« Moi,
je n’aime pas que l’on me dise quoi faire » justifiait un camionneur
canadien par ces mots sa participation à la manifestation des truckers (ils
s'étaient auto annoncés 50000, et il semble qu'ils n'aient été que quelques
centaines mais le mouvement a eu lieu quand même – fin janvier 2022)..
Je suppose que de temps en temps il roule à
gauche, considérant que personne n’a à lui dire de rouler à droite…
Ou plutôt je suis sûr qu’il ne roule pas à
gauche…mais c’est sur les motifs de l’un et de l’autre que je m’interroge.
Il n’aime pas qu’on lui dise de se faire
vacciner, et qu’en plus on conditionne sa vie professionnelle à ce vaccin. Mais
on conditionne aussi sa vie professionnelle à sa tenue du côté droit de la
route…et cela ne lui cause pas problème.
Et pourtant les motifs sont les mêmes si on y
réfléchit.
Dans les deux cas, il s’agit de protéger un
hypothétique autre, y compris contre sa liberté d’action.
Les antivax vous répondront qu’en ce qui
concerne la route l’accident n’est qu’une question de temps, il se produira
forcément.
Mais les commissions qui sont à l’origine de ces
décisions vécues par ce camionneur et ceux qui s’alignent sous sa bannière
comme des décisions dictatoriales, réunissent des gens qui pensent aussi que
les gens non-vaccinés causent des accidents.
Des accidents peut-être moins spectaculaires
qu’un accident de la route, mais peut-être d’amplitude bien plus grande.
Et c’est là que la discussion entre les deux
parties franchit un échelon, quand les antivax répondent « c’est
faux » (ou plus couramment : « c’est un mensonge »).
Il y a ici comme impossibilité de dialogue entre
deux parties dont on aurait l’impression qu’elles ne cherchent en tout cas pas
à trouver un point de concordance.
Je pense à une intervention ( merci Philippe) du dernier shabbat au sujet de
la paracha michpatim, mettant toutes ces lois contraignantes - et parfois
incongrues - en parallèle avec ce fameux verset récurrent du livre des Juges
« בימים ההם אין מלך בישראל איש הישר בעיניו יעשה ». En cette époque, il n’y a
pas de roi en Israël, et chacun agit en fonction de ce que sa conscience lui
dicte.
Période idéale ? Le texte semble véhiculer
l’idée opposée. La situation est lacunaire tant qu’il n’y a pas de structure
étatique. Chacun alors jouit de toute la liberté d’action, mais la collectivité
en souffre, l’individu n’est pas protégé contre les écarts commis par autrui.
Je pense aussi à quelques livres sortis au cours
des dix dernières années autour des questions soulevées par l’évolution de la
société moderne, entre autres autour des mariages gays, livres qui s’interrogent
autour de la place que doit avoir la loi dans ce domaine. Par exemple, doit-on
traiter du « droit » à avoir un enfant, ou regarder les choses sous
un autre angle ? Par exemple l’angle évoqué dans le film Pupille (2018 Jeanne
Herry) quand face à un couple qui se révolte contre le fait que les services
d’adoption traînent de son point de vue à lui « fournir » un enfant,
la travailleuse sociale répond aux parents potentiels que son devoir n’est pas
de les satisfaire, de combler leur attente, eux « qui ont bien le droit à
avoir un enfant », mais bien de veiller à la santé de l’enfant, et de lui
trouver la solution qui sera la meilleure pour lui.
Combien la liberté individuelle doit-elle,
peut-elle occuper le devant de la scène ?
Le rôle de l’instance nommée aux commandes de la
santé mondiale (et il s’agit de nos jours d’une instance dont la composition
n’est pas dictatoriale mais bien collégiale) est-il de préserver la liberté
individuelle ?
L’individu peut-il, dans une situation
républicaine (et donc reposant sur un système démocratique et non dictatorial)
mettre sa liberté individuelle en amont du bien collectif ?
Les opposants aux décisions des différents
gouvernements, ou de l’organisation mondiale de la santé, semblent mus par un
manque de confiance â l’égard de ces instances.
Il est vrai que ces opposants fondent parfois
leur opinion sur des propos idéologiques (parfois très peu fiables, très très
contestables), mais aussi sur des affirmations scientifiques….qui n’ont pas été
retenues par les instances en poste. Ce qui les révolte.
Et ici se trouve posée la douloureuse question
du crédit. Qu’est-ce qui fait qu’un individu a du crédit ou n’en a pas ?
Qu’est-ce qui fait que des grands professeurs se
soient vus marginalisés, en dépit de leur glorieux passé ?
Les antis, en identification à ces
« grands » s’associent à leur blessure, refusent du coup d’accorder
tout crédit à l’instance qui les a censurés, et s’associent de ce fait au
mouvement conspirationiste-idéologique…qui comprend souvent de trop nombreuses
affiliations extrème droite ou ouvertement antisémites soit dit au passage….
Tout ceci participe d’une sorte d’errance
collective, qui a forcément constamment existé, mais qui me parait s’être
accélérée en notre époque d’évolution hyper rapide.
