lundi 31 janvier 2022

Quelques réflexions sur notre présent

 

« Moi, je n’aime pas que l’on me dise quoi faire » justifiait un camionneur canadien par ces mots sa participation à la manifestation des truckers (ils s'étaient auto annoncés 50000, et il semble qu'ils n'aient été que quelques centaines mais le mouvement a eu lieu quand même – fin janvier 2022)..

Je suppose que de temps en temps il roule à gauche, considérant que personne n’a à lui dire de rouler à droite…

Ou plutôt je suis sûr qu’il ne roule pas à gauche…mais c’est sur les motifs de l’un et de l’autre que je m’interroge.

Il n’aime pas qu’on lui dise de se faire vacciner, et qu’en plus on conditionne sa vie professionnelle à ce vaccin. Mais on conditionne aussi sa vie professionnelle à sa tenue du côté droit de la route…et cela ne lui cause pas problème.

Et pourtant les motifs sont les mêmes si on y réfléchit.

Dans les deux cas, il s’agit de protéger un hypothétique autre, y compris contre sa liberté d’action.

Les antivax vous répondront qu’en ce qui concerne la route l’accident n’est qu’une question de temps, il se produira forcément.

Mais les commissions qui sont à l’origine de ces décisions vécues par ce camionneur et ceux qui s’alignent sous sa bannière comme des décisions dictatoriales, réunissent des gens qui pensent aussi que les gens non-vaccinés causent des accidents.

Des accidents peut-être moins spectaculaires qu’un accident de la route, mais peut-être d’amplitude bien plus grande.

Et c’est là que la discussion entre les deux parties franchit un échelon, quand les antivax répondent « c’est faux » (ou plus couramment : « c’est un mensonge »).

Il y a ici comme impossibilité de dialogue entre deux parties dont on aurait l’impression qu’elles ne cherchent en tout cas pas à trouver un point de concordance.

Je pense à une intervention (  merci Philippe) du dernier shabbat au sujet de la paracha michpatim, mettant toutes ces lois contraignantes - et parfois incongrues - en parallèle avec ce fameux verset récurrent du livre des Juges « 
בימים ההם אין מלך בישראל איש הישר בעיניו יעשה ». En cette époque, il n’y a pas de roi en Israël, et chacun agit en fonction de ce que sa conscience lui dicte.

Période idéale ? Le texte semble véhiculer l’idée opposée. La situation est lacunaire tant qu’il n’y a pas de structure étatique. Chacun alors jouit de toute la liberté d’action, mais la collectivité en souffre, l’individu n’est pas protégé contre les écarts commis par autrui.

Je pense aussi à quelques livres sortis au cours des dix dernières années autour des questions soulevées par l’évolution de la société moderne, entre autres autour des mariages gays, livres qui s’interrogent autour de la place que doit avoir la loi dans ce domaine. Par exemple, doit-on traiter du « droit » à avoir un enfant, ou regarder les choses sous un autre angle ? Par exemple l’angle évoqué dans le film Pupille (2018 Jeanne Herry) quand face à un couple qui se révolte contre le fait que les services d’adoption traînent de son point de vue à lui « fournir » un enfant, la travailleuse sociale répond aux parents potentiels que son devoir n’est pas de les satisfaire, de combler leur attente, eux « qui ont bien le droit à avoir un enfant », mais bien de veiller à la santé de l’enfant, et de lui trouver la solution qui sera la meilleure pour lui.

Combien la liberté individuelle doit-elle, peut-elle occuper le devant de la scène ?

Le rôle de l’instance nommée aux commandes de la santé mondiale (et il s’agit de nos jours d’une instance dont la composition n’est pas dictatoriale mais bien collégiale) est-il de préserver la liberté individuelle ?

L’individu peut-il, dans une situation républicaine (et donc reposant sur un système démocratique et non dictatorial) mettre sa liberté individuelle en amont du bien collectif ?

Les opposants aux décisions des différents gouvernements, ou de l’organisation mondiale de la santé, semblent mus par un manque de confiance â l’égard de ces instances.

Il est vrai que ces opposants fondent parfois leur opinion sur des propos idéologiques (parfois très peu fiables, très très contestables), mais aussi sur des affirmations scientifiques….qui n’ont pas été retenues par les instances en poste. Ce qui les révolte.

