Si le Don de la Torah, dans le prolongement de la
fabrication du Tabernacle, peut être vu comme la tentative de mise en place
d'un mode de rencontre entre le céleste et l'humain, entre le transcendant et
l'immanent, il faut voir l'argumentation de Moshe (Ex. 32, 11-13), autour de la
faute du veau d'or, et la volonté exprimée par le Créateur de détruire le
peuple d'Israël, comme les premiers travaux pratiques de ce mode.
À l'échelle de la collectivité, c'est à dire à l'échelle
du projet Divin tel qu'il est relaté par le livre de l'Exode, Moshé avait
déjà eu un premier dialogue avec la Divinité, lors de l'épisode du buisson
ardent, et le sujet était précisément cette rencontre : "comment
croiront-ils que je suis ton envoyé?" demandait Moshé. Comment le monde d'en
bas entre-t-il en correspondance avec le monde d'en haut ?
Les signes que reçoit Moshé en réponse à sa question sont
des signes d'impact radical - et donc de domination totale - sur le monde d'en
bas (bâton changé en serpent puis re-changé en bâton, peau passant
instantanément et réversiblement d'un état sain à un état lépreux), suivis
d'une définition de la Divinité "je serai celui que je serai",
définition exprimant la toute puissance, la non dépendance absolue, relative à
aucun paramètre, et ceci à travers les paramètres de la durée, sans limite.
À ce stade, il n'y a pas communication, il y a messages.
Ceux-ci, nous dit le texte, sont convaincants pour les hébreux,
inacceptables par Pharaon, mais il n'y a pas dialogue.
Au cours de l'épisode du veau d'or, il y a un véritable
dialogue entre Moshé et le Créateur, Moshé avance plusieurs arguments les uns
après les autres pour finalement obtenir gain de cause, c'est à dire qu'il y a
réussite de dialogue.
C'est l'évènement de l'Exode qui est le pendant de
l'épisode de la Genèse où Avraham discute la décision divine de détruire Sodome
et Gomorrhe. Alors, il y a dialogue, mais il y a échec relatif de
l'aboutissement des négociations, à moins que l'on ne doive déduire que la
négociation réussit mais le client de l'avocat se trouve ne pas remplir les
conditions, ce qui aboutit au résultat que l'on sait : résultat significatif du
signe sous lequel se déroule le livre de la Genèse , un individu est sauvé, la
collectivité non.
Ici, dans le livre de l'Exode, les choses se déroulent à
vitesse supérieure, on assiste à une semblable dynamique de création, de
développement mais l'enjeu y est collectif. Ici aussi, le dialogue aboutit,
réussit, c'est une collectivité qui est sauvée, la collectivité - et le
Créateur aussi, si l'on peut dire - se montre à la hauteur du challenge qui lui
avait été soumis.
L'examen des textes successifs de l'argumentaire de Moshé
présentés par le midrach rabbah permet d'approfondir la réflexion sur les
éléments du dialogue.
Sur quoi repose ce dialogue ? Quels sont les éléments de
la rencontre entre le Divin et l'humain?ne s'agit-il que de dialogue? La
rencontre entre le divin et l'humain peut-elle être embrassée par le langage ?
Arguments non verbaux ? Singulier avocat que celui qui se
mettrait à dialoguer avec le tribunal de façon subliminale. Et pourtant, cela
serait-il tellement inimaginable ?
Maïmonide exprime (Guide des égarés) suffisamment
clairement que le Divin et l'humain ne sont comparables en rien, qu'ils sont
d'essences fondamentalement différentes (si tant est que l'humain ait une
essence mais c'est un autre sujet), et que par conséquent le langage par lequel
l'humain d'une part se singularise, mais en plus décrit le monde d'en bas, ne
pourrait en rien aider à décrire le monde d'en haut ou la Divinité.
Donc, dialoguer verbalement avec le Créateur n'est
possible qu'à certaines conditions.
L'image de Hour et de Aaron qui soutiennent les mains de
Moshé pendant la guerre avec Amalek peut aider à éclairer encore. Hour est ici
le prophète, celui qui véhicule de haut en bas la parole divine, tandis
qu'Aaron est le prêtre, celui qui véhicule de bas en haut l'expression
humaine.
Il est commun de considérer que de notre temps la
prophétie n'est plus en vigueur, mais la situation qui prévalait autour de la
destruction du premier temple, situation de sur-développement de la parole
prophétique est un classique de l'Histoire. La difficulté consistait alors à
distinguer qui parlait vraiment le langage divin de qui était faux prophète, comme
si le langage du prophète était quelque chose de particulier.
Le prêtre de son côtė est assigné à une part de ce
dialogue, mais il ne parle pas, il fait (envoie sous forme de signaux de fumée
?) des sacrifices.
Et ces deux précisions pourraient conduire à imaginer que
le langage entre le Divin et l'humain doit être autre que le simple langage
horizontal d'humain à humain, auquel a
tendance à le limiter la civilisation gréco-romaine.
