mardi 19 mars 2019

Pupille de Jeanne Herry. Bien vu.



« Pupille », au titre adroitement traduit en hébreu « en de bonnes mains » - traduction de laquelle émerge le sens caché de ce terme générique auquel on ne prête généralement pas attention « pupille de la nation »; ces enfants seraient aussi chers à la nation qu’à chacun de nous la pupille de son œil? We wish…- traite de la complexité de l’adoption, en réussissant à mettre très finement en lumière nombre des paramètres de la situation.

On voit s’affairer autour de Théo, né sous X, le plus grand éventail possible des tenants et aboutissants de sa situation, depuis sa mère qui refuse de le garder, à la « recueillante » qui le transmet à l’adoption temporaire, jusqu’à la station d’arrivée, en passant par le personnel hospitalier, le personnage d’assistant familial, c’est à dire celui qui « adopte provisoirement » Théo, en attendant que soit vérifié comment effectuer au mieux son adoption définitive.

On assiste au déchirement de l’abandon qui suit la naissance - d’autant mieux que la naissance a littéralement lieu sous les yeux du spectateur - et au dialogue entre la mère et la « recueillante ».

Et surtout sont présentés et littéralement passés au scanner tous les candidats à l’adoption, en particulier dans leurs contacts avec l’équipe de professionnels qui tente de jouer au mieux ce si difficile parcours de début de vie de Théo.

Il y a le couple à qui la professionnelle de placement assène - mais à juste titre - que son rôle n’est pas de procurer un enfant à des parents en détresse, mais bien de veiller au bien être d’un enfant en difficulté et trouver ce qui sera le mieux pour lui.

Il y a celle qui sera finalement la mère adoptive mais qui devra avoir attendu de longs mois pour être qualifiée, surtout suite à sa séparation conjugale.

Il y a les différents professionnels, depuis le personnel hospitalier de couloir, à la sage-femme, l’infirmière, ceux pour lesquels cette situation d’accouchement sous X est tellement difficile, tellement anti-naturelle, 

il y a toute l’équipe des services sociaux départementaux, de qui on entend aussi remarques impulsives, franc parler, mais surtout beaucoup de sensibilité, énormément de responsabilité vis à vis de la tâche qui leur incombe, vis à vis de l’enfant,

et il y a Clara, la malheureuse étudiante qui accouche sous X , en arrivant entre deux TD, trop tard pour recevoir l’épidurale, qui ne veut surtout pas qu’on prévienne sa mère, qui sait surtout qu’elle ne veut pas garder l’enfant, tant qu’elle ne veut , ne peut même pas le regarder, qui se laisse convaincre de se séparer de l’enfant pour son bien à lui, mais sans trouver les mots pour ce dire...

Et puis il y a Théo, et les différentes phases de son développement auxquelles le spectateur assiste..Théo qui est le meilleur acteur de tout ce film, où se côtoie cependant une belle brochette d’excellents acteurs. Où a-t-on trouvé ainsi un bébé qui sache tellement bien tantôt sourire et pleurer, et tantôt manifester l’inquiétude, le repli sur soi, le refus de croiser le regard.

Théo qui met en alerte à un certain moment tout l’arsenal de soignants présent autour de lui tant il parait sur le point de plonger dans le repli sur soi, et dans les troubles de la communication...pour dans un second temps - et grâce à quelques judicieuses interventions - revenir à lui, à la communication et à la sérénité.

On garde l’œil humide tout au long de ce beau film, travaillé, mijoté, poli, réfléchi jusqu’au dernier détail, tant et si bien qu’on reste sur une question : Jeanne Herry, fille de Miou miou et réalisatrice du film, a-t-elle voulu présenter la réalité ? Ou a-t-elle pris le parti non de dénoncer les faiblesses du système - comme le font sans cesse tant et tant de réalisateurs - mais de montrer comment les choses doivent être ? Comme si ce film était de l’ordre du « wishful thinking ». Un très beau film, dans la ligne de ce mouvement international de psychanalystes nommé très justement « in the best interest of the child ».


jeudi 7 mars 2019

Critico emotio scribens. Un regard autre sur l’humanité.



