jeudi 15 décembre 2022

Enigmes et rêves

Les onze énigmes par lesquelles plus ou moins s’ouvre le midrach eikha rabba (en principe en commentaire sur le morceau du premier passouk « rabbati bagoyïm ») sont considérées par bon nombre de commentateus actuels comme le morceau de choix de ce midrach. Nous avons déjà examiné en partie certaines d’entre elles, à la manière de Chouchani-Lévinas je dirais, c’est à dire en ne les considérant nullement comme des anecdotes sur lesquelles il convient de passer rapidement, et en ne s’attardant pas sur l’aspect philologique, qui consisterait à les examiner globalement comme un style littéraire ou comme s’insérant ou non dans telle donnée historique, mais en essayant de les décrypter, de chercher en quoi quelque message en elles dissimulé est susceptible de nous interpeller directement (et non seulement par exemple de se demander en quoi cela interpellait untel ou untel à telle ou telle époque, pour raison sociologiques ou historiques, ou encore idéologiques). Non que je ne voie aucun interêt à une telle approche philologique ou historique, juste je me sens plus nourri quand la recherche m’interpelle plus personnellement qu’universitairement, historiquement ou universellement. Je considère par exemple qu’aujourd’hui aussi, comme à l’époque de la destruction du premier ou du second temple, ou comme à l’époque de la rédaction de notre midrach, le judaïsme de gola est en interaction, en tension, en dialogue avec le judaïsme d’Israël, de façon probablement différente qu’à différentes époques mais le sujet est incontestablement actuel pour nous. Si à certaines époques il était dangereux (au sens de risquer sa liberté ou sa vie) d’écrire certaines choses ouvertement, peut-être une sorte de danger continue à perdurer dans notre siècle et dans notre europe éclairés. N’avons-nous pas autour de nous certains exemples vivants de la difficulté à écrire d’un côte, à lire de l’autre tel ou tel avis minoritaire, ou jugé scandaleux ? Je n’ai qu’à m’arrêter d’écrire dix secondes pour réfléchir et se présentent à mon esprit sujet après sujet malmené par la controverse, l’exaspération, l’idéologie, la phobie, la réticence intellectuelle ou politique. Aujourd’hui, en nos lieux, on ne met plus les gens en prison pour afficher telle ou telle opinion minoritaire, mais ce n’est pas qu’il est devenu facile d’être minoritaire. On se retrouve très rapidement catalogué réactionnaire, ou dangereux, ou nuisible, ou seulement nocif. Ceci pourrait conduire tel ou tel écrivain, tel ou tel groupe d’intellectuels à préférer s’exprimer de façon enigmatique plutôt qu’ouvertement. Ainsi en est-il du secret. Pourquoi certaines choses sont-elles catégoriées secrètes ? Cela peut être pour des raisons sécuritaires, de peur que l’ennemi découvre telle ou telle arme, mais d’autres raisons peuvent pousser au secret, à l’écriture cryptée. La honte, la gêne de risquer de se trouver catalogué, la crainte de ne pas être compris qui va pousser tel ou tel individu à préférer s’exprimer à mots ambigus plutôt que tranchants. Galit Hazan Rokem dans un texte intitulé « eikha-ayéka » (c’est à dire qui met en exergue l’identité littérale des deux mots aux sens bien éloignés : le premier exprimant la question la moins explicite qui soit « comment ?? », le second la question presque la plus exploratrice qui soit « où es-tu ? » ou même la plus accusatrice qui soit si on se réfère à son occurence biblique de Beréchit 3, 9 où l’Eternel s’adresse en ces termes à l’homme après qu’il ait enfreint l’interdiction formelle qui lui avait été faite de consommer de l’arbre de la connaissance du bien et du mal) écrit tout un article sur ces onze énigmes. Bien qu’elle écrive depuis la posture d’une professeure d’université occupant une chaire en littérature folklorique, elle considère le folklore avec le plus grand sérieux, et place les écrits de ces énigmes - comme ceux du midrach - à mi-chemin entre le folklore et la philosophie. Elle demeure à mon goût trop en hauteur, trop loin du texte, mais a quand même quelques enrichissements à apporter aux intuitions que nous avons eues. Elle mentionne beaucoup l’opposition secret-dévoilement qui est mis en exergue dans l’énigme : l’énigme dissimule le vrai sujet et disparait avec son dévoilement. C’est le monde du tout ou rien. Pour elle, c’est tout un style voué à illustrer la situation post destruction du temple, monde manichéen ou non ? L’énigme renvoie au mode manichéen. Galit H.R. prend aussi appui en particulier sur une de ces énigmes pour suggérer que ce mode d’écriture interrogatif peut renvoyer le lecteur à la question de sa propre identité « qui suis-je »? Suis-je moi-même ? Deviendrai-je athénien à court, moyen ou long terme ? Une identité mixte est-elle possible ? Galit H.R. voit aussi du deuil dans bon nombre des thèmes des énigmes, quelqu’un qui part à la recherche de l’héritage laissé par son père, l’énigme du mortier cassé parle aussi de destruction, l’hôte qui dort sur un lit cassé et qui finit par se retrouver au sol, l’énigme avec l’esclave illustre aussi la situation du peuple réduit en esclavage, l’habitant de Jerusalem aux sandales crevées est aussi une image de deuil d’une manière moins directe. Comme si tout ce florilège d’énigmes visait à donner le ton de tout le traité : il y sera question du peuple après la destruction du temple, et avec en son centre les questions de la durée et de l’irreversibilité de l’exil qui s’en sont suivies. Peut-être la suite du traité, avec cette avalanche de rêves vient-elle présenter la possibilité d’entrevoir la suite. Sera-ce de l’ordre du rêve ? C’est à dire doit-on attendre le message qui viendra d’en haut ? Autrement dit, le rêve, avec ses particularités, ni réflexion, ni hallucination mais comme structure intermédiaire et impalpable est-il inféodé à la prophétie ou peut-il être une tentative de se projeter, de s’imaginer dans le futur, dans un futur autre ? Un midrach existentialiste…

jeudi 1 décembre 2022

Encore dans Eikha Rabba...

