jeudi 24 décembre 2015

Le procès de Viviane Amsallem et la question de la parole et du silence.



Film poignant, dont la force est encore accrue par la mise en scène, et surtout par la prise de vue, la plupart du temps en gros plan. 

C'est un film dans lequel ce sont les détails qui sont examinés, et malgré cette volonté de centrage de l'attention sur un sujet, il semble qu'il peut se trouver de parler à partir de ce seul film, de sujets bien différents.

C'est ainsi qu'un éventail de critiques de cinéma contiendra des interpétations diverses. Certains voient dans ce film une critique de tout le système hilkhatique juif, incluant ou non celle du rôle dévolu à la femme dans une société gérée par des hommes. D'autres y voient une critique de l'organisation du système judiciaire en Israël, en particulier autour des lois du mariage, système pouvant être vu comme immobilisé du fait de son allégeance à la halakha et au rabbinat. D'autres encore y verraient une critique culturelle, de la société sefarade. D'autres enfin pourraient être tentés d'y voir l'histoire d'un couple, opposant deux personnalités bien particulières.

Je vais choisir de parler de ce que je n'ai trouvé nulle part, et qui me parait pourtant le point central, probablement du fait de mon expérience de quinze ans d'expertises auprès des tribunaux des affaires familiales.

Le film se déroule donc - uniquement - dans un tribunal rabbinique, la plupart du temps caméra pointée en gros plan soit vers les juges, soit vers les parties.

On m'a suggeré, au moment où on m'a invité et demandé de mener un débat post projection avec l'AEI, de parler du profil psychologique des personnages, et c'est en fait principalement ce que je vais ne pas faire, non tant par esprit de contestation ou par pulsion de provocation, que par souci de ne pas manquer l'essentiel.

Les personnages sont ici à mon avis, parties comme juges, comme le décor du film. 

Ils ne sont ni le décor d'une structure judiciaire misogyne - comme on peut lire dans plusieurs critiques - ni celui d'un monde particulier - société israélienne ou la fraction sefarade de celle-ci - ni encore moins celui d'un ou plusieurs personnages pathologiques, comme cela se trouve fréquemment dans les films .

Je pense que même si le personnage Elisha a un profil psychologique que l'on pourrait examiner en détail, ce n'est pas lui qui est au centre. il est encore une partie du décor. 

Le film, à mon humble avis, tristement, NOUS met en scène, et enfin de compte nous juge, et il ne nous rend pas fiers de nous-mêmes.

Je vais m'expliquer, dire plus clairement dans un premier temps, de quoi je suis en train de parler, pour, en second temps,  proposer une sorte d'autre éclairage.

Comme je le dis en titre, le thème qui me parait ici central est celui de l'articulation de la parole et du silence , ou plutôt du mutisme, de la non-parole, du "non-dit" comme on dit, et c'est ce silence que je vais aborder de deux angles différents.

1. Dans le film, le centre est occupé par les silences du mari, silences éloquents, tant éloquents qu'il dit bien plus par son silence que par sa parole, et en particulier lors de la dernière scène, où il fixe la condition ultime de sa remise du guett, sans prononcer un mot, après avoir buté et s'être tû sur une phrase qu'il aurait dû dire.

Cette phrase est en quelque sorte la clé de toute cette histoire, qui, je le répète, n'est qu'accessoirement la clé de ce film, qui traite du divorce du couple Amsallem, c'est une clé que nous avons tous avec nous, dans notre trousseau personnel.

Cette clé, clé des manifestations d'amour et d'admiration, ou du renoncement/non renoncement à celles-ci, clé de la conquête d'un être aimé, ou de la dure constatation qu'il/elle va nous tourner le dos, est en prise directe sur notre estime de nous-mêmes, ou en termes psychologiques, sur notre narcissisme. Selon qu'elle sera tournée dans un sens ou dans l'autre, nous ressentirons plus ou moins d'estime de nous-mêmes, ou nous nous vexerons plus ou moins facilement.

Je pense que l'on peut dire que, statistiquement la même clé est aussi bien au trousseau des hommes et des femmes, mais avec un profil un peu différent selon les individus.

Je pense que ce film s'applique à montrer combien les deux protagonistes centraux sont blessés. Elle, Viviane, est blessée par un mécanisme, le mécanisme des conventions "façonné halakha", et Elisha est aussi blessé, par un mécanisme un peu différent, interpersonnel, mais qui est ce qui blesse Viviane en contre-coup.

Ce film montre les coups portés à Viviane, mais il est impossible de ne pas voir combien c'est l'humiliation, ou la peur de l'humiliation qui est presque le seul moteur d'Elisha, ainsi d'ailleurs que d'autres hommes présentés (je pense au témoin Simon Aboukassis qui tyrannise sa femme, je pense au frère d'Elisha, je pense au juge Salomon).

Je suis d'accord que le film montre crûment combien le tribunal rabbinique est réticent à faire pression sur les hommes (mais pression est tout de même exercée, et notre Elisha fait quand même quelques jours de prison), je suis d'accord que le personnage d'Elisha tel qu'il est décrit au long du film, est grave, et peut entrer par son comportement dans la catégorie de ce qui s'appelle en français les "pervers narcissiques". Mais c'est un terme de vulgarisation, qui ne correspond à aucun diagnostic officiel, et je choisis de le voir comme un état, et non comme le diagnostic de cet individu.

Ce couple est dans une situation de lutte, dans laquelle la perversion narcissique a comme le rôle principal, mais je cherche plus l'essence du phénomène, que j'appellerais "blessures narcissiques", surtout que je pense que c'est ce que nous montre le film, les blessures à notre estime de nous-mêmes.

Et le dénominateur commun des défenses des hommes et des femmes de ce film, et en fait de l'humanité, est le silence.
La femme est humiliée et se tait, l'homme est humilié, et se défend en humiliant, par le silence presque plus que par ses mots.

Ceci existe dans toutes les combinaisons humaines et principalement dans les couples, même quand ce n'est pas de divorce qu'il est question.

Et il y a les cas bonne ou mauvaise mayonnaise..

Je choisis ici de ne pas élargir au paramètre social, ou sociologique. Il nous amènerait à des chiffres, et d'une certaine manière il nous éloignerait.

Je vise en effet, non tant à partager avec vous des remarques sur l'état de la société, de cette société, qu'à réfléchir sur ce qui pourrait aider à nous prémunir de cet écueil que le film montre si bien. Et ce n'est pas que rien n'existe comme outils développés afin de prémunir. Je pense en particulier à cet accord préalable qui existe en Israël, et que peuvent signer les conjoints encore avant la cérémonie du mariage, accord dans lequel le mari s'engage à ne pas refuser d'accorder le guett. Mais il est connu que cet accord ne résoud le problème que partiellement, soit qu'il humilie le mari et que celui-ci refuse de le signer, soit que même signé, il n'empêche pas le contre-coup des blessures narcissiques.

