mardi 23 février 2016

Entre deux périodes de vie, 1975-1981


Chronologiquement, alors que je poursuis le récit de mon histoire personnelle et que je débouche sur mon alyah, je devrais peut-être à la vérité de dire qu'elle n'a pas seulement eu lieu un beau soir d'août 1981, où je débarquai à l'aéroport flanqué d'une lourde malle métallique, en chemin pour aller prendre mon poste de directeur d'internat du lycée français à Jérusalem (tandis que Marianne et Ayala ne devaient me rejoindre qu'un mois plus tard), mais qu'elle remonte à ce séminaire de janvier 1976, où je passai dix jours à Maayanot, dans cette version israélo-agence juive de l'école d'Orsay.

J'ai de ce fait presque un peu honte que mon alyah soit ainsi originée dans ce qu'on n'aurait aucun mal à qualifier d'endoctrinement express, mais surtout je pense qu'une pareille qualification serait par trop réductrice.

Je suis effectivement rentré à Paris après ces dix jours en annonçant que je cherchais dès lors à me placer sur une piste de décollage en direction d'Israël, chose que je ne me souviens pas avoir expressément dit antérieurement. 

Mais réduire mon alyah à ces dix jours serait quand même faire abstraction de toute l'ambiance dans laquelle j'ai grandi, et aussi de toute l'histoire du sionisme à répétition de mon grand-père, ici relatée dans quelques chapîtres précédents.

La vérité est que j'ai dû grandir dans une ambiance particulièrement im-pré-sioniste, et qu'ainsi les mécanismes de dissociation ont été chez moi aussi actifs que l'imprégnation sioniste. J'ai ainsi le sentiment d'avoir plus ou moins toujours été au courant de ce "sionisme à répétition" qui anima mon grand-père maternel et lui fit faire plusieurs tentatives d'alyah, ainsi d'ailleurs que de la déportation et la disparition à Auschwitz de ma grand-mère paternelle, mais sans que je retrouve le souvenir que ces évènements m'aient été effectivement racontés. 

Mes enfants disent souvent plus ou moins sur le ton de la blague que "yom hashoah" n'est pas pour eux une date fixe du calendrier mais se renouvelle à chaque fois qu'ils passent du temps avec leurs grands parents, et probablement que j'eus pu de la même manière identifier ce qu'étaient chez nous tant le traumatisme de la shoah que le sionisme.

Les deux n'étaient pas des sujets : ils étaient comme au menu quotidien. Mais cependant sans que l'ambiance ne soit ni lugubre, ni scandée d'un quelconque "l'an prochain à Jérusalem".

Je sais que mes amis d'école et de lycée ont toujours su que j'étais juif, non du fait de mon nom ( qui ne passe pas pour spécialement juif ) mais bien du fait de ce qu'a toujours été mon identité, et je pense que le sionisme et le souvenir de la shoah (que l'on n'appelait alors pas autrement que "la guerre") étaient une partie inséparable du tableau.

Je n'ai pas pour autant été ni actif ni même affilié à aucun de ces mouvements ou groupes sionistes. Au lycée, ce lycée de la banlieue sud pourtant assez peuplé de juifs mais qui s'ignoraient tant eux-mêmes pour beaucoup d'entre eux que les uns les autres, rien de juif ni de sioniste n'existait. La seule religion était la catholique et la seule politisation était "post soixanthuitarde", centrée sur les mobilisations purement intra françaises, les injustices sociales et leurs dérivées sur le monde de l'éducation. A la fac je ne me suis pas plus approché de cette mouvance.

J'avais eu lors de ma première visite en Israël, l'été de mes quinze ans, ce que je peux désigner a posteriori comme un coup de foudre, surtout avec la langue et l'ambiance qu'elle véhiculait. Je me souviens que l'hébreu avait alors proprement effacé tous les rudiments d'espagnol que trois ans d'étude de cette langue - en seconde langue, et au rythme français "escargot" d'enseignement des langues - avaient imprimé en moi. 

