Je voudrais dans ce troisième volet, essayer d’aborder un
autre élément et c’est celui de la douleur, de la meurtrissure, de la
souffrance.
Je ne crois pas que le boucher ait nécéssairement été un individu fruste,
grossier et violent. Je ne crois pas que Rech Lakish ait eu une phase de vie
comme chef d’une troupe de brigands (ou gladiateur selon certaines sources)
parce qu’il était un individu agressif et violent.
Le dénominateur commun des deux histoires est la meurtrissure, ou encore la
douleur.
Le talmud nous montre le boucher bel et bien occupé à frapper au marteau sur
une tête de bétail, ce qui n’est pas un travail d’horloger, mais c’est
peut-être surtout pour illustrer combien il ne lève pas sa propre tête à
l’intention d’autrui. Pas parce qu’il est un individu indisponible et fermé de
nature. Parce qu’il est un individu blessé. Blessé par Rav peut-être ou blessé
par une succession de situations dont Rav n’ait été que la goutte d’eau qui fit
déborder le vase. Blessé depuis l’enfance, de blessure qui conduit l’individu
à….différentes attitudes selon les cas. Certains deviendront des individus avec
la tête rentrée dans les épaules comme peut-être ce boucher, d’autres
deviendront durs, des « qui s’y frotte s’y pique », d’autres
développeront de plus subtiles stratégies, c’est l’éventail quasi illimité de
la phénoménologie de la blessure narcissique, de la blessure relationnelle qui
a porté atteinte à l’image de soi, et a conduit l’individu blessé à
« réagir », à se prémunir, à ne plus se laisser humilier.
Rav avait-il une chance de ne pas blesser le boucher ? Il n’est pas improbable
que non. Il n’est pas improbable que ce boucher ait été un individu enclin à se
trouver facilement et souvent blessé.
La pique de Rabbi Yohanan était-elle de nature à blesser quiconque l’ait reçue
? Je suppose que non…je suppose que Rech Lakish était très sensible et très
meurtrissable.
La grandeur de ces deux textes du talmud est de réussir à ne pas tomber dans
l’accusation. On n’accuse ni rav ni rabbi Yohanan, ni encore moins le boucher
ou Rech Lakish.
réussirions-nous aujourd’hui à garder en tête la blessure et à ne pas tomber
dans la facilité de la condamnation ?
De nos jours, alors que les blessures narcissiques ont été conceptualisées il y
a bientôt soixante ans, un narcissique est presque toujours potentiellement
coupable, coupable du tort qu’il a causé à ses collègues, sa compagne, ses
enfants. Dans une circonstance aggravée, on l’affublera du triste titre de
« pervers narcissique » qui équivaut à une condamnation à l’unanimité.
Et c’est surtout dans le cadre familial que ces dérives sont les plus
dramatiques. Qu’un individu soit « jugé » pervers narcissique au
travail ou dans un cadre social, cela fait des remous, mais dans le cadre
familial, c’est d’éclatement qu’il s’agit.
Aussi dans le cadre familial, un autre terme s’est vu surtout véhiculé au
chapitre de l’accusation, occultant celui de la douleur, et a subi le même sort
que la pathologie narcissique, d’interdiction de circuler. C’est le plus triste
des diagnostics : le syndrôme d’aliénation parentale.
Qui ne l’a pas fustigé, si ce n’est empêché, si ce n’est interdit ? Comme
d’habitude en ces temps post-modernes au nom de telle ou telle liberté.
J’ai eu à tenter d’accompagner bon nombre de ces familles, dans lesquelles la
meurtrissure s’est mutée en haine ne voyant à l’horizon que le clivage, en tant
qu’expert auprès des tribunaux d’affaires familiales (pendant quinze ans).
Le cas le plus courant d’aliénation familiale est celui où un membre de la
famille, le plus souvent un des parents, le plus souvent le père, se retrouve
exclu. Un ou plusieurs de ses enfants ne lui parle plus, le vit comme mort.
Tels le boucher, ils martèlent leur tête de bétail, le front baissé, et
refusent le dialogue, encore moins le traitement. Même le jugement souvent. La
décision est prise et le parent est comme mort et enterré. C’est irrévocable.
L’enfant - qui peut avoir six ans comme trente cinq - n’a de son point de vue,
plus de parent « se sent très bien comme ça », et n’est disposé à
recevoir aucun traitement, aucune aide, aucune psychothérapie.
