jeudi 15 décembre 2022
Enigmes et rêves
jeudi 1 décembre 2022
Encore dans Eikha Rabba...
Et si nous poursuivions un peu la réflexion sur ce
midrach, sur cette agaddah fournie (inventée ?) par le midrach, en Eikha rabba
1 11.
Elle renvoie explicitement à Samson, décrivant une situation presque
entièrement analogue à ce qui est décrit en Juges 14. Là-bas, Samson est aux
prises avec les philistins, ici dans le midrach, nous sommes aux prises avec
les grecs, et nous-mêmes rehov Bétar, comme en mise en abyme, nous sommes
positionnés comme en psychodrame en situation de débat autour d’une question similaire.
Chez Samson, les philistins vont-il l’emporter ? Au niveau du texte du midrach,
des grecs et des juifs qui va l’emporter , qui sera le plus intelligent ? Et à
notre niveau à nous, qui a le plus d’impact, qui a le mieux survécu ? La
science et le savoir juif mutés en israélianisme ou ses rivaux chrétiens ou
musulmans ?
Dans le texte biblique, Samson ne raconte pas à ses parents ses actes de
bravoure aux prises avec un lion, mais le vainc puis intériorise la situation
et sa suite (il revient vers la carcasse du lion envahie par un essaim
d’abeilles et découvre en son sein du miel), et en tisse une énigme qu’il
soumet aux philistins (מהאוכל
יצא מאכל ומעז יצא מתוק)
pour les mettre en échec. Il organise comme un jeu avec eux, dont l’enjeu est
le vêtement. Ils trouvent le moyen - par l’intermédiaire de la fiancée de
Samson - de déchiffrer l’énigme, c’est lui qui perd ses vêtements pour ainsi
dire mais il réussit par sa force à livrer son dû (30 habits), c’est à dire en
réaffirmant sa puissance.
Dans notre texte du midrach, ce sont aussi les juifs qui inventent l’énigme, (« 9
sortent, 8 entrent, 2 versent, 1 boit, 24 nourrissent ») et l’enjeu est
aussi le vêtement. L’athénien déchiffre aussi l’énigme (par le biais non de la
fiancée mais de l’autorité intellectuelle, le maître), et les vêtements sont
restitués. L’intelligence a été tempérée par le maître (qui sait peut-être voir
plus loin, et par cela, modérer l’impulsivité ?, qui sait ? peut-être qu’il ne
faut pas tant vaincre que cohabiter ?)
Et à notre niveau, qu’est-il sorti de notre joute sur les influences et les
avantages respectifs des diverses cultures auxquelles nous avons été et sommes
encore confrontés ?
Avons-nous sauvé nos habits ou avons-nous perdu notre culotte ? Ou encore notre
authenticité ? (Ont été sauvés d’Egypte ceux qui n’avaient pas changé leur
habillement…devrait-on tous ne se vêtir que de noir, blanc et couleur de
muraille, plus les très jolies perruques ou foulards serrés, straimel et autres
tsitsit et péoth ?)
Le thème de l’énigme doit aussi nous interpeller : nous vivons nous aussi une
énigme. Comment comprendre cet antisémitisme qui perdure au-delà des siècles et
des frontières ? Comment réussir à trouver un mode de vie avec/sans/malgré les
palestiniens (il y a dix ans j’aurais probablement écrit « les
palestiniens et le monde arabe », aujourd’hui il semble que la situation
ait évolué favorablement) ? Comment gérer notre identité face au monde
occidental ? Quoi enseigner ? Au nom de quelle sagesse prendre nos options de
vie ?
Et si nous entrions dans l’énigme elle-même ? Que vient-elle évoquer sinon le
caractère universel de l’humain comme cela a déjà été mentionné pendant notre
étude ? Caractère de l’humain, ou caractère de l’humain juif (celui pour lequel
les 8 qui rentrent reçoivent un sens, celui des 8 jours au terme desquels on
entre dans l’alliance d’Avraham), mais en cela peut-être écho si ce n’est
renvoi de balle à la célèbre énigme du sphinx (quel est l’animal qui marche sur
quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ?), elle aussi portant sur
l’humain..
Chez le sphinx, caractéristiques sexuels entre autres de l’humain (l’énigme est
posée à Œdipe, et Freud suggère de voir les quatre pattes non comme signe de
comment se déplace le jeune enfant mais plutôt comme allusion au jeu de la bête
à deux dos, munie elle aussi de quatre pattes et désignant l’ante enfance..)
tandis que l’énigme posée à Jérusalem est munie des appareils juifs (la brit
mila - qui joue aussi un rôle important dans l’histoire de Samson évoquée ci-dessus,
lui qui se prépare à épouser une philistine, fille d’incirconcis - et les 24
qui abreuvent et qui peuvent être vus non comme les deux ans d’allaitement mais
comme les 24 livres de la Bible).
La fin de l’hstoire racontée dans le midrach est qu’il n’y a pas de vainqueur
ni de vaincu…ce qui nous rappelle notre précédente étude : jusqu’à aujourd’hui
il y a de nombreuses voix dans le judaïsme pour justifier la vie au sein des
nations.
vendredi 25 novembre 2022
Dialogues du temps passé...depuis eikha rabba
En eikha rabba, sur le premier verset de ces Lamentations de Jérémie, le midrach semble tenter de battre les records de l’exégèse augmentée par l’imagination - laissant par là-même ouverte l’éternelle question de la transmission, de la loi orale, reçue au Sinaï ? Sempiternellement produite par les commentateurs de génération en génération ? Question que nous ne règlerons pas aujourd’hui. Question de celles qui se refusent à la réponse, ou auxquelles aucune réponse ne sera jamais définitive..