Cet écrit par lequel je romps le silence sur le blog, et qui sera peut-être plus un pamphlet qu’une reflexion (il tente de se gérer par la réflexion, mais il est mû par les sentiments) va avoir pour squelette les dix épreuves d’Avraham, introduites semble-t-il et développées sans aucun doute par rabbi Eliezer, ce géant du premier siècle de l’ère moderne, dont les maîtres disaient qu’il était comme une citerne qui ne laisse se perdre aucune goutte, et qui pourrait bien avoir dissimulé dans ce passage une réflexion auto-biographique.

Eliezer était sans doute une sorte d’Avraham du point de vue biographique. Il a aussi pris la tengeante par rapport à ce à quoi le destinait son père, il a en tout cas participé pour une très large part à un vaste mouvement de re-naissance d’un judaïsme, qui passe à son époque et entre autres de son impact de sa phase agricolo cultuelle à sa phase intellectuelle, mais ne confondons pas les patriarches avec les sages, les docteurs du talmud, comme les appelait Lévinas. Les seconds bénéficient de l’aura des premiers, même si eux aussi s’étaient appuyés sur ces géants de l’aube de l’humanité qu’étaient les antédiluviens et leurs successeurs immediats.

Ma lecture consiste en partie à relativiser ce texte, c’est à dire à en déposséder d’une certaine maniere ses principaux héros, Avraham et Eliezer.

Je propose de ce texte une lecture paradigmatique, et la recherche à travers elle de son actualité.

La première épreuve d’Avraham est donc sa naissance. D’après le texte (rabbinique. Il n’y a à cette épreuve aucune allusion dans la Bible) Avraham aurait été menacé de mort par ceux à qui sa naissance apparaissait comme une menace. Rien de plus universel que cela. Si une telle menace apparait presque littéralement dans le texte biblique au moment de la naissance de Moïse, qui ne pourrait s’identifier personnellement à un tel thème. Quelle naissance ne contient pas ipso facto une menace, ne serait-ce que pour l’ancienne génération qui y voit la concrétisation de sa potentielle supplantation puis disparition ?

Mais gardons pour un autre épisode les épreuves intermédiaires et sautons tout de suite à la huitième.

La huitième épreuve est celle de la circoncision, que le texte de rabbi Eliezer élargit en deux étapes. L’épreuve inclut les circoncisions d’Avraham, d’Ishmaël, d’Yitshak, mais aussi de toute la maison, de tous ceux qui s’affilient à Avraham. Circoncision donc comme alliance, avant tout aspect chirurgical. Alliance avec le Créateur, alliance avec le message éthique énoncé par ceux que le Createur désigne comme peuple élu. Une définition non raciale mais idéologique. Est fils d’Avraham avant tout non qui descend de lui, mais qui s’inclut dans l’alliance. C’est par l’intermédiaire de cette notion centrale d’alliance qu’Eliane Amado inclut les femmes. Elles ne sont pas concernées par l’élément chirurgical, elles sont par contre partie entièrement prenante de l’alliance.
La deuxième étape d’élargissement consiste aux prolongements de la notion linguistique de ce qui se traduit littéralement par prépuce, mais qui désigne au sens figuré encore quatre autres domaines : on peut ainsi d’après l’hébreu avoir non seulement la sexualité incirconcise, mais aussi l’oreille, la parole, et le coeur. En outre, il existe un stade du développement des arbres fruitiers en deça duquel ils sont incirconcis, et au dela duquel, circoncis, la consommation de leurs fruits devient autorisée. Peut-être cette insertion d’un élément qui est un élément de maturation directement lié au temps est-il là principalement pour nous aider à jeter un même regard développemental sur les quatre autres éléments. Ces circoncisions désignent l’état abouti par opposition à l’état brut.

Cet élargissement, qui fait passer l’aspect chirurgical (contre lequel nombre d’individus et de sociétés se sont élevées et s’élèvent encore) au second plan pour le moins, parait englober et nous adresser à réfléchir sur bon nombre d’aspects de notre mode de vie.

Résulterait d’un tel élargissement que s’affilier à Avraham ne consisterait pas uniquement à circoncire physiquement les mâles de la société, mais inclut aussi bon nombre de « circoncisions » virtuelles, bridage du coeur, et débridage de la parole et de l’ouïe (puisque le texte biblique auquel ces élargissements renvoient définit la mauvaise élocution de Moïse comme signe de son incirconcision, l’insubordination du peuple comme signe de sa surdité morale (sourd aux appels), comme signe de l’incirconcision de ses oreilles, et l’incirconcision du coeur comme une insensibilité au-dessus de laquelle il convient de s’élever).

