vendredi 19 juin 2015

L' e.i.tude. Au-delà des lieux, au-delà des activités.




Les camps d'été, ainsi d'ailleurs que les autres réunions de préparation de camps, de stages de formation ou de réunions nationales, sont indéfectiblement rattachés à des lieux.

Pour les gens de ma génération, "les Prés" bien sûr comptent énormément. Cette maison perchée parmi les plus beaux sommets des Alpes du sud, au cœur du massif des écrins, a en elle-même un charme difficilement dépassable. 

Je garde autant le souvenir du lieu lui-même, de ces petites routes, devenant chemins non goudronnés, (celle qui menait à la maison conduisait au "pré de Madame Carle", lui-même haut lieu touristique au pied du glacier blanc et du glacier noir), de ces balades que l'on peut faire depuis la maison, qui donne directement accès à la forêt - ou aux pistes de ski l'hiver - sans avoir à franchir clôtures ou barrières, et qui sont tellement cruellement absents dans les Rocheuses canadiennes par exemple qui ne sont qu'un alliage aseptisé d'autoroutes et de nature comme mise sous cloche.

Je me revois aussi arriver sur les lieux en train, après que petit à petit le convoi se soit épuré de passagers parisiens  descendus dans les stations progressivement de moins en moins urbaines du trajet. Le train mène à Briançon, petite ville de montagne à laquelle on parvient par la route après avoir franchi les fantastiques cols du Lautaret et du Galibier, 



ville cul de sac fortifiée antan par Vauban, et ville aujourd'hui de garnison, ce qui fait qu'une fois la montée entamée, ne restent plus dans le train avec les rares locaux, que quelques trouffions de retour de permission, et les e.i.s en route pour les vacances, et qui entendent avec enchantement le chef de gare annoncer les stations de Gap, et des Embruns - Mont Dauphin - Guillestre, noms plus poétiques et évocateurs l'un que l'autre, et en particulier celle qui est la dernière avant l'Argentière la Bessée, où nous descendions, pour encore devoir couvrir les quelques vingt kilomètres restant, pour lesquels il était indispensable de s'être organisés au préalable. 

A cette époque, les e.i.s possédaient un autre lieu qui est resté légendaire et auquel je suis aussi énormément attaché, et c'est le terrain du Mont Dore. Un gigantesque espace, qui s'étend en vallée entre deux maisons, une nommée "les caves", l'autre "les plaines", et duquel on ne voit aucune route, aucun signe de civilisation, si ce n'est cet hôtel du "Buron", en bordure de la route qui mène vers les "crêtes" (le massif central a aussi ses crêtes, bien entendu sans comparaison avec celles des alpes) et qui passe non loin des Plaines.

La région est moins sauvage, plus pluvieuse, bien plus verte que les Alpes du sud. Les deux maisons sont entourés de prés dans les lesquels il était impensable de pouvoir marcher tant que monsieur Beleau n'avait pas fauché.

C'est un coin très pluvieux, et tant pour marcher dans les chemins, sur le terrain, que pour passer d'une maison à l'autre il est indispensable d'être muni de bottes de caoutchouc que l'on porta parfois au quotidien presque deux ou trois semaines d'affilée, tant la pluie est en France aussi fréquente en été qu'en hiver, et tant cette région en est imbibée. Dans le creux de la vallée entre les deux maisons, il fallait franchir un tout petit gué, au-dessus d'un des innombrables ruisseaux qui parcourent toute cette Auvergne, et bien que ce passage se soit trouvé considérablement amélioré après qu'une nuit de juillet 1973, Daniel , Cathy et moi avons pioché le terrain pour y enterrer de lourdes dalles, et pour recevoir chacun à la fin de la nuit un nom d'animal, que l'on appelle encore aujourd'hui totem, en vestige de je ne sais quelle idéalisation saugrenue du monde de sauvages des indiens d'Amérique, il est encore arrivé maintes et maintes fois que la voiture ne puisse pas passer et qu'il faille terminer l'approvisionnement de la cuisine des Plaines à dos d'homme. 

Les infrastructures de ce terrain de camp ne prétendaient pas ni passer ni même atteindre la barre des exigences de confort du 21ème siècle en Europe. Les enfants campaient sous marabout, les animateurs sous tentes de six, il n'y avait qu'un téléphone - non portable - pour l'ensemble des présents, et la cuisine ne recevait son nom que du fait que c'était l'endroit où la cuisine se faisait ; et qui devait monter en neige à la main et à la fourchette quarante blancs d'œufs, après avoir transporté moult cageots de fruits et sacs de denrées en tout genre sait de quoi je parle.

Les campeurs montaient à pied depuis la gare du Mont Dore, chacun sous son ciré, ou quelques rares fois, sous le cagnard, et la faune de toutes tailles était aussi au rendez-vous.

