Dans un texte publié il y a quelques jours, je raconte
deux histoires talmudiques dans le contexte de l’approche de kippour, en
accentuant la composante d’auto-examen, de réflexion personnelle, et de demande
de pardon, dans le prolongement d’une réflexion de groupe autour du premier
texte, et en tenant à l’écart deux éléments majeurs sur lesquels je veux
prolonger la réflexion aujourd’hui.
Le premier est que mon regard sur le talmud est qu’il n’est nullement une
anecdote qui nous renvoie au passé, nous laissant imaginer les conditions de
vie, les relations entre les personnes, les coutumes de l’époque. J’ai appris
chez d’excellents maîtres à lire ces anecdotes comme des textes profonds, et
génériques.
Ils ont été écrits parce qu’ils sont riches d’enseignement, dignes de nourrir
intellectuellement, psychologiquement, et affectivement ceux qui les liront à
toute époque et en tout lieu. Je les lis donc comme potentiellement rattachés à
ma vie, à mon expérience, comme si je pouvais être moi-même dans le cas de rav,
pu du boucher, ou de rabbi Yohanan dont je porte le nom, ou de Rech Lakish.
Le deuxième élément est celui de l’articulation amitié-famille.
Si le cas de rav et du boucher ne traite en fin de compte ni d’amitié ni de
famille - il ne s’agit là que de situation du quotidien, situation
interpersonnelle entre inconnus -, le cas de rabbi Yohanan et Rech Lakish n’est
pas uniquement le cas de deux amis d’enfance se retrouvant à s’être
mutuellement blessés de façon irréparable : il y a en outre entre eux une
relation familiale, ils sont beaux-frères en plus d’être compagnons d’étude.
Plus encore, ils sont devenus beaux-frères du fait de leur première rencontre.
S’ils ne sont pas frères de sang, c’est presque comme s’ils étaient à
l’interface de la relation fraternelle et de la relation d’amitié.
Et le sujet sur lequel je veux poursuivre est bien celui-ci : celui du regard
sur les situations familiales d’aujourd’hui.
Comment définira-t-on une situation familale saine, une situation familiale
malsaine ? Quand parlera-t-on de famille pathologique ? De famille pathogène ?
C’est un sujet qui est comme en marge du secteur de la santé mentale, tout en
étant pour ainsi dire omniprésent. En marge parce que Freud a surtout
conceptualisé le rapport fantasmatique aux parents, puis beaucoup a été écrit
sur les relations de couple, les relations parents-enfants, et très peu sur les
relations fraternelles, sur ce que J.R.Frayman appelle « la
frérocité », d’un néologisme percutant.
Le sujet ici ne va pas être de répondre aux questions sus-mentionnées quant à
la pathologie de la famille, mais de réfléchir sur les façons de ce qui
permettrait réparations, retour à une situation saine, réconciliations, tout en
se demandant combien cela est possible, à quel prix…
Repartons de nos deux exemples.
Dans le premier, rav en route vers le boucher rencontre rav Houna qui lui
demande ce qu’il part faire, et qui réplique aprés avoir entendu la réponse de
rav « pacifier le boucher » : Rav va assassiner quelqu’un. Rav Houna
prédit donc ce qu’il va se passer. Il comprend que la situation
interpersonnelle entre rav et le boucher est tellement empoisonnée que non
seulement rav ne parviendra pas à la résoudre mais qu’elle ne peut qu’encore
s’envenimer.
Qu’est-ce qui lui fait dire une telle chose ? Cela pourrait être un avis
dubitatif sur les capacités interpersonnelles de rav, cela pourrait aussi être
un avis plus générique, qu’il n’y a pas de solution si facile que le pardon
énoncé la veille de kippour à des conflits qui se sont installés entre des
personnes. Peut-être rav Houna déduit-il de l’ambiguïté qui subsiste autour du
cas et qui est laissée par le talmud « qui a blessé qui ? » qu’il
s’agit d’une situation très emberlificotée.
Rav avait-il une chance de démêler la situation ? Aurait-il suffi qu’il fût
plus « psychologue » ? Plus « adroit » ? Ou sont-ce des
situations qui n’ont de chances de se résoudre que par la présence d’un tiers
neutre et bienveillant, nommé d’entrée par les deux parties ? Un médiateur ?
Et, redisons-le, il s’agit d’un cas simple, d’individus entre lesquels existe
peut-être une différence de statut social, de laquelle ait pu naître certain
sentiment d’humiliation.
