jeudi 18 septembre 2014

fin d'année, début d'année. Prière de vie, message d'adieu. Pour Martine zal.


Hanna  est la mère de Samuel, au nom duquel deux grands livres marquent le centre de la Bible.

Samuel marque un tournant décisif de l'histoire juive : celui du véritable début de l'histoire politique du premier état juif.

Le peuple d'Israël sort ainsi d'Egypte conduit par Moïse, et entre en terre de Canaan, après 40 ans passés dans le désert - 40 ans marqués en particulier par le Don de la Torah et l'institution de la prêtrise - et la disparition de ce dernier.

Une entrée qui est une conquête militaire, menée par Josué, et qui débouche sur une période d'environ 400 ans, marquée par le flottement et l'absence de direction politique continue, comme l'exprime le verset "à cette époque, il n'y a pas de roi en Israël, chacun agit à sa guise, en fonction de ce qui parait droit à ses yeux"(Juges 17-8 et 21-25)

Période dite des Juges, ces derniers ne rendant pas la justice à proprement parler , mais jouant le rôle à chaque fois provisoire de justicier du peuple d'Israël, sans vraiment instaurer d'institutions politiques et sociales.

Samuel est le dernier des Juges et il nomme Saül, le premier roi d'Israël.

Il naît d'une prière, ou tout au moins la prière de sa mère est évoquée avec une telle emphase que cela nous suggère qu'elle n'est peut-être pas moins centrale que celui qui en est né.

On lit chaque année cette prière chaque année le jour de Roch Hachanah, en haftarah de la lecture où est décrite l'annonce de la naissance d'Itshak, annoncėe à Avraham et Sarah par les anges.

Deux naissances en parallèle, deux naissances qui marquent un tournant majeur de l'Histoire. Itshak est le premier fils né dans un monde ayant eu accès au monothéïsme, il participe à l'instauration du peuple juif. Samuel instaure dirait-on l'état juif.

Les deux évènements ont ėté juxtaposés à Roch Hachanah, jour anniversaire de l'instauration du monde.

Comme pour dire : Instauration par Création divine, naissance par Création divine.

Création que l'on accrédite du caractère "ex nihilo" (יש מאין), mais tout en véhiculant oralement la tradition que le monde a été créé sur les ruines d'autres mondes l'ayant précédé. 

Un peu comme s'il s'agissait d'une création-tournage de page.

Chaque année, j'aborde quant à moi Roch Hachana avec en boucle dans ma tête la mélodie de ce cantique par lequel s'ouvrait la prière de Roch Hachana dans la synagogue de mon enfance : "akhot ketana" poème écrit par Rav Hazan de Gérone au treizième siècle, et dont j'ai déjà parlé dans ce même blog.

On entame la nouvelle année un peu comme en pansant les plaies de celle qui s'achève, en implorant le ciel que l'année qui vient soit année de bénédictions, année d'un ordre nouveau, d'une meilleure réalité que celle que nous souhaitons laisser derrière nous. Année où naîtront des enfants à ceux qui n'en ont pas, année de meilleur ordre politique, année de prospérité, année de paix, de stabilité.

Nous savons que le soleil qui se lèvera le lendemain matin sera le même que celui qui se lève chaque matin, et nous prions en parallèle pour cela aussi : pour que le monde reste ce qu'il est.

Et ce sont les principales questions qu'évoque cette prière de Hanna, en parallèle de la non-prière de Sarah.

Le monde changera-t-il mieux ou plus du fait de nos prières  ou du fait du bon vouloir du Maître de toutes choses ? Nos prières pourront-elles l'influencer ? Doivent-elles l'influencer de façon à modifier le cours des choses ?

La prière de Hanna est accompagnée d'un voeu. Celui de vouer le fils qui lui naîtra au Service divin. Les commentateurs évoquent plusieurs voix concernant ce voeu, comme s'interrogeant sur sa place, sur l'opportunité du voeu en général.

Nous faisons des voeux quand nous sommes en souffrance, quand nous implorons le ciel que notre situation change, et nous savons en nous que nous ne comprenons de la situation du monde que ce que nous réussissons à voir et à comprendre, ce qui veut dire très peu, très partialement et très mal. Et donc nous savons aussi au fond de nous que s'exprime principalement notre futilité, notre imperfection, notre petitesse au moment où nous exprimons prière ou voeu.

Ce chant Akhot ketana est lui aussi prière, mais il est aussi salut.

A travers le chant, nous saluons l'année qui sort, nous la saluons avec respect, en nous excusant peut-être un peu de n'avoir su que souffrir des difficultés qu'elle nous a apportées, alors qu'elle contenait probablement aussi providence et subsistance, et bénédictions. Nous avons souhaitė qu'elle se termine, et voici que le moment est arrivé et qu'il nous trouve démunis et suspendus à l'espoir que le soleil se lève à nouveau demain, et que le monde change, oui, mais tout en restant celui que nous connaissons, même s'il est ponctué de souffrances. Elle nous a été difficile mais elle nous a aussi portés, et nous l'appelons paradoxalement "petite soeur", elle qui nous dépasse tellement.

Je ne peux écrire ces lignes sans les adresser à une non moins grande dame qui vient de nous quitter, aujourd'hui, peut-être à l'instar de l'année qui est en train elle aussi de s'en aller.

Une très grande dame, qui est partie énormément trop tôt, qui était petite soeur, plus jeune que beaucoup d'entre nous, mais qui dépassait beaucoup d'entre nous à bien des égards. Une grande dame qui est partie après de trop lourdes souffrances, et un combat d'une demi décade, et qui est sortie par la grande porte, dans la plus grande des dignités, et en laissant dans son sillage un formidable souvenir.

