Les camps d'été, ainsi d'ailleurs que les autres réunions
de préparation de camps, de stages de formation ou de réunions nationales, sont
indéfectiblement rattachés à des lieux.
Pour les gens de ma génération, "les Prés" bien
sûr comptent énormément. Cette maison perchée parmi les plus beaux sommets des
Alpes du sud, au cœur du massif des écrins, a en elle-même un charme
difficilement dépassable.
Je garde autant le souvenir du lieu lui-même, de ces
petites routes, devenant chemins non goudronnés, (celle qui menait à la maison
conduisait au "pré de Madame Carle", lui-même haut lieu touristique au
pied du glacier blanc et du glacier noir), de ces balades que l'on peut faire
depuis la maison, qui donne directement accès à la forêt - ou aux pistes de ski
l'hiver - sans avoir à franchir clôtures ou barrières, et qui sont tellement
cruellement absents dans les Rocheuses canadiennes par exemple qui ne sont
qu'un alliage aseptisé d'autoroutes et de nature comme mise sous cloche.
Je me revois aussi arriver sur les lieux en train, après
que petit à petit le convoi se soit épuré de passagers parisiens
descendus dans les stations progressivement de moins en moins
urbaines du trajet. Le train mène à Briançon, petite ville de montagne à
laquelle on parvient par la route après avoir franchi les fantastiques cols du
Lautaret et du Galibier,
ville cul de sac fortifiée antan par Vauban, et ville
aujourd'hui de garnison, ce qui fait qu'une fois la montée entamée, ne restent
plus dans le train avec les rares locaux, que quelques trouffions de retour de
permission, et les e.i.s en route pour les vacances, et qui entendent avec
enchantement le chef de gare annoncer les stations de Gap, et des Embruns -
Mont Dauphin - Guillestre, noms plus poétiques et évocateurs l'un que l'autre,
et en particulier celle qui est la dernière avant l'Argentière la Bessée, où
nous descendions, pour encore devoir couvrir les quelques vingt kilomètres
restant, pour lesquels il était indispensable de s'être organisés au
préalable.
A cette époque, les e.i.s possédaient un autre lieu qui
est resté légendaire et auquel je suis aussi énormément attaché, et c'est le
terrain du Mont Dore. Un gigantesque espace, qui s'étend en vallée entre deux
maisons, une nommée "les caves", l'autre "les plaines", et
duquel on ne voit aucune route, aucun signe de civilisation, si ce n'est cet hôtel
du "Buron", en bordure de la route qui mène vers les
"crêtes" (le massif central a aussi ses crêtes, bien entendu sans
comparaison avec celles des alpes) et qui passe non loin des Plaines.
La région est moins sauvage, plus pluvieuse, bien plus
verte que les Alpes du sud. Les deux maisons sont entourés de prés dans les
lesquels il était impensable de pouvoir marcher tant que monsieur Beleau
n'avait pas fauché.
C'est un coin très pluvieux, et tant pour marcher dans
les chemins, sur le terrain, que pour passer d'une maison à l'autre il est
indispensable d'être muni de bottes de caoutchouc que l'on porta parfois au
quotidien presque deux ou trois semaines d'affilée, tant la pluie est en France
aussi fréquente en été qu'en hiver, et tant cette région en est imbibée. Dans
le creux de la vallée entre les deux maisons, il fallait franchir un tout petit
gué, au-dessus d'un des innombrables ruisseaux qui parcourent toute cette
Auvergne, et bien que ce passage se soit trouvé considérablement amélioré après
qu'une nuit de juillet 1973, Daniel , Cathy et moi avons pioché le terrain pour
y enterrer de lourdes dalles, et pour recevoir chacun à la fin de la nuit un
nom d'animal, que l'on appelle encore aujourd'hui totem, en vestige de je ne
sais quelle idéalisation saugrenue du monde de sauvages des indiens d'Amérique,
il est encore arrivé maintes et maintes fois que la voiture ne puisse pas
passer et qu'il faille terminer l'approvisionnement de la cuisine des Plaines à
dos d'homme.
Les infrastructures de ce terrain de camp ne prétendaient
pas ni passer ni même atteindre la barre des exigences de confort du 21ème
siècle en Europe. Les enfants campaient sous marabout, les animateurs sous
tentes de six, il n'y avait qu'un téléphone - non portable - pour l'ensemble
des présents, et la cuisine ne recevait son nom que du fait que c'était
l'endroit où la cuisine se faisait ; et qui devait monter en neige à la main et
à la fourchette quarante blancs d'œufs, après avoir transporté moult cageots de
fruits et sacs de denrées en tout genre sait de quoi je parle.