Et il n’est pas anodin qu’un lien linguistique soit fait entre dysfonctionnements divers et circoncision. Comme si se trouvait sous la plume de rabbi Eliezer une antique tentative de regard générique sur un certain nombre d’activités humaines, avec tentative d’établir un dénominateur commun entre elles.

Et pour une fois, le regard de rabbi Eliezer semble sinon critique, au moins interrogateur. Il questionne divers statuts de la halakha, comme celui de l’esclave (comment ces individus, impurs presque par excellence, pourraient-ils en un clin d’oeil changer de statut, sinon de peau ?), et surtout en fort contraste avec ceux qui se circoncisent de plein choix et qui pourtant sont regardés avec la plus grande circonspection, comme si leur circoncision ne les faisait devenir que partiellement juifs ? Franchirait-on plus facilement les étapes du développement humain de façon passive plutôt que de facon active ?

Le chapitre de la huitième épreuve s’achève sur l’épisode par lequel Eliyahou devient assigné par le ciel à assister à chaque circoncision, et ceci en sanction de son impatience, et de son extrème zèle religieux, exercé sous l’identité de Pinh’as en Nombres 25, 7 et 8.

Comme si un lien apparaissait soudain entre circoncision et instinct sexuel, et comme si la circoncision apparaissait aux yeux des rabbanims comme destinée à brider les pulsions sexuelles, comme signe d’une sexualité plus évoluée, moins instinctuelle, avec les restrictions mentionnées plus haut, c’est à dire avec l’expression d’un certain bémol : le système marche-t-il sans faille ?

Ce qui est une occasion de souligner que ne figure pas expréssément parmi ces épreuves de l’humain, celle de la relation d’Avraham à la sexualité. La cinquième épreuve traite d’intimité, de différence d’intimités entre la relation homme femme et la relation frère-soeur, mais ce n’est qu’ici qu’il est question de frein, de relation - intérieure et extérieure - entre l’homme et ses instincts, ses besoins, ses pulsions.

Les seuls liens explicites entre cette circoncision et l’activité sexuelle sont d’une part la mention biblique d’une activité obscure (« metsahek » dit le texte) d’Ishmaël à l’encontre de Yitshak, activité qui provoque son renvoi, sont par ailleurs le fait que ce qui limite l’homme tant au niveau du coeur, que de la bouche que de l’oreille est ce qui limite la phénoménologie du membre sexuel masculin (ablation du prépuce), et en dernier lieu la désignation traditionnelle de la masturbation à l’aide de l’expression « h’eth habrit » (péché de l’alliance), d’où il ressort que le lien entre cette épreuve et l’activité sexuelle est bien plus qu’hypothétique.

Et il m’est impossible de réfléchir sur ce texte sans être interpellé par mon expérience clinique quotidienne depuis presque quatre ans en milieu ultraorthodoxe. Milieu ultraorthodoxe littéralement obsédé par la sexualité : en parallèle d’une liste presque interminables de coutumes, de recommandations et d’injonctions éminemment puritaines, la prévalence d’abus y est nettement plus élevée que dans toutes les autres franges de la société israélienne, à tel point qu’on pourrait presque avoir la certitude qu’il n’y a pas un établissement scolaire où ne se produit pas régulièrement tel ou tel abus, que cela soit d’élève à élève, ou pire, d’enseignant à élève.

La société ultraorthodoxe met donc en parallèle de terribles limitations à la vie sexuelle. Limitations qui varient selon la frange (maximale dans les hassidouïot, Gur et Slonim en particulier, moins ouvertement limitée en milieu non hassidique), mais qui sont omniprésentes.

Le plus fort contraste est entre le mode de relation hommes femmes dans ce milieu et la très forte occurence d’abus, lesquels abus se font comme dans maintien de ces règles qui gèrent les relations hommes-femmes : les abus sont en général homosexuels, et/ou le plus fréquemment vis à vis d’enfants ou d’adolescents. Ce contraste poussant inévitablement à suggérer que les restrictions, cette obsession, cette limitation tellement détaillée de la vie sexuelle, provoquent ces abus.

Un peu comme si les épreuves d’Avraham devaient rester le programme d’auto-dépassement de l’humain, plus que génération après génération, jour après jour.

