Le premier soir de Pessah', nous faisons le
seder, nous racontons la sortie d'Egypte, nous consommons de la matsah, ainsi
que du maror...et nous faisons un repas familial et extra familial,
"quiconque le souhaite vienne passer Pessah' avec nous".
Nul doute que les sages du peuple juif se
sont intensément penchés sur la question qui travaille chaque juif à chaque
génération : "mes enfants, mes descendants seront-ils encore juifs ? Que
doivent-ils faire pour le rester et que dois-je, que puis-je faire pour influer
dans le bon sens?"
Cela parait être le premier souci des
rédacteurs de la hagadah, ce texte que l'on lit lors de cette réunion familiale
extraordinaire paraissant l'outil dédié à cette tâche : Il y a les juifs de
kippour et les juifs de Pessah'. Ceux que Pessah' est l'occasion annuelle de
les "attraper", de leur faire goûter (à tous les
sens du terme) ce qu'est être juif.
Et cela induit une préoccupation
psycho-pédagogique. Comment maximaliser cette occasion ? La hagadah est tout
entièrement orientée selon l'axe questions-réponses. On lit des questions, on
fait une mise en scène destinée à susciter les questions, et on répond aux
questions, par le récit.
C'est une première résolution : on ne fera
pas rester les enfants juifs par la voie de la réflexion philosophique. Il faut
raconter, re-raconter. Un peu comme ce livre fétiche que nous avons tous,
"que nous revenons lire fois après fois", après que, enfants, il y
avait l'histoire fétiche, celle qu'il nous fallait l'entendre racontée par le
parent de service tous les soirs avant de s'endormir.
Les récentes découvertes scientifiques sur
le cerveau font que l'on ne parle presque plus de ces quatre ou cinq zones
(frontale, occipitale, temporale, pariétale), depuis que semblent avoir été
identifiées quelques 180 zones du même cerveau humain, chacune activée dans
telle ou telle situation. Il parait ainsi que ce n'est pas la même zone qui est
activée selon que nous entendons une conférence sérieuse et intellectuelle ou
une histoire qui nous est racontée.
Mieux encore, ces mêmes recherches ont
démontré que le cerveau se régénère et la question est de trouver ce qui le
fera se régénérer le mieux, ce qui entretiendra au mieux les diverses fonctions
du cerveau.
Il y a les fonctions avancées, celles qui
permettent de passer le bacc. , et il y a les fonctions qui créent l'identité.
Une identité qui parait ne pas tant être cognitive et fruit de l'étude adulte
mais bien plus ancrée dans des expériences précoces et primordiales, des
expériences qui sont loin de n'être que cognitives, des expériences dans
lesquelles l'affectif, le relationnel, l'attachement parental occupent la
première place, comme si ce type d'expériences était en amont du cognitif,
voire était ce qui prépare au cognitif et le rend possible.
Les sages de notre tradition n'avaient pas
lu les résultats de ces récentes découvertes scientifiques, mais ils paraissent
avoir cherché à faire passer à Pessah' ce qui est en amont du cognitif, ce qui
va enraciner l'individu dans son judaïsme,
Et c'est ainsi qu'ils ont fait un choix
narratif bien particulier : les grands noms de l'histoire juive ne sont pas
occultés (on trouve
ainsi Avraham, Itshak, Yaakov, Noé, Moshé, Aaron, mais chacun apparaît dans la
hagadah une fois seulement, comme pour bien clarifier qu'ils ne sont nullement
les piliers de cette préoccupation.
Pas de mise en avant de l'un ou de l'autre.
Le sujet est "sortie d'Egypte" dont les hébraïsants savent que cette
dernière est le prototype de l'angoisse, de l'enfermement (le mot mitsraïm est
construit sur la racine verbale qui signifie "étroit", le singulier
de mitsraïm - mot pluriel - est "métsar" qui signifie geôle, ou
angoisse).
Il faut sortir de l'enfermement dans lequel
on se trouve par rapport à sa relation au monde social, il faut reconquérir la
possibilité, la légitimité, et l'interêt à ce que signifie être juif.
Pour cela, on pourra lire, pratiquer les
mitzvot, étudier l'histoire de nos ancêtres et réfléchir avec le talmud, mais
il faut commencer par s'extraire et se rattacher.
S'extraire de ce qui fait obstacle à notre
rattachement. Obstacles internes et externes.
Pour cela, nous faisons le séder, en
famille, plusieurs générations réunies, et nous posons des questions, et
essayons des réponses.
Pour cela aussi, nous mangeons de la
matsah. Et m'a été donnée hier (grâce à un dvar Torah prononcé par Jacques
Bing) l'occasion de parfaire la réponse à une vieille question au sujet de
cette matsah : en Genèse 19, Lot reçoit les anges venus détruire Sodome et
Gomorrhe et leur sert...des matsot. Et Rachi, imperturbable, de commenter
:" c'est parce que c'était Pessah'".
Quel Pessah' peut-il ainsi être fêté
quelques 250 ans avant la sortie d'Égypte ??
Manitou enseignait que les fêtes juives ont
un caractère historique mais qui est associé à un caractère extra historique,
qui a précédé l'occurence historique leur correspondant.
Mais j'ai quand même toujours eu un peu de
mal à accepter cette préscience dont auraient bénéficié les patriarches,
surtout si elle doit être dans les moindres détails. Et ainsi la question
subsistait en moi. Un peu comme ce Rabbi Eleazar ben Azaria de la hagadah
qu'une question préoccupait au fil des années.
Et voici que je pense mieux comprendre ce
que voulait dire Rachi, et ce qui fait que Lot a servi des matsot : les matsot
sont l'aliment qui correspond à la situation dont Pessah' est le paradigme :
une situation d'urgence, dans laquelle le fait d'être juif/différent est
bientôt si ce n'est déjà menacé.
C'est exactement la situation de Lot, qui
vit une sortie d'Egypte privée.
C'est le sens de ce que nous disons le soir
du seder, que chaque juif doit non tant se remémorer la sortie d'Egypte
collective historique et officielle que se sentir comme si lui-même sortait
d'Egypte.
Nous avons tous, à toute époque (même si
certaines époques sont en résonance plus ou moins forte avec le paradigme),
cette convocation du printemps, cette occasion de nous rattacher à notre
judaïsme, à surmonter les obstacles internes ou externes qui sont sur notre
route, et à effectuer notre sortie d'Egypte, entre autres en mangeant des
matsot.
Pessah' cacher vesameah' lekol am Israël.