L'accès en voiture au terrain était en soi épique. Il était fondamental de prendre le bon petit petit chemin après avoir quitté la route. Il y avait en effet plusieurs petits chemins, et que ressemble plus à un petit chemin qu'un autre petit chemin ? Seul "le bon" menait au terrain et surtout n'allait pas en se rétrécissant pour se refermer soudain sur le malheureux conducteur désorienté et inexpérimenté. Même passer par le bon chemin n'était faisable qu'avec de bonnes "commerciales", et à cette époque les eis possédaient aussi une mémorable 404 break bâchée qui reçut quelques lettres de noblesse à se déhancher entre les pierres, chargée jusqu'au plafond, de nourriture, de sacs à dos, de louveteaux ou d'animateurs qui ne connaissaient pas encore le mot "ceintures de sécurité " ou "sécurité" tout court. Certains des lecteurs de ce chapître pourront s'identifier comme "celui qui s'est planté et que le tracteur de monsieur Beleau a providentiellement dépanné", sans se douter qu'ils sont au moins cinquante à pouvoir s'affubler de ce prestigieux titre.

Ce terrain pouvait accueillir une quantité de gens extrêmement variable selon la saison. Il était inaccessible et inutilisable en hiver, il accueillait parfois un petit stage comme celui que je dirigeai en 1977, dans la foulée duquel - et grâce en particulier au dynamisme de madame Cahen...et de l'équipe d'animateurs potentiels qui releva le défi haut la main - naquit le groupe local de Neuilly, et auquel les stagiaires purent s'initier à la peinture et au tir à l'arc du fait de la gracieuse présence d'André Elbaz, venu en famille participer au stage. Il accueillit plusieurs étés deux camps louveteaux, un aux Plaines, un aux Caves, comme en 1979 ou Bruno et moi nous partagions la direction, comme l'année où ce privilège échut à Clément et Martine, à Jean-Charles, comme en cet été 1973, où je fis mon deuxième camp en tant qu'animateur, et où les deux camps étaient dirigés séparément par Bertrand et Dana, couple (cher à ma mémoire) non encore uni par les liens du mariage - et donc séparés comme il se doit par deux cents mètres, une vallée et un ruisseau ! -  et globalement - et de main de maître, et d'artiste - par feu J.P. Bader.


Le terrain accueillit aussi jusqu'à plus de deux cents animateurs lors de mémorables réunions de septembre, à cette époque où la rentrée scolaire n'était que le 15 du mois et où ces deux semaines servaient les besoins de la formation.
Lors de ce stage, en présence de grand nombre de prestigieux intervenants, qui venaient non tant enseigner et accompagner qu'humer la température humaine et se raviver la flamme intérieure de leur propre passé e.i. à grands coups de veillées chants, campèrent en 1976 l'ensemble de la population "responsable" de ce mouvement de jeunesse implanté sur la France entière d'âges compris entre 15 et ...55 ans (c'était alors l'âge de JP, il était déjà le plus âgé d'entre tous, et il nous paraissait déjà canonique. Nous ignorions encore que les 77 ans du journal Tintin allaient être un record largement pulvérisé par lui). La grange des "caves" est aujourd'hui bien trop détruite pour résonner encore des clameurs qui l'emplirent alors, tant du fait des veillées chants et spectacles, que de l'office du shabbat matin, que des réunions houleuses qui s'y tinrent, mais nul doute que les pierres ont gardé le souvenir.

Lors de notre retour en voiture sur Paris, alors que je co-voiturais en compagnie de Bertrand, nous entendîmes à la radio la nouvelle de la disparition de Mao Tsé Toung. Tout investis que nous ayons été dans la transmission de l'identité juive, je me souviens combien cette nouvelle nous fit l'effet d'un tremblement de terre. Le monde allait certainement changer et nous en avions conscience.

Les camps, rencontres ou stages étaient ainsi matière à un investissement dont le "net" est bien plus consistant que le "brut". 
On ne fait pas qu'être au camp entre deux dates, celle du commencement et celle de la fin. On prépare, achète, transporte, emballe, et remballe énormément de matériel, ce sont des moments où le quotidien se trouve parfois massivement malmené, parfois au prix de certaines exigences parentales ou scolaires, et l'instance adulte ne sait pas toujours voir que le véritable enjeu de ces moments est que l'Autre l'emporte alors sur le Même et que c'est par ces situations que la vie se forge, au moins autant que par ce que Jules Ferry a à proposer. Ce brut est matière à non moins de rencontres et vécus émotionnellement importants autant que le camp lui-même. Frankie ne rappelle-t-il pas régulièrement, encore 40 ans plus tard, que nous nous sommes connus incidemment, dans le hall du 27 avenue de Ségur, alors qu'une foule entassait choses et autres dans malles et coffres, alors que nous étions sur un quelconque départ, et que lui, le colmarien juste arrivé à Paris a demandé à la cantonade :"quelqu'un a-t-il le numéro de téléphone de Joël Weill ?"... et je fus celui qui le lui énuméra du tac au tac. Je ne sais plus aujourd'hui le numéro (mais Joël le sait probablement encore). Il y a des choses que le temps efface.

Et suis-je le seul de nous trois à avoir encore en mémoire ce retour d'une rencontre de préparation de camp qui s'était passée à Theys et où Yolande, Elie et moi, fîmes le retour du matériel sur Paris, dans la 404 chargée comme à l'accoutumée, mais de nuit, et dans des conditions climatiques telles qu'on ne voyait pas plus loin que l'aile avant de la voiture ? J'ai très précisément le souvenir que le voyage débuta par la tefilat haderekh, sous l'impulsion de Yolande, et par la discussion qui s'ensuivit sur les différents vécus familiaux chez nous trois à ce chapitre. Le reste du voyage appartient au brouillard, dans tous les sens du terme.