Je le répète : ce film dépeint un écueil qui peut arriver un peu dans chaque combinaison d'individus, en particulier le couple.

Il nous est impossible de ne pas être blessé dans notre confrontation avec autrui, avec la réalité, pas forcément au quotidien mais au moins de temps à autre. La question est de savoir quels outils sont à notre disposition pour ne pas tomber dans des ornières comparables à celles que ce film met en lumière.

2. Je veux examiner ces questions de blessures narcissiques par le biais de quelques exemples de la fin du sefer Beréchit.

Le viol de Dina, en Beréchit 34 (tout le chapitre), l'épisode Tamar (beréchit 38 - tout le chapitre), l'épisode de la femme de Putifar ( Beréchit 39, 7 à 20) sont des exemples de blessures narcissiques, dans lesquels on retrouve tant la violence (violence du violeur, violence réactive de Shimeon et Lévy, violence de la femme de Poutifar) que le silence (silence de Dinah, silence de Tamar jusqu'au moment où elle ouvre la bouche, silence de Yossef qui est dans son adolescence trop bavard et qui passe au silence, après avoir été jugé et vendu, humilié, presque mis à mort par ses frères).

Je dois à Marc Wygoda un éclairage très enrichissant dans ce domaine. Dans son dvar Torah sur la paracha miqetz, il part de la différence entre deux versions de la même histoire, celle du rêve de Pharaon. Dans la première version, premier verset, le pharaon dit "je me vois me tenir sur le fleuve", dans la seconde il dit "je me vois me tenir sur la rive du fleuve".

La rive d'un fleuve se dit en hébreu "safa", qui est le même mot que celui qui désigne la lévre, ainsi que la langue dans laquelle on parle. Il est interessant de noter que la vexation est souvent visible chez l'individu au niveau des lèvres, soit qu'il les pince, soit qu'elles tremblent.

Marc raconte dans son dvar Torah un célèbre midrach selon lequel Yossef, une fois nommé vice-roi, doit apprendre d'urgence les "70 langues de toutes les nations de la terre" afin d'être accrédité par le sénat de Pharaon. Il essaie, mais échoue, et ne réussit finalement qu'une fois qu'un ange intervient et ajoute une lettre du nom divin - le he'h - à son nom, le faisant devenir Yehossef, ce qui lui permet d'apprendre ces langues (psaume 130). La conclusion du dvar Torah sur ce midrach est que les sénateurs de Pharaon comprennent intuitivement qu'un individu ne peut s'élever au-dessus du commun que s'il possède une valeur à laquelle les autres ne s'élèvent pas.

Yossef symbolisant le juif parmi les nations se doit de parler les langues des nations, dirait-on prosaïquement. Mais peut-être pourrait-on élargir le sujet et dire que l'individu de base ne possède que des rudiments de langage, et qu'il est sujet au mutisme, (le mutisme électif est un diagnostic souvent porté), particulièrement dans les situations où il est blessé.

Yossef, que les aventures avaient contraint au silence, se remet effectivement à parler au moment où il est à nouveau valorisé, et cette parole lui permet de renouer avec ses frères (même si la paracha Vayigash nous suggère d'attribuer la partie principale de cette réunion à l'initiative et à la prise de responsabilité de Yehouda, ce sur quoi je reviendrai plus loin), peut-être comme pour suggérer qu'il ne s'agit pas tant de langues au sens de l'hébreu, de l'arabe, de l'anglais ou de l'égyptien, que de langue qui permet de restituer la communication quand elle s'est trouvée interrompue, quand elle s'est mise à être relayée par le mutisme, par un silence assourdissant.

C'est cette qualité de Yehossef dont l'absence est le plus crûment montrée dans le film. Elisha parait un individu enclin à se vexer en toutes situations, individu blessé (il est orphelin est-il précisé à plusieurs reprises), au point qu'il en est devenu tyrannique, et il n'a aucune capacité de changer de mode interpersonnel, d'apprendre un nouveau langage. Et le manque qui est ici mis en exergue est celui d'individus qui, en place de cet ange du midrach, aient la capacité d'extraire les couples par exemple, ou les adversaires de tous niveaux, des ornières dans lesquelles ils se sont coincés, en compagnie de toute une cohorte de professionnels des tribunaux, le plus souvent pour raisons de blessures narcissiques.

On voudrait beaucoup que la Torah puisse nous protéger contre la rage narcissique, mais le peut-elle ? Elle ne le peut pas plus qu'elle ne peut protéger l'humanité contre des Aman, des Hitler, des Al Bagdadi, des Erdogan ou d'autres. On voudrait beaucoup que les juges sachent remplir ce rôle, surtout quand ils sont affectés aux affaires familiales. Il faudrait malheureusement pour cela qu'ils réalisent que c'est le leur, qu'ils en soient à la hauteur, ce qui est loin d'être le cas en tout cas dans les tribunaux rabbiniques.

Il ne reste qu'à conclure sur une constatation très difficile : l'humanité est aux prises avec l'humanité, et c'est un très vaste programme. 

Dans le midrach cité plus haut, la solution ne vient que par l'aide venue d'en Haut. Dans notre réalité, il nous incombe de réaliser que la solution ne peut venir que de nous. 

Et je ne crois pas que le meilleur chemin soit celui de la dénonciation, du genre "vous voyez ce que c'est cette société, ce système archaïque, ce monde religieux"...ou autres accusations (projections me parait ici un meilleur terme) que j'ai trouvé à profusion dans les différentes critiques que j'ai trouvées de ce film.

C'est en chacun d'entre nous, et donc du ressort de chacun avec lui-même, mais les combinaisons de l'ordre de "Yehouda s'avança vers lui" - comme ces mots sur lesquels s'ouvrent la paracha vayigash - sont les combinaisons gagnantes.

Yossef a reçu sa lettre en plus, et il sait parler, mais le dialogue s'instaure, se restaure du fait de Yehouda...qui a su régler la question de la blessure narcissique à l'intérieur de sa famille, qui a su dire "elle a raison" en surmontant son humiliation, et qui a développé la capacité de s'avancer à la rencontre d'autrui.


jeudi 10 décembre 2015

Hanouka par Manitou et pour Annie.




J'avais pourtant étudié au-delà de l'âge du talmud torah, et j'avais derrière moi quelques années de situation de responsabilité aux eis, et pourtant c'est en fait par un enseignement de Manitou sur Hanouka que je découvris ce que Lévinas appelle "religion d'adultes".

La situation n'était pas neutre. Manitou jouissait d'une aura bien particulière dans le monde juif français en général, et auprès de mes parents en particulier, et de façon encore plus spécifique auprès de moi, qui avait passé huit mois plus tôt quelques dix jours à Maayanot, pour un séminaire éclair en février 76.