Et ici se trouve posée la douloureuse question du crédit. Qu’est-ce qui fait qu’un individu a du crédit ou n’en a pas ?

Qu’est-ce qui fait que des grands professeurs se soient vus marginalisés, en dépit de leur glorieux passé ?

Les antis, en identification à ces « grands » s’associent à leur blessure, refusent du coup d’accorder tout crédit à l’instance qui les a censurés, et s’associent de ce fait au mouvement conspirationiste-idéologique…qui comprend souvent de trop nombreuses affiliations extrème droite ou ouvertement antisémites soit dit au passage….

Tout ceci participe d’une sorte d’errance collective, qui a forcément constamment existé, mais qui me parait s’être accélérée en notre époque d’évolution hyper rapide.

Savoir évoluer de façon contenue, voilà toute la difficulté. Savoir continuer à hésiter, à douter, tout en n’étant pas ainsi dubitatif parce que instable et désorienté chronique. Savoir ne pas s’enferrer dans une rigidité imperméable. Cela s’appelle le juste milieu, le sentier d’or. Cela exige de travailler sa propre souplesse, son ouverture d’esprit, mais c’est avant cela se doter d’une fonction critique sur son propre narcissisme et sur sa propre paranoïa.

Le narcissisme, la paranoïa et le stress. Il s’agit de catégories largement « psychiatrisées », quand ce n’est pas condamnées, mais il s’agit avant tout de catégories de l’humain.

Nous avons tous du narcissisme, notre amour propre est ainsi régulièrement mis à l’épreuve, et de ce fait nous sommes tous sujets aux blessures narcissiques. C’est dans les cas aigus que ces dernières évoluent en diagnostics psychiatriques. Il en est de même avec la paranoïa qui est une composante utile et incontournable de la mise en place des structures de la personnalité, mais qui peut devenir un mode de fonctionnement, et jusqu’au degré psychiatrique, si l’individu tombe dans le délire ou la structure paranoïaque. Et le stress a un fort impact sur nous tous, et certaines situations qui nous entourent ou nous rencontrent peuvent être de très forts facteurs de stress. Le corona en est très certainement une.

Je crains qu’être grand professeur scientifique et se voir tenu à l’extérieur d’instances de haut niveau constitue obligatoirement une blessure narcissique. Doit-on forcément prendre fait et cause contre cette éviction ?

Soutenons-nous mieux l’individu narcissiquement blessé en renforçant son sentiment, en y associant le souvenir de nos propres blessures ? Ou au contraire en l’aidant à composer avec une réalité qui aurait avancé plus vite que lui ? Le soutenons-nous mieux en campant avec lui sur ses positions par solidarité mais aussi par tendance à la rigidité, ou au contraire en s’imposant la souplesse de l’esprit, en donnant le maximum d’ampleur au doute ?

Le camionneur est-il véritablement atteint dans sa liberté individuelle si, alors que ce n’était pas le cas jusqu’en 2021, il devient obligatoire, à partir de 2022, d’être vacciné pour passer la frontière ?

Je crains de ne vivre, ainsi que le gros de l’humanité, dans une situation dans laquelle la communauté internationale en est réduite à devoir avancer à tâtons face à une situation sanitaire dont elle ne vient pas facilement à bout, le tout accompagné d’un très fort facteur de stress. Il me semble voir que les moyens mis en œuvre ont donné des résultats, même s’ils n’ont pas encore atteint le contrôle maximal ou optimal sur ce nouveau virus, mais il me semble que la solution (au sens que le problème aura été résolu, dissous) viendra plus d’une solidarité internationale, par exemple si les gens acceptent qu’ils sont tous face au même facteur de stress, que du clivage de la population entre les bons et les mauvais, les oppresseurs et les opprimés, que d’une paranoïa internationale « antivax de tous les pays tenons-nous la main contre la dictature sanitaire en marche ».