Les campeurs montaient à pied depuis la gare du Mont
Dore, chacun sous son ciré, ou quelques rares fois, sous le cagnard, et la
faune de toutes tailles était aussi au rendez-vous.
L'accès en voiture au terrain était en soi épique. Il
était fondamental de prendre le bon petit petit chemin après avoir quitté la
route. Il y avait en effet plusieurs petits chemins, et que ressemble plus à un
petit chemin qu'un autre petit chemin ? Seul "le bon" menait au
terrain et surtout n'allait pas en se rétrécissant pour se refermer soudain sur
le malheureux conducteur désorienté et inexpérimenté. Même passer par le bon
chemin n'était faisable qu'avec de bonnes "commerciales", et à cette
époque les eis possédaient aussi une mémorable 404 break bâchée qui reçut
quelques lettres de noblesse à se déhancher entre les pierres, chargée jusqu'au
plafond, de nourriture, de sacs à dos, de louveteaux ou d'animateurs qui ne
connaissaient pas encore le mot "ceintures de sécurité " ou
"sécurité" tout court. Certains des lecteurs de ce chapître pourront
s'identifier comme "celui qui s'est planté et que le tracteur de monsieur
Beleau a providentiellement dépanné", sans se douter qu'ils sont au moins
cinquante à pouvoir s'affubler de ce prestigieux titre.
Ce terrain pouvait accueillir une quantité de gens extrêmement
variable selon la saison. Il était inaccessible et inutilisable en hiver, il
accueillait parfois un petit stage comme celui que je dirigeai en 1977, dans la
foulée duquel - et grâce en particulier au dynamisme de madame Cahen...et de
l'équipe d'animateurs potentiels qui releva le défi haut la main - naquit le
groupe local de Neuilly, et auquel les stagiaires purent s'initier à la
peinture et au tir à l'arc du fait de la gracieuse présence d'André Elbaz, venu
en famille participer au stage. Il accueillit plusieurs étés deux camps
louveteaux, un aux Plaines, un aux Caves, comme en 1979 ou Bruno et moi nous
partagions la direction, comme l'année où ce privilège échut à Clément et
Martine, à Jean-Charles, comme en cet été 1973, où je fis mon deuxième camp en
tant qu'animateur, et où les deux camps étaient dirigés séparément par Bertrand
et Dana, couple (cher à ma mémoire) non encore uni par les liens du mariage -
et donc séparés comme il se doit par deux cents mètres, une vallée et un
ruisseau ! - et globalement - et de main de maître, et d'artiste - par
feu J.P. Bader.
Le terrain accueillit aussi jusqu'à plus de deux cents
animateurs lors de mémorables réunions de septembre, à cette époque où la
rentrée scolaire n'était que le 15 du mois et où ces deux semaines servaient
les besoins de la formation.
Lors de ce stage, en présence de grand nombre de
prestigieux intervenants, qui venaient non tant enseigner et accompagner qu'humer
la température humaine et se raviver la flamme intérieure de leur propre passé
e.i. à grands coups de veillées chants, campèrent en 1976 l'ensemble de la
population "responsable" de ce mouvement de jeunesse implanté sur la
France entière d'âges compris entre 15 et ...55 ans (c'était alors l'âge de JP,
il était déjà le plus âgé d'entre tous, et il nous paraissait déjà canonique.
Nous ignorions encore que les 77 ans du journal Tintin allaient être un record
largement pulvérisé par lui). La grange des "caves" est aujourd'hui
bien trop détruite pour résonner encore des clameurs qui l'emplirent alors,
tant du fait des veillées chants et spectacles, que de l'office du shabbat
matin, que des réunions houleuses qui s'y tinrent, mais nul doute que les
pierres ont gardé le souvenir.
Lors de notre retour en voiture sur Paris, alors que je
co-voiturais en compagnie de Bertrand, nous entendîmes à la radio la nouvelle
de la disparition de Mao Tsé Toung. Tout investis que nous ayons été dans la
transmission de l'identité juive, je me souviens combien cette nouvelle nous
fit l'effet d'un tremblement de terre. Le monde allait certainement changer et
nous en avions conscience.
Les camps, rencontres ou stages étaient ainsi matière à
un investissement dont le "net" est bien plus consistant que le "brut".