Mais revenons à notre midrach. Dans le cadre de
toute une liste d’anecdotes supposées s’être déroulées entre des ressortissants
d’Athènes et de Jérusalem, en joute sur l’intelligence comparée des uns et des
autres, le midrach, en 1.8., nous présente deux histoires de haute portée
symbolique :
Un athénien s’en vint à Jérusalem et ayant trouvé
sur son chemin un mortier cassé, se présenta chez un …tailleur pour lui
demander de bien vouloir lui recoudre ! Le tailleur ne se démonta pas, lui
tendit une poignée de sable et lui dit : « fais des fils à partir de ce
sable, et je les utiliserai alors pour recoudre le mortier ».
De quoi s’agit-il ici sinon d’une joute entre
vainqueur et vaincu ? L’athénien peut se rendre en vainqueur à Jérusalem
détruite et se moquer de ses modestes artisans…pour entendre de la bouche du
premier tailleur venu les signes de sa finesse intellectuelle. Le mortier est
peut-être une allusion au temple détruit et à l’activité quotidienne de
consomption de l’encens tellement importante qui s’y déroulait et qui s’est
trouvée annulée. Le sable pourrait être une allusion à la promesse divine faite
à Avraham, que sa descendance sera aussi nombreuse que le sable de la mer. Mais
pourquoi le tailleur juif attend-il du grec que celui-ci tisse les fils à
partir du sable ? Cela viendrait-il suggérer que la destruction du temple et l’exil
qui s’en est suivi ne sont pas seulement une humiliation après l’autre, mais
que la reconstruction ne pourra venir que du fait de la mise à profit de l’exil
chez des nations, desquelles Israël pourra par exemple apprendre la technologie
?
La seconde histoire, en eikha rabba 1.9. Vient
présenter une autre joute : un autre athénien (ou bien aurait-ce pu s’agir du
même ?) se rend à Jérusalem, interpelle un autochtone et l’envoie lui acheter
des oeufs et des fromages. Quand la commande lui est livrée il s’adresse à
l’autochtone et lui dit « serais-tu capable de me dire quel fromage
provient du lait d’une chèvre blanche et quel fromage provient du lait d’une
chèvre noire ? » et l’autochtone de lui répondre en lui montrant deux
oeufs :« saurais-tu dire lequel a éte pondu par une poule blanche et
lequel provient d’une poule noire ? ». Peut-être le grec vient-il ici dire
au juif que cette distinction sur laquelle sont tellement crispés les juifs
entre juifs et non juifs n’a plus de raison d’être une fois les peuples
mélangés ? Et peut-être le juif dans ce midrach répond-il une réponse fondée sur la perspective
du temps : au stade numéro un, les personnages semblent identiques, semblent
s’être mélangés ainsi que les oeufs et les fromages…mais les oeufs éclosent et
surgissent des oisillons qui auront bel et bien des couleurs différentes selon
qu’ils auront eu tel ou tel parent…
Il ne semble pas que ces histoires sont si
orientées qu’elles le prétendent (le « titre » est qu’elles visent
toutes à montrer la supériorite intellectuelle du peuple juif sur la
civilisation grecque, supériorité qui demeure malgre la défaite militaire). On
aurait plutôt l’impression qu’on est décidément plus dans le domaine de
l’interrogation que dans celui de la réponse, que les rabbins du midrach s’interrogent
sur l’impact de cet exil qui vient de leur être imposé…en fait pour la seconde,
si ce n’est troisième fois (les auteurs du midrach vivent aux premiers siècles
suivant la destruction du deuxième temple, détruit par les romains..et il est
ici question des grecs ).
Impact ramifié que nous interrogeons quant à nous
les yeux tournés vers l’arrière tandis que les rédacteurs de notre texte ont
une perpective de temps sensiblement différente de la notre : ils ont une
histoire relativement récente d’exil qui a commencé après avoir déjà une
première fois pris fin…pour recommencer quelques cinq cents ans plus tard…
Et si leur perspective était aussi la notre ?
dimanche 16 octobre 2022
sur Kippour. Quatrième texte : Introspection, intervention, intercession.
Kippour et roch hachana sont le moment phare de l’introspection.
De quoi vient donc se mêler rav ? Après tout, si le boucher l’a offensé, qu’il
fasse lui-même ses propres comptes. Pourquoi aller le titiller, le brusquer,
l’offenser finalement ?
Je suppose pour une raison dérivant de la leçon du shofar. Le shofar symbolise
l’introspection, favorise l’introspection, et la mitzva n’est pas de sonner du
shofar mais bien d’écouter le son du shofar.
La mitzva est d’écouter autrui non nécessairement qui vient vous parler, vous
faire la morale. Quelqu’un qui vient rappeler que nous ne sommes pas seuls. Mes
actes ne me renvoient pas uniquement à ma conscience personnelle de laquelle
personne ne doit se méler au nom de la discrétion, au nom d’un « ce sont
des affaires personnelles, n’intervenons pas ».
Je suis toujours parmi les humains, et si je suis parmi les humains juifs, ils
ont non seulement un droit mais un devoir d’intervention.