Et en arrivant au bout de ces lignes, je suis atteint du sentiment de m’être engouffré dans une porte ouverte : les antivax qui ont accepté de commencer à lire ont depuis bien longtemps arrêté, et si ça n’est pas le cas c’est parce qu’ils n’ont même pas commencé, ou encore qu’ils ont lu jusqu’au bout mais que ma plume sera restée sans effet sur eux, et ceux qui m’ont lu et ne vivent pas la privation de leurs libertés auront eu l’impression que j’écris pour d’autres, pour ceux justement sur lesquels je n’aurai eu aucun impact…

Qu’est-ce qui reconvertit l’individu certain au doute ? Qu’est-ce qui aide Ploni Almoni, l’anonyme paradigmatique - et qui reste en dehors par choix - du livre de Ruth, à se poser des questions sur ses propres affiliations ? Qu’est-ce qui nous aide à reconsidérer les situations au sujet desquelles nous avons un avis arrêté ? Qu’est-ce qui nous permet de déposer au moins une partie de notre stress au vestiaire, et d’être ainsi, plus disposé à entendre des avis qui ne sont pas les nôtres ? Sans vouloir trop tomber dans le ton docte de celui qui sait tout, je crois qu’il nous faut nous ramener aux composantes de la situation, narcissisme, paranoïa et stress, et examiner régulièrement notre propre position à leur prisme : combien suis-je en stress et cela influe-t-il sur ma position ? Quelle est la place de la blessure dans la position de tel ou tel personnage que j’aurais tendance à suivre ? Quelle est la part de mes propres blessures dans mon adhésion à sa position ? Et combien je suis paranoïaque, ou paranoïsé par les deux précédents dans mes réactions à l’évolution de la gestion de cette crise - ou la suivante d’ailleurs ?

Dans l’espoir de nous voir bientôt sortir de cette ornière et des clivages qu’elle aura occasionnés ou accentués.

 

mercredi 26 janvier 2022

Et si des sujets de controverses - voire d’engueulades - pouvaient être convertis en sujets d’étude ?

 



Le traîté makot du talmud traite de catégories de prolongement de ce qui est à l’étude dans le traîté « Sanhédrin » (qui le précède) où sont abordés les thèmes de justice terrestre (avant de parler de justice céleste au chapitre 10).

Dans Makkot, il est ainsi question des témoins (le système juridique hébraïque repose uniquement sur l’interrogation des témoins, et non sur les apports de preuves), puis des villes de refuge dans lesquels sont envoyés - ou non les meurtriers involontaires.

Au chapitre 2 michna 5 (page 9b), interviennent deux thèmes qui pourraient peut-être jeter un éclairage sur un sujet actuel, sujet de controverse actuelle entre nos contemporains et en particulier nos amis.
Un éclairage, non une solution.

 

Le texte en aramééen (duquel existe une traduction en français aux éditions Verdier) :



מתני' הסומא אינו גולה דברי רבי יהודה ר' מאיר אומר גולה השונא אינו גולה רבי יוסי אומר השונא נהרג מפני שהוא כמועד רבי: שמעון אומר יש שונא גולה ויש שונא שאינו גולה זה הכלל כל שהוא יכול לומר לדעת הרג אינו גולה ושלא לדעת הרג הרי זה גולה: גמ' ת''ר {במדבר לה-כג} בלא ראות פרט לסומא דברי רבי יהודה רבי מאיר אומר בלא ראות לרבות את הסומא מאי טעמא דרבי יהודה דכתיב {דברים יט-ה} ואשר יבא את רעהו ביער אפילו סומא אתא בלא ראות מעטיה ורבי מאיר בלא ראות למעט בבלי דעת למעט הוי מיעוט אחר מיעוט ואין מיעוט אחר מיעוט אלא לרבות ורבי יהודה בבלי דעת פרט למתכוין הוא דאתא: ר' יוסי אומר השונא נהרג כו': והא לא אתרו ביה מתניתין רבי יוסי בר יהודה היא דתניא רבי יוסי בר יהודה אומר חבר אינו צריך התראה לפי שלא ניתנה התראה אלא להבחין בין שוגג למזיד: רבי שמעון אומר יש שונא גולה וכו': תניא כיצד אמר רבי שמעון יש שונא גולה ויש שונא שאינו גולה נפסק גולה נשמט אינו גולה והתניא ר' שמעון אומר לעולם אינו גולה עד שישמט מחצלו מידו קשיא נפסק אנפסק קשיא נשמט אנשמט נפסק אנפסק לא קשיא הא באוהב והא בשונא נשמט אנשמט לא קשיא הא רבי והא רבנן



