mardi 10 janvier 2023

L’art midrachique de la (non)réponse à la question.


La meguila dite en français « lamentations de Jérémie » s’appelle en hébreu comme le veut la coutume « comment? », selon le premier mot du texte.

C’est un texte qui parait prolonger surtout cette question. Comment en est-on arrivés là? Comment continuer, ou comment se redresser après tant de désastre ?
Comment d’une situation florissante a-t-on pu se retrouver si bas? semble demander le texte.

Et à la différence de notre façon moderne et occidentale de procéder, selon laquelle on rechercherait le mieux possible comment conceptualiser, le midrach (non)répond par un flot d’associations libres.

L’abondance se manifeste surtout autour des deux mots qui désignent la notoriété passée, comme en réaction au « comment à base d’une si grande intelligence, ayant donné une si belle notoriété, rien n’a pu empêcher le malheur qui nous a frappé de se produire ? ».

Et ce flot d’associations est présenté sous la forme de trois groupes, un premier groupe faisant se succéder onze énigmes, soi-disant posées par des athéniens à des hiérosolymitains « vous qui êtes si intelligents, résolvez cette énigme ».

Comme si ce qui s’est passé était une énigme. Comme si on se demandait s’il n’est pas question d’un secret, d’un sens caché de l’histoire qu’on finira bien par découvrir, et alors on comprendra. On comprendra la raison d’une telle chute, on comprendra le secret de l’antisémitisme.

Le deuxième groupe est un flot de rêves, comme un second traité d’interprétation des rêves (le premier, plus connu, se trouvant dans la guemara Berakhot (en pages 55 à 58).

Peut-être comme venant tenter de redresser le tir de la pensée et proposer qu’il ne s’agît peut-être pas d’une énigme qu’il suffit de résoudre. Peut-être est-on dans le monde des rêves, dans lequel ce n’est pas que chaque rêve a son unique vraie interprétation, mais au contraire que chaque interprétation que l’on va donner deviendra la bonne. Un peu comme si on parlait « psychologie positive » et que l’on disait : « le tout n’est pas de se demander sans arrêt pourquoi, mais plutôt de savoir voir le bon qui pourra sortir de cela ».

Le troisième groupe nous présente Rabbi Yehoshua en chemin, chemin au cours duquel il cherche son chemin, et rencontre plusieurs individus, qui lui parlent, l’hébergent, lui servent à boire, et avec lesquels il dialogue, pour d’une part ne pas sembler trouver satisfaction à ses requêtes, et d’autre part se déclarer en fin de compte ébahi « moi qui sais tant de choses, moi qui dialogue au quotidien avec les plus grands sages, rien ne m’a plus appris que cette expérience d’errance et de rencontres avec le bas peuple ». C’est le lieu de la vraie sagesse, la sagesse populaire, le bon sens des femmes et des enfants.

Aucun de ces trois groupes ne fait en fin de compte une dissertation, ni sur l’antisémitisme, ni sur la sagesse, ni sur le sens de l’histoire du monde, et là est la richesse du midrach, la richesse de ce mode de réflexion, qui se livre par petites touches, par petites histoires que l’on ne saurait regarder de haut. Elles paraissent insignifiantes tant qu’on ne les a pas examinées suffisamment de près.

Le midrach ne donne à aucun moment de réponse. Il œuvre surtout et tout le temps à élargir le champ de vision, le champ de la pensée.

Il y a comme un dénominateur commun à toutes ces presque trente pages de midrach sur ces deux mots du texte, et c’est la question de la sagesse. Où se trouve-t-elle ? À Athènes ? Ou à Jérusalem ? Comment l’atteint-on au mieux ? Par les outils platoniciens et socratiques ou par la sagesse rabbinique ? Ne se trouverait-elle pas sur le mont Grizim, celui où nous fîmes alliance avec l’Éternel à notre entrée sur cette terre (deutéronome 27) mais où se sont installés depuis les Samaritains, c’est à dire ce conglomérat humain constitué par Nabuchodonosor et qui constitua sa propre interprêtation de la Torah, sa propre religion, déviation du judaïsme. La sagesse se trouverait-elle plus en s’écartant de la voie montrée par le judaïsme ? Nombreux sont ceux qui ont ainsi réagi au fil des siècles et des catastrophes et ont choisi de quitter leur judaïsme.

La sagesse ne se trouverait-elle pas plutôt dans la bouche des enfants ? comme le dit le dicton populaire, semble poursuivre le midrach, semble se demander Rabbi Yehoshua.

Un autre dénominateur commun n’est pas moins présent que la recherche de la sagesse, la recherche de la route à emprunter, c’est celui de la discussion, de la rencontre avec l’autre, qu’il soit athénien, samaritain, enfant ou de l’autre sexe.

Cela n’apporte pas la réponse ultime, mais c’est au moins une méthode à retenir. Surtout dans la situation de malheur où la tendance naturelle est l’enfermement sur soi. Dialogue avec l’Autre, meilleure source au jaillissement de l’autre qui est en chacun de nous, l’autre qui sort du même.

mardi 3 janvier 2023

le jeûne du 10


Pourquoi le jeûne du 10 ? (Car ainsi est nommé dans la liturgie ce jeûne d’aujourd’hui, dont la date hébraïque est 10 du mois de Tevet).