 

Et si nous poursuivions un peu la réflexion sur ce midrach, sur cette agaddah fournie (inventée ?) par le midrach, en Eikha rabba 1 11.

Elle renvoie explicitement à Samson, décrivant une situation presque entièrement analogue à ce qui est décrit en Juges 14. Là-bas, Samson est aux prises avec les philistins, ici dans le midrach, nous sommes aux prises avec les grecs, et nous-mêmes rehov Bétar, comme en mise en abyme, nous sommes positionnés comme en psychodrame en situation de débat autour d’une question similaire. Chez Samson, les philistins vont-il l’emporter ? Au niveau du texte du midrach, des grecs et des juifs qui va l’emporter , qui sera le plus intelligent ? Et à notre niveau à nous, qui a le plus d’impact, qui a le mieux survécu ? La science et le savoir juif mutés en israélianisme ou ses rivaux chrétiens ou musulmans ?

Dans le texte biblique, Samson ne raconte pas à ses parents ses actes de bravoure aux prises avec un lion, mais le vainc puis intériorise la situation et sa suite (il revient vers la carcasse du lion envahie par un essaim d’abeilles et découvre en son sein du miel), et en tisse une énigme qu’il soumet aux philistins (
מהאוכל יצא מאכל ומעז יצא מתוק) pour les mettre en échec. Il organise comme un jeu avec eux, dont l’enjeu est le vêtement. Ils trouvent le moyen - par l’intermédiaire de la fiancée de Samson - de déchiffrer l’énigme, c’est lui qui perd ses vêtements pour ainsi dire mais il réussit par sa force à livrer son dû (30 habits), c’est à dire en réaffirmant sa puissance.

Dans notre texte du midrach, ce sont aussi les juifs qui inventent l’énigme, (« 9 sortent, 8 entrent, 2 versent, 1 boit, 24 nourrissent ») et l’enjeu est aussi le vêtement. L’athénien déchiffre aussi l’énigme (par le biais non de la fiancée mais de l’autorité intellectuelle, le maître), et les vêtements sont restitués. L’intelligence a été tempérée par le maître (qui sait peut-être voir plus loin, et par cela, modérer l’impulsivité ?, qui sait ? peut-être qu’il ne faut pas tant vaincre que cohabiter ?)

Et à notre niveau, qu’est-il sorti de notre joute sur les influences et les avantages respectifs des diverses cultures auxquelles nous avons été et sommes encore confrontés ?

Avons-nous sauvé nos habits ou avons-nous perdu notre culotte ? Ou encore notre authenticité ? (Ont été sauvés d’Egypte ceux qui n’avaient pas changé leur habillement…devrait-on tous ne se vêtir que de noir, blanc et couleur de muraille, plus les très jolies perruques ou foulards serrés, straimel et autres tsitsit et péoth ?)

Le thème de l’énigme doit aussi nous interpeller : nous vivons nous aussi une énigme. Comment comprendre cet antisémitisme qui perdure au-delà des siècles et des frontières ? Comment réussir à trouver un mode de vie avec/sans/malgré les palestiniens (il y a dix ans j’aurais probablement écrit « les palestiniens et le monde arabe », aujourd’hui il semble que la situation ait évolué favorablement) ? Comment gérer notre identité face au monde occidental ? Quoi enseigner ? Au nom de quelle sagesse prendre nos options de vie ?

Et si nous entrions dans l’énigme elle-même ? Que vient-elle évoquer sinon le caractère universel de l’humain comme cela a déjà été mentionné pendant notre étude ? Caractère de l’humain, ou caractère de l’humain juif (celui pour lequel les 8 qui rentrent reçoivent un sens, celui des 8 jours au terme desquels on entre dans l’alliance d’Avraham), mais en cela peut-être écho si ce n’est renvoi de balle à la célèbre énigme du sphinx (quel est l’animal qui marche sur quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ?), elle aussi portant sur l’humain..
Chez le sphinx, caractéristiques sexuels entre autres de l’humain (l’énigme est posée à Œdipe, et Freud suggère de voir les quatre pattes non comme signe de comment se déplace le jeune enfant mais plutôt comme allusion au jeu de la bête à deux dos, munie elle aussi de quatre pattes et désignant l’ante enfance..) tandis que l’énigme posée à Jérusalem est munie des appareils juifs (la brit mila - qui joue aussi un rôle important dans l’histoire de Samson évoquée ci-dessus, lui qui se prépare à épouser une philistine, fille d’incirconcis - et les 24 qui abreuvent et qui peuvent être vus non comme les deux ans d’allaitement mais comme les 24 livres de la Bible).

La fin de l’hstoire racontée dans le midrach est qu’il n’y a pas de vainqueur ni de vaincu…ce qui nous rappelle notre précédente étude : jusqu’à aujourd’hui il y a de nombreuses voix dans le judaïsme pour justifier la vie au sein des nations.