Etude de ce texte en fr
ançais :

 

Précision préalable : Les villes de refuge sont une institution proposée par la Torah pour protéger des individus que le tribunal ne met pas à mort mais pour lesquels le « vengeur de sang » ne sera pas condamné s’il tue la personne jugée. Le cas typique proposé par la Torah (Deutéronome 19, 5) est celui du bûcheron dont la cognée se détache du manche de la hache et s’en va tuer quelqu’un aux alentours. La michnah puis la guemara ont pour tâche d'élargir le sujet énoncé brièvement dans la Torah. On envisage par exemple dans la michna le cas de celui qui jette une grosse pierre et que celle-ci atteint quelqu’un et provoque sa mort.

Dans les michnaïot et les guemarot qui précèdent la notre sont étudiées successivement plusieurs variations. Si par exemple ce n’est pas la cognée qui vient frapper la victime mais si c’est la branche de l'arbre frappé par elle, si la cognée s’est détachée lors de la montée du bras ou lors de la descente, si il ne s’agit pas d’une hache mais d’une charge hissée par une corde et que la corde se brise, ou encore que celui qui la hisse lâche la corde, ou encore s’il s’agit de quelqu’un qui hisse vers le haut, ou vers le bas, s’il s’agit d’un juif ou d’un idolâtre, ou d’un étranger habitant en Israël.

Et dans la michna 5 deux cas apparemment sans lien l’un avec l’autre : le cas de l’aveugle (souma), et le cas de celui qui est connu comme haïssant la personne (sonéh) qui a été tuée « involontairement ».

Et la question à l'étude est la question de l’exil. Le « coupable » est vu comme meurtrier involontaire (ou non), comme coupable ou non, et son exil est en question, étant entendu que cet exil est à double tranchant : cela le protège, mais c’est bien évidemment une peine.

Est à noter la première controverse de la michnah, qui s’ouvre comme un jeu de mots, mais tout en étant une proposition – sinon LA proposition : rabbi Yehouda dit « l’aveugle (souma) n’est pas sujet à exil, et rabbi Meïr répond « il y est sujet. C’est l’ennemi (le sonéh) qui n’est pas sujet".

Et la discussion se poursuit dans l’enchevètrement de ces deux notions, celle de l’aveugle (qui dans une discussion talmudique en un autre endroit en fait se révèle n'être pas aveugle mais borgne, pour aveugle on dit « iver », et « souma » désignerait aveugle d’un seul œil), et celle de l’ennemi.

Le cas conflictuel dans notre contexte actuel, auquel je pense, est bien entendu celui de Pétain. Pétain qui a en plus vu sa peine de mort commutée en exil – hasards/clins d'œil de l’Histoire ? - et qui est mort à l’île d’Yeu où il avait été exilé….mais qui a reçu l’autorisation de sortir finir ses derniers jours hors de son isolement (peut-être en analogie supplémentaire avec ce qui est la loi thoranique : l’exil peut se trouver interrompu si le cohen gadol meurt).

Pétain pour lequel la question de la mort de juifs pour les uns et la survie de juifs pour certains autres a brusquement réapparu et fait discorde.

Qui est l’aveugle de qui il est question dans la michna ? Celui de qui certains disent qu’il n’est aveugle que d’un œil… autrement dit, ne s’agirait-il pas de l’individu qui a le champ de vision restreint, qui ne voit pas tout le tableau et qui commet donc un acte dont il ne voit pas toutes les conséquences, ou, se demanderait-on, peut-être s’agit-il d’un individu qui n’est pas aveugle mais fait abstraction d’une partie et est donc comparable au borgne. C’est ce qui fait le lien avec la deuxième partie de la michna, puisque la question de savoir s’il est bien ou mal intentionné est la question qui va tenter de départager, est, pour rabbi Méïr, la vraie question, le noeud du problème : les intentions de l’individu, qui feront de lui un « ohev » (bienveillant) ou un « sonné  »(malveillant), et non les circonstances physiques, s’il voit tout ou seulement une partie, sont la vraie queston.

