauche face à laquelle ils ne
répugnent pas à s’auto-qualifier de réactionnaires.
Ceci alors que je ne vois pas que tout ce qui s’écrit ou se publie sur
« causeur » mérite le qualificatif de droite ou même
d’extrême-droite, mais tandis que ce magazine jouit d’une réputation très
négative si ce n’est catastrophique aux yeux de la gauche.
Je voudrais revenir sur ces notions de progressisme, de réaction, et de
conformisme que j’ai placés en titre de ce papier, au prisme d’un extrait du
midrach sur la meguilat Ruth.
Le texte relate l’histoire personnelle de Ruth, née moabite qui se convertit au
judaïsme et en devient un pilier au point d’avoir parmi sa descendance directe
le roi David, fondateur du royaume d’Israël que souhaite la tradition juive,
royaume régi par la loi d’Israël, la Torah.
Comme si Ruth représentait la charnière à partir de laquelle l’évolution du
peuple juif - ayant été initié par Avraham, pour ensuite passer de l’etat de
famille à celui de peuple, peuple qui reçoit la Torah - s’accomplit avec la
mise en place d’un état pour ce peuple, régi par la dite Torah.
Et bien qu’il s’agisse d’un peuple issu d’une famille, c’est par une femme née
non juive que s’accomplit cette évolution.
La meguilat Ruth décrit l’itinéraire personnel, spitrituel et identitaire, de
Ruth, et le midrach entre autres s’interroge sur ce thème de la conversion au
judaïsme.
Le texte proclame donc que le fait d’être juif n’est pas génétique
exclusivement. On peut devenir juif, et on peut même devenir « le plus
juif des juifs » quelle qu’ait été l’extraction de l’individu.
Le midrach décrit cette conversion comme ayant eu trois étapes, une première
étape que j’appellerai affective (quand Ruth se place aux côtés de sa
belle-mère, juive, après le décès de son mari, fils de celle-ci, et déclare lui
rester fidèle « ton peuple sera mon peuple »), une seconde étape que
je qualifierai d’éthique (quand Ruth apprend les lois auxquelles en tant que
juive elle va se trouver tenue), et une troisième étape « de
purification », destinée à « laver » son identité des habitudes
ancrées en elle depuis sa naissance, habitudes idolâtres dans le cas de Ruth.
Même si cette histoire a certainement une certaine valeur historique (elle se
passe à une époque désignée, on peut apprendre en la lisant sur la réalite d’il
y a trois mille cinq cents ans), il semble qu’elle ait surtout une valeur
paradigmatique.
L’histoire de Ruth est celle d’une femme qui « épouse » une foi
anhistorique pour ainsi dire, qui rompt avec ce à quoi elle est habituée depuis
l’enfance, au profit d’un système enraciné dans une sagesse ancienne, une femme
qui « épouse » une nouvelle identité mais tourne aussi le dos à ce
qui lui apparaît comme nuisible dans l’environnement d’où elle vient.
Si un homme qui se convertit au judaïsme reçoit traditionnellement le prénom
Avraham, en souvenir du premier homme à être devenu juif, une femme qui
effectue le même acte prend le prénom Ruth.
Avraham et Ruth sont symboles du refus de suivre la voie dans laquelle ils ont
été élevés (les deux sont présentés comme issus de famille comme royale),
vraisemblablement du fait d’une suite de facteurs.
Dans le cas de Ruth, est approfondie par le midrach la difficulté que celle-ci
rencontre à rompre avec des habitudes au profit d’un mode plus rigoriste
peut-être mais qui lui apparaît comme moins dévié.
Combien la société libérale et moderne d’aujourd’hui permet, tolère une prise
de distance par collision avec ce qui parait trop inadéquat à l’individu ?
Combien le monde se conforme-t-il trop souvent, et dans de nombreux et variés
cadres, à ce qui n’est qu’un courant, duquel il est très difficile de se
désolidariser ?
Je ne connais pas assez le paysage socio politique français, ne vivant plus
dans ce pays depuis quarante ans, mais je me demande si les deux fondateurs de
ce Causeur cités plus haut ne se sont pas ainsi trouvés plus marginalisés plus
stigmatisés qu’ils le mériteraient, du fait d’un recul qu’ils ont décidé
d’opérer du fait de courants qu’ils ne pouvaient plus continuer de suivre et de
cautionner.
J’ai trouvé frappant - et courageux de leur part - de choisir de s’auto
qualifier « réactionnaires », un terme dont ils se seraient
certainement très fortement distanciés de longues années durant.
Leur exemple me parait complété par le personnage Jean Pierre Lledo, qui a
quelques fois signé des articles dans le même magazine, et dont l’histoire
personnelle s’inscrit particulièrement bien dans la description ci-dessus : né
en Algérie dans un courant communiste, il s’est aperçu dans un premier temps
que le communisme ambiant s’était muté, que l’ambiance politique du pays dans
lequel il avait grandi avait abouti à quelque chose qui lui devenait hostile.
