mercredi 30 janvier 2013

L'impact du subliminal



Si le Don de la Torah, dans le prolongement de la fabrication du Tabernacle, peut être vu comme la tentative de mise en place d'un mode de rencontre entre le céleste et l'humain, entre le transcendant et l'immanent, il faut voir l'argumentation de Moshe (Ex. 32, 11-13), autour de la faute du veau d'or, et la volonté exprimée par le Créateur de détruire le peuple d'Israël, comme les premiers travaux pratiques de ce mode.

À l'échelle de la collectivité, c'est à dire à l'échelle du projet Divin tel qu'il est relaté par le livre de l'Exode, Moshé avait déjà eu un premier dialogue avec la Divinité, lors de l'épisode du buisson ardent, et le sujet était précisément cette rencontre : "comment croiront-ils que je suis ton envoyé?" demandait Moshé. Comment le monde d'en bas entre-t-il en correspondance avec le monde d'en haut ?

Les signes que reçoit Moshé en réponse à sa question sont des signes d'impact radical - et donc de domination totale - sur le monde d'en bas (bâton changé en serpent puis re-changé en bâton, peau passant instantanément et réversiblement d'un état sain à un état lépreux), suivis d'une définition de la Divinité "je serai celui que je serai", définition exprimant la toute puissance, la non dépendance absolue, relative à aucun paramètre, et ceci à travers les paramètres de la durée, sans limite.

À ce stade, il n'y a pas communication, il y a messages.  Ceux-ci, nous dit le texte, sont convaincants pour les hébreux, inacceptables par Pharaon, mais il n'y a pas dialogue.

Au cours de l'épisode du veau d'or, il y a un véritable dialogue entre Moshé et le Créateur, Moshé avance plusieurs arguments les uns après les autres pour finalement obtenir gain de cause, c'est à dire qu'il y a réussite de dialogue.

C'est l'évènement de l'Exode qui est le pendant de l'épisode de la Genèse où Avraham discute la décision divine de détruire Sodome et Gomorrhe. Alors, il y a dialogue, mais il y a échec relatif de l'aboutissement des négociations, à moins que l'on ne doive déduire que la négociation réussit mais le client de l'avocat se trouve ne pas remplir les conditions, ce qui aboutit au résultat que l'on sait : résultat significatif du signe sous lequel se déroule le livre de la Genèse , un individu est sauvé, la collectivité non.

Ici, dans le livre de l'Exode, les choses se déroulent à vitesse supérieure, on assiste à une semblable dynamique de création, de développement mais l'enjeu y est collectif. Ici aussi, le dialogue aboutit, réussit, c'est une collectivité qui est sauvée, la collectivité - et le Créateur aussi, si l'on peut dire - se montre à la hauteur du challenge qui lui avait été soumis.

L'examen des textes successifs de l'argumentaire de Moshé présentés par le midrach rabbah permet d'approfondir la réflexion sur les éléments du dialogue.

Sur quoi repose ce dialogue ? Quels sont les éléments de la rencontre entre le Divin et l'humain?ne s'agit-il que de dialogue? La rencontre entre le divin et l'humain peut-elle être embrassée par le langage ?

Arguments non verbaux ? Singulier avocat que celui qui se mettrait à dialoguer avec le tribunal de façon subliminale. Et pourtant, cela serait-il tellement inimaginable ? 

Maïmonide exprime (Guide des égarés) suffisamment clairement que le Divin et l'humain ne sont comparables en rien, qu'ils sont d'essences fondamentalement différentes (si tant est que l'humain ait une essence mais c'est un autre sujet), et que par conséquent le langage par lequel l'humain d'une part se singularise, mais en plus décrit le monde d'en bas, ne pourrait en rien aider à décrire le monde d'en haut ou la Divinité.

Donc, dialoguer verbalement avec le Créateur n'est possible qu'à certaines conditions.

L'image de Hour et de Aaron qui soutiennent les mains de Moshé pendant la guerre avec Amalek peut aider à éclairer encore. Hour est ici le prophète, celui qui véhicule de haut en bas la parole divine, tandis qu'Aaron est le prêtre, celui qui véhicule de bas en haut l'expression humaine. 

Il est commun de considérer que de notre temps la prophétie n'est plus en vigueur, mais la situation qui prévalait autour de la destruction du premier temple, situation de sur-développement de la parole prophétique est un classique de l'Histoire. La difficulté consistait alors à distinguer qui parlait vraiment le langage divin de qui était faux prophète, comme si le langage du prophète était quelque chose de particulier.

Le prêtre de son côtė est assigné à une part de ce dialogue, mais il ne parle pas, il fait (envoie sous forme de signaux de fumée ?) des sacrifices. 

Et ces deux précisions pourraient conduire à imaginer que le langage entre le Divin et l'humain doit être autre que le simple langage horizontal d'humain à humain, auquel a  tendance à le limiter la civilisation gréco-romaine.

