lundi 11 juillet 2022

La parole et le désert. Les « au-delà » de la parole.

 Lecture interprétative personnelle du sefer bamidbar, des pirké avot, et appel ouvert à réflexion.


Les pirké avot ouvrent leur dernier chapitre par le texte bien connu : « le monde a été créé par dix paroles. Pourquoi y a-t-il eu besoin de dix paroles ? Pour désarmer les détracteurs et pour créditer les sages. » Traduction libre.

Par ailleurs, un thème dominant du sefer bamidbar est celui de la parole.

Je vais exposer les différents axes d’apparition de ce thème et tenter de les analyser entre autres au regard de cette michna.

Le thème de la parole intervient pour :

la nomination et l’énumération. Sont nommés les chefs des tribus, les princes, les explorateurs, sont énumérés à trois reprises les enfants d’Israël.

Les voeux, dans nasso et dans matot.

La suspicion de se faire tromper et la dénonciation en présence du cohen (sotah)

La parole surgit entre les chérubins et en présence de Moshé.

Aaron et Myriam médisent de Moshé.

 

Moshé prie, pour la santé de sa sœur,


Le peuple exprime son mécontentement, à plusieurs reprises,

Les cohanim bénissent le peuple.

Les explorateurs calomnient le pays.

Moshé frappe le rocher alors qu’il devait lui parler.

Moshé négocie avec diverses peuplades

Cantique du puits, et poème des épisodes de tribulations d’Israël

Bileam tente de maudire Israël et le bénit.

L’ânesse parle.

J’aurais aimé que cette énumération soit composée de dix paragraphes, or il y en a plus. Je me permets quand même de voir le parallèle, considérant ici le terme 10, pour les dix paroles par lesquelles le monde fut créé, comme générique et non comme arithmétique.

Examinons ces paragraphes.

Le voeu semble être une situation décrite comme un excès. Qu’il s’agisse de voeu de nazirat ou concernant un sujet bien précis, il est considéré par la Torah comme un excès qui a dépassé l’intention première de l’homme, comme une chose qu’il faut faire revenir à de meilleures proportions. On limitera dans le temps la période de nazirat, on imposera à l’individu d’apporter un sacrifice expiatoire, on mettra en place un cérémonial d’annulation du voeu. Comme si le voeu n’était pas qu’une simple parole qu’il aurait mieux valu contenir, comme si le voeu avait un véritable impact sur la vie de l’individu, ou sur la situation sociale de celui-ci.

Précède directement ce thème du nazirat dans la paracha celui de la suspicion, dans laquelle la Torah ordonne la tenue d’une ordalie dans le cas où un couple vit un état de couple infecté par le doute. Le cérémonial est dramatique : il comporte la dénonciation mais aussi le fait de boire une eau dans laquelle aura été dissous du parchemin sur lequel était écrit le nom divin ! Comme si cette suspicion, cet état morbide du couple était tellement grave qu’il imposait des mesures hors du commun.

La calomnie et la médisance, mais aussi la colère font aussi l’objet de sanctions graves, comme si la rectification a posteriori était capitale , comme si punition devait obligatoirement suivre.

Comme si ces catégories de la parole n’étaient en aucun cas à être pris à la légère.

Et puis il y a les aspects positifs de l’impact de la parole, telle la bénédiction, loin d’être prise à la légère dans l’opinion populaire, telle la prière en laquelle tant fondent d’espoir.

J’attribue personnellement beaucoup de crédit à la philosophie et l’élaboration de la pensée, mais aussi à la poésie que je considère comme une sorte de discours augmenté, comme si le chant (qu’il soit en prose ou en vers) dépassait le discours.

Le discours construit a incontestablement beaucoup de valeurs et qui ne se nourrit pas des « pensées », des « écrits », de tel ou tel penseur ? mais on sent non moins le caractère augmenté dans un texte rédigé de manière à emporter, à porter l’auditoire, peut-être à la manière décrite par Victor Hugo, pour qui l’amour est comme la panique de la raison.. Ces textes poétiques reposent sur l’intonation, sur le caractère onomatopéique qu’il va ou non inclure. Ils ont une valeur comme « anti cognitive », comme si les « pensées », les « méditations » étaient une extrémité du spectre touché par la parole, et la poésie l’extrémité opposée, ceci tandis que les divers calomnie, colère, suspicion, rancune viennent comme épicer l’ensemble. Ces derniers viennent en général s’associer ou former le fond d’un discours construit mais ils lui donnent en général une teneur générale plus enracinée dans l’affectif que dans le rationnel.

Et Moshé est puni de ne pas croire en la force de la parole, puni d’avoir substitué le geste à la parole. Pourquoi cette substitution ? Probablement du fait de cette panique, du fait d’une surabsorbtion d’affect et d’émotion. Surabsorbtion qui paralyse la capacité de parole. Est-ce l’effet de la seule colère ? On ne le dirait pas. Le texte décrit combien Moshé est blessé par la situation.

Et puis il y a la prophétie…qu’il est très difficile de définir ou encore de situer. Existe-t-elle encore aujourd’hui ? Et si on penche pour l’affirmatif, sous quelle forme ? Le prophète prédirait-il l’avenir ? Ou son rôle serait-il plutôt de faire savoir l’avis divin sur telle ou autre situation ? Il est en tout cas au temps biblique un individu dont la parole est génératrice, voisine d’acte. Pour Maïmonide, la prophétie n’est pas un message envoyé ponctuellement mais la capacité du prophète à se brancher sur une parole divine constamment émise. Le prophète serait à ce moment comme en transe, ou, pour paraphraser Hugo, en panique de sa relation au réel.

Et le prophète est en colère, comme on le voit chez Elie. La colère n’annule pas la prophétie. Il semblerait que la blessure annulerait plus. Comme dans le cas de Yona qui fait la grève de la prophétie par écœurement provoqué par la situation. Écœurement à interpréter comme blessure, blessure émotionnelle ou blessure narcissique.

Pourquoi cette omniprésence de la parole sous tous ses aspects dans un livre que l’on a coutume de nommer « dans le désert » et non « paroles » comme celui qui le suit ? Le mot « désert » (et, véritablement, midbar ne désigne pas le désert mais le lieu de patûre : le berger fait paître son troupeau de menu bétail se dit en hébreu « haroeh madbir et’ hatson’ », et la désinfection par extermination des microbes ou insectes nuisibles se dit hadbara) est peut-être le lieu le plus approprié d’où faire surgir la parole ?  ou comme pour insinuer qu’au nombre des paroles par lesquelles se crée le monde il convient d’inclure les silences intercalés entre elles. Silence comme espace de parole. Midbar comme lieu de vide mais dans lequel on peut paître, et vivre, quarante ans.





Ces diverses occurences de la parole au long du sefer bamidbar déclinent les multiples façons par lesquelles la parole a un impact sur le monde, jusqu’à fabriquer ou jusqu’à détruire. A nous de nous enrichir de ce don de parole qui nous a été donné, en tant que créature caractérisée par sa faculté de parole, et de l’utiliser au mieux. A nous de ne pas la salir, ni de la laisser nous salir.

Puissions-nous émettre la prière qu’elle puisse nous aider à avancer, à négocier. Sachons ne pas l’utiliser à mauvais escient, succomber au doute, à la colère, à la médisance, à la paranoïa ou à la blessure, sachons ne pas ressembler à cette ânesse, sachons nous dépasser nous-mêmes par ses bienfaits, dans la poésie, la pensée profonde, ou le silence, sachons trouver ce lieu d’où elle surgit comme d’entre les chérubins, dans le dialogue, afin qu’elle nous soit source de bénédiction.