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Je
ne venais plus alors rue Servandoni le matin mais en fin d'après-midi, comme un
élève du secondaire qui n'a plus son mercredi ou son jeudi matin libre. Je ne
venais plus accompagné dans la 2CV maternelle, et Manou n'était plus du voyage,
mais j’étais déjà bar mitzvah et je venais par mes propres moyens : bus jusqu'à
Antony, et de là le train de la ligne de Sceaux - qui ne s'appelait pas encore
RER - jusqu'au terminus d’alors qui était la station Luxembourg.
J'ai
un fort souvenir de cette ligne de Sceaux. La gare d’Antony, le quai, le train
que l’on voit arriver. Quelques trente ans plus tard j’eus à nouveau l’occasion
de prendre ce train depuis la même gare d’Antony et je restai saisi de la
constance des lieux. Rien n’avait changé et les mêmes sentiments me ressurgirent.
Je garde le souvenir de l'arrivée du train dans Paris, de la descente
progressive de la ligne sous le niveau de la rue, avec les stations Denfert-
Rochereau, puis Port Royal, et ensuite, de la sortie de la station dont
l'escalier débouchait au croisement de la rue Soufflot, du boulevard Saint
Michel et de la rue de Médicis, le long de laquelle est le jardin du
Luxembourg.
Cette
sortie était pour moi le portail de la grande ville. Par elle, je faisais le
passage de la vie banlieusarde à la vie parisienne, au sortir du bâtiment je
recevais sur le visage la bouffée d'accueil de l'air de la grande ville, et je
me plongeais dans cet univers auquel je consacrai énormément plus d'énergie
qu'au cours que j'étais supposé aller sagement suivre.
Je
ne me rendis pratiquement jamais directement de cette station à la rue
Servandoni. J'avais mes trajets. Pas toujours le même. Je venais en avance ce
qui me laissait le temps de faire mes chers détours. Je descendais ainsi
souvent le boulevard Saint Michel, quand je ne lui préférais pas la rue
Monsieur le Prince, dédaignant presque toujours de prendre sagement la rue de Médicis
qui m'aurait, elle, conduit directement à destination.
Je
découvris - forcément progressivement - toutes ces adresses qui me restent vives
et que j'embrasse dans ma mémoire comme dans une simultanéité impossible, Les
cinémas Trois Luxembourg, ainsi que les Champollion le long de la Sorbonne. Les
restaurants chinois de la rue Monsieur le Prince, La librairie Joseph Gibert et
la papeterie Gibert Jeune où je passai beaucoup de temps, la place de l'odéon
et ses cinémas. Je n'étais pas encore photographe et ne découvris la boutique
Odéon Photo qu'ultérieurement, et je ne connus aussi que plus tard le café
« le petit suisse » qui est associé à un autre volet de mon
adolescence. La Sorbonne, sa place et les Presses Universitaires de France, le
lycée Louis le Grand. La rue de la Harpe, l'abbaye de Cluny, la place de la
fontaine Saint Michel et la Seine au pont Saint Michel. Jamais mon tour de
cette époque n'inclut de passer sur la rive droite. Je découvris aussi tout le
quartier de l'au-delà de la Seine mais dans d'autres contextes et un peu plus
tard me semble-t-il.
J'avais
des étapes gastronomiques incontournables. Les crêperies de la rue Monsieur le Prince
ou du boulevard sur lequel subsistaient encore quelques roulottes qui
n’existent plus qu’en province ou dans les fêtes foraines, la pâtisserie du sud
tunisien de la rue de la Harpe où je mangeai une quantité innombrable de ces
beignets recouverts de sucre qui cuisaient en frémissant dans le large bac
d'huile dans lequel ils atterrissaient en un mouvement circulaire que je
contemplai maintes et maintes fois avec délectation.
Rue
des Écoles face aux cinémas Champollion se trouvait un magasin de posters et de
disques dont je connaissais à peu près par cœur le stock entier, et je visitai
aussi, mais plus irrégulièrement, les magasins et les étalages de vêtements qui
conquéraient progressivement le boulevard.
En
général je faisais un tour, qui comprenait des étapes arrêts et aussi des
boutiques dans lesquelles je n'imaginais même pas de rentrer mais qui faisaient
partie de la routine, telle la boutique de poupées de la rue Racine ou les
boutiques d'articles religieux, ainsi que les boutiques d’articles d’art et de
luxe de la rue Saint Sulpice, quand mon tour s’achevait place Saint Sulpice,
d’où je montais directement par la rue Servandoni.
C’était
l’époque où je ne regardais pas encore Paris, où je ne le voyais pas encore beau,
caractère que je ne découvris que quelques dix ans plus tard. Je trouvais très
sale et trop grise cette ville sans assez d’arbres mais je m’en imprégnais,
l’intériorisais « par les pieds » comme on intériorise une ville, et
l’aimais. De longues années, après l’avoir quittée, elle me manqua souvent et
intensément, et je mis à profit toutes les occasions possibles de revenir
l’arpenter, de repasser par ces rues, celles du premier quartier qui me fut
vraiment familier et connu.