Et force nous est de conclure qu’une telle définition conduit à une condamnation de ce mode de vie ultraorthodoxe : il devrait être le milieu qui se singularise par la plus haute moralité, par le plus haut niveau de l’humain, si tel est le but des mitzvot.

Or, non seulement il apparait que la société ultraorthodoxe est dans le meilleur des cas un groupe sociologique comme les autres, dans lequel il y a des individus de tous les niveaux, de la moralité et de la délinquance, de la joie de vivre et de la détresse, de la tolèrance et de l’intolérance, et selon un regard plus insistant, un groupe sociologique comme malade.

L’examen de ce groupe en parallèle de lecture de textes comme celui de la onzième épreuve d’Avraham est encore plus douloureux et affligeant, tant Eliane Amado Lévy Valensi, en digne représentante de « l’école de Paris » du judaïsme présente un judaïsme aux antipodes de ce que montre le milieu ultraorthodoxe.

L’école de Paris, il y en a réellement une, et, se risquerait-on à la faire remonter à Rashi ?, parait nettement avoir enrichi le judaïsme. C’est universellement admis en ce qui concerne Rachi, cela l’est dans les limites du monde juif - avec quelques pseudopodes - en ce qui concerne les tossafistes, et cela est clair pour les juifs francophones pour ce qui est de Manitou, Emmanuel Lévinas, André Neher, Armand Abécassis, Marc Alain Ouaknin, Eliane Amado Lévy Valensi, Régine Lehman pour les plus connus.

Et cette école prend pour ainsi dire les dix épreuves d’Avraham comme flambeau. Elle enseigne en quoi le judaïsme élève l’humain sans pour autant ostraciser le non juif, sans racisme, sans préchi precha. Elle enseigne à ses enfants qu’être juif consiste à avoir un haut sens de la responsabilité de ses propres actes, consiste à ne pas vivre en troupeau, consiste à développer chez l’individu ce que Lévinas appelle paradoxalement le dès-inter-essement, ce qui est le vivre en groupe dans le non anonymat et la non indiffèrence pour autrui, consiste à ce que chacun ne soit pas une brebis dont le rabbin serait le berger, à ce que l’accent soit mis sur le développement individuel et sur l’épanouissement de la relation à autrui, de la relation de couple, à ce que l’individu considère son judaïsme comme l’instrument par lequel il vise à construire une meilleure société, le sionisme étant un chapitre de cela...et la voici qui se heurte de plein fouet au monde ultraorthodoxe. Un monde qui ne se contente pas de prendre ses distances du sionisme du fait d’un désaccord idéologique. Un monde ultraorthodoxe dans lequel le rabbin décide combien la femme est inféodée à son mari, quels accessoires l’individu aura le droit d’acquérir et d’utiliser, quelle activité exerceront les deux membres d’un couple, quel mode relationnel homme-femme est non seulement souhaitable mais licite, en général et au plan sexuel en particulier entre eux. Un monde ultraorthodoxe qui cultive un comportement citoyen aux antipodes de la bonne conduite et de la responsabilité civique, et enfin un monde qui se dévoile tellement malade, de par les abus sexuels qui le teintent si fortement, de par son ingérence si calculatrice et mesquine dans la vie politique.

Le milieu est malade, non uniquement les individus dont le comportement émerge.

L’excès inimaginable de puritanisme (de femmes vêtues à dessein de la façon la plus moche et la plus sombre, en interdiction totale de maquillage ou d’adjonction d’accessoires, de femmes qui ne croisent pas le regard masculin, qui sont ouvertement hostiles à saluer un homme, de femmes qui ont une opposition manifeste à participer à des réunions mixtes, à prendre la parole devant des hommes, et ceci sous le contrôle des hommes), qui est accompagné d’une vigilance plus qu’extrême et qui traque littéralement chez les enfants le moindre écart, tandis qu’elle protège les adultes pour peu qu’ils soient de rang à peine élevé, cet excès ne peut qu’être placé en miroir de cette haute prévalence de pathologie.

Et donc, pour nous en tenir provisoirement à cet examen de la huitième épreuve au prisme du cadre global de ce que Rabbi Eliézer voyait comme projet d’auto-dépassement de l’humain, et pour terminer ce texte sur une ouverture, n’y aurait -pas urgence à redonner à ce texte une place prépondérante dans notre position d’individu, de citoyen, face à ce en présence de quoi nous met notre monde d’aujourd’hui ?