Ne manquent pas autour de moi les gens, élevés à la française, qui ont du mal, quand ce n'est pas beaucoup de mal, avec ce mode rugueux interpersonnel israélien, où on ne dit jamais ni "bonjour madame" ni même trop "s'il vous plait" ou "merci", où le chauffeur d'autobus vous traite comme une cargaison de pommes de terre, y compris dans la manière dont il vous adresse la parole. Quant à moi, j'ai toujours préféré ce mode à celui dans lequel j'ai grandi, au point même de l'affectionner beaucoup, presque au point de me demander si ce n'est pas de lui que j'eus le vrai coup de foudre. 

Je vivais, et continue  - d'une certaine manière jusqu'aujourd'hui où je dois me forcer à saluer quand de passage à Paris je me trouve face à telle caissière, boulangère ou autre - à le vivre comme libérateur de ce carcan français de convenances sociales qui avait toujours plus déclenché révolte qu'admiration en moi.

Mais surtout, surtout, je savourais - et savoure encore 35 ans plus tard - le retour de l'hébreu ainsi que le retour à l'hébreu.

J'avais l'hébreu en moi comme en "blue print", ayant appris à le lire pratiquement avant le français, et ayant appris à l'ânonner et à en enregistrer de faibles rudiments de vocabulaire à la petite semaine les jeudi matins de talmud Torah.

En parallèle de cela, le français, qui reste cependant la langue que je domine encore le mieux même après trente cinq ans en Israël, ne m'a jamais enthousiasmé, même si j'ai toujours aime les contrepétries, les palindromes, les lipogrammes et autres curiosités. Il n'est pas improbable que cela soit en réaction à l'enseignement qui m'en a été octroyé, latin compris, il n'est pas moins improbable que cela soit en affiliation à un autre message subliminal familial qui m'a probablement accompagné depuis la naissance et qui est que nous ne sommes français que de passage. 

J'ai le sentiment d'avoir découvert le français surtout par le parler argotique et familier de la langue de la rue, par Brassens et Léo Ferré, lesquels chantaient aussi abondamment tant leurs propres textes que les textes d'autres qu'eux, avant que quand même quelques grands français ne s'imposent malgré tout en moi, mais malgré l'admiration d'une certaine beauté du texte, toujours loin en deça de ce que me procure l'hébreu, de Shmouel, de Yshaïahou le prophète à Agnon et Yehouda Amikhaï.

De fait, quoique revenu en ce mois de février 76 plus que motivé à prendre cliques et claques et partir en Israël au plus tôt, la chose ne se fit que près de cinq ans plus tard.

Entre temps, le mouvement familial avait été réamorcé, et nous avaient précédé dans notre émigration mes parents, soeur et grands-parents, autant de déplacements que je ne voyais nullement à l'horizon à aucun moment de mon enfance et de mon adolescence.

J'écris ces lignes alors que la question de l'alyah des juifs de France réapparait de temps à autre dans la presse, alors que l'arrivée des juifs français - même si moins massive qu'annoncée - commence à être ressentie en Israël, et je me félicite du contexte de ma propre alyah : même si je suis un peu perplexe sur l'impact si majeur qu'avait eu sur moi l'enseignement de Manitou, je préfère hautement être venu en Israël par élan positif, que du fait d'y avoir été contraint par des évènements, qui plus est d'antisémitisme.

Les israéliens sont loin de tous devoir leur citoyenneté à un élan positif, et cet élan, si positif soit-il, est loin de toujours apparaître comme ce qui va le plus arranger les affaires de l'état d'Israël,
mais, à l'échelle individuelle, l'individu ne peut s'implanter ici, se plaire ici, que s'il voit un sens "positif" à sa présence ici. 

C'est peut-être ici que se fait une paradoxale alliance entre la realpolitik et le sionisme : la realpolitik exigerait de ce dernier qu'il ne soit finalement pas. Elle préfèrerait que n'ait pas été créé ce si dérangeant état. Elle exigerait que les israéliens rendent les territoires, qu'ils renoncent à la moitié de Jérusalem, qu'ils renoncent à une partie de leur armement et de leur militarisme. Elle exigerait en fait que ce mouvement du vingtième siècle ne vienne pas ainsi faire "tache". Elle déteste ces relents de colonialisme qui s'élèvent de toute la dynamique d'implantation. 