Les e.i.s eurent ainsi de nombreux lieux, qu'ils investirent parfois au plan local ( maison de Theys, du col du Bonhomme, de Laversine, d'Obershaffelsheim, ou de telle région de France), parfois au plan national ( les Prés, le Mont Dore, mais aussi le château d'Herbeys, le 27 avenue de Ségur et beaucoup d'autres) mais qui vécurent très certainement à ces occasions leurs grandes heures. Et je ne parle pas de ces réunions historiques d'entrée de jeu qu'ont été le Chambon sur Lignon pour le quarantième anniversaire, le plateau du Lioran pour le malheureux - mais glorieux - 50ème, et les divers lieux des 60éme, 70èmes, 80èmes ou je ne fus pas, jusqu'à Cussac, lieu du 90ème qui m'a peu marqué même si son nom n'est pas déjà effacé de ma mémoire. Je parle d'occasions que rien ne désigne comme historiques et qui pourtant le deviennent. Ce sont ces occasions qui sont potentiellement plus fondatrices pour l'individu que de grands évènements relayés par la presse mais dans lesquels il est plus noyé dans la masse que pouvant réellement prendre part à ce qui se joue.

De passage dans les Alpes, il y a quatre ans, je passai donc par Puy Saint Vincent, où est la maison des Prés, et sur la route vers le sud ouest, nous nous arrêtâmes à Serres et cherchâmes - et trouvâmes -  Marianne et moi, le tombeau de Rabbi Joseph Ben Nathan, une respectable grande pierre gravée à son nom et datant des années 1350. Le coin, entre Serres et Aspres sur Buëch, conserve ainsi un vague souvenir de présence juive qui s'est soldée par un massacre et une expulsion.



En association à cette tombe, je pensais à ce qu'ont été et à ce que sont encore, pour les "locaux" et pour le judaïsme, ces camps et réunions nationales, dans lesquels la vie est incroyablement intense, du fait de la sacralisation du moment, du fait du dynamisme dû à l'âge des participants, mais surtout du fait de l'immense prise en charge du vécu juif.

Ce vécu est tel qu'il peut imprimer sa trace au moins aussi fort que ce que symbolise une tombe vieille de 700 ans que les habitants ont toujours connue et continuent à connaître.

Les camps et réunions nationales ont donc un vécu de loisirs, et de vacances. On y est enfant ou adolescent, on y vit qui quinze - ou plus - ans de vie, qui quelques épisodes isolés, qui sa totémisation ou/et quelques émotions adolescentes, mais pour tous s'y vivent en filigrane des vécus énormément plus importants.

C'est dans ces lieux que se fait l'apprentissage de la réelle mise en situation d'éducation, et pour certains - dont j'ai été - l'apprentissage de la responsabilité et de la direction, ce sont les véritables lieux de cette "éducation du jeune par le jeune" qui est la véritable lettre de noblesse du scoutisme, mais ce sont surtout des haut lieux de l'enseignement du judaïsme.

Ces animateurs de 16 ans que nous étions ne débarquaient pas ainsi sur tel ou tel lieu de camp ou maison dans le seul but de l'aménager et le rendre confortable. Cette préoccupation existait mais elle était incomparablement marginale et en retrait du véritable feu d'investissement qui brûlait - et brûle certainement encore - en chacun de nous.

Une phrase d'Avraham Eschel, entendue à l'occasion de telle ou telle séance de formation,  certainement au cours d'un de nos stages, est restée imprimée en moi. Je préfère la dire de mémoire , et donc en la déformant, plutôt que de la trouver dans le texte, tant je préfère l'impact qu'elle eut sur moi à sa véritable et authentique forme originelle : "ce qui me tracasse le plus dans ma condition de juif, c'est qu'aujourd'hui c'est à moi et à ma génération qu'elle tient. C'est de moi, de nous, que dépend la question de la survie et du passage à la génération suivante de ce qu'est être juif".

Les animateurs et les participants aux camps eis ne sont pas pour rien vus par les français locaux, par la famille Beleau du Mont Dore et la famille Blain des Prés, comme "les juifs". Ils ne sont pas uniquement singuliers par leurs bizarres pratiques quotidiennes, hebdomadaires ou alimentaires, ils sont comme une bombe d'énergie juive. Ils ne font pas que faire un "érouv" autour du camp pour ne pas enfreindre shabbat, ils ne font pas que passer la cuisine au chalumeau pour garantir la cacherout, aller chercher à la gare leur viande - parfois avariée - livrée de Paris, Marseille ou Lyon, ils ne font pas que chanter le birkat hamazon après chaque repas : ils font une réunion de plusieurs jours ou semaines qui est pétrie de judaïsme au point qu'elle est pour les participants leur évènement fondateur privé, le don de la Torah individuel de leur propre judaïsme, supérieure en impact à leur bar ou bat mitzva.