Puissent son compagnon de toujours, son père, sa soeur et ses enfants être portés par les dimensions de sa personnalité, afin de pouvoir en retirer la force à la fois d'affronter les difficultés que les années à venir ne manqueront pas de porter avec elles, et d'oublier les souffrances qui ont marqué les derniers mois de sa trop courte vie.

Les amis auront à coeur de rester imprégnés de cette grandeur qui n'aura laissé personne indiffèrent.

Baroukh dayan haemet.

Tikhlé chana oukileloteah, takhel chana ouvirekhoteah.

mercredi 3 septembre 2014

Lévinas ou la synecdoque ?


J'étais parti pour écrire. J'avais même déjà commencé. Mais quelque chose n'allait pas ; sans que je trouve quoi.

Jusqu'à ce que je voie ce film, dont le titre est pourtant si paradoxal. 

Un film du non être. Avec un titre aux frontières de l'iconoclasme et de la mécréance. "le dieu absent". 

"Le dieu absent. Emmanuel Lévinas et l'humanisme de l'Autre" est avant tout un film de présence. Injustement désigné comme documentaire, il est au contraire une création. 

Alain Finkelkraut dit dans ce film qu'il y a deux sortes de livres, ceux que l'on a lus, et que la plupart du temps on a oubliés, et ceux que l'on lit. Que l'on retourne lire tout le temps. Et ce n'est pas la moindre des identifications que ce film a éveillé en moi.

Je n'ai pas lu Lévinas mais le lis, sinon tout le temps, au moins souvent, et surtout il est présent pour moi malgré les trente trois ans qui se sont écoulés depuis la dernière fois où il m'a été donné d'être assis à l'écouter.  

Et peut-être est-ce ici le premier commentaire sur le titre de ce film. Un film qui s'auto proclame comme décrivant l'absence et qui communique avant tout présence.

Ce n'est pas que le film soit parfait. Mais j'en dirai peut-être plus après second visionnement. Je ne vois en général pas les films plusieurs fois et je reverrai celui-là. Probablement plusieurs fois.

Pour son contenu, qui m'a déjà apporté beaucoup au premier service, mais aussi, et peut-être plus, pour l'effet qu'il eut sur moi.

Lévinas y apparait comme vivant, comme ce qu'il apporte à l'esprit, comme ce que son regard et sa pensée ajoutent.

J'étais donc en route pour décrier, pour continuer à me révolter contre ceux qui ne voient pas, ceux qui sont victimes de manipulations ou au moins d'aveuglement, que celui-ci soit voulu ou qu'il se produise spontanément, je prolongeais le fil de ma vindicte au delà des gens, et recherchai le mécanisme.

J'en étais arrivé à m'interroger sur ce que l'on nomme synecdoque, sous le régime de laquelle s’interchangent partie et tout, qui est figure de style en littérature, et mécanisme psychologique tout à la fois. 

Et ce film m'a permis de comprendre la futilité qu'il y a à décrier ce vers quoi s'égare l'intellect, l'individu ou le monde. Ce film m'a comme redressé le fil de la pensée, m'a permis de produire au lieu de ressasser, d'aller de l'avant au lieu de souffrir de ce qui ne permet pas de progresser. Ce film m'a nourri comme me nourrit la lecture de Lévinas et m'a surtout permis d'effectuer le saut de l'au-delà, la démarche de l'esprit qui permet de dépasser, de se dépasser, démarche tellement recherchée et prônée par Lévinas.

Parmi les intervenants (et ils sont nombreux, et aucun n'est superflu de Hagui Knaan à Eli Sheinfeld, en passant par ceux mentionnéés ici et plus bas et d'autres encore), Daniel Epstein a les mots qui permettent de donner encore plus de volume à la philosophie de Lévinas, dévouée à l'humanisme de l'autre homme : l'autre ne sera jamais "à notre pointure".

Ce n'est pas que nous devions décrier, dénoncer, déraciner cet autre, parce qu'il nous juge mal, parce qu'il nous déteste, parce qu'il nous critique, nous boycotte ou nous combat. Ceci est vain. 

Nous apprenons de la pensée de Lévinas que l'autre restera toujours autre. Il est là et il nous est difficile. Il ne peut devenir pour nous, il ne devient pour nous, que lorsque nous réussissons à le regarder, à recevoir son visage, que lorsque nous assumons la responsabilité qui nous incombe de son visage.

Ce film sur l'absence de Dieu est un film qui peut aider le spectateur à découvrir qu'il n'est pas seul comme il souffre de l'être.

Lévinas est le philosophe qui conceptualise ce que Winnicott a apporté à la psychanalyse. 

Le champ de la reflexion n'est pas qui est l'autre, mais qui il est pour moi. Le champ de la reflexion est l'interpersonnel, ce qui se joue entre lui et moi.

Il n'est pas tant fondamental de savoir s'il ment ou s'il dit la vérité que de me demander ce que je peux faire pour obtenir que notre relation ne soit pas une relation de mensonge.

Et pour Lévinas, il n'est pas tant question de ce que je peux faire, que du fait qu'il m'incombe, à moi, de faire. C'est ma responsabilité.

La projection du film à la cinémathèque hier soir, a ėté prolongée par la montée sur la scène du réalisateur du film, Yoram Ron, de deux intervenants dans le film, professeur Ephraïm Méïr et Tsvia Grinfeld, et de questions et remarques de l'auditoire.

Une séance qui s'est concluue sur le constat de l'étonnamment insuffisante popularitė de Lévinas, et de son corollaire :

Pourquoi n'est-il pas devenu Le Philosophe avec les plus grandes majuscules ? 


La réponse se tient dans le degré d'exigence qui émane de la philosophie de Lévinas. Qui a la force de se sentir ainsi responsable de son prochain ? De l'autre ? De toute personne qui est face à moi ?

Certainement peu de gens.