Ceci alors que le pays ne justifie son existence, ne subsistera, et ne continuera à se développer non du fait du vingtième siècle, non en tant que quelconque abri post shoah, post socialisme ou autre, qu'à l'aune de son inscription dans la continuité de l'histoire d'Israël.

Israël le pays ne se justifie pas comme terre d'asile des juifs maltraités dans les autres pays du monde, et vivre dans ce pays dans un tel contexte et dans une telle définition crée un contexte et une conjecture malsains, de concours morbide du plus malheureux, du plus maltraité, une telle définition encourage à porter sur la scène internationale un peuple palestinien dont aucun pays arabe ne veut, ni ne voulait,  mais qui dès lors peut se présenter comme surtout rejeté et humilié par Israël. 

Israël n'a de raison d'être que dans la continuité de l'histoire d'Israël, originée par la Torah, qui désigne l'installation sur la terre d'Israël comme partie inséparable du reste. C'est un projet dont la gestion est loin d'être facile - comme le prouvent les 100 dernières années. C'est un fantastique projet, dont les aspects politiques, éducationnels, sociaux et religieux sont l'un plus exhaltant que l'autre, et c'est aussi un projet dont je ne vois pas comment on peut être juif et leur demeurer indifférent.

Ce n'est pas que la France et le monde occidental n'aient pas de projet de vie à proposer, ce n'est pas que les droits de l'homme, la république, la démocratie soient moins fondamentaux pour la société que les valeurs de la Torah, c'est que la Torah mérite mieux que d'avoir été uniquement conservée pour le musée, c'est que la Torah est avant tout notre bagage, et que nous avons énormément à apprendre d'elle et à nous nourrir de son applicabilité. 

Et c'est en hébreu, et partant, en Israël que ceci doit et peut au mieux se faire.


C'était le moteur de l'alyah de notre famille. 

mardi 9 février 2016

"Notre classe", peut-être "ma classe" ?


Installé dans une salle confortable d'un des panthéons de la culture israélienne - la cinémathèque de Tel Aviv - , bercé par le ton lénifiant de l'introduction au colloque (de psychanalyse) hautement culturel auquel je suis venu assister, et cependant, encore sous le choc du "spectacle"...de barbarie  auquel j'assistais hier soir, en compagnie de Marianne, dans un autre haut lieu de la culture israélienne, j'ai recours à la "ventilation par l'écriture".

"Notre classe", une pièce de Tadeusz Slobodzianek, auteur polonais contemporain fort inconnu en occident, 200 ème représentation en hébreu, prix 2015 de la meilleure adaptation de pièce étrangère, ne nous avait pas paru devoir être à ce point de la dynamite, et c'est en toute innocence et dans une pure recherche culturelle que nous avons pris deux billets

J'ai pourtant faillir partir à la pause, et cela me correspond tellement peu que je suis finalement resté. Je ne regrette finalement pas.

La pièce est très "bonne", même si en écrivant ce mot, après n'en avoir pas trouvé de meilleur, je reste sur une impression d'obscénité. Avec un sujet pareil, pour pouvoir écrire placidement une critique du niveau théatral de la pièce, mise en scène, jeu, il faudrait une capacité de déni, de coupure et d'abstraction dont je ne dispose pas.

La pièce fait passer le spectateur par abondance de langage grossier, par l'ivrognerie, par le viol, par le crime et, cerise sur le gateau, par l'assassinat bestial collectif (et tristement authentique) des 1600 juifs de Jedwabne par les polonais eux-mêmes, avant même que les nazis n'entrent en scène.....et c'est le mot "bonne" qui serait obscène ?

Au micro, l'intervenant du colloque explique que "creuser dans la neige à mains nues pour enterrer quelqu'un qui s'est écroulé en escaladant l'Everest, et de ce fait, renoncer à atteindre le sommet et mettre en danger ses mains, c'est ce qui s'appelle arriver au plus haut de l'humain" et je repense aux "humains" polonais de la pièce d'hier soir.

"Notre classe" nous met en présence de dix individus - certains juifs polonais, les autres catholiques et autochtones polonais - entre 1925, quand ils sont agés de huit-dix ans, et l'an 2000.

Dix vies, dix destins, dix personnalités, traversant ensemble (partiellement - seuls cinq survivent à la guerre) trois quart d'un siècle scandé par une des plus grandes horreurs vécues et commises par le genre humain (avant les réalisations non encore abouties de l'état islamique).