Je n'en étais pas revenu indemne. L'ambiance dans cette majestueuse maison de la rue Yeoshua Bin Noun dans le quartier grec de Jérusalem, où se côtoyaient anciens amis personnels, et toute une bande d'étudiants eux-mêmes pour un an en formation au même endroit, m'avait injecté une forte dose de sionisme messianique, encore très en vogue depuis la guerre des six jours, et vivement agrémenté à la sauce française par Manitou.

Manitou vivait alors en Israël depuis quelques six-sept ans, mais revenait régulièrement en France, pour conférences et séminaires, et notre petit groupe de séminaristes de février avions le statut un peu privilégié de recevoir des cours pour nous tous seuls.

C'est dans ce cadre que Manitou, à Paris à l'approche de Hanouka, me donna comme la cerise sur le gateau de ce que j'avais commencé à apprendre de lui.

Le personnage ne manquait pas de charme, et il le savait, et en usait et en abusait.

Il distillait un enseignement qui, en plus d'être stimulant intellectuellement, était donné sur le ton un peu envoûtant et mystérieux qu'il affectionnait, le tout assaisonné de blagues et de jeux de mots.

Dans ce décor, Hanouka devenait autre chose. Mais la force de Manitou tenait à ce qu'il ne faisait pas que tourner la tête (même si a postériori je suis devenu très critique sur cette forme d'abus par l'intermédiaire de l'enseignement), il enseignait aussi. 

On vivait avec lui une réelle expérience de nourriture intellectuelle, et les choses dépassaient encore le stade de l'expérience : les cours que je reçus de lui au cours des quelques quinze ans où il me fut donné de l'écouter, sont pour beaucoup encore présents en moi, les notes que je prenais ayant été sérieusement - et précieusement - gardées.

Manitou nous enseigna ce soir-là, comme à son habitude un savoureux mélange d'anecdotes improbables, mais marquées d'un sceau imparable d'authenticité et de réflexion.

Qui m'aurait un jour dit qu'un maître m'enseignerait que ce psaume 30 "Cantique de l'inauguration du Sanctuaire", signé "de David" est en fait d'après une tradition rabbinique, attribué...à Adam ?

Mais Manitou ne prétendait nullement apporter une pierre aux recherches scientifiques sur l'élaboration de la Bible et posséder les droits d'auteur de la découverte du véritable auteur de chacun de ses livres. Il n'apportait pas tant une preuve qu'un enseignement.

Ce psaume aurait ainsi été prononcé par Adam du fait de son expérience personnelle, d'individu créé, installé sur la terre, à 
Roch Hachana, c'est à dire au moment de l'équinoxe. Passée cette date, la lumière semble progressivement quitter le monde, du fait d'un phénomène qui croît de jour en jour jusqu'au solstice d'hiver. Un enseignement qui se dote surtout d'une facture existentielle, bien autant que d'une marque de pseudo vérité !

N'importe qui peut s'identifier alors à un individu qui a pareil vécu. Souvent depuis j'ai pensé à ce que peut ressentir durant le trimestre d'automne un bébé qui nait en septembre. Année après année je me sais sensible à cela, depuis toujours.

Et alors , Manitou ajoutait, les yeux pétillants, une seconde bombe : Hanouka, nous apprit-il, tombe toujours sur le jour de l'année où le soleil se couche le plus tôt, et ceci, alors que sa date est déterminée par le calendrier juif, à la fois lunaire et solaire.

Suivit un cours sur ce calendrier et son "secret", celui des années embolismiques, le "sod haïbour". Un calendrier qui aurait une qualité particulière, supérieure à celle du musulman, uniquement lunaire, et du grégorien, uniquement solaire, du fait d'un savoir antique de la conjugaison des paramètres lunaires et solaires.

A ce stade, Hanouka avait déjà pris à mes yeux une nouvelle valeur. Manitou continuait cependant et nous rappelait que les fêtes de ce calendrier, les fêtes du monde juif n'ont jamais qu'une seule facette ; elles ont un sens agricole, un sens calendaire et un sens historique. Et de continuer encore, et de nous enseigner que les fêtes font partie du rythme perpétuel de ce calendrier, qu'elles existent depuis la nuit des temps, attendant de "rencontrer", que se produise l'évènement historique qui leur correspond.

C'est ainsi que Pessah', qui n'existe apparemment que pour commémorer la sortie d'Egypte, est déjà soulignée par le commentateur médiéval Rachi comme raison de la mention de matzot dans le texte biblique de l'histoire de la destruction de Sodome et Gomorrhe. "Le texte nous parle de matzot", écrit alors Rachi, "parce que cet épisode se passait au moment de la fête de Pessah'". Mais comment Avraham et Loth auraient-ils pu fêter une fête instituée en commémoration d'un évènement survenu trois cents ans après leur temps ? À moins de ne se fier à l'enseignement de Manitou, qui vient donner à cette curiosité/cette abberation historique un sens, on ne peut que tomber dans la platitude nourrie de l'incrédulité du rationnaliste.

Ce dernier ne saura que dire : "il est impossible que Rachi ait écrit pareille chose, il y a surement ici une erreur de scribe".

Or le texte de la Torah mentionne bel et bien ces matzot...qui ne sont à nos yeux de modernes que le symbole de la fête de Pessah'!

Manitou savait donner un sens à ces contradictions, un sens à la fois prodigieusement intéressant, nourrissant, et authentique. Manitou se disait - et était, par son père, grand-rabbin d'Oran - véhicule d'une tradition rabbinique. Il ne venait inventer aucune interprétation, il transmettait.

Et il transmettait un sens prodigieusement adulte, en l'occurence au seul sujet de cette fête que je ne connaissais jusqu'alors que par son caractère "infantile" (bougies, toupies, gateaux, cadeaux).

Et l'enseignement sur Hanouka ne se limitait pas à cela, et ce texte deviendrait terriblement long si je développais ici tout ce que Manitou nous a enseigné sur Hanouka, sur cette fête au sujet de laquelle tellement peu de textes rabbiniques ont été écrits.

Je me contenterai donc ici de me limiter à donner la note finale de cet enseignement sur la coïncidence calendaire de Hanouka et du soir le plus long de l'année, évènement en apparence purement solaire, alors que sa date est apparemment seulement déterminée par le cycle de la lune (25 du mois de Kislev, mois comme tous les mois hébraïques dont le premier jour coïncide avec la nouvelle lune).

Le solstice d'hiver tombe effectivement à une date déterminée solairement (en général le 21 décembre, premier jour de l'hiver). Mais ce jour est celui où la quantité de nuit est maximale en valeur absolue. Il s'avère - et cela est aisément vérifiable (et si je vous dit que je l'ai vérifié sur de nombreuses années, cela vous aidera peut-être à l'admettre) - que les jours commencent à rallonger par le soir avant ce 21 décembre, alors qu'ils continuent à rétrécir par le matin (en général, jusqu'au 15 janvier environ) et il est impressionnant que le calendrier juif, le plus ancien des calendriers en vigueur dans le monde occidental, ait su mentionner cette curiosité. Il faut la conjugaison des paramètres lunaire et solaire pour que le calendrier puisse l'exprimer.