En vayikra 19 17 on trouve le « ne haïs pas ton frère dans ton coeur,
adresse lui ton reproche » et ce verset suit directement celui de l’interdiction
de dire du mal de son prochain, de colporter du négatif à son sujet.
On ne peut se détourner de la responsabilité à l’égard d’autrui, surtout quand
on le voit dérailler. On le peut très bien au nom des habitudes françaises de
fermer les volets quand du bruit provient de la rue ou de chez les voisins, au
nom du « ce sont leurs affaires ».
En matière d’atteintes sexuelles ou corporelles à l’encontre de quelqu’un
dépourvu de moyens de défense, la loi israélienne ordonne d’intervenir et
déclare contrevenant qui se sera soustrait à cette obligation.
Certains diront que l’intervention de rav est inadequate d’entrée de jeu : il
intervient au nom d’un registre qui n’est que le sien et non celui de son
contradicteur.
Pour rav, ne pas intervenir revient à causer indirectement plus de mal que
toute intervention. Il considère en effet que si le boucher ne fait pas son
travail d’introspection de kippour, il met son âme en danger, il se coupe de
l’absolution qu’il obtiendrait à kippour, qui est bloquée tant qu’il n’a pas
obtenu le pardon du boucher.
Le boucher, lui, pense tout autrement.
Que la dispute entre deux individus soit ou non relative à kippour, l’écart est
probablement toujours existant entre deux personnes, chacune voyant midi à sa
propre porte.
Et alors, que faire ? Qu’aurait conseillé rav Houna ? Lui qui réfléchit
cependant avec les mêmes outils que ceux de rav mais qui prédit que le
tentative de rav sera plus aggravante qu’apaisante ?
Encore une fois, je propose de remonter à une distinction émise dans le texte
numéro 3 autour de kippour. Comment va-t-on regarder la chose ? Au chapitre de
la culpabilité, du shaming, de la vindicte, ou au chapitre de la souffrance ?
Quelqu’un qui calomnie, quelqu’un qui coupe les relations, est en général
quelqu’un qui le fait à la place de ressentir sa souffrance et de trouver un
meilleur moyen de s’en sortir que l’aggressivité physique.
L’intervention d’autrui n’est vue comme intrusive que si on reste au registre
de la médisance. Autrui aura interféré, se sera mêlé de ce qui ne le regarde
pas, aura implicitement empiété sur le domaine privé, et il colportera.
Si on regarde depuis le registre de la souffrance, peut-être verra-t-on
l’intervention extérieure comme bénéfique ou potentiellement bénéfique,
celle-ci visant à réduire la souffrance, elle-ci visant à aider l’individu à
sortir de l’ornière dans laquelle il s’est trouvé coincé.
C’est d’ailleurs comme cela à mon sens qu’il faut comprendre l’obligation
d’intervenir dans les cas de violence domestique ou d’atteintes sexuelles. On
suppose que quelqu’un est victime et qu’il faut intervenir pour modifier et
assainir la situation, pour aider l’aggresseur à cesser son aggression (et de
nombreuses études ont montré combien les parents violents sont d’anciens
enfants battus, comme l’aggression peut decouler de la souffrance convertie
inconsciemment en aggression), pour aider l’aggressé à retrouver son espace de
respiration.
Ici, l’intervention est comme intercession, comme venir intercéder en faveur de quelqu'un, face à ce que la souffrance occasionne.
On intervient, propose d’intervenir, ou dans certains cas on exige d’intervenir
en place d’accuser, de diagnostiquer sur base de données erronées, de justifier
l’action violente en réaction à une violence antérieure, faisant ainsi rester
les protagonistes, et le monde extérieur, prisonniers de cette violence…qui
n’était peut-être que souffrance, qui n’est peut-être dans beaucoup de cas
qu’essentiellement expression de souffrance.
Dans un monde pensé par l’altruisme, il faut intervenir, même quand on a
l’impression que l’individu auprès duquel il faudrait intervenir « est
monté tellement haut que personne ne saura le faire redescendre ».
Quand un vulgaire chat de gouttière se trouve ainsi perché sur une branche, si
haut qu’il ne sait plus comment en descendre, on n’hésite pas, on envoie les
pompiers et leur grande échelle.
dimanche 9 octobre 2022
Kippour. Troisième volet
Je voudrais dans ce troisième volet, essayer d’aborder un
autre élément et c’est celui de la douleur, de la meurtrissure, de la
souffrance.
Je ne crois pas que le boucher ait nécéssairement été un individu fruste,
grossier et violent. Je ne crois pas que Rech Lakish ait eu une phase de vie
comme chef d’une troupe de brigands (ou gladiateur selon certaines sources)
parce qu’il était un individu agressif et violent.
Le dénominateur commun des deux histoires est la meurtrissure, ou encore la
douleur.
Le talmud nous montre le boucher bel et bien occupé à frapper au marteau sur
une tête de bétail, ce qui n’est pas un travail d’horloger, mais c’est
peut-être surtout pour illustrer combien il ne lève pas sa propre tête à
l’intention d’autrui. Pas parce qu’il est un individu indisponible et fermé de
nature. Parce qu’il est un individu blessé. Blessé par Rav peut-être ou blessé
par une succession de situations dont Rav n’ait été que la goutte d’eau qui fit
déborder le vase. Blessé depuis l’enfance, de blessure qui conduit l’individu
à….différentes attitudes selon les cas. Certains deviendront des individus avec
la tête rentrée dans les épaules comme peut-être ce boucher, d’autres
deviendront durs, des « qui s’y frotte s’y pique », d’autres
développeront de plus subtiles stratégies, c’est l’éventail quasi illimité de
la phénoménologie de la blessure narcissique, de la blessure relationnelle qui
a porté atteinte à l’image de soi, et a conduit l’individu blessé à
« réagir », à se prémunir, à ne plus se laisser humilier.