Rahelkeh, alias Marianna, est celle qui me reste la plus frappante, au sens propre. Et ce n'est pas que Risheck, Zigmund, Zokha, Dora, Avram, Wladeck, Yaakov, le prêtre dont le nom ne m'est pas resté en mémoire, ou Menakhem ne m'aient pas frappé, mais parce que ce sont des personnages moins finement découpés.

Rishek et Zigmund sont ainsi deux variations sur le thème de la bestialité polonaise dans ses aspects les plus crus. Ce sont ceux qui infligent au spectateur les premiers coups que lui assènent la pièce. Ils incarnent l'horreur, la brutalité, la bestialité dans leur version polonaise, qui est peut-être parmi les plus accomplies de l'humanité. Ils sont qui nationaliste, qui opportuniste, l'humanité à son état le plus brut, le pire. Ceux que l'éducation, la religion ne parviennent pas même à polir un tant soit peu. Je n'ai aucun doute que ma famille polonaise, de Pulawy, de Varsovie d'avant-guerre ou d'Auschwitz en 1943-44 ont connu de tels individus. Mon grand-père disait régulièrement qu'il ne souhaite pas de mal aux polonais, mais si un feu venait à prendre à un bout et à ravager la Pologne entière, lui n'appellerait pas les pompiers. 

Je me souviens avoir assisté en 1988 à Jérusalem, à un autre congrès de psychanalyse auquel se posait la question de savoir si la barbarie nazie ou la barbarie polonaise étaient des catégories particulières ou des catégories génériques du genre humain. Je reviendrai sur cela.

Yaakov, Avram, Menakhem, Dora représentent aussi chacun une facette différente de qu'il est advenu du judaïsme de Pologne, un émigré aux USA encore avant 1935, un qui est passé par Israël après avoir réussi à ne pas être exterminé, deux exterminés, un dans le cadre de la cruauté individuelle, une dans celui de l'extermination de masse, et Mariana aussi est représentante d'une catégorie, mais c'est une catégorie moins largement partagée, ou peut-être qui, juste, m'est moins familière.

Mariana, juive, échappe au meurtre, sauvée par celui, non-juif, de ses camarades de classe chez qui se trouvait la plus grande quantité de coeur, d'affect, de commisération. Il l'épouse après lui avoir imposé la conversion au catholicisme, et elle joue le jeu, jusqu'au bout. Elle sait que la conversion ne fait d'elle une catholique, ni aux yeux des goyïms ni aux siens propres, mais quand on lui demande en tant que qui elle souhaite être enterrée, elle répond Mariana sans hésitation, au lieu de répondre Rahelkeh, son nom de naissance.
Elle s'est demandée un temps de quel droit elle était restée en vie, puis a choisi d'arrêter de se poser la question, a choisi de "les laisser partir", "losem gein". Elle vit de télévision, et aime par dessus tout voir les reportages sur la vie des animaux. Elle a, outre avoir renoncé tant à sa religion qu'à son identité juive, comme quitté le monde des humains.

Elle a survécu, a entériné la difficile constatation que la mort n'avait pas voulu d'elle, et s'est comme dissociée des questions qu'elle se posait, des tortures que cela lui infligeait. 

Quand Zokha, émigrée aux USA et en visite au pays en l'an 2000 approximativement, lui propose de sortir faire un tour avec elle, elle refuse avec véhémence. Elle ne cherche pas tant à se fondre dans le monde polonais, qu'à ne plus se montrer parmi les humains.

Mariana, est-ce ce que devient l'individu traumatisé quand il ne peut faire le choix ni de la responsabilité ni de la scribothérapie ? Le traumatisme l'a frappé, l'a sorti de lui-même, l'a comme anéanti, dissocié, neutralisé. Soit il devient cynique, soit il devient éthique, soit il devient Mariana, ou pire encore, comme était encore dans les années 80 une bonne partie des pensionnaires des hôpitaux psychiatriques israéliens, survivants "écorchés" de la shoah.

Elle est le personnage qui parait le plus représenter l'auteur, que je soupçonne donc d'être peut-être lui-même un juif devenu polonais (on aurait du mal à déceler du judaïsme dans ce nom tellement polonais) par la violence du flux. 