Cela dote Hanouka d'une importance bien supérieure à la commémoration de la révolte des maccabim en - 165, ou du miracle de la petite fiole d'huile.
 
Ces enseignements l'inscrivent comme fête de l'affrontement obscurité-lumière, au propre ainsi qu'au figuré, fête d'actualité tristement perpétuelle comme s'acharne à nous le démontrer notre actualité. 

Hanouka vient alors rappeler cet épisode d'une histoire particulière des juifs à un moment particulier, mais vient non moins s'inscrire dans l'histoire du monde. Jusqu'alors, depuis que le premier homme s'est aperçu de comment fonctionne le cycle de l'apparition et de la disparition de la lumière dans le défilement des jours au long de l'année, Hanouka existait comme "fête de la lumière". Une tradition, dont le judaïsme se réclame, a réfléchi depuis la nuit des temps...sur la notion de nuit des temps. Depuis la révolte des maccabim, il y a bouclage de la boucle : l'évènement historique s'est juxtaposé à l'évènement du temps universel. 

Qui fête Hanouka aujourd'hui fête simultanément ces deux dimensions, l'universelle, et la particulière, celle de Hanouka "fête des lumières" et celle de Hanouka, fête de la victoire historique des maccabim, des hébreux, sur la culture grecque, fête de la confiance en le retour de la lumière même - et justement - aux moments qui paraissent les plus sombres.
Religion d'adultes.

J'ai connu Manitou la même année où j'ai aussi rencontré pour la première fois Annie, zal, qui vient de nous quitter , juste avant la semaine de Hanouka, trop prématurément après une année entière de lutte contre la maladie.
Je l'ai connue dans le cadre des e.i.s alors que nous étudiions dans le même lycée et ne nous connaissions pas.

Je connus aussi alors ses parents, puis quand elle épousa Dan, elle me devint liée comme par un double lien...qui tint plus de trente ans.

Elle survint dans ma vie comme Manitou, à l'âge où je passai de l'enfance à l'âge adulte, de l'adolescence où seulent comptent les valeurs de la société, les philosophies, les musiques et les amours, à l'âge de la parentalité où l'individu n'est pas moins défini par les valeurs auxquelles il a adhérées que par les enfants qui lui sont nés et qui l'accompagnent avant de le remplacer.

Le tour des enfants d'Annie, bien qu'encore fermement et solidement accompagnés et encadrés par Dan, vient de commencer.

Que le souvenir d'Annie, la bienveillante, au sourire attentionné, pétillant et malicieux, au sens commun si sainement développé et à la vive intelligence en particulier des situations sociales, qui s'inscrit en moi au chapitre de l'accès à la vie d'adulte, soit béni autant qu'il restera présent chez son compagnon, ses enfants et tous leurs nombreux amis.

P.s. Comme il n'y a pas de coïncidence en ce bas monde, je me suis trouvé en train d'achever ce texte au moment où me parvenait la triste nouvelle de la disparition de Bambi, la compagne de Manitou. Que sa mémoire soit ici évoquée.


jeudi 19 novembre 2015

Judaïsme d'étude, judaïsme d'adultes.

J'ai eu cette semaine la chance - ou le privilège - de me trouver à relire le texte de Lévinas "une religion d'adultes", un des premiers textes de "Difficile liberté", et cela m'a été précieux, tant dans le contexte actuel, que dans le prolongement de notre discussion de lundi soir, lors de notre étude midrachique hebdomadaire.

La côte du religieux est en ce moment très basse, dirait-on pour le moins. Qui se réfugie dans le "heureusement que chez nous ce n'est pas comme ça", en parlant du judaïsme par opposition à l'islam, a de fortes chances de rencontrer bon nombre de visages incrédules ou même furieux.

Et quand le religieux se mèle d'opposer le dieu des uns à celui des autres, c'est peut-être encore pire.

Lévinas fait dans ce petit texte - parfaitement lisible à l'exception du mot noumène dont tous ne savent pas qu'il désigne la réalité intelligible, l'objet conceptualisé, et que Lévinas utilise sans traduction en langage populaire - une formidable synthèse de ce qu'est le religieux, ou plutôt de ce que peut être (doit être?) le "religieux" juif, principalement par le mérite d'au moins deux mille ans d'étude.

Etude, et non extase. 

Il cite cette fameuse controverse entre trois rabbanim du Talmud au sujet de la désignation de la phrase fondamentale du judaïsme, en disant qu'il s'agit de trois opinions dont la deuxième explique la première et la troisième donne la façon de les mettre en pratique. Une façon de proclamer que les trois opinions sont valables, éclairent la même scène depuis trois différents angles, en controverse mais principalement afin de se compléter.

Pour Ben Zoma, le premier, c'est le "shema Israël" qui contient la substantifique moëlle de tout notre bagage. Ce shema Israël  récité quotidiennement matin et soir, dernière phrase de la vie consciente. Ben Zoma s'exprime ici pour un judaïsme de foi. Etre juif consisterait d'abord à dire sa foi. Pour Ben Nanas, le second, c'est le "tu aimeras ton prochain comme toi-même " qui est l'essentiel. Un judaïsme d'alterité, de relation interhumaine. Un judaïsme agi et non seulement dit. Tandis que pour Ben Pazi, c'est un commandement sur les détails de l'offrande du sacrifice qui est à être placé au centre, arguant d'un judaïsme d'actes religieux. Religion de pratique, non uniquement de croyance ou d'adhésion.

Ce que venait préciser Ben Nanas étant que si quand même il parait souhaitable que la pratique soit enracinée dans une croyance, alors à nous d'intérioriser que cette croyance n'a de poids que dans l'éthique de la relation interpersonnelle.

Et ce qu'enseigne Lévinas, en plus de ce contenu, déjà immensément riche, est que c'est de l'étude que doit provenir le mûrissement de chacun autour de ces sujets, et des autres. 

L'étude. Pas l'endoctrinement asymétrique et reposant sur une vénération d'un sacré qui a de toutes façons tendance intrinsèque à être galvaudé, et nous n'avons pas à regarder bien loin pour le constater, autant chez nos cousins que chez nous (même si de façon incomparablement plus inoffensive chez nous).

Il faut lire (ou relire. La lecture de Lévinas est encore meilleure à chaque fois) cet article. Il n'a pas vraiment vieilli. C'est à dire que ce que Lévinas a à nous apporter sur l'approche de ce qu'est le religieux reste encore d'actualité, reste encore à être appliqué.

Combien a-t-il prôné, interprêté, ou reçu (de Chouchani) cette approche ? Comme à chaque fois que Lévinas appuie ses dires d'un texte talmudique, on ne peut que constater que ce qu'il nous dit n'est même pas l'interprétation : c'est déjà dans le texte. Au point qu'on pourrait rester avec l'impression qu'il est surtout quelqu'un qui sait lire, quelqu'un qui sait comprendre et enseigner ce qu'il a lu, ou entendu, ou étudié.