Le plus singulier est que le débat dans la guemara n’est finalement pas tranché : et il n’est pas tranché par ce qui parait être une contradiction non entre deux individus, mais concernant un seul individu : rabbi Chimeon semble se contredire lui-même concernant l’attitude à adopter face au soneh, et la guemara explique les raisons de cette contradiction mais sans pour autant la résoudre.

Le cas est bien entendu très différent selon qu’il s’agit de la mort d’un ou de milliers d’individus, selon le degré de responsabilité de l’accusé, mais d’un autre côté, le point important de cette étude est de mettre au centre du débat - mais sans le résoudre ! - l’intention du criminel et non la quantité ou la proportion de gens ayant échappé à la mort.

Regarder le tableau sous cet angle pourrait peut-être contribuer à rétablir dans notre débat actuel l’entendement, sinon l’entente, là où il n’y a plus que discorde.

Le cas de Pétain, s’il était échu aux khakhamim, aurait visiblement été jugé du fait de la mort causée par l’individu, les circonstances éventuellement atténuantes ayant été son champ de vision pour une part, n’influant que partiellement, surtout au regard de ce qui aurait été au centre des débats : ses intentions-sentiments.

Et surtout il y a bien à croire qu’il n’aurait pas été condamné à mort, n’ayant ni de ses mains ni au vu de témoins assassiné personne, mais bel et bien à l’exil, pour les deux composantes de ce châtiment : celle qui justifie ceux qui auraient résolu de le tuer d’une part, celle de la mise au ban de l’individu pour une autre part, mais aussi parce qu’il apparaît clairement que le désaccord aurait subsisté même une fois le châtiment prononcé.

Peut-être un peu comme pour montrer qu’il est de certains cas de demeurer conflictuels.

Faut-il dépasser le conflit ? L’histoire et l’expérience semblent nous enseigner au contraire, que les conflits dans de nombreux sujets (et notre covid actuel semble bien être un nouveau cas de cette espèce) ne se résolvent pas par la preuve, mais par les attitudes des contradicteurs.

L’histoire - et la guemara en particulier - semblent nous inviter à la réflexion. Il faudrait probablement surtout continuer à réfléchir, y compris au sujet de nos propres positions, par exemple en regardant l’opinion adverse non comme celle à abattre, mais comme celle qui vient nourrir le débat et augmenter le doute.

 

jeudi 20 janvier 2022

Progressisme, réaction, conformisme, histoire.



Je ne saurai dire où s’est forgée ma conscience politique. J’ai tendance à pointer du doigt le lycée d’Antony, où j’ai passé les quatre années durant lesquelles il me semble que cela s’est passé, mais je ne saurais annuler l’impact qu’a très probablement eu le milieu familial, avec entre autres ce dont je me souviens de la participation de mes parents en tant que parents d’èlèves au mouvement de mai 68.

J’ai fortement sympathisé au lycée avec une mouvance anarchiste, mais qui était proche de la gauche, ou de l’extrême-gauche.

Le terme réactionnaire occupait le devant de la scène : il était impératif de surtout ne pas l’être. Cela s’accompagnait d’un regard globalement méprisant pour les anciens, et j’ai lu plus tard que cela reflétait un jugement ancré dans les deux guerres mondiales pour une part : ceux qui avaient été aux commandes de ces deux catastrophes ne méritaient pas la confiance de leurs enfants et il fallait regarder ailleurs, ancré pour l’autre part dans la gigantesque vague de développement industriel et scientifique, lui-même faisant suite à la renaissance et aux Grandes découvertes.

Regarder en arrière dans la France des années soixante et soixante dix ne pouvait que difficilement éveiller l’admiration. La renaissance avait émergé du moyen âge, gigantesque cuvette historique, on nous enseignait à l’école que François 1er avait découvert la fourchette, et qu’avant lui, on mangeait chacun dans le trou creusé dans la table face à sa place sur le banc. Et il avait fallu la révolution française pour sortir la société de l’ornière…mais cet enseignement était inculqué sans trop s’arrêter sur le fait que l’immédiate suite à ces renaissances avait été Robespierre puis l’empire, autrement dit, la régression juste après les poussées novatrices.