Il a dû dans un premier temps quitter l’Algérie, et ce n’est que dix ans plus
tard quand ses films étaient censurés en Algérie et qu’il se voyait primé et
invité en Israël, qu’il s’aperçut qu’il devait opérer un virage, apparemment
non tant du fait que lui-même avait changé, mais du fait qu’il constatait que
la voie qu’il suivait ne le menait pas à bon port, était une voie qui lui
apparaissait nocive.
Et peut-être ceci aussi a été l’origine du virage opéré par Benny Lévy, ou par
encore d’autres.
Avraham, Ruth, et bon nombre d’autres, n’ont ainsi pas forcément rompu par
virage idéologique avec ce dans quoi ils avaient été élevés, ils se sont aperçus
que les valeurs qu’on leur avait vantées n’étaient pas représentées dans le
paysage socio culturel qui était le leur.
Peut-être ceci EST devenir juif. Non tant embrasser une autre religion que la
sienne, pourvue d’autres croyances et autres pratiques, mais se reprendre, et
choisir d’enraciner son éthique plutôt dans le bagage d’Israël que dans
l’homogénéité avec son milieu de naissance , tout séduisant qu’il ait pû
apparaitre un temps.
J’ai commencé ce texte à la première personne non parce que je me suis moi-même
converti, mais bien parce que j’ai l’impression d’avoir eu à louvoyer pour
conserver un certain cap éthique, au fil des années, et des milieux dans
lesquels j’ai évolués.
La pression environnante est forte à tous les âges et être à contre-courant est
une difficile opération.
Le judaïsme prône la remontée du courant, comme par exemple dans certains
commentaires sur la restriction de consommation aux seuls poissons munis de
nageoires et d’écailles, les particularités anatomiques qui permettent cet
exercice.
Et le judaïsme mène une guerre sempiternelle contre l’idolâtrie, contraignant
même l’individu à se laisser plutôt tuer que se laisser aller à ses pratiques,
Mais tout ceci alors que la Torah recommande de « ne pas rallier son
opinion à celle de la majorité si c’est pour le mal » et donc ne pas se
rallier si ce n’est que pour agir comme tout le monde, garder en toutes
circonstances son esprit critique, mais certains commentateurs y voient non une
mise en garde et bien une consigne positive, celle d’éviter de s’enfermer dans
une position marginalisée.
Il est possible de lire le texte de l’histoire de Ruth au sens propre, et d’y
trouver un récit historique qui relate la conversion d’une jeune femme au
judaïsme à la période des Juges.
Il est aussi possible de réfléchir à ce que pourrait bien être aujourd’hui
cette « idolâtrie » dont elle se débarrasse dans son adhésion à une
structure de vie plus rigoriste peut-être, plus exigeante, mais peut-être aussi
plus saine. L’histoire d’une femme qui prend sur elle peut-être de se rallier à
un courant jugé réactionnaire par d’autres ?
Le cheminement individuel est difficile à mener, surtout si on a à coeur
d’éviter les écueils…et nous traversons - comme on entend parfois au cours d’un
vol - une zone de turbulences. Au chapitre idéologico politique, mais aussi au
niveau de la société et de ses normes, au niveau de la santé avec la gestion de
notre actuelle crise sanitaire, avec l’évolution du savoir et de la
nosographie.
J’avoue me sentir malmené par le courant, d’un côté par ce que je vis comme une
sorte de dérive de l’opinion qui avalise petit à petit encore et encore un
excès, excès des libertés (liberté individuelle de choix de son sexe par
exemple), excès des catégorisations ( entérinement d’une maladie après l’autre
comme état de fait, et je pense aux troubles déficitaires de l’attention, aux
fibromyalgies, en passant par les fameux pervers narcissiques), et de l’autre
côté par l’extrême inverse, par ceux qui basculent dans le délire paranoïaque
contre tout et tous, contre ceux soupçonnés de viser à réduire l’humanité ou de
la sacrifier aux profits de l’industrie pharmaceutique.
Didier Anzieu, en préface à son « moi-peau » de 1978 justifiait sa
publication par le besoin de rééquilibrer les tendances omnipotentes de la
science. Il craignait que la recherche psychanalytique freudienne ne soit
tombée dans cette ornière de la certitude que l’on va bientôt tout savoir,
avoir tout compris, et conceptualisait son moi peau à l’effet de plaidoierie
pour la limite. La peau nous entoure et donc nous limite, nous procure le
bien-être de l’intérieur, en contraste avec la recherche du toujours plus haut.
Est-ce que « l’être juif » dans son aspect « remise en question
des valeurs de la société dans laquelle nous vivons » ne devrait pas nous
aider dans la recherche de ce juste milieu, parfois si difficile à appréhender
?
Ai-je écrit un texte trop long (qui serait ainsi tombé dans le fameux travers
intitulé en hébreu « amlac » = « trop long, j’ai pas lu »),
ou trop emberlificoté, et ceci me coûtera-t-il de ne recevoir aucune réaction ?
Suis-je moi-même tombé dans la réaction ?
On aura au moins retenu de cette dernière phrase que je souhaite des retours.
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