Quand Moshé est présenté par le midrach (Exode rabba
44.1 et passim ) comme avançant l'argument de la jeunesse d'Israël ("il
ne faut pas les détruire, ils viennent seulement de s'affranchir de leur
condition d'esclaves"), il parle de la façon la plus rationnelle. Quand il
dit que la destruction d'Israël risquerait finalement de porter atteinte au
renom de la sortie d'Egypte ("que vont dire les peuples? C'est pour les
détruire dans le désert qu'Il a fait tout le tararam de la sortie d'Egypte
?") c'est aussi un argument présenté sous forme de logique, c'est aussi un
argument exprimé en mots.
Le midrach nous enseigne que ces deux arguments ne sont
pas reçus, et que D. ne renonce à dėtruire le peuple qu'une fois que Moshé
avance un troisième argument, celui du souvenir d'Avraham, Itshak et Israël.
Mais à ce stade, les interprétations se multiplient sur
l'invocation de ce souvenir. Alors que certains midrachim ne voient en cela
qu'un argument logique de plus, un autre argument à charge ("te
contredirais-tu, toi qui a promis une descendance aux patriarches ?"), un
midrach dissimulé parmi les autres attire l'attention du lecteur sur cette autre
interprétation :
« Celui qui s'attend à la récompense immédiate pour
les actions qu'il aura commises, dit Rabbi Pinhas Hacohen Ben Hama, est tel l'impie
décrit par les Proverbes 11,21. qui ne prend en compte que lui-même d'une part,
qui ne prend en compte que le présent d'autre part. Comment aurions-nous pu
bénéficier du pardon au moment du veau d'or si Avraham, Itshak et Yaakov
avaient reçu leur salaire de leur vivant ? » (Ex. rabba 44.3),
On peut lire ce midrach au premier niveau, comme un autre
midrach qui vient évoquer la propriété des mérites des Pères (les Patriarches),
si grands qu'ils s'étendent jusqu'aux enfants. Comme encore un midrach sur la
dégénérescence de l'humanité au fil des générations. Ce serait un faux-sens.
Le midrach présente ce phénomène transgénérationnel de report du mérite
comme indépendant des personnalités des Patriarches.
C'est ici le phénomène qui est au centre et non les
personnages évoqués.
Et ce phénomène peut être pris à la légère ou au sérieux.
Dire que c'est le miracle des bonnes actions que d'être
reportées sur les enfants, dire que c'est de la Bienveillance divine uniquement
qu'il est ici question, revient à prendre le phénomène à la légère. C'est le
ramener à un niveau enfantin ou primitif.
Prendre le phénomène au sérieux consiste à s'interroger
sur ce dont parle Rabbi Pinhas Hacohen Ben Hama comme s'il était un personnage
digne de respect, comme s'il était un Docteur du Talmud comme se plaisait à
dire Lévinas.
Je suggère que ce Docteur essaie de faire passer ici
la notion de la transmission des messages subliminaux. Comme s'il suggérait que
quelque chose passe outre le langage, en deçà ou au delà du langage.
Comme si c'était de cette notion de certaines
transmissions - en l'occurence sur l'axe du transgénérationnel mais peut-être
aussi par d'autres voies - non verbales et pourtant non moins importantes - ,
que veut nous parler Rabbi Pinhas.
On traduirait alors que ce qui vaut au peuple d'Israël de
ne pas être anéanti suite à la faute du veau d'or est la particularité d'avoir
adhéré en tant que collectif aux valeurs du subliminal, aux valeurs de la
communication non verbale comme non moins riche et prometteuse que la verbale.
Cela évoque un film que j'ai déjà mentionné dans ce blog.
Le film israélien "le dauphin", documentaire qui relate la guérison
d'un adolescent atteint d'un état traumatique violent, par la principale
cohabitation avec des dauphins pendant un laps de temps. Après que toutes les
autres méthodes aient échoué, c'est uniquement au contact des dauphins que cet
adolescent réussit à revenir de l'état de dissociation dans lequel il est
plongé, pour dans un premier temps retrouver la parole, pour revenir à lui-même
par la suite.
Ce n'est pas la parole d'un ami, d'un proche ou encore
d'un thérapeute qui lui fait retrouver la parole, c'est un autre contact,
non-verbal, qui réinstaure le désir de lien et de communication avec les
humains,
Dans le cas de ce midrach, Moshé présente le peuple
d'Israël comme devenant implicitement affilié à ces valeurs, à travers la
pratique des mitsvot, comme devenant le détenteur - non exclusif dirais-je
cependant - des secrets de la transmission transgénérationnelle. La bonne
raison pour renoncer à l’anéantir. On n’anéantit pas qui a les yeux tournés
vers le passé et le futur, qui fonde la transmission de son bagage sur le
langage augmenté de la dimension du subliminal.