Mais qu’en est-il des cas où de tels comptes s’installent entre membres d’une
même famille, entre beaux-frères ou frères ? C’est à dire dans des situations à
antécédents, à passif.
Je ne saurais dire si les cas de vexations/humiliations/rancoeurs/jalousie sont
plus graves au sein de la famille ou en terrain neutre, le talmud décrit la
meme issue dans les deux situations…à ceci près que Rav semble rester en vie
après l’épisode du boucher, tandis que rabbi Yohanan ne survit que peu de temps
à la mort de Rech Lakish.
La douleur consécutive à la détérioration des relations à l’intérieur de la
famille est probablement plus grande. Et elle l’est probablement du fait du
poids des années.
On peut supposer que rav et le boucher n’ont ni grandi ensemble, ni n’ont
étudié ensemble ni n’avaient des relations d’amitié antérieures au conflit.
Rien dans le texte talmudique ne le laisse supposer.
Par contre le terrain de la querelle entre Rabbi Yohanan et Rech Lakish est
pavé d’années de compagnonnage, ajoutées aux années de lien familial.
Ils sont comme un échelon en dessous du rapport fraternel, deux échelons en
dessous du rapport entre des jumeaux.
Et si avait subsisté depuis l’enfance un passif, dit ou non dit entre eux deux
? Entre Rabbi Yohanan et sa soeur ? Que l’un se soit senti préféré ou rejeté
par les parents ? Par le frère ? Ou par la soeur ? Combien ceci se serait-il
ajouté aux raisons apparentes de la querelle ?
Caïn tue Abel mais le lecteur ne connait pas les sous -couches de la querelle,
Essav cherche à tuer Yaakov et ne le fait finalement pas mais le lecteur ne
sait pas si la rancune subsiste entre eux, les frères de Joseph le condamnent à
mort, puis le vendent, et se réconcilient finalement, mais tout est-il dès lors
aplani ?
Qu’est-ce qui peut re-souder une famille séparée par un conflit ? Est-ce le
même cas d’une génération à l’autre ?
Cela dépend-il des raisons ? Des circonstances ? Cela dépend-il de la volonté
des parties de résoudre le conflit ? Cela dépend-il des moyens mis en oeuvre
(démarches unilatérales, bilatérales, recours à un tiers, recours aux services
de professionnels ) ?
La grande quantité de points d’interrogation émaillant ce texte est bien un
signe que j’ai sur ce sujet plus de questions que de réponses.
Les deux histoires talmudiques mettent en scène dans chaque cas un seul des
protagonistes passant à l’acte, agissant activement à la recherche de la
réparation. Sans succès pour autant. On ne saurait en déduire que dans les cas
de dispute ou de rupture, ou de compte non résolu, un seul côté reste préoccupé
tandis que l’autre oublie. Par contre il n’est pas impossible qu’une situation générique
puisse être celle dans laquelle un côté est actif tandis que l’autre ne fait
pas les démarches, reste passif, ou ne sait pas comment parler à l'autre.
Dans le cas de rav et du boucher, pourrait-on imaginer
rav Houna, non uniquement annoncer une potentielle catastrophe, mais
interpeller Rav : « que sais-tu de la subjectivité du boucher toi qui
part sans le prévenir lui parler ? ». Peut-on imaginer que c’est le
rôle des amis, de venir questionner, aider à réfléchir ?
Dans le cas de Rabbi Yohanan et Rech Lakish, peut-on
imaginer que Rech Lakish en réponse à la remarque blessante de Rabbi Yohanan
envers lui prenne son courage à deux
mains et lui dise « et si une partie de ta violence verbale envers moi
remontait à tes relations avec ta sœur, ma femme ? » Ceci aurait-il
fourni un « reframing » permettant aux protagonistes de dépasser le
niveau de la rancœur immédiate et de poursuivre le dialogue plutôt que d’endosser
d’antiques contentieux ?
Je vais ici laisser le sujet. Non du fait de la certitude d’en avoir fait le
tour, loin s’en faut.
Mais de manière à laisser les questions, les points d’interrogation occuper
toute la place.
Kippour est passé. Sommes-nous « après »? L’esprit libre pour désormais passer à autre chose ? Serait-ce même imaginable ?
On est toujours emprisonné ( involontairement) par notre passé, alors je ne pense pas que Kippour nous libère de notre passé, mais nous permet, si on le souhaite, d ouvrir de nouvelles portes qui étaient fermées jusqu a présent, pour créer, arranger des liens nocifs. Encore faut il que l’autre coté soit dans le meme esprit.
RépondreSupprimerDesolee, je suis pas tres google, mais c est signe Lise
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