Depuis son institution, c’est le jeûne du début de la fin. Le jeûne - souvenir de la première bréche à la résistance juive à l’ennemi, celui qui finalement détruira la ville et le temple, et enverra la population en exil. Donc jeûne de deuil, jeûne de défaite, et selon la coutume juive, comme pour le 9 av (anniversaire des malheurs et en particulier destruction des deux temples), jeûne par auto examen en mode : « s’il m’est arrivé cela (destruction du temple par exemple), c’est probablement que j’étais coupable de ceci (dérive vers l’idolâtrie pour le premier temple ou haine gratuite du frère à l’égard du frère pour le second ), et pour cette raison je jeûne ».

Depuis quelques décennies, ce jeûne a été actualisé en « jeûne de deuil pour les gens dont la date exacte de disparition n’est pas connue ». Entendez : « jeûne pour les victimes de la shoah ». Ce qui porte à au moins trois le nombre de jours où le peuple juif commémore la shoah (yom hashoah une semaine après Pessah’, le 10 tévet et ce 27 janvier proclamé jour international du souvenir des victimes de la shoah, auquel Israël ne s’associe pas spécifiquement mais duquel il ne se distancie pas non plus).

Et donc quoi ? De la shoah pour tous les goûts ? Shoah à la sauce sioniste, commémorée comme « jour de la catastrophe et de la bravoure guerrière » le 28 nissan, shoah à la sauce religieuse le 10 tévet, shoah à la sauce internationale le 27 janvier.

A la fois ça fait beaucoup, et à la fois il ne doit pas y avoir beaucoup de gens, au moins en Israël, qui ne se demandent pas si c’est assez…tant parait continuer à peser le spectre du tsunami émotionnel que celle-ci a déclenché, tant ressurgissent sans cesse telle ou telle haine, ou l’antisémitisme. Tant a été si éphémère l’époque idéaliste du « plus jamais ça » de l’après-guerre.

Si on me demande mon sentiment, alors je me sens concerné par les trois, ou plutôt ne me verrais pas proclamer la tête haute que tel ou tel des trois « ne me concerne pas ». Je ne vois pas que je saurais ainsi me dissocier, le laisser à d’autres.

En même temps je ne suis pas sûr de pouvoir déterminer lequel des trois me convient réellement.

En quoi jeûner est-il adéquat ? Pour manifester que je suis en deuil ? Mais le jeûne étant associé à la pénitence, de quoi devrais-je me sentir coupable ? De mes envies de meurtre ?
Peut-être. Je dois effectivement admettre qu’elles sont là. Presque quatre vingts ans se sont écoulées depuis la disparition des personnes proches auxquelles je pense en ces jours, et bien que ne les ayant pas connues personnellement, je continue à pouvoir attester de la persistance de la rage.

Et donc, jeûner contre l’impulsion de vengeance ?

Ces jeûnes sont des institutions rabbiniques, ne sont pas proclamés par la Torah, de laquelle elles sont quand même puisées indirectement, la Torah fournissant foison d’exemples de modes relationnels à la mort, à l’offense, au crime, au respect de la mort, respect du disparu, respect du trouvé mort sur le bas-côté.

À l’exception de l’épisode de Pourim (royaume de Perse, - 400 approximativement) au cours duquel les juifs font un massacre assez inexplicable (mais peu différent de plusieurs épisodes bibliques, dont l’épisode face aux midianites en Nombres 31) et fort peu digeste (visiblement maladroitement converti par les sages en invitation à noyer cela dans l’ivresse rituelle lors de cette fête), la Torah pousse assez directement à la limitation des impulsions, impulsions de vengeance en particulier (attribution à Caïn du signe demandé par lui afin qu’il ne soit pas tué suite à son crime en Genèse 4, 14 et 15, institution du système de justice comme préalable à tout établissement étatique en Deutéronome 16, 18, condamnation des crimes de Shimeon et Lévi par Yaakov en Genèse 34, 30 et en Genèse 49, 5 à 7, institution de villes de refuge - en particulier sur les territoires de Shimeon et Lévi - pour y protéger les meurtriers involontaires contre les « vengeurs de sang » en Nombre 35, condamnation explicite des guibeonim pour leur cruauté suite à la mort du roi Shaül en Samuel II 21), et il est clair pour tout l’occident de ce vingt et unième siècle maintenant bien entamé que les crimes d’honneur, les crimes de vengeance ne sont pas tolérables.

D’autant moins tolérables qu’ils continuent à exister, à devoir être combattus.

Et ainsi, baignant dans un monde gorgé de violence vengeresse ou fanatique, touché directement par des réactions agressives ressortissant à la vengeance gratuite consécutive à telle disparition, affligé de savoir la prégnance de tels débordements chez plusieurs personnes autour de moi, encore envahi moi-même par ces sentiments quand je rencontre la disparition de mes proches au cours de la shoah, je jeûne aujourd’hui, mû quand même par l’espoir que ces raisons de jeûner finiront peut-être par s’estomper sinon s’effacer.