Savoir évoluer de façon contenue, voilà toute la
difficulté. Savoir continuer à hésiter, à douter, tout en n’étant pas ainsi
dubitatif parce que instable et désorienté chronique. Savoir ne pas s’enferrer
dans une rigidité imperméable. Cela s’appelle le juste milieu, le sentier d’or.
Cela exige de travailler sa propre souplesse, son ouverture d’esprit, mais
c’est avant cela se doter d’une fonction critique sur son propre narcissisme et
sur sa propre paranoïa.
Le narcissisme, la paranoïa et le stress. Il
s’agit de catégories largement « psychiatrisées », quand ce n’est pas
condamnées, mais il s’agit avant tout de catégories de l’humain.
Nous avons tous du narcissisme, notre amour
propre est ainsi régulièrement mis à l’épreuve, et de ce fait nous sommes tous
sujets aux blessures narcissiques. C’est dans les cas aigus que ces dernières
évoluent en diagnostics psychiatriques. Il en est de même avec la paranoïa qui
est une composante utile et incontournable de la mise en place des structures
de la personnalité, mais qui peut devenir un mode de fonctionnement, et
jusqu’au degré psychiatrique, si l’individu tombe dans le délire ou la
structure paranoïaque. Et le stress a un fort impact sur nous tous, et
certaines situations qui nous entourent ou nous rencontrent peuvent être de
très forts facteurs de stress. Le corona en est très certainement une.
Je crains qu’être grand professeur scientifique
et se voir tenu à l’extérieur d’instances de haut niveau constitue
obligatoirement une blessure narcissique. Doit-on forcément prendre fait et
cause contre cette éviction ?
Soutenons-nous mieux l’individu narcissiquement
blessé en renforçant son sentiment, en y associant le souvenir de nos propres
blessures ? Ou au contraire en l’aidant à composer avec une réalité qui aurait
avancé plus vite que lui ? Le soutenons-nous mieux en campant avec lui sur ses
positions par solidarité mais aussi par tendance à la rigidité, ou au contraire
en s’imposant la souplesse de l’esprit, en donnant le maximum d’ampleur au
doute ?
Le camionneur est-il véritablement atteint dans
sa liberté individuelle si, alors que ce n’était pas le cas jusqu’en 2021, il
devient obligatoire, à partir de 2022, d’être vacciné pour passer la frontière
?
Je crains de ne vivre, ainsi que le gros de
l’humanité, dans une situation dans laquelle la communauté internationale en
est réduite à devoir avancer à tâtons face à une situation sanitaire dont elle
ne vient pas facilement à bout, le tout accompagné d’un très fort facteur de
stress. Il me semble voir que les moyens mis en œuvre ont donné des résultats,
même s’ils n’ont pas encore atteint le contrôle maximal ou optimal sur ce
nouveau virus, mais il me semble que la solution (au sens que le problème aura
été résolu, dissous) viendra plus d’une solidarité internationale, par exemple
si les gens acceptent qu’ils sont tous face au même facteur de stress, que du
clivage de la population entre les bons et les mauvais, les oppresseurs et les
opprimés, que d’une paranoïa internationale « antivax de tous les pays
tenons-nous la main contre la dictature sanitaire en marche ».
Et en arrivant au bout de ces lignes, je suis
atteint du sentiment de m’être engouffré dans une porte ouverte : les antivax
qui ont accepté de commencer à lire ont depuis bien longtemps arrêté, et si ça
n’est pas le cas c’est parce qu’ils n’ont même pas commencé, ou encore qu’ils
ont lu jusqu’au bout mais que ma plume sera restée sans effet sur eux, et ceux
qui m’ont lu et ne vivent pas la privation de leurs libertés auront eu
l’impression que j’écris pour d’autres, pour ceux justement sur lesquels je
n’aurai eu aucun impact…
Qu’est-ce qui reconvertit l’individu certain au
doute ? Qu’est-ce qui aide Ploni Almoni, l’anonyme paradigmatique - et qui
reste en dehors par choix - du livre de Ruth, à se poser des questions sur ses
propres affiliations ? Qu’est-ce qui nous aide à reconsidérer les situations au
sujet desquelles nous avons un avis arrêté ? Qu’est-ce qui nous permet de
déposer au moins une partie de notre stress au vestiaire, et d’être ainsi, plus
disposé à entendre des avis qui ne sont pas les nôtres ? Sans vouloir trop
tomber dans le ton docte de celui qui sait tout, je crois qu’il nous faut nous
ramener aux composantes de la situation, narcissisme, paranoïa et stress, et
examiner régulièrement notre propre position à leur prisme : combien suis-je en
stress et cela influe-t-il sur ma position ? Quelle est la place de la blessure
dans la position de tel ou tel personnage que j’aurais tendance à suivre ?
Quelle est la part de mes propres blessures dans mon adhésion à sa position ?
Et combien je suis paranoïaque, ou paranoïsé par les deux précédents dans mes
réactions à l’évolution de la gestion de cette crise - ou la suivante
d’ailleurs ?
Dans l’espoir de nous voir bientôt sortir de
cette ornière et des clivages qu’elle aura occasionnés ou accentués.
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