Rav avait-il une chance de ne pas blesser le boucher ? Il n’est pas improbable
que non. Il n’est pas improbable que ce boucher ait été un individu enclin à se
trouver facilement et souvent blessé.
La pique de Rabbi Yohanan était-elle de nature à blesser quiconque l’ait reçue
? Je suppose que non…je suppose que Rech Lakish était très sensible et très
meurtrissable.
La grandeur de ces deux textes du talmud est de réussir à ne pas tomber dans
l’accusation. On n’accuse ni rav ni rabbi Yohanan, ni encore moins le boucher
ou Rech Lakish.
réussirions-nous aujourd’hui à garder en tête la blessure et à ne pas tomber
dans la facilité de la condamnation ?
De nos jours, alors que les blessures narcissiques ont été conceptualisées il y
a bientôt soixante ans, un narcissique est presque toujours potentiellement
coupable, coupable du tort qu’il a causé à ses collègues, sa compagne, ses
enfants. Dans une circonstance aggravée, on l’affublera du triste titre de
« pervers narcissique » qui équivaut à une condamnation à l’unanimité.
Et c’est surtout dans le cadre familial que ces dérives sont les plus
dramatiques. Qu’un individu soit « jugé » pervers narcissique au
travail ou dans un cadre social, cela fait des remous, mais dans le cadre
familial, c’est d’éclatement qu’il s’agit.
Aussi dans le cadre familial, un autre terme s’est vu surtout véhiculé au
chapitre de l’accusation, occultant celui de la douleur, et a subi le même sort
que la pathologie narcissique, d’interdiction de circuler. C’est le plus triste
des diagnostics : le syndrôme d’aliénation parentale.
Qui ne l’a pas fustigé, si ce n’est empêché, si ce n’est interdit ? Comme
d’habitude en ces temps post-modernes au nom de telle ou telle liberté.
J’ai eu à tenter d’accompagner bon nombre de ces familles, dans lesquelles la
meurtrissure s’est mutée en haine ne voyant à l’horizon que le clivage, en tant
qu’expert auprès des tribunaux d’affaires familiales (pendant quinze ans).
Le cas le plus courant d’aliénation familiale est celui où un membre de la
famille, le plus souvent un des parents, le plus souvent le père, se retrouve
exclu. Un ou plusieurs de ses enfants ne lui parle plus, le vit comme mort.
Tels le boucher, ils martèlent leur tête de bétail, le front baissé, et
refusent le dialogue, encore moins le traitement. Même le jugement souvent. La
décision est prise et le parent est comme mort et enterré. C’est irrévocable.
L’enfant - qui peut avoir six ans comme trente cinq - n’a de son point de vue,
plus de parent « se sent très bien comme ça », et n’est disposé à
recevoir aucun traitement, aucune aide, aucune psychothérapie.
Ce sont les situations les plus tristes, de familles irrémédiablement
détruites, d’enfants qui grandiront comme amputés, barricadés dans le quant à
soi d’un refus définitif.
La partie aliénée n’a en général pas plus de recours que rav ou rabbi Yohanan.
Il n’est pas impossible qu’il ait contribué à cette évolution de la situation,
mais il en est maintenant définitivement exclu….entre autres par le conjoint
qui, faut-il le rappeler, a participé (statistiquement parlant, à 50%) à cette
détérioration de la situation familiale.
Une perspective moderne, celle où la situation est jugée au rythme des
publications journalistiques et des posts sur les réseaux sociaux, est ce qui
ne peut qu’encore aggraver une situation dans laquelle plus personne ne voit
plus ni la souffrance, ni la douleur.
Les « aliénants » ne souffrent pas, ou en tout cas sont retranchés
dans cette position de « je ne souffre nullement et n’ai besoin d’aucune
aide », les « aliénés » sont coupables et par conséquent en état
de souffrance illégitime (« il l’a bien cherché » disent ou pensent
les aliénants), et le résultat est la destruction de la famille, résultat dans
lequel il n’y a que des perdants.
Dans le cas de Rabbi Yohanan et Rech Lakish, dans le cas de rav et du boucher,
il y a aussi échec, mais je dirais que la perspective kippourienne, celle dans
laquelle les efforts sont faits dans le sens de la réparation, parait plus
saine que l’opération clivage.
L’épisode rabbi Yohanan-rech lakish se termine sur la mort de rabbi Yohanan, de
désespoir, de souffrance d’avoir perdu son ami.
Mélanie Klein, la psychanalyste autrichienne des années 50, devenue londonienne
et considérée comme successrice de Freud, décrit les mouvements de l’humain en
souffrance comme inféodés soit au clivage soit à la dépression. Pour elle, le ptout
petit enfant ne ressent pas la douleur mais déclenche au contraire sa rage
contre ceux qu’il voit comme ceux à l’origine de cette souffrance, il les
repousse, clive artificiellement le monde entre bons et mauvais. L’adulte peut
continuer à fonctionner selon ce mode de clivage quand il rencontre une
souffrance à laquelle il ne peut se mesurer autrement. Dans une position un peu
plus mûre, l’individu ne clive plus, prend contact avec sa souffrance au lieu d’être
en rage et est du coup comme déprimé, il prend conscience que le monde et ceux
qui l’entourent peuvent lui causer du plaisir ou du déplaisir et il ne les éjecte
pas de son monde intérieur.
