mardi 14 avril 2020

Quelques remarques « sauerziss » sur l’hétérodoxe. Une excellente série tristement non caricaturale.





Esti - de qui le prénom est justement trouvé - est différente. C’est ainsi qu’elle s’annonce en tout premier lieu lors de la (seule) rencontre qu’elle a avec son futur mari.

Le film - en quatre épisodes..on ne fait plus aujourd’hui que des séries - montre très rapidement qu’il ne s’agit pas uniquement de sa personnalité mais aussi de sa définition démographique.

Esti est orpheline de l’avis de sa belle-mère, qui est le porte-parole de la société environnante, alors qu’elle est tout autre chose, qui vise à expliquer sa différence. J’y reviendrai.

Et le film montre avec acuité et sans faire de réductions cette société au sujet de laquelle je demeure tellement interloqué, malgré - ou du fait ? - de mon immersion en son sein depuis plusieurs années..

L’histoire se déroule dans la communauté hassidique « satmer » de New York, laquelle est en phase avec les satmer de Jerusalem, Bné Brak, Bet Shemesh, Anvers, Londres ou ailleurs, et ils constituent la composante générique du noyau extrème des ultraorthodoxes du monde juif.

Ils sont extrémistes par idéologie, dans leurs pratiques des mitzvot, ou de ce à quoi ils étendent les mitzvot, dans leur antisionisme, dans leur anti modernisme, dans leur différence de principe d’avec tout ce qu’est le monde moderne. En Israël, seul pays au monde à leur concéder cela, ils n’étudient rien de la science profane, au dela des quatre opérations arithmétiques, ils sont hassidiques et de ce fait ne font pas autre chose que ce que leur rav leur dit, depuis l’examen et l’achat des denrées alimentaires, jusqu’à la fréquence des relations sexuelles dans le couple, en passant par toute décision de la vie, et ils ne travaillent en général pas, par souci d’affiliation totale à la Torah.

C’est une société qui idéalise l’extrémisme, et c’est en cela qu’ils sont représentatifs du monde ultraorthodoxe, même s’ils en sont la frange la plus extrème, car le monde ultraorthodoxe se définit par cette idéalisation ainsi que par l’affiliation aux décisions rabbiniques. Ceux du film sont ceux qui poussent cela à son extrème.

C’est une société paradoxale parce qu’au chapitre interpersonnelle, elle est à la fois éminemment antipathique, et ostracisante et malveillante, tout en idéalisant le comportement d’autrui, y compris le prochain, ce qui fait de cette societé malveillante et puritaine et cancanière et grenouille de bénitier en méme temps une société altruiste et essentiellement préoccupée du bien être d’autrui, avec de nombreux ingrédients de bienveillance interpersonnelle. Mais avec la conviction de base que bien-être n’équivaut pas à ressenti personnel de bien-être (ce qui est jugé non seulement négligeable mais aussi et surtout superflu et nocif), mais à mode de vie uniquement dicté par le respect des lois et le service divin.

On élève ainsi Esti comme une orpheline - alors que sa mère a été rejetée par la communauté à cause de son comportement frondeur - en lui expliquant mensongèrement qu’elle est comme orpheline puisque sa mère l’a abandonnée - pour son bien ! Esti du point de vue des autorités rabbiniques de la communauté, et partant du point de vue de tous les membres de la communauté, sera mieux, aura une meilleure vie en étant élevée ainsi, que si on avait laissé sa mère continuer à l’influencer. Sa belle-mère a ainsi toutes les caractéristiques de la marâtre mais on voit bien comment ce ne sont pas de ses traits de caractère qu’il s’agit mais de son affiliation socioculturelle, elle aurait autant les dispositions d’être une bonne mère bienveillante. Elle est typique de la femme ultraorthodoxe standard, qui est vertueuse, et de ce fait, ne lève les yeux vers personne, et surtout aucun homme, et ne se laisserait pas aller à cotoyer ni faire un sourire à quelconque individu masculin.

Esti porte comme en elle la révolte non-dite contre ce message qu’on lui fait porter comme un fardeau et elle ne découvre son contenu qu’au cours du film.