La « réaction » ne pouvait pas apparaître sous un angle positif. À mes yeux en tout cas.

En parallèle de cette éducation politique, dont la rue était le principal établissement scolaire, j’ai reçu de la maison paternelle - et maternelle - l’enseignement de la confiance absolue en la tradition exégétique : confiance totale en Avraham, Ytshak, Yaakov, mais aussi Rachi et le courant rabbinique qui en était issu.

Cela relativisait considérablement le regard vers le passé. Il y avait le moyen-âge - cuvette de l’histoire, mais y avait vécu aussi Rachi, dont les écrits sont le reflet d’une autre réalité que celle de Louis Onze ou la guerre de cent ans, reflet de personnages du même moyen âge et pourtant d’un niveau intellectuel et novateur sidérant.

A l’opposé du progressisme-tout positif se trouvaient la réaction et le conformisme. Ces deux me paraissaient les convictions à fuir à tout prix, et j’ai conservé un rejet instinctif contre les positions réactionnaires.

Voici cependant que quarante si ce n’est cinquante ans se sont écoulés depuis le lycée, voici que le monde a bien changé, ainsi que les situations politiques en France, en Israël, dans de nombreux pays.

Voici que la société a beaucoup évolué, et le paysage socio culturel avec.

Les gouvernements dit socialistes ont révélé quelques tristes visages, se sont pour la plupart effondrés et la notion de gauche a bien changé. D’obédience politique vouée à la justice sociale et politique, la position politique « de gauche » semble aujourd’hui plus en recherche réthorique face à la droite, mobilisée en faveur de certaines causes désignées de façon pérenne, que vouée à créer une société dirigée de façon socialiste, idéal auquel n’aspirent plus que de très rares minorités.

Si cette description n’est pas - et ne se prétend nullement - une analyse fondée sur une recherche scientifique, elle convient à décrire une partie du tableau socio politique actuel, et par exemple relativement à la situation d’Israël face aux palestiniens.

Sont à gauche en Israël ceux qui tendent à prendre le parti de ces derniers face à une politique trop agressive et radicale à leur égard, et qui en France se dit « de gauche » se trouvera plus naturellement porté à se prononcer contre Israël et pour « la cause palestinienne ».

Et c’est en réaction à tout cela et suscités, me semble-t-il, par cette question israélo palestinienne que sont nés certains organes, de presse ou politiques, lesquels d’une certaine manière, contribuent à bouleverser ce qu’était l’atmosphère politico sociale d’il y a cinquante ans.

Le magasine « Causeur » me parait pouvoir illustrer cette évolution. Il a été cofondé en particulier par Elizabeth Lévy et Alain Finkielkraut, semble-t-il afin d’être une alternative à la gauche, à une gauche à laquelle ils ne s’identifient pas (ou plus), et une gauche face à laquelle ils ne répugnent pas à s’auto-qualifier de réactionnaires.

Ceci alors que je ne vois pas que tout ce qui s’écrit ou se publie sur « causeur » mérite le qualificatif de droite ou même d’extrême-droite, mais tandis que ce magazine jouit d’une réputation très négative si ce n’est catastrophique aux yeux de la gauche.

Je voudrais revenir sur ces notions de progressisme, de réaction, et de conformisme que j’ai placés en titre de ce papier, au prisme d’un extrait du midrach sur la meguilat Ruth.

Le texte relate l’histoire personnelle de Ruth, née moabite qui se convertit au judaïsme et en devient un pilier au point d’avoir parmi sa descendance directe le roi David, fondateur du royaume d’Israël que souhaite la tradition juive, royaume régi par la loi d’Israël, la Torah.

Comme si Ruth représentait la charnière à partir de laquelle l’évolution du peuple juif - ayant été initié par Avraham, pour ensuite passer de l’etat de famille à celui de peuple, peuple qui reçoit la Torah - s’accomplit avec la mise en place d’un état pour ce peuple, régi par la dite Torah.

Et bien qu’il s’agisse d’un peuple issu d’une famille, c’est par une femme née non juive que s’accomplit cette évolution.

La meguilat Ruth décrit l’itinéraire personnel, spitrituel et identitaire, de Ruth, et le midrach entre autres s’interroge sur ce thème de la conversion au judaïsme.

