Chronologiquement, alors que je poursuis le récit de mon
histoire personnelle et que je débouche sur mon alyah, je devrais peut-être à
la vérité de dire qu'elle n'a pas seulement eu lieu un beau soir d'août 1981,
où je débarquai à l'aéroport flanqué d'une lourde malle métallique, en chemin
pour aller prendre mon poste de directeur d'internat du lycée français à
Jérusalem (tandis que Marianne et Ayala ne devaient me rejoindre qu'un mois
plus tard), mais qu'elle remonte à ce séminaire de janvier 1976, où je passai
dix jours à Maayanot, dans cette version israélo-agence juive de l'école
d'Orsay.
J'ai
de ce fait presque un peu honte que mon alyah soit ainsi originée dans ce qu'on
n'aurait aucun mal à qualifier d'endoctrinement express, mais surtout je pense
qu'une pareille qualification serait par trop réductrice.
Je
suis effectivement rentré à Paris après ces dix jours en annonçant que je
cherchais dès lors à me placer sur une piste de décollage en direction
d'Israël, chose que je ne me souviens pas avoir expressément dit
antérieurement.
Mais
réduire mon alyah à ces dix jours serait quand même faire abstraction de toute
l'ambiance dans laquelle j'ai grandi, et aussi de toute l'histoire du sionisme
à répétition de mon grand-père, ici relatée dans quelques chapîtres précédents.
La
vérité est que j'ai dû grandir dans une ambiance particulièrement
im-pré-sioniste, et qu'ainsi les mécanismes de dissociation ont été chez moi
aussi actifs que l'imprégnation sioniste. J'ai ainsi le sentiment d'avoir plus
ou moins toujours été au courant de ce "sionisme à répétition" qui
anima mon grand-père maternel et lui fit faire plusieurs tentatives d'alyah,
ainsi d'ailleurs que de la déportation et la disparition à Auschwitz de ma
grand-mère paternelle, mais sans que je retrouve le souvenir que ces évènements
m'aient été effectivement racontés.
Mes
enfants disent souvent plus ou moins sur le ton de la blague que "yom
hashoah" n'est pas pour eux une date fixe du calendrier mais se renouvelle
à chaque fois qu'ils passent du temps avec leurs grands parents, et
probablement que j'eus pu de la même manière identifier ce qu'étaient chez nous
tant le traumatisme de la shoah que le sionisme.
Les
deux n'étaient pas des sujets : ils étaient comme au menu quotidien. Mais
cependant sans que l'ambiance ne soit ni lugubre, ni scandée d'un quelconque
"l'an prochain à Jérusalem".
Je
sais que mes amis d'école et de lycée ont toujours su que j'étais juif, non du
fait de mon nom ( qui ne passe pas pour spécialement juif ) mais bien du fait
de ce qu'a toujours été mon identité, et je pense que le sionisme et le
souvenir de la shoah (que l'on n'appelait alors pas autrement que "la
guerre") étaient une partie inséparable du tableau.
Je
n'ai pas pour autant été ni actif ni même affilié à aucun de ces mouvements ou
groupes sionistes. Au lycée, ce lycée de la banlieue sud pourtant assez peuplé
de juifs mais qui s'ignoraient tant eux-mêmes pour beaucoup d'entre eux que les
uns les autres, rien de juif ni de sioniste n'existait. La seule religion était
la catholique et la seule politisation était "post soixanthuitarde",
centrée sur les mobilisations purement intra françaises, les injustices
sociales et leurs dérivées sur le monde de l'éducation. A la fac je ne me suis
pas plus approché de cette mouvance.
J'avais
eu lors de ma première visite en Israël, l'été de mes quinze ans, ce que je
peux désigner a posteriori comme un coup de foudre, surtout avec la langue et
l'ambiance qu'elle véhiculait. Je me souviens que l'hébreu avait alors
proprement effacé tous les rudiments d'espagnol que trois ans d'étude de cette
langue - en seconde langue, et au rythme français "escargot"
d'enseignement des langues - avaient imprimé en moi.
Ne
manquent pas autour de moi les gens, élevés à la française, qui ont du mal,
quand ce n'est pas beaucoup de mal, avec ce mode rugueux interpersonnel
israélien, où on ne dit jamais ni "bonjour madame" ni même trop
"s'il vous plait" ou "merci", où le chauffeur d'autobus
vous traite comme une cargaison de pommes de terre, y compris dans la manière
dont il vous adresse la parole. Quant à moi, j'ai toujours préféré ce mode à
celui dans lequel j'ai grandi, au point même de l'affectionner beaucoup,
presque au point de me demander si ce n'est pas de lui que j'eus le vrai coup
de foudre.
Je
vivais, et continue - d'une certaine manière jusqu'aujourd'hui où je dois
me forcer à saluer quand de passage à Paris je me trouve face à telle
caissière, boulangère ou autre - à le vivre comme libérateur de ce carcan
français de convenances sociales qui avait toujours plus déclenché révolte
qu'admiration en moi.
Mais
surtout, surtout, je savourais - et savoure encore 35 ans plus tard - le retour
de l'hébreu ainsi que le retour à l'hébreu.