Son mari, Yanki, est exactement typique de cette communauté alors qu’on serait tenté de le voir comme une caricature. Au chapitre relationnel dans le couple il ne comprend rien. Mais il n’est qu’en affiliation aux règles qui lui ont été inculquées. A Satmer, comme d’ailleurs à Gur (qui est la communauté hassidique la plus nombreuse, moins hostile que Satmer au monde moderne et au monde sioniste mais sans pourtant leur accorder du crédit) on ne dialogue pas homme et femme. La femme n’a pas le droit d’appeler son mari par son prénom, et quand lui parle d’elle il ne doit pas dire son nom mais « elle ». Ce n’est pas une coutume mais une doctrine. Il n’a aucune notion de ce que peuvent être des préliminaires à une relation sexuelle, et cela ne le caractérise pas personnellement mais fait uniquement de lui un satmer discipliné. Il n’a pas non plus - bien évidemment - la moindre notion génitalo anatomique. Il est celui qui demande le divorce au cours du film, non parce qu’il ne s’entend pas avec Esti, non parce qu’ils n’arrivent pas à « réussir » leur intimitè, non plus parce qu’il voudrait des enfants en tant qu’envie personnelle, mais parce qu’il ne mettent pas d’enfant au monde, et que cela ne lui permet pas de s’acquiter de son devoir religieux.

Esti s’enfuit donc et ce n’est que dans la suite du film que le spectateur comprend qu’elle s’enfuit en fait chez sa mère.

Le rav mande pour la ramener non quelqu’un en qui il a toute confiance, mais quelqu’un qui connait déjà le monde non-juif, à cause de ses propres débordements adolescents. Il est présenté comme "individu bénéficiant de la confiance du rav, parce qu’il a fait techouva", mais il est clair qu’il est choisi non du fait de la confiance, mais du fait qu’il a déjà été corrompu, et la communauté n’a ainsi pas besoin de mouiller un pur, et de risquer qu’il ne se perde. Moïchi est qualifié dans le film de générique. Chaque petit groupe de la communauté a son Moïchi, celui qui est allé regarder ailleurs, qui est revenu et qui donc apparaît vêtu selon les règles, mais tout en connaissant tous les aspects (y compris les glauques) du monde non toranique. Le film montre à travers lui ( et donc justifie implicitement les sources du comportement sociologique satmer) combien un individu qui a goûté aux plaisirs du grand monde n’en guerit véritablement jamais, même quand il annonce qu’il est « revenu ». Le Moïchi générique est la justification construite en personnage de tout le mode de vie de retrait de la communauté ultraorthodoxe.

Moïchi tente d’ "aider" Esti à se reprendre, et il utilise pour cela la fibre émotionelle. Il utilise la shoah, l’antisémitisme qui guette tout individu qui s’éloignerait de son judaïsme. Ici aussi, ceci ne décrit Moïchi en rien. Il est uniquement conforme à l’idéologie en vigueur dans son monde, idéologie pseudo post traumatique, d’une crainte entretenue et manipulée à des fins « éducatives ».

Le seul aspect que le film n’aborde pas est celui d’une hypothèse précisement post-traumatique d'abus sexuel chez Esti. Le film, donc éminemment freudien, ne présente que sa fronde, qu'elle impute au traumatisme non verbalisé de l’éloignement de sa mère, mais ne laisse rien imaginer de traumatique à l’origine de son incapacité à réussir l’intimité conjugale avec son mari. Comme si l’éducation - ou l’ignorance - judéochrétienne poussée à l’extrême pouvait à elle seule générer le vaginisme ou la douleur lors des relations. Ferenczi a été rejeté du monde psychanalytique par Freud quand il a tenté de suggérer que les abus sexuels lors de l’enfance sont la véritable origine de ces dysfonctionnements, et alors que l’ensemble du monde professionnel suit aujourd’hui Ferenczi, les réalisateurs de ce film sont restés fidéles au père fondateur.

C’est un film fondé sur un récit autobiographique dont je suggérerais de dire que son auteure a choisi de ne pas tout raconter. Elle seule sait, et avec elle nombreuses femmes, si je me trompe ou non.

Certains expriment l’opinion (l’espoir?) que l’épidémie de corona va générer un changement dans le monde ultraorthodoxe : nul n’ignore qu’ils sont ceux qui auront été les plus victimes et les plus propagateurs de cette maladie, en Israël, mais aussi aux USA, et même ailleurs dans le monde, même si uniquement dans de differentes proportions, dans la seule comparaison à l'intérieur du monde juif. Et ils auront avant tout été victimes de leur idéologie : ce sont les avis rabbiniques et la propension à l’extrémisme qui sont à l’origine de leur place de choix dans la population atteinte. Cela rejaillira-t-il sociologiquement et les aidera-t-il à se sortir de l’ornière de laquelle ils sont prisonniers ? Yamim yaguidou dit-on en hébreu, « les jours nous le diront ».

Mais je ne croirais pas si facilement que cela en un tel changement. Ce phénomène ultraorthodoxe existe précisément du fait de la méfiance humaine vis-à-vis du changement. Les ultraorthodoxes n'auraient qu'à ouvrir les yeux pour trouver d'excellentes raisons à un judaïsme plus progressiste. Ils ne font pour certains d'entre eux aucun choix, probablement par frilosité intellectuelle, mais pour beaucoup d'entre eux, ils font le choix de rester – quand ce n'est pas de devenir – tels, puis se tiennent à leurs choix, et non uniquement par soumission sociologique.