Les eis, cela est de notoriété publique, se réunissent sous la bannière du "minimum commun", dont la définition évolue, dont la peau se distend ou se contracte d'un époque à une autre, mais dont le projet et le credo demeurent immuables : ici camperont ensemble - et non uniquement à côté les uns des autres - juifs de kippour et juifs de stricte observance, sionistes et non sionistes, ashkénazes et séfarades, alsaciens et marocains, parisiens et banlieusards, et gens du sud, de l'ouest ou du centre de la France.

Et cet "ensemble" mobilise beaucoup plus au chapitre de l'être qu'à celui du faire. Le judaïsme a beau être une religion d'actes, il est avant tout ce que Lévinas appelle "une religion d'adultes", c'est à dire un mode de vie où les actes doivent ne pas être mécaniques mais réfléchis. Et on ne réfléchit nulle part aussi intensivement que dans la préoccupation de transmission ou dans le souci de tolérance et de cohabitation. Et ces sous catégories du minimum commun et du mouvement de jeunesse sont les ingrédients des bombes à energie dont les déflagrations silencieuses ont empli et emplissent encore les lieux de camps d'été, d'automne, de printemps ou d'hiver sur la France ou - qui nous interdit dans ces descriptions d'un tel surnaturel d'exagérer encore un petit peu ? -  la terre entière.

Les pierres de la maison des Caves n'ont rien à envier aux murs de la maison d'études dans laquelle Rabbi Eliezer et Rabbi yehoshua ben Lévi s'affrontèrent. Ceux-ci dit le talmud s'inclinèrent à la demande de Rabbi Eliezer, se redressèrent à l'injonction de Rabbi Yehoshua ben Lévi, et restèrent semi penchés, semi droits en souvenir des opinions des deux protagonistes, et surtout par respect pour les deux protagonistes. Les pierres de la grange du mont Dore ont encore le souvenir que se tinrent là-bas en 1976, et sous la haute autorité de rav Eliahou, des débats sur "tentes mixtes ou tentes séparées" qui n'étaient pas moindre importance que le débat qui opposait naguère Rabbi Eliezer à Rabbi Yehoshua ben Lévi. Et si elles tiennent encore aujourd'hui, plus de vingt ans après que les eis aient quitté ces lieux, c'est en signe de respect pour le judaïsme qui s'y est édifié, réfléchi et vécu.

J'ai le souvenir de ce débat et de combien son intensité ou son issue revêtaient pour tous les participants une importance du moment comparable à celles de la vie et de la mort. J'ai le souvenir des lectures de Torah faites par JP pour les louveteaux des deux camps le shabbat matin au Mont Dore, j'ai le souvenir d'un nombre incalculable de "pages juives" que j'ai non tant entendues que préparés et dispensées, et je reviendrai encore sur cela.


jeudi 11 juin 2015

De la colonie de vacances aux camps d'été : un upgrade avant l’heure !



J'étais un "pro" de la colonie de vacances, ou même des colonies de vacances, après y avoir passé en moyenne un mois et demi par an, depuis l'âge de cinq ans dans ce kinderheim du Dr Bossart à Unteraegeri dont je n'ai comme unique souvenir que d'y avoir eu la rougeole ce qui me valut les plaisirs de la quarantaine et que mon cousin n'ait comme "droit de visite" que celui de me jeter depuis la porte entr'ouverte les lettres qui arrivaient pour moi, en passant par Montmerle, Belais, Fontaine, Tarnos, et Cubrial où nous retournâmes Anne - ma soeur et moi quatre ans d'affilée, sans compter les deux ou trois séjours en colonie d'hiver déjà mentionnés au chapitre précédent.

Cubrial, dans le Doubs, colonie (non juive) de l'Entr'aide Coopérative était un lieu qui m'était devenu très familier et où je revins plusieurs années consécutives avec un réel plaisir. Le terrain était énorme, j'ai le souvenir très précis de tous nos habituels lieux de promenade, de nos marches le long des routes vers Villersexel ou Rougemont, j'ai les souvenirs des quelques chansons - et veillėes - qui ponctuaient le quotidien, des chauve-souris qui voletaient entre nos têtes et entre les arbres à la nuit tombée, des bols de chocolat du petit déjeuner et des goûters à la française (un jour pain et barre de chocolat noir, un jour pain d'épices, un jour sirop rose, un jour sirop vert), des mirabelles que nous cueillions sur les arbres, du bâton en noisetier que je me taillai (avec un couteau muni d'une lame scie qui me laissa une cicatrice) et qui est toujours chez moi, gravé à mes initiales. J'ai le souvenir des lits que l'on apprenait à faire "au carré", de ces dimanches matin quand je faisais partie de ceux qui n'allaient pas à la messe,  de ce moniteur qui nous initia à la mosaïque (mais dont je n'ai pas mémorisé le nom), et des cadeaux que l'on achetait au tabac-souvenirs les derniers jours avant le retour. J'ai aussi quelques souvenirs au rayon émotionnel, d'évènements pulsionnels de diverses natures que "rigoureusement ma pudeur m'interdit de nommer ici", aussi quelques souvenirs d'amitiés ou d'amours passagères, et me restent aussi les impressions auditives, olfactives et kinesthésiques des voyages en train que j'ai toujours affectionnés. En visite inopinée sur les lieux, quelques huit ans après mon dernier séjour là-bas, j'eus la très agréable surprise d'être reconnu - et accueilli très chaleureusement - par Claude Duffaut, c'était le directeur, et sa femme, dès mon entrée dans la pièce.