Le texte proclame donc que le fait d’être juif n’est pas génétique exclusivement. On peut devenir juif, et on peut même devenir « le plus juif des juifs » quelle qu’ait été l’extraction de l’individu.

Le midrach décrit cette conversion comme ayant eu trois étapes, une première étape que j’appellerai affective (quand Ruth se place aux côtés de sa belle-mère, juive, après le décès de son mari, fils de celle-ci, et déclare lui rester fidèle « ton peuple sera mon peuple »), une seconde étape que je qualifierai d’éthique (quand Ruth apprend les lois auxquelles en tant que juive elle va se trouver tenue), et une troisième étape « de purification », destinée à « laver » son identité des habitudes ancrées en elle depuis sa naissance, habitudes idolâtres dans le cas de Ruth.

Même si cette histoire a certainement une certaine valeur historique (elle se passe à une époque désignée, on peut apprendre en la lisant sur la réalite d’il y a trois mille cinq cents ans), il semble qu’elle ait surtout une valeur paradigmatique.

L’histoire de Ruth est celle d’une femme qui « épouse » une foi anhistorique pour ainsi dire, qui rompt avec ce à quoi elle est habituée depuis l’enfance, au profit d’un système enraciné dans une sagesse ancienne, une femme qui « épouse » une nouvelle identité mais tourne aussi le dos à ce qui lui apparaît comme nuisible dans l’environnement d’où elle vient.

Si un homme qui se convertit au judaïsme reçoit traditionnellement le prénom Avraham, en souvenir du premier homme à être devenu juif, une femme qui effectue le même acte prend le prénom Ruth.

Avraham et Ruth sont symboles du refus de suivre la voie dans laquelle ils ont été élevés (les deux sont présentés comme issus de famille comme royale), vraisemblablement du fait d’une suite de facteurs.

Dans le cas de Ruth, est approfondie par le midrach la difficulté que celle-ci rencontre à rompre avec des habitudes au profit d’un mode plus rigoriste peut-être mais qui lui apparaît comme moins dévié.

Combien la société libérale et moderne d’aujourd’hui permet, tolère une prise de distance par collision avec ce qui parait trop inadéquat à l’individu ?

Combien le monde se conforme-t-il trop souvent, et dans de nombreux et variés cadres, à ce qui n’est qu’un courant, duquel il est très difficile de se désolidariser ?

Je ne connais pas assez le paysage socio politique français, ne vivant plus dans ce pays depuis quarante ans, mais je me demande si les deux fondateurs de ce Causeur cités plus haut ne se sont pas ainsi trouvés plus marginalisés plus stigmatisés qu’ils le mériteraient, du fait d’un recul qu’ils ont décidé d’opérer du fait de courants qu’ils ne pouvaient plus continuer de suivre et de cautionner.

J’ai trouvé frappant - et courageux de leur part - de choisir de s’auto qualifier « réactionnaires », un terme dont ils se seraient certainement très fortement distanciés de longues années durant.

Leur exemple me parait complété par le personnage Jean Pierre Lledo, qui a quelques fois signé des articles dans le même magazine, et dont l’histoire personnelle s’inscrit particulièrement bien dans la description ci-dessus : né en Algérie dans un courant communiste, il s’est aperçu dans un premier temps que le communisme ambiant s’était muté, que l’ambiance politique du pays dans lequel il avait grandi avait abouti à quelque chose qui lui devenait hostile. Il a dû dans un premier temps quitter l’Algérie, et ce n’est que dix ans plus tard quand ses films étaient censurés en Algérie et qu’il se voyait primé et invité en Israël, qu’il s’aperçut qu’il devait opérer un virage, apparemment non tant du fait que lui-même avait changé, mais du fait qu’il constatait que la voie qu’il suivait ne le menait pas à bon port, était une voie qui lui apparaissait nocive.

Et peut-être ceci aussi a été l’origine du virage opéré par Benny Lévy, ou par encore d’autres.

Avraham, Ruth, et bon nombre d’autres, n’ont ainsi pas forcément rompu par virage idéologique avec ce dans quoi ils avaient été élevés, ils se sont aperçus que les valeurs qu’on leur avait vantées n’étaient pas représentées dans le paysage socio culturel qui était le leur.