Même si on était tentés de dire qu’il s’agit ici d’une
variation psychanalytique sur le thème du mythe de Carybde et Scylla, il est
convenu dans les sphères professionnelles (pas les réseaux sociaux…) de
considérer la dépression comme largement préférable au clivage, situation dans
laquelle l’individu est poussé à l’action et est en fin de compte victime de
ses propres actions.
L’épisode de rav et du boucher semble montrer que la techouva et la démarche
interpersonnelle ne suffisent pas, il faut y ajouter la délicatesse et le tact
que n’avait peut-être pas Rav, ne serait-ce pour « rencontrer » cet
interlocuteur qui pour l’instant s’est muré dans le silence et refuse le
dialogue.
Il faut garder en tête que le frère, le membre de famille, est proche,
est ainsi une sorte de membre du corps dont on doit travailler à empêcher
l’amputation. En mettant tous les moyens à contribution.
C’est le mérite de Rav…mais il ne parvient pas à faire
faire marche arrière à la situation. C’est très difficile, et ça l’est encore
plus quand la situation s’est développée à l’intérieur du cadre familial.
Faut-il pour autant renoncer et ainsi valider l’amputation ?
l’éclatement familial ?
Le talmud nous raconte par ailleurs que Rabbi Yohanan
perd ses dix enfants et ne nous dit rien d’une descendance chez Rech Lakish, ce
qui ne permet pas de considérer la situation à la génération suivante. Qu’en
aurait-il été de leurs enfants ? qui sont donc cousins germains et donc
membres d’une même famille éclatée ?
Ici s’achève cette réflexion amenée par le contexte du
mois de tichré et le jour de Kippour, mais venue nourrir une préoccupation
toute personnelle.
Comme dans le calendrier, faisons « coupure »,
entrons dans la fête des cabanes qui nous pousse à « aller dormir »
hors de la maison, peut-être à comprendre comme « tenter de changer de
cadre et d’en profiter pour peut-être donner un autre éclairage aux situations
interpersonnelles entre autres.
jeudi 6 octobre 2022
En ce lendemain de Kippour
Dans un texte publié il y a quelques jours, je raconte
deux histoires talmudiques dans le contexte de l’approche de kippour, en
accentuant la composante d’auto-examen, de réflexion personnelle, et de demande
de pardon, dans le prolongement d’une réflexion de groupe autour du premier
texte, et en tenant à l’écart deux éléments majeurs sur lesquels je veux
prolonger la réflexion aujourd’hui.
Le premier est que mon regard sur le talmud est qu’il n’est nullement une
anecdote qui nous renvoie au passé, nous laissant imaginer les conditions de
vie, les relations entre les personnes, les coutumes de l’époque. J’ai appris
chez d’excellents maîtres à lire ces anecdotes comme des textes profonds, et
génériques.
Ils ont été écrits parce qu’ils sont riches d’enseignement, dignes de nourrir
intellectuellement, psychologiquement, et affectivement ceux qui les liront à
toute époque et en tout lieu. Je les lis donc comme potentiellement rattachés à
ma vie, à mon expérience, comme si je pouvais être moi-même dans le cas de rav,
pu du boucher, ou de rabbi Yohanan dont je porte le nom, ou de Rech Lakish.
Le deuxième élément est celui de l’articulation amitié-famille.
Si le cas de rav et du boucher ne traite en fin de compte ni d’amitié ni de
famille - il ne s’agit là que de situation du quotidien, situation
interpersonnelle entre inconnus -, le cas de rabbi Yohanan et Rech Lakish n’est
pas uniquement le cas de deux amis d’enfance se retrouvant à s’être
mutuellement blessés de façon irréparable : il y a en outre entre eux une
relation familiale, ils sont beaux-frères en plus d’être compagnons d’étude.
Plus encore, ils sont devenus beaux-frères du fait de leur première rencontre.
S’ils ne sont pas frères de sang, c’est presque comme s’ils étaient à
l’interface de la relation fraternelle et de la relation d’amitié.
Et le sujet sur lequel je veux poursuivre est bien celui-ci : celui du regard
sur les situations familiales d’aujourd’hui.
Comment définira-t-on une situation familale saine, une situation familiale
malsaine ? Quand parlera-t-on de famille pathologique ? De famille pathogène ?
C’est un sujet qui est comme en marge du secteur de la santé mentale, tout en
étant pour ainsi dire omniprésent. En marge parce que Freud a surtout
conceptualisé le rapport fantasmatique aux parents, puis beaucoup a été écrit
sur les relations de couple, les relations parents-enfants, et très peu sur les
relations fraternelles, sur ce que J.R.Frayman appelle « la
frérocité », d’un néologisme percutant.
Le sujet ici ne va pas être de répondre aux questions sus-mentionnées quant à
la pathologie de la famille, mais de réfléchir sur les façons de ce qui
permettrait réparations, retour à une situation saine, réconciliations, tout en
se demandant combien cela est possible, à quel prix…
Repartons de nos deux exemples.