De même que sa lecture talmudique - sur "du sacré au saint", avec les regards sur la tendance humaine à chercher les miracles, les interventions personnelles, magiques ou non, et le détournement que cela représente - est aussi un apport pertinent à cette réflexion que nous avions cette semaine sur ce texte du midrach Shmuel.

Lévinas parle de "religion d'adultes" et les gens lisent souvent, et injustement, "religion d'intellectuels". C'est vrai qu'y est affirmée la prédominance impérative de l'étude sur la pratique. On le sait : depuis la destruction du temple, c'est par l'étude que sont remplacés les sacrifices, grâce à la vision phénoménale - et comme prophétique - de Rabban Yokhanan Ben Zaccaï.

Et c'est non tant cette étude que ses rapporteurs qui fait aujourd'hui cruellement défaut...avec quand même un très important bémol à ce regard alarmé :  

- le judaïsme n'a en fait jamais été à ce point étudié. Que ce soit du fait du nombre de juifs en Israël, et aux USA , et même en Europe ("limoud", "Akadem" sont de fabuleux exemples).

- le judaïsme est aujourd'hui "démocratisé" plus encore que par son élévation au grade de religion d'étude, par le fonctionnement de deux "institutions" informelles - mais c'est leur force : nul besoin de s'inscrire, nul besoin de se faire accepter - : 
. celle du "daf yomi" grâce à laquelle beaucoup de gens étudient jour après jour, 364 jours par an, une page de talmud par jour, (à l'initiative du rav Shapiro de Lublin encore avant la shoah, pratique qui a été comme ressuscitée il y a je crois dix ans)
. Et celle, tout à fait contemporaine du "929", selon laquelle on ne lit pas une page de Talmud, mais un chapitre de Bible par jour (à l'initiative du rav Béni Lau de Jérusalem).

Il semble quand même que manque à la résonance que devrait avoir cette étude un élément : elle n'atteint pas assez, ni le public juif, ni encore moins une audience extra juive. 

Je ne cherche pas les coupables d'une telle situation, elle provient probablement autant des enseignants que des enseignés, peut-être frappés en commun par un "air du temps" qui éloigne de l'étude, qui la fait apparaître insuffisante ou déplacée, ou dépassée.

Peut-être sont-ce les situations actuelles, aigües, qui font ressentir plus crûment encore l'absence de Lévinas..et avec lui d'autres grands noms, du judaïsme mondial, mais aussi de personnages qui s'associaient à lui dans le développement de ce qui s'appelle "l'école de Paris", qui avait su montrer la pertinence de ces textes et de leur étude dans la confrontation avec la vie moderne, et qui semble malheureusement trop appartenir au passé et à l'Histoire.

Au travail !

ולא נגענו אנו אלא בקצה קצהו של מאמר חשוב זה.

lundi 9 novembre 2015

La jupe. Pour les profs.


Voici un texte écrit primitivement en août dernier, en relation avec ce film "la jupe" projeté dans les cinémas il y a neuf ans. 

Je m'y demande comment l'analyser en 2015, après les attentats de ces trois dernières années, après la proclamation de l'état islamique.

Je ne l'ai pas publié fin août et nous voici à peine trois mois plus tard presque dans un autre contexte, après un mois d'attentats au couteau un peu partout en Israël.

Mon texte est-il déjà caduque ? Je vous laisse le lire et vous retrouve après la dernière phrase d'août.


La jupe. Pour les profs. 

"La journée de la jupe" par Lilenblum (2006), est en effet un film bien plutôt pour leur famille, leur conjoint, leurs parents ou enfants, ou le grand public, afin qu'ils se rendent compte combien le prof. est en première ligne.

Dans ce film bien monté et qui tient le spectateur en haleine du début à la fin, se trouvent évoquées l'une après l'autre bon nombre de questions face auxquelles sont  confrontées la France ou l'Europe d'aujourd'hui, et sont aussi ébranlés l'un après l'autre quelques stéréotypes de ces sociétés.

Isabelle Adjani en professeur de français enfant d'immigrés arabes, rejetée par les siens parce qu'érodée et stérilisée par Jules Ferry et le rouleau compresseur républicain français, tente maladroitement de contenir une classe d'adolescents dans un collège de banlieue parisienne hard...jusqu'au moment où lors d'une des innombrables altercations physiques entre eux, tombe soudain un revolver du sac de l'un d'entre eux.

Elle réussit à rassembler suffisamment d'autorité pour que l'arme se retrouve entre ses mains, et le film va accompagner la suite, qui évolue au gré de ses effondrements et reprises d'elle-même jusqu'à une fin tragique (alors qu'elle leur enseigne Molière qui n'a pourtant écrit que de la comédie..!).

Les élèves paraissent tous - sauf un, dans le difficile rôle de la caution française de souche - arabes ou au moins musulmans, et le film entier est constamment ponctué d'insultes, souvent antisémites ("fais pas ton feuj!" et autres).

Isabelle Adjani parait pêter un plomb dès l'apparition de l'arme et elle transforme la séance dans la salle de théatre du collège en prise d'otages, sans paraître avoir elle-même compris comment elle en est arrivée là.

Ce que le film montre particulièrement bien c'est d'une part l'atmosphère et l'extrème difficulté à être enseignant en pareil lieu de confrontations culturelles, c'est la façon dont les enseignants sont seuls en première ligne, et en parallèle, la futilité de leur affiliation politique ou syndicale. Ils sont présentés ici comme lâchés jour après jour, semaine après semaine dans une sorte de fosse aux lions. Enseigner en pareilles conditions, c'est du struggle for life.

Ont aussi dans le film un important rôle le brigadier de police, et une ministre (de l'intérieur ?)que le film malmène intelligemment. 

Le brigadier - lui-même en parallèle aux prises avec un grave souci conjugal dans sa phase aigüe - est présenté comme un professionnel des prises d'otages, jouant un rôle de psychologue des cas d'urgence, et c'est précisément cette psychologie que le film juge, lui faisant un véritable procès, montrant comme c'est elle qui fait tourner la situation au tragique. C'est le dialogue et la douceur qui sont ici présentées comme n'ayant abouti (si ce n'est conduit) qu'à l'envenimement et à la violence incontrollée.

Mais plus encore que le policier, ce sont la ministre ainsi que l'administration dans son ensemble qui sont ici présentées comme déconnectées complètement de la réelle situation sociologique sur le terrain. La ministre est celle qui donne les ordres, apparemment le plus arbitrairement possible et surtout dans une préoccupation surtout électoraliste, animée avant tout de la crainte de la façon dont les choses apparaitront à la télévision, et dans une complète méconnaissance - et le désinteressement plus total - de l'affrontement des cultures qui se livre derrière ce fait divers.