On ne fait pas qu'être au camp entre deux dates, celle du
commencement et celle de la fin. On prépare, achète, transporte, emballe, et
remballe énormément de matériel, ce sont des moments où le quotidien se trouve
parfois massivement malmené, parfois au prix de certaines exigences parentales
ou scolaires, et l'instance adulte ne sait pas toujours voir que le véritable
enjeu de ces moments est que l'Autre l'emporte alors sur le Même et que c'est
par ces situations que la vie se forge, au moins autant que par ce que Jules
Ferry a à proposer. Ce brut est matière à non moins de rencontres et vécus
émotionnellement importants autant que le camp lui-même. Frankie ne
rappelle-t-il pas régulièrement, encore 40 ans plus tard, que nous nous sommes
connus incidemment, dans le hall du 27 avenue de Ségur, alors qu'une foule
entassait choses et autres dans malles et coffres, alors que nous étions sur un
quelconque départ, et que lui, le colmarien juste arrivé à Paris a demandé à la
cantonade :"quelqu'un a-t-il le numéro de téléphone de Joël Weill
?"... et je fus celui qui le lui énuméra du tac au tac. Je ne sais plus
aujourd'hui le numéro (mais Joël le sait probablement encore). Il y a des
choses que le temps efface.
Et suis-je le seul de nous trois à avoir encore en
mémoire ce retour d'une rencontre de préparation de camp qui s'était passée à
Theys et où Yolande, Elie et moi, fîmes le retour du matériel sur Paris, dans
la 404 chargée comme à l'accoutumée, mais de nuit, et dans des conditions
climatiques telles qu'on ne voyait pas plus loin que l'aile avant de la voiture
? J'ai très précisément le souvenir que le voyage débuta par la tefilat
haderekh, sous l'impulsion de Yolande, et par la discussion qui s'ensuivit sur
les différents vécus familiaux chez nous trois à ce chapitre. Le reste du
voyage appartient au brouillard, dans tous les sens du terme.
Les e.i.s eurent ainsi de nombreux lieux, qu'ils
investirent parfois au plan local ( maison de Theys, du col du Bonhomme, de
Laversine, d'Obershaffelsheim, ou de telle région de France), parfois au plan
national ( les Prés, le Mont Dore, mais aussi le château d'Herbeys, le 27
avenue de Ségur et beaucoup d'autres) mais qui vécurent très certainement à ces
occasions leurs grandes heures. Et je ne parle pas de ces réunions historiques
d'entrée de jeu qu'ont été le Chambon sur Lignon pour le quarantième
anniversaire, le plateau du Lioran pour le malheureux - mais glorieux - 50ème,
et les divers lieux des 60éme, 70èmes, 80èmes ou je ne fus pas, jusqu'à Cussac,
lieu du 90ème qui m'a peu marqué même si son nom n'est pas déjà effacé de ma
mémoire. Je parle d'occasions que rien ne désigne comme historiques et qui
pourtant le deviennent. Ce sont ces occasions qui sont potentiellement plus
fondatrices pour l'individu que de grands évènements relayés par la presse mais
dans lesquels il est plus noyé dans la masse que pouvant réellement prendre
part à ce qui se joue.
De passage dans les Alpes, il y a quatre ans, je passai
donc par Puy Saint Vincent, où est la maison des Prés, et sur la route vers le
sud ouest, nous nous arrêtâmes à Serres et cherchâmes - et trouvâmes -
Marianne et moi, le tombeau de Rabbi Joseph Ben Nathan, une respectable
grande pierre gravée à son nom et datant des années 1350. Le coin, entre Serres
et Aspres sur Buëch, conserve ainsi un vague souvenir de présence juive qui
s'est soldée par un massacre et une expulsion.
En association à cette tombe, je pensais à ce qu'ont été
et à ce que sont encore, pour les "locaux" et pour le judaïsme, ces
camps et réunions nationales, dans lesquels la vie est incroyablement intense,
du fait de la sacralisation du moment, du fait du dynamisme dû à l'âge des
participants, mais surtout du fait de l'immense prise en charge du vécu juif.
Ce vécu est tel qu'il peut imprimer sa trace au moins aussi
fort que ce que symbolise une tombe vieille de 700 ans que les habitants ont
toujours connue et continuent à connaître.
Les camps et réunions nationales ont donc un vécu de
loisirs, et de vacances. On y est enfant ou adolescent, on y vit qui quinze -
ou plus - ans de vie, qui quelques épisodes isolés, qui sa totémisation ou/et
quelques émotions adolescentes, mais pour tous s'y vivent en filigrane des
vécus énormément plus importants.
C'est dans ces lieux que se fait l'apprentissage de la
réelle mise en situation d'éducation, et pour certains - dont j'ai été -
l'apprentissage de la responsabilité et de la direction, ce sont les véritables
lieux de cette "éducation du jeune par le jeune" qui est la véritable
lettre de noblesse du scoutisme, mais ce sont surtout des haut lieux de
l'enseignement du judaïsme.