Mais rien de ces souvenirs, si bons soient-ils, n'arrive à la cheville de ce qu'ont été les camps d'été aux eis.

Ceux-ci étaient (et sont probablement encore)  la cerise sur le gateau des rencontres hebdomadaires/activités de l'année.

Ces trois semaines de juillet réussissaient à me (et je ne pense pas écrire en mon seul nom) dynamiser, me vitaliser - si ce n'est pas au prix d'épuisement physique maximal - et me remplir la tête et l'âme pour au moins six fois leur durée.

De passage aux "prés" (à Puy St Vincent, hautes alpes) en 2011, assis dans les hautes herbes sur le terrain de la maison qui alors appartenait au mouvement, je pouvais presque ressentir physiquement des souvenirs de mon premier camp sur les lieux, camp louveteau en 1972.




Nous campions probablement avec d'autres unités mais aujourd'hui je ne peux les identifier. J'ai surtout quelques souvenirs écrans mais qui sont de très fortes images. 

Le camp avait commencé pour moi par le précamp (à moins que je confonde avec le camp que je fis au même endroit deux ans plus tard, mais la confusion possible n'influe pas ici sur le sujet), étape bénie de quelques jours durant lesquels le travail très physique consistait en particulier à installer les dortoirs et surtout les "marabouts", ces tentes dans lesquels prenaient place quelques douze à seize lits, ces fameux lits que je connaissais déjà des colonies, à lourde carcasse métallique sur lesquels était posé un matelas de laine à l'ancienne. Il avait fallu tout sortir des hangars et des greniers, et "monter", c'est à dire sortir, déplier, hisser, tirer, enclencher, le tout à coup de quantité non négligeable d'huile de coude, mais malgré le bénévolat auquel on n'aurait renoncé à aucun prix, le salaire l'emportait largement sur le labeur. 

Le salaire était, outre les tartes aux myrtilles du café de Vallouise, sur la cacherout très relative desquelles on passait allègrement, et l'imprégnation de l'atmosphère de la région  - qui comprenait le contact avec les paysans locaux qui nous accueillaient avec aux lèvres le sourire narquois qu'engendrait en eux le contact avec ces petits jeunes citadins tout jeunes, qui croyaient tout connaître, et desquels ils se moquaient presque ouvertement - , outre ces réunions-repas-pauses parfois coupablement arrosées qui donnaient déjà l'avant goût du vécu du camp lui-même, ces fous rires et la joie qui les accompagnait, et, au premier rang, ces moments de fin de jour, voire de fin de nuit assis par terre dans le même champ, entre les herbes non encore ou fraîchement fauchées, à sentir la fraîcheur et à observer les hautes montagnes, les étoiles et la voie lactée, puis le lever du jour.

Puis au jour j se rendre à l'Argentière la Bessée et accueillir, comme un vétéran et un autochtone, sur le quai dans le soleil du sud, toute cette bande d'enfants pour lesquels on a aussi mis en place toute une grille d'activités savamment articulée autour d'un thème de camp dont on ne garde que rarement le souvenir dès le mois achevé mais qui fournit la charpente et le décor de tous les vingt et un jours du camp, enfants que l'on attend de pied ferme et avec un réel appétit de ce camp qui commence à peine et dont on peut déjà préssentir les larmes qui marqueront sa fin sur le même quai de gare fin juillet.

En août 2011, nous avons trouvé Marianne et moi encore quelques armatures de marabouts dans le hangar derrière la maison, et quelques inscriptions à la peinture vestiges de ces activités et de cette ambiance que l'on appelait dans les chants du vendredi soir "kibboutz EIF", alors que nous ne savions rien du kibboutz et qu'il n'était que la concrétisation de ce qu'était alors notre souhait le plus cher : que notre vie soit à l'image de ce que nous vivions sur le moment, c'est à dire dans une vie de groupe juive, authentique, riche de contenu, et scandée par les moments forts de celle-ci.



Ces inscriptions étaient restées sur ces murs bien que la maison ait été vendue quelques années auparavant, mais en symbole de leur caractère indélébile dans notre mémoire, et peut-être au-delà.

Le camp, pour les animateurs, est comme la juxtaposition permanente de deux modes, de deux vécus : le mode officiel qui commence encore avant le camp avec la liste de choses  que reçoit chacun à préparer, apporter ou apprendre, qui se poursuit au quotidien, depuis le matin, se termine au coucher des enfants, et comprend une succession ininterrompue d'enthousiasme, de chant, d'enseignement et de transmission, de régulation d'humeurs, de moments forts et calmes, à travers la préparation matinale, l'office, les repas et les activités elles-mêmes, 

et le mode officieux qui commence avec la liste des objets incontournables à emporter absolument au camp (couteau comme-ci, chapeau comme ça, tel appareil vestimentaire, tel instrument de musique, appareil photo, foulard, bague de foulard et autres mascottes ou idées saugrenues - tel le clairon l'année suivante) et qui est au centre des réunions dites de travail.

Ces réunions sont importantes au niveau de la gestion du camp et au niveau de la répartition des tâches, des mises au point des activités, mais elles sont non moins capitales en tant que moment privilégié numéro deux de l'ambiance.

