Réflexions du binational que je suis, en situation
de crises.
Crise en France mais vis à vis de laquelle la vie
m’est relativement facile : je ne vis plus en France et ne me vois pas y
retourner vivre un jour. J’ai manifesté comme lycéen puis comme étudiant contre
l’extrême-droite et ai depuis longtemps pressenti ce que l’extrême-gauche avait
de similaire, tout au moins dans ma relation à ces deux camps. Les deux sont
gênés par mon existence. Les premiers en tant que juif petit-fils d’immigrés,
par antisémitisme et xénophobie ataviques, les seconds en tant que sioniste,
par dérive de leurs positions politiques qui ne les laissent pas voir Israël
autrement que vecteur du colonialisme et de l’impérialisme.
Dans la crise française actuelle je vote par
solidarité pour tenter d’aider mes coreligionnaires et amis à ne pas tomber
dans Charybde ou Scylla mais ce n’est pas une situation qui me déchire, elle
n’est pas nouvelle, c’est aussi elle que j’ai quittée en venant m’installer en
Israël, même si ma motivation était plus positive que négative.
Et ceci m’amène à l’autre crise, qui m’est bien
plus douloureuse, bien plus anxiogène, la crise en Israël.
Double crise, avec l’extérieur depuis 120 ans et
de façon aiguë depuis huit mois, avec l’intérieur depuis bientôt deux ans. Et
j’ai gardé le pire pour la fin.
La crise israélo-palestinienne est une constante
des 120 dernières années. Ils ont une opposition de principe à la présence
juive ici et je ne vois aucune autre solution que la conversion progressive de
leur opposition en acceptation, qui dépend un peu de notre attitude mais en
fait de façon marginale.
J’ajouterai que dans la situation de belligérance
actuelle, je suis surtout oppressé et préoccupé par la question des otages,
mais pas par la question des palestiniens. Ils ont ouvert une guerre qu’il faut
mener, qu’il faut gagner, et pour ce qui est du dialogue avec eux, ils l’ont de
facto reporté aux calendes, et ça peut attendre d’une certaine manière. On
n’est plus à dix ans près.
La crise qui m’est le plus difficile est donc la
crise intérieure, intra israélienne. Elle m’est le plus difficile parce qu’il
ne faut surtout pas qu’elle soit insoluble …alors qu’elle parait telle quelle
l’être.
M’est particulièrement difficile que l’origine de
cette crise n’est pas comme en France des positions de gauche ou de droite,
d’humanisme ou d’antisémitisme. Je me fiche en gros du peuple français. Ce
n’est pas mon peuple. Je suis né en France mais c’était un aléa de mon parcours
familial. J’ai grandi en français et cela m’a marqué, j’ai conservé beaucoup
d’amis qui me sont très chers mais mes sentiments ne vont pas au-delà.
Je suis en Israël du fait de mon judaïsme. Du fait
de mon attachement à la Torah. Et cette Torah m’est chère au point d’avoir mal
de la façon dont elle peut être vécue et interprétée si différemment, par deux
milieux qui me sont aujourd’hui adversaires si ce n’est antagonistes et opposés.
La Torah, ce que j’en ai étudié et ceux qui me
l’ont enseignée, ont fait de moi quelqu’un qui y voit le fondement de son
identité, une identité humaniste, altruiste, sioniste et limitée par
l’identification aux mitzvot. Une identité riche de trois mille cinq cents ans
de réflexion sur l’homme et ses aspirations.
Et je suis depuis bientôt deux ans dans une
situation de pays gouverné par une coalition à laquelle je suis radicalement
opposé mais non comme aux extrêmes français. Ceux qui sont vus par les yeux
européens comme extrême-droite israélienne ne sont que des homonymes, ne sont
pas issus de ce qui forge l’extrême-droite française ou allemande ou espagnole.
Ils sont extrême droite dans leur posture sioniste uniquement, face à
l’opposition arabe et internationale à ce sionisme. Ils réagissent avec une
attitude extrême-droite dans son radicalisme mais n’ont rien à voir avec le
fascisme.