Ces animateurs de 16 ans que nous étions ne débarquaient
pas ainsi sur tel ou tel lieu de camp ou maison dans le seul but de l'aménager
et le rendre confortable. Cette préoccupation existait mais elle était
incomparablement marginale et en retrait du véritable feu d'investissement qui
brûlait - et brûle certainement encore - en chacun de nous.
Une phrase d'Avraham Eschel, entendue à l'occasion de
telle ou telle séance de formation, certainement au cours d'un de nos
stages, est restée imprimée en moi. Je préfère la dire de mémoire , et donc en
la déformant, plutôt que de la trouver dans le texte, tant je préfère l'impact
qu'elle eut sur moi à sa véritable et authentique forme originelle : "ce
qui me tracasse le plus dans ma condition de juif, c'est qu'aujourd'hui c'est à
moi et à ma génération qu'elle tient. C'est de moi, de nous, que dépend la
question de la survie et du passage à la génération suivante de ce qu'est être
juif".
Les animateurs et les participants aux camps eis ne sont
pas pour rien vus par les français locaux, par la famille Beleau du Mont Dore
et la famille Blain des Prés, comme "les juifs". Ils ne sont pas
uniquement singuliers par leurs bizarres pratiques quotidiennes, hebdomadaires ou
alimentaires, ils sont comme une bombe d'énergie juive. Ils ne font pas que
faire un "érouv" autour du camp pour ne pas enfreindre shabbat, ils
ne font pas que passer la cuisine au chalumeau pour garantir la cacherout,
aller chercher à la gare leur viande - parfois avariée - livrée de Paris,
Marseille ou Lyon, ils ne font pas que chanter le birkat hamazon après chaque
repas : ils font une réunion de plusieurs jours ou semaines qui est pétrie de
judaïsme au point qu'elle est pour les participants leur évènement fondateur
privé, le don de la Torah individuel de leur propre judaïsme, supérieure en
impact à leur bar ou bat mitzva.
Les eis, cela est de notoriété publique, se réunissent
sous la bannière du "minimum commun", dont la définition évolue, dont
la peau se distend ou se contracte d'un époque à une autre, mais dont le projet
et le credo demeurent immuables : ici camperont ensemble - et non uniquement à
côté les uns des autres - juifs de kippour et juifs de stricte observance,
sionistes et non sionistes, ashkénazes et séfarades, alsaciens et marocains,
parisiens et banlieusards, et gens du sud, de l'ouest ou du centre de la
France.
Et cet "ensemble" mobilise beaucoup plus au
chapitre de l'être qu'à celui du faire. Le judaïsme a beau être une religion d'actes,
il est avant tout ce que Lévinas appelle "une religion d'adultes",
c'est à dire un mode de vie où les actes doivent ne pas être mécaniques mais
réfléchis. Et on ne réfléchit nulle part aussi intensivement que dans la
préoccupation de transmission ou dans le souci de tolérance et de cohabitation.
Et ces sous catégories du minimum commun et du mouvement de jeunesse sont les
ingrédients des bombes à energie dont les déflagrations silencieuses ont empli
et emplissent encore les lieux de camps d'été, d'automne, de printemps ou
d'hiver sur la France ou - qui nous interdit dans ces descriptions d'un tel
surnaturel d'exagérer encore un petit peu ? - la terre entière.
Les pierres de la maison des Caves n'ont rien à envier
aux murs de la maison d'études dans laquelle Rabbi Eliezer et Rabbi yehoshua
ben Lévi s'affrontèrent. Ceux-ci dit le talmud s'inclinèrent à la demande de
Rabbi Eliezer, se redressèrent à l'injonction de Rabbi Yehoshua ben Lévi, et
restèrent semi penchés, semi droits en souvenir des opinions des deux
protagonistes, et surtout par respect pour les deux protagonistes. Les pierres
de la grange du mont Dore ont encore le souvenir que se tinrent là-bas en 1976,
et sous la haute autorité de rav Eliahou, des débats sur "tentes mixtes ou
tentes séparées" qui n'étaient pas moindre importance que le débat qui
opposait naguère Rabbi Eliezer à Rabbi Yehoshua ben Lévi. Et si elles tiennent
encore aujourd'hui, plus de vingt ans après que les eis aient quitté ces lieux,
c'est en signe de respect pour le judaïsme qui s'y est édifié, réfléchi et
vécu.
J'ai le souvenir de ce débat et de combien son intensité
ou son issue revêtaient pour tous les participants une importance du moment
comparable à celles de la vie et de la mort. J'ai le souvenir des lectures de
Torah faites par JP pour les louveteaux des deux camps le shabbat matin au Mont
Dore, j'ai le souvenir d'un nombre incalculable de "pages juives" que
j'ai non tant entendues que préparés et dispensées, et je reviendrai encore sur
cela.