J'avais
l'hébreu en moi comme en "blue print", ayant appris à le lire
pratiquement avant le français, et ayant appris à l'ânonner et à en enregistrer
de faibles rudiments de vocabulaire à la petite semaine les jeudi matins de
talmud Torah.
En
parallèle de cela, le français, qui reste cependant la langue que je domine
encore le mieux même après trente cinq ans en Israël, ne m'a jamais
enthousiasmé, même si j'ai toujours aime les contrepétries, les palindromes,
les lipogrammes et autres curiosités. Il n'est pas improbable que cela soit en
réaction à l'enseignement qui m'en a été octroyé, latin compris, il n'est pas
moins improbable que cela soit en affiliation à un autre message subliminal
familial qui m'a probablement accompagné depuis la naissance et qui est que
nous ne sommes français que de passage.
J'ai
le sentiment d'avoir découvert le français surtout par le parler argotique et
familier de la langue de la rue, par Brassens et Léo Ferré, lesquels chantaient
aussi abondamment tant leurs propres textes que les textes d'autres qu'eux,
avant que quand même quelques grands français ne s'imposent malgré tout en moi,
mais malgré l'admiration d'une certaine beauté du texte, toujours loin en deça
de ce que me procure l'hébreu, de Shmouel, de Yshaïahou le prophète à Agnon et
Yehouda Amikhaï.
De
fait, quoique revenu en ce mois de février
76 plus que motivé à prendre cliques et claques et partir en Israël au
plus tôt, la chose ne se fit que près de cinq ans plus tard.
Entre
temps, le mouvement familial avait été réamorcé, et nous avaient précédé dans
notre émigration mes parents, soeur et grands-parents, autant de déplacements
que je ne voyais nullement à l'horizon à aucun moment de mon enfance et de mon
adolescence.
J'écris
ces lignes alors que la question de l'alyah des juifs de France réapparait de
temps à autre dans la presse, alors que l'arrivée des juifs français - même si
moins massive qu'annoncée - commence à être ressentie en Israël, et je me
félicite du contexte de ma propre alyah : même si je suis un peu perplexe sur
l'impact si majeur qu'avait eu sur moi l'enseignement de Manitou, je préfère
hautement être venu en Israël par élan positif, que du fait d'y avoir été
contraint par des évènements, qui plus est d'antisémitisme.
Les
israéliens sont loin de tous devoir leur citoyenneté à un élan positif, et cet
élan, si positif soit-il, est loin de toujours apparaître comme ce qui va le
plus arranger les affaires de l'état d'Israël,
mais,
à l'échelle individuelle, l'individu ne peut s'implanter ici, se plaire ici,
que s'il voit un sens "positif" à sa présence ici.
C'est
peut-être ici que se fait une paradoxale alliance entre la realpolitik et le
sionisme : la realpolitik exigerait de ce dernier qu'il ne soit finalement pas.
Elle préfèrerait que n'ait pas été créé ce si dérangeant état. Elle exigerait que
les israéliens rendent les territoires, qu'ils renoncent à la moitié de
Jérusalem, qu'ils renoncent à une partie de leur armement et de leur
militarisme. Elle exigerait en fait que ce mouvement du vingtième siècle ne
vienne pas ainsi faire "tache". Elle déteste ces relents de
colonialisme qui s'élèvent de toute la dynamique d'implantation.
Ceci
alors que le pays ne justifie son existence, ne subsistera, et ne continuera à
se développer non du fait du vingtième siècle, non en tant que quelconque abri
post shoah, post socialisme ou autre, qu'à l'aune de son inscription dans la
continuité de l'histoire d'Israël.
Israël
le pays ne se justifie pas comme terre d'asile des juifs maltraités dans les
autres pays du monde, et vivre dans ce pays dans un tel contexte et dans une
telle définition crée un contexte et une conjecture malsains, de concours
morbide du plus malheureux, du plus maltraité, une telle définition encourage à
porter sur la scène internationale un peuple palestinien dont aucun pays arabe
ne veut, ni ne voulait, mais qui dès lors peut se présenter comme surtout
rejeté et humilié par Israël.
Israël
n'a de raison d'être que dans la continuité de l'histoire d'Israël, originée
par la Torah, qui désigne l'installation sur la terre d'Israël comme partie
inséparable du reste. C'est un projet dont la gestion est loin d'être facile -
comme le prouvent les 100 dernières années. C'est un fantastique projet, dont
les aspects politiques, éducationnels, sociaux et religieux sont l'un plus
exhaltant que l'autre, et c'est aussi un projet dont je ne vois pas comment on
peut être juif et leur demeurer indifférent.
Ce
n'est pas que la France et le monde occidental n'aient pas de projet de vie à
proposer, ce n'est pas que les droits de l'homme, la république, la démocratie
soient moins fondamentaux pour la société que les valeurs de la Torah, c'est
que la Torah mérite mieux que d'avoir été uniquement conservée pour le musée,
c'est que la Torah est avant tout notre bagage, et que nous avons énormément à
apprendre d'elle et à nous nourrir de son applicabilité.
Et
c'est en hébreu, et partant, en Israël que ceci doit et peut au mieux se faire.
C'était
le moteur de l'alyah de notre famille.