Je
me rendis ainsi probablement au moins trois ou quatre ans rue Servandoni tous
les mercredis soirs - puis tous les mardis quand le jour férié de l'école
devint le mercredi - et je découvris ainsi ce quartier latin, qui avait ses
titres de noblesse depuis toujours mais encore plus depuis mai 68, et mes
années étaient 69-72.
Là
je retrouvais Daniel, Joël et Albert et notre professeur David Benchimol qui
devait s'efforcer de contrer la vague de chahut que nous opposions - à coup de
fous rires récurrents, en toute chaleur et bonne humeur néanmoins - au programme officiel (mais selon lequel nous
étudiâmes quoi au fait ?) dont me restent quand même au moins quelques
cahiers manuscrits, attestation matérielle qu'il nous enseigna quand même
quelque chose. Mais l'heure et demi de cette rencontre passait vite, nous
étions seuls dans la bibliothèque me semble-t-il, seuls de toute la troupe d’enfants
à avoir opté pour le cycle long, et encore une fois, me semble-t-il, la
situation m'imprégna plus qu'elle ne m'enseigna.
Non
moins important était le retour. Nous sortions ensemble de l’immeuble et nous
devions nous séparer relativement rapidement (alors que Joël rentrait aussi
chez lui par la ligne de Sceaux, mais il est possible que nous ne prenions pas
les mêmes rames) car, à part les trajets à pied, meublés des facéties à
répétition d’Albert, j’ai le souvenir d’être à nouveau seul. Je rentrais cette fois par le chemin direct, celui
de la rue de Vaugirard, celui qui faisait passer sous les arcades abritant
quelques vitrines de médailles et de monnaie de Paris, ou encore, sur l’autre
trottoir, devant la guérite des policiers en faction devant le Sénat. Je passai
ensuite devant le théâtre de l’Odéon puis par la rue de Médicis et non par le
jardin du Luxembourg déjà fermé à cette heure. Je reprenais le train, et
ponctuais ma route de nouvelles étapes alimentaires, par gourmandise, mais
peut-être aussi pour surmonter une certaine inquiétude que peut communiquer le
métro la nuit - et un peu a fortiori le train de banlieue - à un jeune
adolescent.
Je
consommai ainsi régulièrement "milky way" ou "nuts" ou
autres "mars" que j'achetais dans ces magiques machines à sous
que l'on trouve jusqu'à aujourd'hui sur chaque quai de tout le réseau et
dont j’aimais beaucoup la manipulation ( en écrivant ces lignes je peux
entendre le bruit du tiroir métallique qui se débloquait à la chute de la pièce
introduite dans la fente, un bruit qui
résonnait dans le silence de la station toujours plus ou moins vide ), mais
surtout j'avais mon "rendez-vous" de la rue Auguste Mounié, par
laquelle je passais à Antony de la station de train à celle, sordide, le long
de la nationale 20, où je devais attendre - parfois longuement - l'autobus 297,
qui à ces heures de fin de journée, ne passait que toutes les 40 ou 45 minutes
me semble-t-il.
Il
y avait à mi-hauteur de cette rue où je fréquentai aussi le théâtre et le
marché en d'autres occasions, une pâtisserie où on m'attendait avant de fermer
boutique. J'entrais et la boulangère me saluait jovialement : "voilà mon
client du mercredi !". Je lui achetais ce qui était souvent le dernier
croissant et poursuivais mon chemin, équipé pour attendre l'autobus, tandis que
j'entendais derrière moi le bruit du rideau de fer que la manivelle faisait
descendre doucement. Il était 20:15, c'était la dernière boutique ouverte et la
rue était sombre.
Parfois,
quand je m’étais mis à acheter disques
33 tours, ou posters pour les murs de ma chambre, j’avais aussi avec moi un
trésor,. Je n’étais pas encore trop « livres », ni aussi fan de
papier et d’articles de papèterie que je le fus par la suite, et je n’ai aucun
souvenir d’achats de ces articles.
A
l'arrivée à Wissous, à l’issue d’un trajet en solitaire (il n’y avait à cette
heure-là que peu de voyageurs, dans le train ou encore moins dans l’autobus,
personne ne montait jamais avec moi dans l’autobus, j’étais invariablement le
seul à descendre à la station) le trajet entre l'arrêt de bus et la maison
passait par deux "petits chemins" dans lesquels je pressais le pas,
bien que n'y ayant jamais été inquiété, mais du fait qu'eux aussi étaient
sombres, et étroits, et déserts.
A
cette époque, je commençai à troquer les transports en commun pour le
vélomoteur et je me revois attachant ma mobylette au poteau du trottoir d'en
face rue Servandoni. Ceci marquait le passage vers une autre période.