Dans le premier, rav en route vers le boucher rencontre rav Houna qui lui
demande ce qu’il part faire, et qui réplique aprés avoir entendu la réponse de
rav « pacifier le boucher » : Rav va assassiner quelqu’un. Rav Houna
prédit donc ce qu’il va se passer. Il comprend que la situation
interpersonnelle entre rav et le boucher est tellement empoisonnée que non
seulement rav ne parviendra pas à la résoudre mais qu’elle ne peut qu’encore
s’envenimer.
Qu’est-ce qui lui fait dire une telle chose ? Cela pourrait être un avis
dubitatif sur les capacités interpersonnelles de rav, cela pourrait aussi être
un avis plus générique, qu’il n’y a pas de solution si facile que le pardon
énoncé la veille de kippour à des conflits qui se sont installés entre des
personnes. Peut-être rav Houna déduit-il de l’ambiguïté qui subsiste autour du
cas et qui est laissée par le talmud « qui a blessé qui ? » qu’il
s’agit d’une situation très emberlificotée.
Rav avait-il une chance de démêler la situation ? Aurait-il suffi qu’il fût
plus « psychologue » ? Plus « adroit » ? Ou sont-ce des
situations qui n’ont de chances de se résoudre que par la présence d’un tiers
neutre et bienveillant, nommé d’entrée par les deux parties ? Un médiateur ?
Et, redisons-le, il s’agit d’un cas simple, d’individus entre lesquels existe
peut-être une différence de statut social, de laquelle ait pu naître certain
sentiment d’humiliation.
Mais qu’en est-il des cas où de tels comptes s’installent entre membres d’une
même famille, entre beaux-frères ou frères ? C’est à dire dans des situations à
antécédents, à passif.
Je ne saurais dire si les cas de vexations/humiliations/rancoeurs/jalousie sont
plus graves au sein de la famille ou en terrain neutre, le talmud décrit la
meme issue dans les deux situations…à ceci près que Rav semble rester en vie
après l’épisode du boucher, tandis que rabbi Yohanan ne survit que peu de temps
à la mort de Rech Lakish.
La douleur consécutive à la détérioration des relations à l’intérieur de la
famille est probablement plus grande. Et elle l’est probablement du fait du
poids des années.
On peut supposer que rav et le boucher n’ont ni grandi ensemble, ni n’ont
étudié ensemble ni n’avaient des relations d’amitié antérieures au conflit.
Rien dans le texte talmudique ne le laisse supposer.
Par contre le terrain de la querelle entre Rabbi Yohanan et Rech Lakish est
pavé d’années de compagnonnage, ajoutées aux années de lien familial.
Ils sont comme un échelon en dessous du rapport fraternel, deux échelons en
dessous du rapport entre des jumeaux.
Et si avait subsisté depuis l’enfance un passif, dit ou non dit entre eux deux
? Entre Rabbi Yohanan et sa soeur ? Que l’un se soit senti préféré ou rejeté
par les parents ? Par le frère ? Ou par la soeur ? Combien ceci se serait-il
ajouté aux raisons apparentes de la querelle ?
Caïn tue Abel mais le lecteur ne connait pas les sous -couches de la querelle,
Essav cherche à tuer Yaakov et ne le fait finalement pas mais le lecteur ne
sait pas si la rancune subsiste entre eux, les frères de Joseph le condamnent à
mort, puis le vendent, et se réconcilient finalement, mais tout est-il dès lors
aplani ?
Qu’est-ce qui peut re-souder une famille séparée par un conflit ? Est-ce le
même cas d’une génération à l’autre ?
Cela dépend-il des raisons ? Des circonstances ? Cela dépend-il de la volonté
des parties de résoudre le conflit ? Cela dépend-il des moyens mis en oeuvre
(démarches unilatérales, bilatérales, recours à un tiers, recours aux services
de professionnels ) ?
La grande quantité de points d’interrogation émaillant ce texte est bien un
signe que j’ai sur ce sujet plus de questions que de réponses.
Les deux histoires talmudiques mettent en scène dans chaque cas un seul des
protagonistes passant à l’acte, agissant activement à la recherche de la
réparation. Sans succès pour autant. On ne saurait en déduire que dans les cas
de dispute ou de rupture, ou de compte non résolu, un seul côté reste préoccupé
tandis que l’autre oublie. Par contre il n’est pas impossible qu’une situation générique
puisse être celle dans laquelle un côté est actif tandis que l’autre ne fait
pas les démarches, reste passif, ou ne sait pas comment parler à l'autre.
Dans le cas de rav et du boucher, pourrait-on imaginer
rav Houna, non uniquement annoncer une potentielle catastrophe, mais
interpeller Rav : « que sais-tu de la subjectivité du boucher toi qui
part sans le prévenir lui parler ? ». Peut-on imaginer que c’est le
rôle des amis, de venir questionner, aider à réfléchir ?
Dans le cas de Rabbi Yohanan et Rech Lakish, peut-on
imaginer que Rech Lakish en réponse à la remarque blessante de Rabbi Yohanan
envers lui prenne son courage à deux
mains et lui dise « et si une partie de ta violence verbale envers moi
remontait à tes relations avec ta sœur, ma femme ? » Ceci aurait-il
fourni un « reframing » permettant aux protagonistes de dépasser le
niveau de la rancœur immédiate et de poursuivre le dialogue plutôt que d’endosser
d’antiques contentieux ?
Je vais ici laisser le sujet. Non du fait de la certitude d’en avoir fait le
tour, loin s’en faut.
Mais de manière à laisser les questions, les points d’interrogation occuper
toute la place.