Peut-être ceci EST devenir juif. Non tant embrasser une autre religion que la sienne, pourvue d’autres croyances et autres pratiques, mais se reprendre, et choisir d’enraciner son éthique plutôt dans le bagage d’Israël que dans l’homogénéité avec son milieu de naissance , tout séduisant qu’il ait pû apparaitre un temps.

J’ai commencé ce texte à la première personne non parce que je me suis moi-même converti, mais bien parce que j’ai l’impression d’avoir eu à louvoyer pour conserver un certain cap éthique, au fil des années, et des milieux dans lesquels j’ai évolués.

La pression environnante est forte à tous les âges et être à contre-courant est une difficile opération.

Le judaïsme prône la remontée du courant, comme par exemple dans certains commentaires sur la restriction de consommation aux seuls poissons munis de nageoires et d’écailles, les particularités anatomiques qui permettent cet exercice.

Et le judaïsme mène une guerre sempiternelle contre l’idolâtrie, contraignant même l’individu à se laisser plutôt tuer que se laisser aller à ses pratiques,

Mais tout ceci alors que la Torah recommande de « ne pas rallier son opinion à celle de la majorité si c’est pour le mal » et donc ne pas se rallier si ce n’est que pour agir comme tout le monde, garder en toutes circonstances son esprit critique, mais certains commentateurs y voient non une mise en garde et bien une consigne positive, celle d’éviter de s’enfermer dans une position marginalisée.

Il est possible de lire le texte de l’histoire de Ruth au sens propre, et d’y trouver un récit historique qui relate la conversion d’une jeune femme au judaïsme à la période des Juges.

Il est aussi possible de réfléchir à ce que pourrait bien être aujourd’hui cette « idolâtrie » dont elle se débarrasse dans son adhésion à une structure de vie plus rigoriste peut-être, plus exigeante, mais peut-être aussi plus saine. L’histoire d’une femme qui prend sur elle peut-être de se rallier à un courant jugé réactionnaire par d’autres ?

Le cheminement individuel est difficile à mener, surtout si on a à coeur d’éviter les écueils…et nous traversons - comme on entend parfois au cours d’un vol - une zone de turbulences. Au chapitre idéologico politique, mais aussi au niveau de la société et de ses normes, au niveau de la santé avec la gestion de notre actuelle crise sanitaire, avec l’évolution du savoir et de la nosographie.

J’avoue me sentir malmené par le courant, d’un côté par ce que je vis comme une sorte de dérive de l’opinion qui avalise petit à petit encore et encore un excès, excès des libertés (liberté individuelle de choix de son sexe par exemple), excès des catégorisations ( entérinement d’une maladie après l’autre comme état de fait, et je pense aux troubles déficitaires de l’attention, aux fibromyalgies, en passant par les fameux pervers narcissiques), et de l’autre côté par l’extrême inverse, par ceux qui basculent dans le délire paranoïaque contre tout et tous, contre ceux soupçonnés de viser à réduire l’humanité ou de la sacrifier aux profits de l’industrie pharmaceutique.

Didier Anzieu, en préface à son « moi-peau » de 1978 justifiait sa publication par le besoin de rééquilibrer les tendances omnipotentes de la science. Il craignait que la recherche psychanalytique freudienne ne soit tombée dans cette ornière de la certitude que l’on va bientôt tout savoir, avoir tout compris, et conceptualisait son moi peau à l’effet de plaidoierie pour la limite. La peau nous entoure et donc nous limite, nous procure le bien-être de l’intérieur, en contraste avec la recherche du toujours plus haut.

Est-ce que « l’être juif » dans son aspect « remise en question des valeurs de la société dans laquelle nous vivons » ne devrait pas nous aider dans la recherche de ce juste milieu, parfois si difficile à appréhender ?

Ai-je écrit un texte trop long (qui serait ainsi tombé dans le fameux travers intitulé en hébreu « amlac » = « trop long, j’ai pas lu »), ou trop emberlificoté, et ceci me coûtera-t-il de ne recevoir aucune réaction ? Suis-je moi-même tombé dans la réaction ?

On aura au moins retenu de cette dernière phrase que je souhaite des retours.