La voie juive la plus difficile est décidément celle du monde "modern orthodox", de la recherche de l'harmonie entre attachement ( y compris contraignant) aux richesses de ce bagage (et dont l'immense bibliothèque est le principal signe ), et immersion dans le monde moderne.

Aux yeux du monde ultraorthodoxe, cette catégorie n'existe pas autrement que comme sous-catégorie de ce qui est unorthodox, le nom du film en anglais.

dimanche 5 avril 2020

Le seder de Bné Brak, alors et en 2020.





En ce mois d’avril 2020, la question n’est pas : « tiens ! Si on se penchait sur l’histoire des hakhamim de bne Brak qui nous est contée dans la haggadah? », mais « comment ne pas parler de ce passage de la haggadah? ».

Je vais présenter deux lectures rabbiniques, et en oser une troisième, personnelle, presque étonné de ne pas l’avoir lue sous d’autres plumes, entendue d’autres organes vocaux..

Le rav Jonathan Zachs, grand de notre génération, analyse dans sa haggadah très historiquement ce passage, au point de parvenir à le dater exactement. Il réfute l’hypothèse assez répandue selon laquelle ces rabbanim étaient comme ayant pris le maquis du fait de la révolte de Bar Kochba, et met en parallèle les quelques lignes de notre haggada, avec un autre extrait talmudique, d’un autre séder qui se déroulait semble-t-il la même année mais dans une autre ville d’Israël, pour insister sur qui est mentionné dans notre haggada et non moins qui n’est pas mentionné : il arrive à la conclusion que notre passage mentionne une fraction des rabbanim, l’autre passage une autre fraction, et déduit de l’histoire que le point central de ce passage est la discorde qu’il y eut entre Rabban Gamliel (qui n’est pas au séder de Bné Brak) et en particulier son second - quand rabban Gamliel était président du sanhédrin - Rabbi Yehoshua (qui est, lui, à Bné Brak), discorde suite à laquelle Rabbi Eleazar Ben Azaria fut - provisoirement- nommé à la place de Rabban Gamliel.
L’ajout exégétique du rav Zachs est que les textes attestent du retour opéré par Rabban Gamliel après notre épisode, retour qui l’amena à s’excuser publiquement pour la raison qui avait provoqué son éviction (attitude sur-stricte) et à retrouver son poste (occupé donc en fait très provisoirement au moment de notre texte).
Rav Yonathan Zachs met l’accent sur la discorde et la conciliation, exprimant comment ce sont des valeurs fondamentales, en général, et dans le monde juif en particulier.

La lecture avec laquelle j’ai grandi est celle de Manitou, qui met l’accent sur l’autre extrémité de ce passage. Manitou, ne tient aucun compte de la composition de l’assemblée, et donc des avis des protagonistes de la situation, il enseigne à travers ce passage sa fondamentale notion de diagnostic de l’époque. Pour Manitou, le rôle du rabbin, en particulier depuis que la prophétie a quitté le monde, est de savoir diagnostiquer son époque, de savoir analyser les évènements du présent dans une perspective historique, et si possible, dans une perspective eschatologique. Et donc, il est question pour Manitou non de la nuit du séder, mais de la nuit comme symbole de l’exil, et de Rabbi Eléazar ben Azaria comme de l’individu qui sait analyser son époque, bien qu’il n’ait que 18 ans, et qui transmet son enseignement de façon semi codée à travers cette analogue : on ne doit pas seulement enseigner la sortie d’Egypte quand le peuple est en situation d’étre libéré (jour), mais aussi quand il est en période trouble, obligé de se cacher (nuit, et peut-être résistance face à la puissance occupante comme au moment de Bar Kochba).

Je voudrais ajouter notre actualité à ces deux interprétations aux deux pôles de ce que raconte ce texte.

Nous voici à la veille d’un Pessah’ bien particulier, d’une période de passage de Pourim à Pessah’ bien particulière, et si nous ne l’avions pas remarqué, alors l’actualité vient de nous mettre les points sur les « i » précisément autour de Bné Brak.

Il parait presque aveuglant combien la propagation du corona en Israël est étroitement liée au monde ultraorthodoxe. C’est à Bné Brak, mais aussi dans la plupart des localités à forte proportion ultraorthodoxe - dont Jérusalem, Bet Shemesh, Elhad en particulier, que le corona s’est le plus répandu, au point que malgré la discrétion de la plupart des organes de presse tout le monde sait que les principaux touchés, hospitalisés, et disparus sont des ultraorthodoxes.