Kippour est passé. Sommes-nous « après »? L’esprit libre pour désormais passer à autre chose ? Serait-ce même imaginable ?
mardi 4 octobre 2022
en cette veille de Kippour 5783
Plusieurs fois, si ce n’est
souvent, chaque année ?, je me suis
interrogé – et en particulier à l’approche de Kippour – sur deux épisodes du
talmud, l’un directement rattaché à Kippour, l’autre non.
Le premier épisode est celui
du traité Yoma (p. 85-86) où on voit Rav aux prises avec un boucher. Le talmud
laisse joliment l’ambiguïté de la situation : un a offensé l’autre mais le
talmud ne dit pas qui. La veille de Kipour, rav, vraisemblablement tracassé par
l’épisode en ce jour critique, décide de faire le geste, de monter à Canossa, d’aller
lui chez le boucher…qui n’est nullement prêt au dialogue et l’épisode se
termine tragiquement : alors qu’il s’emporte contre l’apparition de Rav,
un os se détache de la tête de veau qu’il était en train de marteler, entre
dans sa gorge et l’étouffe.
L’autre épisode est celui de
l’amitié tumultueuse de Rabbi Yokhanan et Rech Lakish. Elle court sur plusieurs
pages au long du talmud (on peut en trouver les détails dans la célébration talmudique
de Elie Wiezel). Ils auraient grandi ensemble, avant que Rech Lakish ne change
de voie…pour ensuite revenir, qu’ils deviennent beaux-frères, étudient ensemble…jusqu’au
moment où survient une dispute définitive entre eux, suite à laquelle l’un puis
l’autre meurent. La dispute se produit quand Rabbi Yokhanan à court d’arguments
sur un sujet non rattaché envoie une pique à Rech Lakish ….qui se trouve
vexé jusqu’au tréfond, en meurt, ce qui plonge Rabbi Yokhanan dans la
dépression profonde…de laquelle il finit par mourir lui aussi.
Lévinas qui commente le
premier épisode (première des quatre premières leçons talmudiques) souligne
comment est mise ici en exergue la dimension morbide des disputes entre
amis : cela fait, peut faire, de lourds dégats.
La vexation en général, la
vexation entre proches encore plus.
L’ambiguïté de la situation
reflète probablement ce que l’on retrouve dans tous les cas : chacun est
persuadé que c’est l’autre qui l’a offensé. Ou que si lui a offensé, c’est en retour
à un acte précédent.
Et la fin tragique de ces
deux histoires vient montrer combien cela donne des situations non seulement
inextricables mais dangereuses pour la santé des protagonistes.
L’élément clé que le talmud
ne sait pas encore nommer mais qu’un siècle de psychanalyse a permis de
conceptualiser est l’élément narcissique.
Les protagonistes sont chacun
meurtris au plan narcissique, c'est-à-dire sur un terrain très friable, de
façon très difficilement récupérable parce qu’il faut pour cela une finesse,
une adresse…qui manque visiblement autant à Rav qu’à rabbi Yokhanan. Les deux
déclenchent l’issue fatale, pour le premier ….en ayant tenté de raccommoder les
morceaux face à un individu non disposé, non encore mûr, pour le second en ne
mesurant pas suffisamment ce qu’a pu coûter à Rech Lakish – au plan narcissique
- son parcours tumultueux.
Si j’ai offensé un.e de mes
ami.es et qu’il/elle lise ces lignes, qu’il/elle sache que je suis loin d’être
indifférent à la situation, que je suis désolé si de son point de vue c’est moi
qui a offensé, et que je participerai volontiers à tout effort de réparation.
dimanche 25 septembre 2022
Rajasthan 2022, troisième et dernier texte
Et si le thème général de ces écrits sonnait un peu tendancieux, un peu inconditionnellement pro-indien, ne reste-t-il pas cette douloureuse question des sans-abris ? Ceux que l’on ne peut pas manquer et dont les bas-côtés des boulevards des villes sont le seul et unique logement ?
Si l’Inde est un pays éminemment civilisé, tant au niveau de sa puissance
technologique qu’à celui de sa volonté clairement marquée de faire citoyens
actifs ses habitants, il reste néanmoins beaucoup à faire…
Mais il n’en demeure pas moins que l’on revient de quinze jours de couleurs, quinze jours de plaisirs du palais…et de visites de palais de maharajas, de quinze jours de dépaysement total, et surtout, de quinze jours de communication optimale, que ce soit au nombre de fois où on s’est fait dire combien l’Inde et Israël sont les meilleurs amis de la planète, ou plus encore au nombre d’échanges verbaux en anglais bégayant mais en anglais quand même, depuis le chauffeur de rickshaw jusqu’aux étudiants côtoyés dans l’avion en partance pour huit ans d’études qui en Angleterre, qui au Canada et qui n’ont que curiosité affable et sourires par lesquels exprimer la multitude de questions qui leur débordent de la bouche ?
Quelques personnages :
Narandra. Après avoir été tentés de ressortir nos sacs à dos, au placard depuis quelques bonnes années, nous nous sommes rangés à la raison de l’âge et avons opté pour un voyage semi-accompagné. Narandra est donc notre chauffeur pour neuf des quinze jours de notre séjour. Il est du rajasthan et nous dit très rapidement, et fièrement, qu’il est rajpout, autrement dit, descendant de guerriers du rajasthan dont la virtuosité au combat est célèbre dans toute l’Inde. Il est aussi étudiant en second cycle de géographie mais investi depuis déjà quelques huit ans dans la conduite et le tourisme. Il ne semble pas que la voiture dans laquelle nous voyageons est la sienne, mais il en prend soin comme si c’était la sienne, paraissant plus attentionné à passer doucement dans les nids de poule pour la ménager elle que pour nous ménager nous.