Ils me sont néanmoins difficiles du fait que cette
attitude est dictée par leur interprétation de la Torah, interprétation qui
relègue au second plan (voire annule) les composantes morales de la Torah, en
particulier vis à vis de « l’étranger qui vit en Israël »
(appellation biblique), interprétation qui ne les empêche pas d’adopter un
discours xénophobe vis à vis des palestiniens, une interprétation qui leur fait
viser concrètement à élargir encore les frontières d’Israël, dans le souhait de
donner à notre pays la taille la plus grande qu’il peut avoir au nom du texte
biblique. Pour ces gens-là, l’opinion non thoraïque ou même non juive ne
comptent pas ou doivent être combattues : ils sont fondamentalistes de la Torah
(mais d’une interprétation de la Torah que je ne partage pas…une interprétation
qui n’est pas celle que je vis avoir eu le mérite d’apprendre et de recevoir
des maitres qui m’ont enseigné la dite Torah) et leur présence dans la
coalition leur permet de mettre en application les conceptions extrémistes qui
sont les leurs.
L’autre formation qui m’est extrêmement difficile
est bien entendu celle des ultraorthodoxes planqués, ceux qui font tout pour
recevoir de l’argent du gouvernement et ne rien donner en contrepartie pour
participer à l’effort national lié à la guerre. Ils se défilent du service
militaire, ainsi que de toute alternative civile, soi-disant du fait de leur
interprétation eux aussi du texte biblique.
Ces gens-là, extrême-droite et ultraorthodoxes
planqués, sont mon principal souci.
Je ne vais pas aux manifestations où on appelle
aux élections parce que mon problème n’est pas tant avec les élus qu’avec les
électeurs (même si il ne faudrait pas déduire de cette phrase une quelconque
sympathie envers ne serait-ce qu’un seul d’entre ces élus). Électeurs que je ne
cherche pas tant à vaincre ou à combattre - comme je le ferais peut-être si je
vivais en France - qu’à rencontrer.
Il ne nous faut pas remporter les élections, il
nous faut redéfinir une interprétation commune de la Torah. Il en va de
l’existence ou de la destruction de l’état juif. Et ce n’est pas que je sois le
seul à le dire. De plus grands que moi, de David Grossmann, à Mikha Goodmann,
en passant par Ilaï Ofran ou Eli Faran ont déjà fait lire et entendre leurs
positions dans cette direction.
Et c’est finalement en cela que notre actuelle
guerre est une seconde guerre d’indépendance.
Ceux qui nous ont envahi et ont commis le massacre
du 7 octobre ont déclenché la guerre, mais il est bien probable que ce 7
octobre n’ait eu lieu qu’à cause des dissensions internes au pays, dissensions
antérieures à ce 7 octobre 2023.
Nous devons vaincre les ennemis du 7 octobre,
après avoir ramené les otages, et pour l’instant ne pas dialoguer avec eux sur
l’avenir.
Par contre il nous est impératif de dialoguer avec
l’extrême-droite israélienne et avec les ultraorthodoxes pour redéfinir
ensemble ce que doit être un état juif…surtout que les discours émanant de la
majorité des pays du globe viennent vraiment confirmer que nous n’avons pas
d’autre pays « ein li eretz akhéret »…(ce qui confirme qu’on ne
saurait me soupçonner d’être le porte-parole des Ilan Pappé et consorts qui ne
véhiculent que la version non-religieuse de l’idée ultraorthodoxe des « netouré
karta » selon laquelle nous n’avons aucun droit à nous installer ici).
Nous devons trouver le chemin pour qu’eux
comprennent dans quelle dérive ils ont donné, quitte à ce que nous en
avalisions une part (va savoir…), mais afin que tant l’état que le patrimoine
littéraire reconquièrent leurs titres de gloire…
Il s’agit des territoires perdus du bagage
biblique, territoires spirituels plus que géographiques.
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