Quand Moshé est présenté par le midrach (Exode rabba   44.1 et passim ) comme avançant l'argument de la jeunesse d'Israël ("il ne faut pas les détruire, ils viennent seulement de s'affranchir de leur condition d'esclaves"), il parle de la façon la plus rationnelle. Quand il dit que la destruction d'Israël risquerait finalement de porter atteinte au renom de la sortie d'Egypte ("que vont dire les peuples? C'est pour les détruire dans le désert qu'Il a fait tout le tararam de la sortie d'Egypte ?") c'est aussi un argument présenté sous forme de logique, c'est aussi un argument exprimé en mots.

Le midrach nous enseigne que ces deux arguments ne sont pas reçus, et que D. ne renonce à dėtruire le peuple qu'une fois que Moshé avance un troisième argument, celui du souvenir d'Avraham, Itshak et Israël.

Mais à ce stade, les interprétations se multiplient sur l'invocation de ce souvenir. Alors que certains midrachim ne voient en cela qu'un argument logique de plus, un autre argument à charge ("te contredirais-tu, toi qui a promis une descendance aux patriarches ?"), un midrach dissimulé parmi les autres attire l'attention du lecteur sur cette autre interprétation : 

« Celui qui s'attend à la récompense immédiate pour les actions qu'il aura commises, dit  Rabbi Pinhas Hacohen Ben Hama, est tel l'impie décrit par les Proverbes 11,21. qui ne prend en compte que lui-même d'une part, qui ne prend en compte que le présent d'autre part. Comment aurions-nous pu bénéficier du pardon au moment du veau d'or si Avraham, Itshak et Yaakov avaient reçu leur salaire de leur vivant ? » (Ex. rabba 44.3),

On peut lire ce midrach au premier niveau, comme un autre midrach qui vient évoquer la propriété des mérites des Pères (les Patriarches), si grands qu'ils s'étendent jusqu'aux enfants. Comme encore un midrach sur la dégénérescence de l'humanité au fil des générations. Ce serait un faux-sens.  Le midrach présente ce phénomène transgénérationnel de report du mérite comme indépendant des personnalités des Patriarches.
C'est ici le phénomène qui est au centre et non les personnages évoqués.
Et ce phénomène peut être pris à la légère ou au sérieux.
Dire que c'est le miracle des bonnes actions que d'être reportées sur les enfants, dire que c'est de la Bienveillance divine uniquement qu'il est ici question, revient à prendre le phénomène à la légère. C'est le ramener à un niveau enfantin ou primitif.

Prendre le phénomène au sérieux consiste à s'interroger sur ce dont parle Rabbi Pinhas Hacohen Ben Hama comme s'il était un personnage digne de respect, comme s'il était un Docteur du Talmud comme se plaisait à dire Lévinas.

Je suggère que ce Docteur essaie de faire passer ici la notion de la transmission des messages subliminaux. Comme s'il suggérait que quelque chose passe outre le langage, en deçà ou au delà du langage.

Comme si c'était de cette notion de certaines transmissions - en l'occurence sur l'axe du transgénérationnel mais peut-être aussi par d'autres voies - non verbales et pourtant non moins importantes - , que veut nous parler Rabbi Pinhas.

On traduirait alors que ce qui vaut au peuple d'Israël de ne pas être anéanti suite à la faute du veau d'or est la particularité d'avoir adhéré en tant que collectif aux valeurs du subliminal, aux valeurs de la communication non verbale comme non moins riche et prometteuse que la verbale.

Cela évoque un film que j'ai déjà mentionné dans ce blog. Le film israélien "le dauphin", documentaire qui relate la guérison d'un adolescent atteint d'un état traumatique violent, par la principale cohabitation avec des dauphins pendant un laps de temps. Après que toutes les autres méthodes aient échoué, c'est uniquement au contact des dauphins que cet adolescent réussit à revenir de l'état de dissociation dans lequel il est plongé, pour dans un premier temps retrouver la parole, pour revenir à lui-même par la suite.

Ce n'est pas la parole d'un ami, d'un proche ou encore d'un thérapeute qui lui fait retrouver la parole, c'est un autre contact, non-verbal, qui réinstaure le désir de lien et de communication avec les humains,

Dans le cas de ce midrach, Moshé présente le peuple d'Israël comme devenant implicitement affilié à ces valeurs, à travers la pratique des mitsvot, comme devenant le détenteur - non exclusif dirais-je cependant - des secrets de la transmission transgénérationnelle. La bonne raison pour renoncer à l’anéantir. On n’anéantit pas qui a les yeux tournés vers le passé et le futur, qui fonde la transmission de son bagage sur le langage augmenté de la dimension du subliminal.

vendredi 18 janvier 2013

Fées d'hiver - le cas Khoni (un personnage bien trempé mais un peu froid)



L’hiver bat son plein. Ici, c’est la période des pluies, sauf dérapage où ça tourne à la neige et où les arbres ont bien du mal. Ils croûlent – et parfois s’écroulent – sous le poids, et les bords de routes sont pleins de branches mortes de calibres plus ou moins impressionnants. Les plus malheureux sont ceux que l’on a importés en leur faisant croire qu’ici aussi il allait faire chaud, eucalyptus ou brachychitons. Les premiers emettent de véritables râles les soirs de neige et font tomber une ou plusieurs branches dans de sinistres craquements qui sont la musique de ces soirs en général enveloppés de silence.