Les souvenirs du camp incluent l'animation, certaines activités phares, certains "coups de tonnerre" (ou de colère) comme il est impossible qu'il ne s'en produise pas au cours d'un tel séjour de vacances, mais n'en déplaise aux anciens "enfants" de ce camp qui, je l'éspère, liront ces lignes, les souvenirs du camp les plus forts pour l'animateur que j'étais proviennent pour plus de la moitié de ce vécu presque clandestin, duquel l'équilibre est dur à gérer : que ces réunions soient dénuées d'ambiance, c'est à dire de pulsionnel, de rire, de libido, de "cinquième repas" et c'est l'ambiance du camp qui en paiera le dur prix. Que le camp soit débordé par leur enthousiasme et cela sera aussi au prix de la bonne marche des choses.

Qui parmi la maitrise de ce camp peut prétendre avoir oublié la séance où la chef de ce camp (dont cette même évocation m'interdit de citer son nom sans son expresse permission) fut roulée sur quelques mètres du petit chemin vicinal au bord duquel est la maison dans une panière à pain, au milieu de hurlements de rire, auxquels elle n'était pas la dernière à se joindre?

Et comment pourrais-je taire, et en même temps raconter, cette émotion amoureuse d'autant plus intense que rigoureusement retenue (timidité, que ne te dois-je, ou que m'as-tu coûté ?) lors d'une rencontre avec la maîtrise d'un autre camp dans le voisinage ?

A l'occasion de ce premier camp, j'avais moi-même commencé par moi-même à m'occuper de la relève - et du renfort - et s'était ainsi jointe Joëlle "zal" (et que son souvenir soit ici rappelé) que j'avais connue l'été précédent à Carmel College. Nous étions très "en phase" pour ce qui est de notre insertion dans le monde lycéen parisien, en parallèle de notre goût et notre motivation pour cette éducation juive informelle.

Mes souvenirs d'elle à ce camp sont ceux d'un long et interminable fou rire, dont le pic a été le jour du 9 av quand elle fit soudain irruption dans la cuisine au moment du repas de midi en demandant sous l'effet de l'angoisse de l'urgence : "il y a un ben'ch spécial aujourd'hui ?" (jour de jeûne !)...pour instantanément s'écrouler littéralement par terre de fou rire, en réalisant le grotesque de sa question. Grotesque, la question ne l'était d'ailleurs nullement, et les enfants qui ne jeûnent pas ce jour-là doivent bel et bien rajouter un passage spécial dans le birkat hamazone, mais le point central de la situation n'était nullement l'obtention de la réponse la plus authentiquement rabbinique, mais une nouvelle occasion de rire ensemble de telles situations. 

Joëlle était très loin d'être quelqu'un d'uniformément gai et insouciant. L'angoisse était au rendez-vous de son vécu d'adolescente bien plus souvent qu'à son tour (et elle était loin d'être la seule dans ce cas), mais le camp avait constitué à cela bien plus qu'une parenthèse.

Les camps sont ainsi le véritable moteur de ce que véhiculent ces mouvements de jeunesse qui sont, pour beaucoup des participants, l'endroit où se cristallise le type de lien qui va être le leur à la communauté juive.

C'est à travers ces fous rires, ces moments d'épanchement de l'émotionnel et du pulsionnel que passent le mieux les bribes d'enseignement juif véritable qui sont inclus dans la trame du quotidien. Et ce camp, comme beaucoup d'autres en contint sa généreuse part, offices du matin menés comme séance hautement pédagogique jour après jour, et dans lesquels les enfants étaient scrupuleusement répartis par niveau, activités rattachées à telle ou telle date ou lecture de Torah, et y compris quelques ateliers d'hébreu moderne.

Puis, qu'il ait fait beau ou plu, sans qu'on ait le temps de s'en rendre compte, voilà déjà les trois semaines passées, la veillée finale avec son grand feu et son cérémonial d'appel et de chant, et c'est déjà le moment de tout plier, et de se séparer à grandes accolades et chaleureuses embrassades.

Et là aussi, arriver à la gare à Paris, remettre les "chers petits" à leurs parents, puis après un bref passage en maîtrise au café, rentrer chez ses propres parents et se coucher épuisé  pour 24 heures si ce n'est plus, les yeux et les oreilles encore inondés, le coeur rempli à ras bords de bonheur.

Combien tout ce vécu est-il vecteur d'identité juive ? Nul besoin de réponse : c'est autant incommensurable qu'indéniable ! 


mercredi 3 juin 2015

Au détour de l'adolescence, l'éducation du jeune par le jeune, et la découverte d'un autre monde juif.



Le bain Servandoni, élargi à Copernic, fournissait incontestablement une immersion - hebdomadaire - dans le monde juif, même malgré les impressions récurrentes de n'être que dans une version attenuée, pour débutants, pas dans le vrai monde juif, un peu comme quand on lit des livres en anglais ou en hébreu facile.

A cette immersion s'étaient ajoutées quelques expériences de colonies de vacances, organisées par Copernic mais aussi par d'autres organismes ( Tarnos, ou très différemment Célérina, puis Carmel College ) mais celles-ci n'avaient pas eu sur moi le même impact sociologique que celui provoqué par la rencontre des eis, initiée à Morgins.