On sait qu’en France aussi la fête de Pourim, mais aussi une nonchalance marquée à l’égard de l’épidémie, ont provoqué que le corona a gravement atteint la communauté juive, à Strasbourg et à Paris en particulier.

Les juifs pratiquants vivent souvent en importante proximité, prières triquotidiennes à la synagogue et fêtes largement communautaires (mariages, bar mitzvot, mais aussi fêtes autour de Pourim) et ce n’est pas cette particularité qui est ici « en cause ». Il est probable qu’il sera impératif de repenser ces manifestations en tout cas dans l’immédiat après corona, mais c’est d’un autre pan que je veux parler.

Le passage de la haggada mentionne cinq sages à qui les élèves viennent signaler que le jour est venu, s’est levé. Dans l’interprétation de Manitou, ils viennent peut-être annoncer que ce n’est peut-être plus la nuit au sens symbolique, mais en tout cas il s’agit comme d’une situation paradoxale à celle de la prescription de Pessah’ : une des prescriptions majeures de Pessah’, outre la consommation de matzah, l’élimination du hametz, est : « tu enseigneras à ton fils »...et notre texte vient comme nous montrer une situation dans laquelle ce sont les élèves qui viennent comme « réveiller » les maîtres.

Ce sont les élèves qui sont en contact avec la réalité extérieure et sont dans l’obligation de venir mettre les maîtres au diapason de la situation.

Cet été, après mon voyage en Pologne qui m’avait fait faire bon nombre de découvertes quant à la réalité dans laquelle vivait ma famille au début du vingtième siècle, j’ai aussi découvert un pan bien particulier du contexte de la vie de Pulawy aux tous débuts de ce vingtième siècle, le pan de la communauté hassidique, à laquelle ma famille appartenait, hassidout « Pilew », dirigée par le petit fls du rabbi de Kotzk, reb Israël Haïm Morgenstern, puis par son fils Moché Mordokhaï Morgenstern.

Ces trois rabbanim ont en commun de s’être isolés sur la fin de leur vie, le troisième allant même jusqu’à « fermer » sa cour en quittant Pulawy pour Varsovie en 1916. On objectera que chacun des trois avait ses raisons, que le kotzker s’est isolé pour ses raisons, et ainsi de suite, mais le dénominateur commun existe néanmoins.

Je tente l’hypothèse que ce dénominateur commun est lié à un examen de conscience. C’est une hypothèse gratuite puisque je n’ai trouvé aucun écrit, d’aucun des trois, qui atteste de la véracité de mon hypothèse, mais je la maintiens quand même : un admor hassidique n’écrit pas sur ses états d’âme, et ceci d’autant moins quand ce qu’il prône est l’effacement de l’individu, ce qui fait en particulier que ni le grand-père ni le petit-fils ni l’arrière petit-fils n’ont écrit sur leur propre vécu, mais les convictions de l’un comme de l’autre, comme du troisième se sont heurtées à la réalité comme à des murs et je me demande si en pareille situation l’individu ne se retrouve pas acculé à se poser des questions.

Je crains que cette auto censure est très/trop peu fréquente chez les personnages charismatiques ou en charge et je suis presque fier d’en trouver des signes dans ce courant hassidique, presque fier d’appartenir à une cour hassidique qui se serait éteinte parce que ses dirigeants ont compris qu’ils s’étaient fourvoyés.

Je me demande si le monde aurait avancé d’une autocritique publique à la façon soviétique.

Je suis loin de ressentir de la sympathie pour le fonctionnement du parti communiste de l’urss zal, mais je crains de ne pencher en faveur de l’auto critique, je crains de la souhaiter, d’attendre de l’entendre, de la part des autorités rabbiniques du Bné Brak d’aujourd’hui pour parler clairement .

Je ne suis pas éloigné de penser que nos attitudes mentales ont de l’impact au delà de ce que nous savons concevoir. Penser que si les rabbanim du monde ultraorthodoxe font amende honorable et demandent pardon pour la part qu’ils ont eu dans la propagation du corona, cela va ralentir le corona, c’est de la pensée magique et je n’y cède pas. Par contre, penser qu’une telle attitude puisse avoir un impact positif, oui, je le pense, et je le souhaite.

Nous sommes donc à la veille d’un Pessah’ où il ne faut pas seulement attendre l’enseignement des anciens, ils ont peut-être autant, si ce n’est plus, à entendre des jeunes. Il ne faut pas seulement nommer quelqu’un de 18 ans à la tête du sanhédrin à la place d’un rav de 93 ans, il faut aussi que ces rabbanims s’ouvrent à la réalité, la regardent, et même si c’est possible, avec humilité et auto-critique.

Et surtout, la sortie d'Egypte n'est-elle pas un paradigme de changement ? tournez la page !