Ce sont les situations les plus tristes, de familles irrémédiablement
détruites, d’enfants qui grandiront comme amputés, barricadés dans le quant à
soi d’un refus définitif.
La partie aliénée n’a en général pas plus de recours que rav ou rabbi Yohanan.
Il n’est pas impossible qu’il ait contribué à cette évolution de la situation,
mais il en est maintenant définitivement exclu….entre autres par le conjoint
qui, faut-il le rappeler, a participé (statistiquement parlant, à 50%) à cette
détérioration de la situation familiale.
Une perspective moderne, celle où la situation est jugée au rythme des
publications journalistiques et des posts sur les réseaux sociaux, est ce qui
ne peut qu’encore aggraver une situation dans laquelle plus personne ne voit
plus ni la souffrance, ni la douleur.
Les « aliénants » ne souffrent pas, ou en tout cas sont retranchés
dans cette position de « je ne souffre nullement et n’ai besoin d’aucune
aide », les « aliénés » sont coupables et par conséquent en état
de souffrance illégitime (« il l’a bien cherché » disent ou pensent
les aliénants), et le résultat est la destruction de la famille, résultat dans
lequel il n’y a que des perdants.
Dans le cas de Rabbi Yohanan et Rech Lakish, dans le cas de rav et du boucher,
il y a aussi échec, mais je dirais que la perspective kippourienne, celle dans
laquelle les efforts sont faits dans le sens de la réparation, parait plus
saine que l’opération clivage.
L’épisode rabbi Yohanan-rech lakish se termine sur la mort de rabbi Yohanan, de
désespoir, de souffrance d’avoir perdu son ami.
Mélanie Klein, la psychanalyste autrichienne des années 50, devenue londonienne
et considérée comme successrice de Freud, décrit les mouvements de l’humain en
souffrance comme inféodés soit au clivage soit à la dépression. Pour elle, le ptout
petit enfant ne ressent pas la douleur mais déclenche au contraire sa rage
contre ceux qu’il voit comme ceux à l’origine de cette souffrance, il les
repousse, clive artificiellement le monde entre bons et mauvais. L’adulte peut
continuer à fonctionner selon ce mode de clivage quand il rencontre une
souffrance à laquelle il ne peut se mesurer autrement. Dans une position un peu
plus mûre, l’individu ne clive plus, prend contact avec sa souffrance au lieu d’être
en rage et est du coup comme déprimé, il prend conscience que le monde et ceux
qui l’entourent peuvent lui causer du plaisir ou du déplaisir et il ne les éjecte
pas de son monde intérieur.
Même si on était tentés de dire qu’il s’agit ici d’une
variation psychanalytique sur le thème du mythe de Carybde et Scylla, il est
convenu dans les sphères professionnelles (pas les réseaux sociaux…) de
considérer la dépression comme largement préférable au clivage, situation dans
laquelle l’individu est poussé à l’action et est en fin de compte victime de
ses propres actions.
L’épisode de rav et du boucher semble montrer que la techouva et la démarche
interpersonnelle ne suffisent pas, il faut y ajouter la délicatesse et le tact
que n’avait peut-être pas Rav, ne serait-ce pour « rencontrer » cet
interlocuteur qui pour l’instant s’est muré dans le silence et refuse le
dialogue.
Il faut garder en tête que le frère, le membre de famille, est proche,
est ainsi une sorte de membre du corps dont on doit travailler à empêcher
l’amputation. En mettant tous les moyens à contribution.
C’est le mérite de Rav…mais il ne parvient pas à faire
faire marche arrière à la situation. C’est très difficile, et ça l’est encore
plus quand la situation s’est développée à l’intérieur du cadre familial.
Faut-il pour autant renoncer et ainsi valider l’amputation ?
l’éclatement familial ?
Le talmud nous raconte par ailleurs que Rabbi Yohanan
perd ses dix enfants et ne nous dit rien d’une descendance chez Rech Lakish, ce
qui ne permet pas de considérer la situation à la génération suivante. Qu’en
aurait-il été de leurs enfants ? qui sont donc cousins germains et donc
membres d’une même famille éclatée ?
Ici s’achève cette réflexion amenée par le contexte du
mois de tichré et le jour de Kippour, mais venue nourrir une préoccupation
toute personnelle.
Comme dans le calendrier, faisons « coupure »,
entrons dans la fête des cabanes qui nous pousse à « aller dormir »
hors de la maison, peut-être à comprendre comme « tenter de changer de
cadre et d’en profiter pour peut-être donner un autre éclairage aux situations
interpersonnelles entre autres.
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