Un auteur qui a écrit une pièce elle-même d'une extraordinaire violence, bouleversante de façon gigantesque. Une pièce que je ne recommande en fin de compte à aucun "seconde génération" qui n'a aucun besoin de se faire servir "encore une portion" de quelque chose qu'il a reçu comme alimentation quotidienne toute sa vie.

Une pièce qui repose de façon violente ces sempiternelles questions de l'antisémitisme ou de la barbarie humaine. 

Une pièce qui ne manque pas de me renvoyer à ma propre classe. La configuration globale en était bien différente de celle de la pièce. Dans ma classe de l'école primaire, j'étais le seul juif, et ainsi en a-t-il plus ou moins été jusqu'à la fin de la scolarité. Il n'y avait pas à l'époque d'autres juifs que nous à Wissous. Il y avait en revanche au lycée d'Antony beaucoup de juifs mais la règle d'alors y était celle du chacun pour soi, celle du judaïsme à la maison, et pas à l'école laïque. La contrepartie était l'absolue non considération. Ni antisémitisme, ni reconnaissance. Personne n'entendait aucun mot contre les juifs, et personne n'acceptait de façon naturelle l'absentéisme pour raisons religieuses. On l'obtenait mais il fallait argumenter.

C'était l'époque d'une sorte d'âge d'or du judaïsme français. La shoah et les attitudes à la Jedwabne avait mené l'antisémitisme à l'état de total tabou.

Les choses ont bien changé quarante cinq ans plus tard et surtout depuis que l'on entendit à nouveau "mort aux juifs" place de la république et en d'autres lieux en France. 

Les français sont-ils potentiellement équivalents aux polonais ? Peuvent-ils atteindre le même degré de cruauté et d'inhumanité ? C'est une question qu'il est finalement impératif de se poser, c'est une question qu'il est impossible de ne pas se poser. Tout humain peut-il ainsi tuer au nom de la différence, au nom d'une croyance présumée coupable ? Tout individu peut-il en arriver au racisme ?

Ce congrès de Jérusalem en 1988 franchissait d'un coup le pas, posait ouvertement la question, et je dois bien avouer que j'éprouvai une réelle gêne à entendre cette question posée à l'universalité de l'humain...par un psychanalyste polonais ! Je dois à la vérité de dire que je ressentis, avec soulagement, que les israéliens qui etaient à mes côtés éprouvaient la même gêne que moi. Répondre à la question de l'antisémitisme en le catégoriant comme une simple sous-catégorie de la barbarie humaine, finalement infinie dans ses variantes, et à laquelle tout humain, tout collectif humain pourrait se trouver amené, ou ramené, sonnait et sonne encore pour moi comme une obscénité.

On pourrait aujourd'hui être tentés d'accepter l'axiome de l'universalité en en voulant pour preuve le génocide arménien, celui des tutsis, ou encore les exactions commises au nom de cet état islamique, trois exemples de barbarie qui se développent très bien toutes seules, sans aucun besoin de trouver des juifs pour pleinement se réaliser.

Je me rends compte que je n'ai en fin de compte aucune renonciation à exiger de moi-même pour concéder une partie des droits d'exclusivité sur les effets de la barbarie. 

J'ai par compte une opposition catégorique à partager ces effets avec ceux qui seraient supposés devoir aux israéliens - et donc indirectement à moi-même - un pareil sort.

Nous avons lu ce dernier shabbat la paracha Michpatim, qui elle-même suit la paracha Yitro, dans laquelle est raconté le don de la Torah, dans laquelle se trouvent les dix commandements.

Dans la pièce "Notre classe", au moment de sa conversion au catholicisme, Mariana est soumise à un examen pour lequel elle doit apprendre les fondements du christianisme. L'examinateur - qui n'est autre que Zigmund, un des deux personnages les plus bestiaux, celui qui vient de commettre des crimes qui feraient rougir la barbarie elle-même - lui demande :"quel est le cinquième commandement?". Mariana, qui est encore Rahelkeh, et qui doit avoir ses propres états d'âme vis à vis de son ascendance en ce moment tragique, répond : " tu respecteras ton père et ta mère", et son examinateur-tortionnaire l'interrompt triomphant "tu ne tueras point", lui dont les mains sont encore rouges de sang, lui le meurtrier par excellence, est aussi l'examinateur-bourreau de la foi de sa victime, lui qui ne voit aucune contradiction à réciter le "tu ne tueras point" le même jour où il vient de tuer.