C'est ainsi plus de mise en situation que de rencontre à proprement parler que je viens ici parler. Celle-là serait-elle donc autant potentiellement majeure et déterminante que celle-ci, celle du visage ?

Même si la colonie de ski de Copernic à Morzine m'avait fait faire quelques connaissances, elle était le monde du connu, le monde du "même". Même si j'avais eu tant à Tarnos qu'à Célérina et à Carmel College l'occasion de découvrir des juifs bien différents de ce que j'étais, complètement laïcs et déjudaïsés pour les uns, beaucoup plus religieux que moi pour les autres, beaucoup plus bc bg pour encore d'autres, je n'ai pas eu le sentiment d'y avoir été trop interpellé par la différence qui existait entre nous.

Je fais remonter la première observation qui s'imposa à mes yeux à mon premier séjour à Morgins, qui eut lieu une année où la colonie de J.P. et de Paulette avait été annulée, pour cause d'avalanches si je ne me trompe pas. 
Nous débarquâmes donc D. (j'avais marqué son nom mais il préfère sombrer dans l'anonymat...) et moi, en tant qu'électrons libres - mais téméraires - dans la fameuse grande et majestueuse maison de l'OSE que tant de gens ont fréquentée à une occasion ou une autre.

La maison était tenue par Juda et Lisette Sebbag et y habitaient une dizaine - ou peut-être un peu plus ?  - d'enfants qui attirèrent mon regard, même si nous passâmes tout ce séjour sans qu'un quelconque lien s'établit entre eux et nous.
Juda et Lisette que je connus mieux par la suite et avec lesquels le contact s'améliora, nous considéraient alors comme une éspèce inconnue : deux adolescents de 15-16 ans ( j'avais exactement 14,9 ans ) que leurs parents avaient - inconsidérément - laissé libres de s'auto administrer !

Nous nous consacrâmes au ski du mieux que nous pûmes (le climat n'était pas au rendez-vous, il neigeait beaucoup, il y avait du brouillard presque tous les jours, et cela ne se passait pas exactement au plus facile), fermâmes nos oreilles aux remarques acerbes de Lisette et nos yeux aux regards soupçonneux de Lisette et interrogateurs de ces enfants, et laissâmes de côté ce que nos sens avaient capté : un premier bain dans un internat d'éducation spécialisée et un premier contact avec des enfants qui avaient eu une enfance complètement différente de la nôtre, jeunes juifs parisiens bourgeois en apprentissage chronique d'assimilation différentielle au paysage français. 

Je devais par la suite travailler plus de trente ans auprès de l'éducation spécialisée mais je ne le pressentais pas encore et je passai à côté, laissant le souvenir de la rencontre à son état brut.

La suite de cette arrivée en douceur dans l'éducation informelle fut pour moi la session de la colonie cette fois, dans la même maison, à laquelle je participai, un an et demi plus tard, et à partir de laquelle je me retrouvai, enrôlé par Emilie, propulsé au glorieux rang d'animateur branche cadette aux éclaireurs et éclaireuses israélites de France.

Comment n'arrivai-je aux eis qu'à 16 ans et demi, moi qui naquis et fus élevé par deux parents totémisés, fils d'un ancien responsable régional ? Cela fait visiblement partie des enigmes à investiguer au chapitre des remous sociologiques et identitaires de l'après guerre. 

Le fait est que c'est de ces dimanches que s'enclencha en moi une nouvelle phase de vie.

J'y découvris toute une face - jusqu'ici cachėe à moi - de ce que je pouvais être, et vivre. 

Je n'avais plus cotoyé d'enfants depuis l'école primaire, c'est à dire depuis que j'étais moi-même enfant, et alors que j'avais dû avoir conscience de leur présence dans les différents lieux de vie que je rencontrais, je ne les avais pas dans mon champ de conscience, peut-être comme s'ils étaient hors de ma portée, dans un autre monde.

Nous étions plusieurs animateurs, dont D. (le même que ci-dessus. chuuuuuuuut. Ne disons pas son nom )  chez qui l'absence totale d'adolescence ne laissait de m'étonner, Emilie (elle ne m'a pas encore demandé de ne pas la nommer, donc je laisse le nom. Le compte à rebours est lancé) de qui je commençais tout juste à être proche, et je me souviens d'un certain Jacques qui me renvoyait comme le miroir de l'image de ce dont j'étais le plus proche : un lycéen-pré étudiant, dont le vécu des jours de la semaine est celui du monde laïque, non-juif.  

J'étais semblable à lui pour ce dans quoi j'étais plongé au quotidien : un lycéen de banlieue parisienne où je n'étais pas mais où je me sentais à peu près le seul juif - les autres étant encore plus "dissimulés"que moi. En ces annėes post soixanthuitardes, l'ordre de chaque jour était la mobilisation, les assemblées générales et les manifestations pour des causes sociales ou éducatives. Les préoccupations y étaient essentiellement adolescentes françaises : habillement, mobylettes, rugby ( hand ball dans mon cas ), cafés (avec flipper, baby foot, cigarettes...et "momies" et "perroquets"), musique pop et chanteurs engagés, surprises parties et chahutage de profs. Pop club de José Arthur in, journal "tout l'univers" out.