Et, climax du film, tandis que la prof. de français, amenée malgré elle à se trouver dans la peau d'une preneuse d'otages et à énoncer des conditions, réclame un jour annuel de la jupe, la ministre - en pantalon - rétorque avec dédain : "après qu'on ait en fin de compte obtenu le droit pour les femmes au pantalon, que vient-elle nous casser la baraque avec sa jupe ?".

Cet affrontement culturel réduit au conflit jupe-pantalon est finement analysé. Il met en lumière l'écart culturel et l'ignorance totale du côté de la bourgeoisie vis à vis du monde des classes basses, dont font partie les immigrés, et ici, principalement les musulmans (même si un tout petit rôle de quelques secondes est donné à un asiatique - probablament par souci de correction politique). Chez ces derniers, c'est la précarité qui domine toute la scène. Les garçons sont aux prises au racket, et les filles au viol, situation dont ne paraissent avoir conscience aucun des représentants de l'ordre ou de l'administration, jusqu'au principal du collège, et que portent donc seuls sur leur dos, comme la tortue sa carapace, ces pions de l'échiquier sociétal que sont les profs. "L'agenda" de cette prof. dont l'extraction s'avère en coup de théâtre, est aux antipodes de ce combat qui a abouti au droit des femmes à aller en pantalon.

L'essentiel de son combat est dirigé contre une société musulmane sexiste, réactionnaire et raciste, dans laquelle la femme est humiliée et menacée physiquement quotidiennement, et dans laquelle mettre une jupe consiste à se mettre en danger physique réel. 

Tandis que le combat pour le pantalon a pu être mené dans un monde occidental où il fallait avant tout obtenir le droit pour les femmes à ne pas être défavorisées socialement, la prof. émerge d'un milieu, celui de tous les élèves de cette classe, où la femme est encore une proie, ne rêve même pas d'une inégalité salariale tant son statut est loin en deça de cela.

Un article de slate.fr (Jonhatan Schel ) s'en prend violemment à ce film, qu'il descend au plan technique (je suppose, avant tout parce qu'il se veut critique de spectacle : son rôle a priori est de trouver tout mauvais), mais surtout parce que le film est coupable à ses yeux d'être en fait anti arabe, de façon trop crue pour...la gauche, ou pour une certaine gauche. 

Outre que je n'ai pas cette opinion - comme exprimé ci-dessus - sur le film,  je me demande comment écrirait le même Schel en 2015, après Ilan Halimi, après Mohamed Merah, Nemmouche, Charlie, hyper casher, Thalys, et en bref avec l'évolution, surtout depuis la proclamation du califat en juin 2014, du sinistre état islamique.

La France est bizarrement un pays où se lèvent rapidement à gauche beaucoup de voix anti conformistes- anti capitalistes, anti colonialistes, anti réactionnaires, anti clichés. En parallèle, la même France de l'accueil des immigrés et de la mobilisation pour les damnés de la terre, a cette spécialité de banlieues (93), de provinces (Trappes, la banlieue lyonnaise, Marseille) dans lesquelles non seulement perdure une situation sociale mauvaise, mais surtout où s'est dégagé déjà jusqu'à l'heure où j'écris, un préoccupant creuset de combattants djihaddistes, avides de rejoindre la Syrie ou autre champ de bataille, et peu enclins à l'adhésion aux droits de l'homme, aux valeurs de la démocratie, et au combat social, quand ce n'est pas porte-voix d'un discours ouvertement anti-français.

De plus, il s'est avéré ces cinquante dernières années que ces voix de gauche ont comme déraillé en ce qui concerne le monde arabe face à Israël. Elles se sont rassemblées très souvent, et très spontanément pour condamner encore et encore un soi-disant état voyou, suppôt de toutes ces infamies, alors qu'elles se taisent singulièrement quand il ne s'agit plus des juifs contre les arabes, et même quand par exemple les mêmes palestiniens sont massacrés...en Syrie, par des arabes et non des juifs.

Ce n'est pas qu'il n'y ait pas eu d'arabes israéliens qui soient aussi allés rejoindre les rangs de Daesh, mais il me semble d'une part que l'atmosphère sociale dans le pays voyou est bien meilleure que dans le 93 - et pas du fait d'un quelconque vissage de la population, mais bien plus probablement du fait qu'il fait peut-être mieux vivre comme palestinien en Israël qu'immigré dans le 93 (voir par exemple la production littéraire de Sayed Kashoua). On y entend en tout cas moins de nationalisme anti étatique, et peut-être même moins de radicalisation. 

Ceci devrait quand même pouvoir pousser ces Saramago qui avaient comparé Ramallah aux camps de concentrations, ces Salingue, Cohen ou Besancenot-Mélanchon et leur soutien apparemment inconditionnel à la cause du pauvre palestinien éternellement brimé par l'horreur sioniste, à regarder à nouveau le monde dans lequel ils vivent.

Il est temps que ces défenseurs du pantalon pour les femmes entendent la véritable souffrance et non celle qu'ils imaginent, et se demandent si, concernant ces populaces qu'ils prétendent défendre, ils ne sont pas dans certains cas, ce que l'on disait il y a quelques années au sujet des racistes, des gens qui se trompent de colère.

Ajoût du 8 novembre : 

Je lisais un matin de la semaine dernière un article publié sur un portail palestinien européen, où ce mouvement du dernier mois était présenté comme ayant deux facettes principales. Une le désavoeu des gouvernements palestiniens, tant celui de Ramallah que celui de Gaza, l'autre le désespoir d'une situation pourrie par Israël.

Je recevais par ailleurs un après-midi une patiente qui, née et éduquée en France, est ici depuis trente ans et dirige une entreprise rattachée au secteur de la construction. Elle emploie de façon stable un nombre important d'ouvriers, arabes, qui proviennent comme c'est souvent le cas, d'un même village, proche de Jérusalem.

Ma patiente avait précipitemment annulé son rendez-vous d'il y a trois semaines, du fait d'une situation qui paraissait embrasée. 
Le travail avait été interrompu un jour dans son entreprise, principalement du fait du renforcement de la sécurité rendant les barrages presque infranchissables, et il avait déjà repris le lendemain.

Elle était en proie avec des clients israéliens qui avaient tenté de lui imposer de ne plus employer d'arabes, et à qui elle avait répondu : "ce sont mes équipes. J'ai confiance en eux. C'est à prendre ou à laisser".

Ce jour, je m'enquiers de la situation. Elle est elle-même surprise du décalage presque effarant entre la situation de son travail, dans lequel elle ne décèle plus aucun ralentissement, équipes travaillant au jour le jour, barrages redevenus normaux, et la couverture médiatique de la même situation.

Le peuple a besoin de vivre, de travailler, et il travaille. 
Les gouvernements ont leur agenda et ils continuent à faire marcher leur fonds de commerce, qui pour enflammer les individus, qui pour les contrôler.
Tandis que la presse et les politologues, orientalistes ou historiens, ont aussi leur propre agenda qui est de souhaiter de l'action, eux aussi pour alimenter l'ébullition de leurs marmites.