Le juif n'est en fait pas soumis aux dix commandements comme croyance, il est soumis aux mitzvot, c'est à dire qu'il doit, selon les cas "faire"ou "ne pas faire" et non uniquement adhérer, et surtout, le juif est soumis aux autres 603 commandements, et parmi lesquels les lois relatives à l'esclave et à l'étranger, lois qui figurent entre autres dans la paracha Michpatim, ou ailleurs dans la Torah, comme les lois sur une honnêteté de poids et de mesures pour le commerce.

Le juif a obligation de se souvenir dans sa relation à l'autre, à l'étranger, fût-il esclave, qu'il a lui-même été esclave même si c'était il y a 3500 ans.

Nous avons tristement en mémoire quelques tragiques épisodes de la guerre de presque cent ans maintenant qui nous oppose aux palestiniens, tels Dir Yassine ou le meurtre de Mahmoud Abou Khder il y a un an et demi, mais nous avons le devoir de conserver les mesures, et : 
- de se rappeler qu'aucune voix officielle juive ou israélienne n'est venue sanctifier ni glorifier, ni même approuver ces actes, 
- de se rappeler que les assassins d'Abou Khder n'ont pas seulement été désavoués par la grande majorité du peuple israélien, ils ont été aussi jugés par la justice israélienne, et condamnés.
- de se rappeler que les palestiniens n'hésitent nullement à utiliser le vocabulaire de la shoah, d'une part pour décrire des faits commis à leur égard qui sont sans commune mesure avec la shoah, et d'autre part en n'hésitant pas moins à s'associer aux concerts négationnistes de la même shoah, avec à leur tête leur prétendu président. Et je ne mentionne pas ici les massacres qu'ils ont commis.
- de se rappeler que le monde sait très bien tout seul trouver la voie de l'antisémitisme, en particulier par le biais de l'antisionisme, et que tout israélien ou juif qui choisit de donner de l'eau au moulin de cette démarche agit probablement en ennemi d'Israël lui-même.

Leibovitz se positionnait radicalement ( et rageusement. C'était Leibovitz) contre l'occupation des territoires, contre le maintien d'une présence militaire parmi les palestiniens, et la raison principale était sa crainte que le rôle de soldat d'occupation ne pourrisse l'israélien. Il craignait par dessus tout que l'armée israélienne puisse tristement ressembler à une armée nazie. 

Je suis convaincu que sa crainte n'était quand même pas fondée. J'ai appris chez Manitou que les juifs étaient au Sinaï, qu'ils ont tous entendu le don de la Torah, et ont tous répondu "nous ferons et nous entendrons". Et les israéliens sont des juifs, et la distance est énorme entre eux et la barbarie nazie, polonaise ou islamiste, ou même entre eux et les débordements verbaux français. 

La vigilance demeure de rigueur, et l'enseignement qui doit en découler, et l'exigence de moralité à tous les niveaux de fonctionnement du pays, mais les isréliens ou les juifs qui sont animés de cette crainte au point d'être parfois les premiers à accuser l'armée ou l'état d'Israël de ce qu'ils ne sont pas feraient bien de se soucier des oreilles qui vont entendre leur voix, et de l'écho antisémite que certains s'empresseront de donner à ce qu'ils ne croient qu'être une critique légitime voire constructive.

Nous avons en particulier le devoir non uniquement de mémoire, mais d'enseignement et d'éducation. Devoir de transmettre à nos enfants le plus haut niveau éthique, au moins tel que celui dont la Torah donne les bases et les détails, afin qu'aucun ressortissant juif ne puisse tomber jusqu'à atteindre le sous-niveau d'humanité que cette pièce, ou notre actualité, savent nous montrer, mais les israéliens connaissent ce devoir et s'en acquittent, y compris en circoncrivant et en condamnant les quelques individus qui parfois, tel personnage biblique, prend du butin, ou choisit de passer dans un camp qui n'est pas le sien.