Si Tou Bichevat est le nouvel an des arbres, le mois qui précède est le mois du bois. C’est la période où le ramasser et le brûler. Nous brûlons quant à nous du « guéfet », conglomérat de noyaux d’olives, mais le bois sert quand même à allumer.

Période de pluies disions-nous, période de tempêtes parfois, période où si la pluie ne tombe pas d’elle-même, il faut trouver le moyen de remédier à la situation.

Khoni était de ceux qui peuvent intervenir en pareil cas. On alla le chercher raconte le Talmud quand presque tout le mois d’Adar était passé, alors que Pessah était déjà sur le point d’arriver et que les terres étaient restées désespérément sèches.

Il fit le fameux coup dit du cercle de craie caucasien, et en tant que persona grata des sphères célestes, implora que tombe la pluie. La pluie tomba sous toutes ses formes. Ce pays est celui des extrèmes et la tempète peut remplir en une semaine toutes les couches  et toutes les nappes.

L’intervention n’était pas du goût de l’autorité rabbinique de l’époque, Shimeon Ben Shétakh, qui admonesta sévèrement notre  héros de la pluie. « Si tu n’étais pas respectable je te mettrais au ban, toi qui te comporte avec le Maître du monde comme un enfant gâté qui réclame amandes, pêches, grenades, noix, et qui s'attend à tout recevoir. » (Taanit 23a)

Khoni était apparemment très versé dans le monde et ses attraits. Attentif à la détresse de ses contemporains, il s’inquiétait du sort qui les menaçait à l’approche de ce qui se produisit effectivement : la destruction de Jérusalem et du Temple, l’exil et l’esclavage qui s’ensuivirent.

C’est dans cette perspective, et non uniquement comme le témoignage de son interêt pour les activités agricoles de ses voisins, qu’il faut lire son dialogue avec le paysan qu’il rencontre en train de planter un caroube,.

« comment plantes-tu un caroubier, qui risque de ne donner des fruits qu’au bout de 70 ans ? » lui demande-t-il. Certains caroubiers ne donnent des fruits qu’au bout d’une si longue période, mais 70 ans est le chiffre paradigmatique des années de la durée de l’exil pour quelqu’un qui n’a comme exemple vécu que l’exil de Babylone.

C’est comme si Khoni demandait à ce paysan : « comment peux-tu être si résolument tourné vers l’avenir alors que nous sommes au bord de la catastrophe ? alors que nous risquons de n’avoir aucun avenir ? »

A Khoni, dont la parole est entendue, échoit, nous conte le talmud, de vivre ce qu’il évoque et appréhende : il se retrouve frappé d’un sommeil de 70 ans, congelé tel Hibernatus, au terme duquel il se réveille pour constater que le monde continue d’être monde, que le caroubier a donné ses fruits, que ses petits enfants sont en vie.

Ceci lui vaut d’en souffrir plus que de s’en réjouir : on ne le reconnaît pas, même au sein de sa propre maison, sa parole n’est plus entendue et il ne lui reste plus qu’à se rendormir, ou à mourir pour de bon.

La leçon de cette fable est-elle que le monde est régi même quand il parait ne pas l’être ? Est-elle que nos vœux les plus intimes de survivre à notre époque, de changer le cours du monde ne sont que des rêves inapplicables à la réalité?

Khoni était probablement, comme son modèle Elie le prophète, un personnage doté de grandes capacités mais aussi un peu trop carré, un peu trop concret, un peu trop interventionniste.

Aurait-il dû répondre à ceux qui le pressaient de faire tomber la pluie que leur devoir était de faire confiance au Créateur du monde ? Cela semble être la leçon de ce passage talmudique.

Cette année, nous avons été dispensés de souhaiter qu’un Khoni soit vivant aujourd’hui parmi nous : le mois d’Adar n’est même pas encore à l’horizon que sont tombées presque toutes les pluies d’une année.

Et l’année est précoce. Tou Bichevat est attendu pour dans une semaine, et avec lui les premières floraisons.

Les arbres sont visiblement en course contre la montre. S’étant défaits de leurs vieux oripeaux ils travaillent jour et nuit à la préparation des fleurs. Je suis sorti aujourd’hui et on ne voit pas le premier bourgeon.

Et pourtant les fleurs seront au rendez-vous. Dans une semaine. Photographes, à vos marques !