Et donc quelle est la situation ? Il y a probablement une couche de la société israélo-palestinienne qui souffre du manque d'accords de paix. 

Il y a aussi une incontestable incitation à la violence, assortie à une dévalorisation de la vie et une survalorisation de la mort, dans de nombreux discours musulmans, et celle-ci fait apparemment des adeptes.

Mais il y a aussi un désir et un besoin de vie normale.

Ce soulèvement est peut-être passé-presque passé, ou peut-être ne l'est-il pas, mais dans un cas comme dans l'autre, le comprend-on réellement ? Qui le comprend réellement ? Les assassins ne parlent pas. Tout au plus lancent-ils l'invocation de la grandeur de leur dieu, parfois s'expriment-ils par écrit pour annoncer leur souhait d'être chaïd, c'est à dire leur intention de mourir, si possible en ayant fait quelque dégat, contre quoi ? Cela n'est pas très clair. Contre les barrages ? Contre les infidèles plutôt, ceux qui souilleraient la grandeur du prophète. Apparemment pas contre une quelconque discrimination qui est bien plus le cheval de bataille des égarés de l'extrème gauche qui s'entêtent à voir ici un apartheid. Quelqu'un sait les comprendre ? Il ne manque pas de porte-voix qui n'hésitent pas à imposer leur interprétation, qui du fait d'une ou autre idéologie, qui pour des raisons de manipulation politique, mais je doute qu'ils expriment autre chose que leur propre idéologie. Mais il reste par contre des gens en première ligne, et ce ne sont ni les ministres ni les inspecteurs. Que disent les enseignants ? Qu'entendent-ils sur le terrain ? Qui sait leur rôle et qui les forme et les accompagne pour les aider à éduquer en pareil contexte ? Ils sont en position clé pour tout ce climat actuel, que ce soit dans le 93, à Ramallah, Gaza ou Jėrusalem.

Il y a effectivement surtout un trouble du message. Alors que nous sommes des adultes qui pensent avoir inculqué un message de paix et d'avenir meilleur, est-ce le message qui parvient aujourd'hui aux oreilles de ceux que les profs ont en face d'eux ?

Il faut donner la parole aux éducateurs.  Il faut les responsabiliser. Ils doivent porter le pantalon !


mardi 13 octobre 2015

voyage à Trieste. Traces du passé. Comment se jucher sur les épaules des générations précédentes.


Qu'est-ce qui pousse les anguilles à faire tout le trajet vers la mer des Sargasses pour se reproduire ? Qu'est-ce qui pousse les saumons à remonter les fleuves jusqu'aux montagnes ? Qu'est-ce qui pousse cette race de papillons éphémères à poursuivre dès leur naissance le chemin entrepris par la génération précédente sans avoir pu le mener au bout ? Qu'est-ce qui poussait Elkana, père de Shmuel Hanavi à se rendre chaque année quoiqu'il arrive à Shilo, à une époque où la population se dispensait de cela ? 

Et qu'est-ce qui m'a poussé ainsi vers Trieste, une ville à l'extrémité est de l'Italie, devenue touristique il y a seulement dix ans ?



Pépé n'a pas tellement raconté, n'a rien raconté à moi directement de ce passage qu'il y fit en 1924, sur la route qui le menait de Varsovie à Haïfa. Je sais par ce qui était connu dans la famille, qu'il était passé par la ville, y était resté un petit temps, et utilisait le vendredi soir un petit tas de sable sur lequel il se couchait après avoir mangé un repas trop copieux, pour caller son ventre trop plein contre la masse résistante et dure du sable.
Récemment, je découvris qu'il n'avait pas été seul à faire cette étape. 

Trieste, qui avait appartenu à l'empire austro-hongrois, était devenu italienne (sur une base de population italienne au moins en partie) au démembrement de celui-ci, et devenait en 1920 et pour environ dix ans "porte de Sion" pour les juifs polonais de la seconde alyah, qui quittaient par son port une europe natale mais hostile.



Les juifs de Trieste étaient alors une grosse communauté. Une partie vivait au ghetto, où étaient en activité quatre synagogues, certaines ashkénazes-italiennes, certaines sepharades-du rite grec, pour les juifs de Corfoue étant venus s'installer ici quelques dizaines d'années plus tôt. Le ghetto de Trieste est très ancien et les conditions de vie y réstèrent précaires jusqu'à sa fermeture. Il donnait directement sur la Place de la Bourse, et ne subsitent plus aujourd'hui de l'endroit que le porche d'accès depuis cette place dit "arco de la fortizzia", les rues extrèmement étroites, et une auberge "du ghetto".




Les juifs qui avaient réussi à s'élever économiquement et socialement ne vivaient plus au ghetto. Installés en ville, et probablement engagés dans les activités commerciales rendues possibles par la situation géographique de l'endroit (Trieste est aujourd'hui le plus gros port de la Méditerranée), ils étaient devenus une communauté si prospère qu'ils s'étaient fait construire déjà en 1912 une synagogue gigantesque, la deuxième d'Europe par la taille.



Les juifs du ghetto n'appartenaient pas à cette communauté, et les juifs polonais de passage ne daignaient pas fréquenter ce batiment aux airs de cathédrale, pourvu de vitraux, et d'un orgue de surcroît.
Ils étaient logés dans une petite rue escaladant la colline la plus ancienne de Trieste sur laquelle se tiennent le chateau et la cathédrale, une rue très en pente, ayant reçu de ce fait le nom de "via del monte".





Là, les organisations sionistes avaient acheté quelques locaux dans lesquels ils avaient installé un restaurant, une auberge, une synagogue, et quelques bureaux depuis lesquels se menaient les démarches de l'émigration.
Les juifs polonais restaient en général peu de jours à Trieste. Ils arrivaient par le train, se rendaient via del monte, et quelques jours plus tard, embarquaient vers la Palestine à bord du paquebot "Jerusalem" dont le capitaine, Umberto Steindler, juif de Trieste passioné de navigation et devenude ce fait capitaine au long cours, avait fait un lieu comme "israélien avant l'heure" : pourvu "au naturel" d'une synagogue et d'une cuisine cachère.

Pépé resta six mois à Trieste et la raison ne m'en est pas connue. Peut-être dût-il attendre tout ce temps pour obtenir non seulement un visa pour lui-même, mais aussi pour que mémé puisse le rejoindre ? Je sais qu'elle ne passa pas par Trieste mais par Odessa, et le rejoignit bel et bien à Tel Aviv, où ils se marièrent en 1925, mais je ne sais pas pourquoi elle ne passa pas par Trieste, ni si ce détail est à l'origine de la prolongation du séjour à Trieste. 

Pépé, né d'une famille de hassidim, était devenu orphelin très tôt et il n'avait apparemment plus de lien avec la pratique des mitzvot quand lui et mémé se rencontrèrent à Varsovie et conçurent le projet de créer en Palestine leur vie commune et leur foyer.
Le séjour à Trieste le transforma, au moins en apparence : il monta sur le bateau déjà non plus laïque, déjà en décalage avec ce qu'il avait été au moment de sa rencontre avec mémé.