J'étais différent de lui par le fait que cette ambiance ne me mettait pas en porte à faux avec mon identité juive.

Et je pouvais ainsi - alors que ce n'est pas moi que l'on a totémisé caméléon - être "animateur scout" (avec toute la réticence post soixanthuitarde que je vouais à ce terme ringard) le dimanche, et "apprenti révolutionnaire", avec Léo Ferré, Paco Ibañez, les pattes d'éléphant et l'extrème gauche les jours de la semaine.

Je me sentais en vérité très peu scout orthodoxe. Nous étions très relax (si ce n'est franchement antagonistes) au chapitre de l'uniforme et très critiques de ceux qui ne l'étaient pas, et surtout, j'adorais ce rôle d'animateur-responsable, apprenti éducateur, qui me faisait en outre élargir mon horizon de semaine en semaine.

Horizon géographique : je connaissais probablement moins que les enfants ces clairières où nous atterrissions dans chaque semaine une autre, j'aimais beaucoup les trajets en métro des dimanche matin d'alors, c'est à dire dans un métro "privé", où on a la rame pratiquement pour soi tout seul, et j'aimais beaucoup cette place des Vosges, et ce local sordide qui était le nôtre, entre le trottoir sous les arcades et les sous-sols en terre battue de la synagogue. Victor Hugo dont la maison est toute proche nous observait certainement le sourire aux lèvres dans des décors où aurait pu évoluer Jean Valjean.

Et horizon humain : ces enfants m'étaient un monde nouveau, celui d'enfants juifs parisiens du 11ème arrondissement, ashkenazes pour la plupart et enfants de juifs nés parisiens de parents immigrants. Bizarrement, cette définition m'englobe aussi, mais je ne me sentais cependant pas comme eux, du fait que nous étions pour beaucoup d'entre eux leur unique pont de rattachement au judaïsme, ce qui était paradoxalement loin d'être mon cas. 

Je découvrais à travers cette expérience un double vécu qui m'accompagne jusqu'à aujourd'hui : avoir têté au biberon d'un judaïsme non complètement authentique, le judaïsme libéral, et y avoir appris suffisamment de choses pour être dans bon nombre de cas celui qui est la référence, celui qui sait plus que les autres, celui qui va faire l'office ou le cours.

Ce dernier point me propulsait automatiquement, outre en situation de responsabilité, en posture d'enseignement et de transmission...à moins que ça n'ait été une posture que j'ai adoptée par goût et par disposition personnelle, le contenu ayant été rajouté par l'exigence de la fonction au fur et à mesure qu'il y avait besoin d'encore une "page juive" comme Ami Bouganim, incontestablement notre maître en éducation juive, les appela plus tard.

Les "sorties" commençaient peu à peu à supplanter chez moi le vécu lycéen et à devenir l'objet de conversations téléphoniques interminables, de préparations d'activités. Il y avait ainsi la préparation, la sortie elle-même, qui s'assortissait du cérémonial de commencement et d'achèvement, du trajet à pied puis en métro puis en train, du repas, de l'activité elle-même, puis de la réunion "de maîtrise" au café.

Le tout me transportait. Le repas assis en rond, dans les feuilles mortes, quand chacun sortait sa salade-maison et que nous avions le culte de qui aurait apporté la plus extravagante (j'ai ainsi apporté plusieurs fois la "baguette-repas", coupée en deux sur toute la longueur, et fourrée dans l'ordre de tout le menu du dit repas. Un peu bourratif à y repenser...). Les jeux spontanés à base de poursuites qui se déclenchaient à l'impromptu. Les chansons hurlées en (presque) choeur et à tue-tête.

Et après, rentrer à la maison, éreinté, crasseux, aphone, la tête encore pleine des chants, des épisodes émotionnels marquants de la journée, du souvenir de la remarque de tel ou telle "louveteau" ou "louvette" comme nous les appelions encore.

J'ai gardé - jusqu'à aujourd'hui quelques listes de tous et la trace de bon nombre de ceux qui nous revenaient ainsi, de dimanche en dimanche, et qui arrivaient le matin, le sourire aux lèvres, et prêts à démarrer au quart de tour comme si l'activité de la semaine passée s'était achevée à peine quelques minutes plus tôt.

Le tout était forcément ponctué de petits conflits autour d'émotions fortes mais le souvenir dominant est celui d'une très agréable tranche de vie, voire d'une expérience fondatrice, tant pour ce qui est de la relation aux "enfants" - qui en fait n'avaient que 6 à 8 ans d'écart d'âge avec moi - qu'à leurs parents, de certains desquels je garde en moi une image encore très nette.

Malheureusement, je ne photographiais pas à cette période de ma vie et je ne peux accompagner cet article que de cet unique document visuel.






La carrière d'animateur e.i. est autant courte qu'intensive : trois années, trois camps d'été, et hop ! C'est déjà la génération suivante qui prend le relais.

Mais ce n'est le départ à la retraite que pour certains, que pour la minorité qui n'a pas été conquise par l'ambiance ou la fonction, et qui choisit de se plonger dans la préparation du bac ou d'un avenir adulte, plutôt que de repiquer quelques années encore, dans le vécu festif de l'éducation informelle.

A suivre.