Qui avait opéré en lui ce changement ? Quelle atmosphère ? Quel monde juif ? Quelle personnalité ?  Peut-être d'autres desendants savent une réponse à ces questions.

Elles sont à l'origine de mon voyage à Trieste. 

Je savais que je ne trouverais sur place aucun indice concret.

Je ne suis allé qu'humer l'ambiance. Me mouvoir dans la ville, dans ses parties religieuses, dans ses quartiers commerçants, le long de la jetée, sur la colline du chateau de San Giusto,





 sur la falaise, en bout de trajectoire du tramway funiculaire qui relie la ville à Opicina. Je cherchais le climat. Moi, qui déteste le vent, ésperais expérimenter cette "bora", le vent local à cause duquel des barres en métal sont installées le long des murs afin de s'y aggriper les jours où il souffle.



Nous avons passé la fin de Souccot en compagnie de la seule communauté qui subsiste aujourd'hui, après que les nazis aient exterminé les quelques 9/10 de la population juive. 

A l'instar du mouvement qui avait motivé mon voyage en Pologne, je ne suis pas allé sur le site du camp d'extermination, au sud de la ville, le seul qui ait été installé en Italie, et je ne suis pas non plus allé me promener dans le cimetière juif. Je n'étais pas en voyage de pélérinage, ni en quête de tombes et de témoignages d'un passé disparu, j'étais en recherche de ce qu'avait été là-bas la vie de mon grand-père, la vie de ceux qu'il a cotoyés le temps d'une demi-annėe.

La communauté nous a accueilli d'une façon qui s'est progressivement faite de plus en plus chaleureuse. Nous avons pu, au cours du repas communautaire dans la soucca le vendredi soir principalement, échanger, converser avec le hazan, le rabbin, le shamash, le directeur du musée juif installé aujourd'hui via del monte, et le petit-fils du capitaine du paquebot Jerusalem.

Nous les avons accompagné dans une partie de leurs activités (les laissant sans nous, étudier - en italien - le soir de Hochaana rabbah, et fêter Simkhat Torah le jour où la fête était déjà terminée pour nous autres israéliens) et ils nous ont joint, aux prières, au kiddouch, m'ont donné la lecture de la haftarah : "maintenant tu as bouclé la boucle, m'a ensuite dit le rabbin, tu as lu la haftarah à l'endroit où ton grand-père était passé il y a 90 ans", nous ont fourni les repas du vendredi soir et du soir de la fête - repas que nous allâmes prendre au Bet Avot, encore en activité, et où nous cueillîmes au passage un kaki, qui paraissait déjà à point, mais qui daigna mûrir et devenir comestible cinq jours plus tard. Les kakis européens doivent être consommés mous, voire très mous, si on ne veut pas souffrir de leur âpreté. Le nôtre était resté encore un peu âpre quand nous le mangeâmes, le samedi suivant à Venise, en déssert de notre repas de midi.

Nous avons arpenté Trieste, nous avons, pour nous rendre à notre appartement via Capitolina, dans le prolongement de la via del monte, sur les flancs de la colline de San Giusto où se tient le "parco della rimembrenza", escaladé les "scale dei giganti", et les moins hauts "scale dei benedicti".


Nous avons exploré la place Goldoni, la via Carducci, la via Battisti, la piazza dell'unita d'Italia, le port. Nous avons monté les 145 marches qui mènent au sommet de la "lanterna", le vieux phare aujourd'hui inusité, et nous avons assisté au soleil couchant au départ d'un de ces gigantesques paquebots de croisère qui peuvent accoster à Trieste depuis l'aménagement du port à cette intention il y a seulement quatre ou cinq ans.
Nous avons bu un café au café San Marco que fréquentaient James Joyce, Italo Slavo et Umberto Saba, nous avons bu le café Illy, produit de Trieste et à leurs yeux le meilleur de l'Italie si ce n'est du monde (et il est possible qu'ils n'aient pas tort),



 nous avons mangé une gelata dans le square Attilio Hortis, observé les ruines romaines de l'amphithéatre, via del teatro romano, nous avons marché le long du grand canal, sur la place de la Bourse, dans les petites et étroites ruelles de l'ancien ghetto, nous avons fait quelques courses au marché couvert, en n'oubliant pas de boire au passage un espresso au comptoir, et nous avons admiré les façades début vingtième siècle, la bibliothèque municipale créée puis dirigée par Hortis,



 et nous avons visité le musée Sartorio.





Nous avons fait tous ces trajets tandis que je me demandais ce que pépé avait vu et vécu de tout cela. Combien de fois était-il allé au port ? Le long des grandes avenues ? Combien de fois s'était-il appuyé les marches et les montées de cette ville aux raides collines ? Combien de fois sa bourse lui avait-elle permis de goûter le café italien ?

Nul doute qu'il ne vit la même ville que nous qu'à explorer le sujet à très basse résolution. Je suis né dans un Paris non encore ravalé et où la beauté était enfouie sous la crasse, et il est visible combien Trieste doit une partie de sa beauté au ravalement progressif de ses façades...mais peut-être en 1924 la pollution n'avait-elle pas encore tout noirci ? Combien pépé, alors jeune homme de 22 ans préoccupé essentiellement de sa survie économique immédiate, de son projet sioniste, et de la consécration de son couple, était-il sensible à l'architecture ? Qui savait à l'époque que James Joyce qui avait juste achevé la rédaction d'"Ulysse" avait vécu quelques vingt ans à Trieste?




 Qui connaissait déjà Umberto Saba, né vingt ans plus tôt dans le ghetto, et dont la nourrice habitait la même via del monte ? Connut-il l'existence d'Italo Svevo, écrivain alors déjà traduit en plusieurs langues, juif de la Trieste austro-hongroise, et qui devait s'éteindre à peine quatre ans plus tard ?



Nul doute que pépé ne put découvrir en six mois ce qui s'est offert en cinq jours à nos yeux de touristes bien pourvus économiquement et disposant de tout le temps nė essaire pour cette exploration. Nul doute, partant, que nous ne vîmes pas, lui et moi, la même ville. 

On ne saurait revivre la vie de ses ancêtres.

Peut-être ce voyage nous aura-t-il juste un peu plus affichés au chapitre décrit dans la massekhet Avot De rabbi Nathan :" comparés aux anciens qui étaient des géants, nous sommes des nains, du fait de la détérioration progressive de l'humanité. Mais, si nous savons profiter de leur expérience, nous devenons des nains juchés sur les épaules des géants, ce qui nous permet, malgré la détérioration, de voir plus loin qu'eux.

Ce voyage a été agréablement soutenu par tout notre environnement, par des copains qui choisirent de s'associer au projet, par notre famille qui nous convainquit de ne pas l'annuler malgré des circonstances un peu défavorables. Qu'ils soient tous remerciés.