Il est cependant très
attentionné, ne s’adressant à moi par écrit qu’avec la désinence
« sir », nous accueillant chaque matin avec chacun une bouteille
d’eau minérale fraîche, tout en restant très réservé, son anglais très minimal étant certainement
une part de cette réserve. Nous apprenons qu’il a deux frère et sœur, et que
s’il vit désormais à Jaïpur, il est originaire d’un village. Il est hindi, sa
famille possède trois vaches et un buffle, ainsi qu’une moto. Il conduit très
bien, et prudemment, mais à l’indienne, c’est à dire qu’il avance toujours, et
au klaxon, même en situation où il faudra probablement laisser le passage. Et
il ne s’énerve que très rarement contre tant conducteurs imprudents que piétons ou....vaches
au milieu du chemin, l’un étant aussi fréquent que l’autre.
Le « joueur » de tambour de la procession de Agra. Tandis que je sue
à grande eau en cette première fin de journée indienne où il ne fait pas moins
de 35°, il considère visiblement qu’il est le chef d’orchestre de la
procession…martelant son tambour de ses deux mains avec le plus d’autorité
possible…tandis que personne ne se comporte à son rythme. Lui martèle et
assourdit, et les participants dansent au rythme qui est le leur…ce qui ne
paraît finalement pas lui entamer le moral d’une quelconque manière. Et lui, ne sue nullement....
Le père du patron de la Jaipur heritage haveli. Bon grand-père vêtu de sa très digne kurta claire, il sert très cérémonieusement un après l’autre les plats des repas servis à la haveli. Ici, contrairement à ce qui passe dans la plupart des hôtels où on peut recevoir un room service, on s’inscrit ou non au repas…qui n’est pas à la carte, mais varie d’un jour à l’autre, tout en restant "pure veg". Il nous sert, et donne ses instructions au garçon, de qui il nous explique au passage qu’il faut lui pardonner ses erreurs, puisqu’il est encore en formation.
Le propriétaire et
son père ont longuement vécu aux USA, ont travaillé dans le commerce des
diamants (dont ils nous racontent sans antisémitisme aucun qu’il serait
contrôlé au niveau mondial à 70 % par les juifs et 30% par les indiens), et sont
revenus au pays, pour magnifiquement restaurer cette maison de la vieille ville
de Jaipur qui leur appartient depuis trois générations. Sa présence et celle de
son fils contribuent à faire de leur haveli notre meilleure résidence de ces
deux semaines.
Serge Gainsbarre, guide du fort de Jaisalmer, qui a à disposition d’autres noms
selon qu’il guide en français, en anglais, ou en italien. Il nous aborde à
notre descente de voiture, un parmi une petite foule, et obtient sa place en
exprimant doucement mais fermement qu’il était le premier. Il nous explique
sans détour que prendre un guide sera la seule solution pour nous pour échapper
au sinon incessant bourdonnement de harcèlements de propositions de services.
On se souvient soudain que l’on pourrait aussi ne pas se déclarer uniquement israéliens mais aussi français…et voici qu’alors qu’il nous avait abordés en anglais qu’il guide aussi en - très honorable - français. Un français qu’il a appris au contact des touristes puis perfectionné par les bons soins de l’alliance française pour être aussi capable de lire et écrire. Il n’a pas travaillé depuis deux ans et a énormément de mal à joindre les deux bouts, ne sachant que travailler dans le tourisme pour une part, et ne voulant pas se reconvertir par exemple en vendant dans une boutique, du fait de la coutume qui consiste à ne pas payer l’employé les deux premiers mois « puisqu’il apprend », pour ensuite le licencier au troisième ou quatrième mois.
Il
nous propose pratiquement ouvertement de nous communiquer ses coordonnées pour
que nous puissions envoyer nos contributions à l’éducation de ses deux jeunes garçons,
pour lesquels il doit payer l’école, souhaitant pour eux une meilleure
éducation que celle qu’ils recevraient à l’école gouvernementale. Au rajasthan,
énormément de respect pour le maharajah, très très peu pour les services
gouvernementaux.
Vijay, de l’Umaid heritage art school de Jodhpur. Ressemblant en cela beaucoup
à Elie, de qui j’appris la menuiserie, le tournage, la sculpture, puis la lutherie,
Vijay est un artisan qui sait faire de l’art, et qui a choisi de vivre de ses
capacités et de son amour de l’enseignement. Dans sa art school d’une ruelle de
la vieille ville de Jodhpur, il enseigne l’art de la miniature, avec les
matériaux et les outils traditionnels, couleurs provenant des minéraux locaux,
et pinceaux en poil d’écureuil.
Son contact est très agréable, il a la
dextérité de qui manie le pinceau et les couleurs depuis trente ans, et il sait
encourager le débutant, en particulier par son humilité « j’ai fait moins
bien la première fois que j’ai tenté de pratiquer cet art ». Il nous
montre fièrement son livre d’or…de présentation très indienne et nous invite à
nous y insérer, ce que nous faisons avec plaisir et respect, avant de repartir émus comme en cours préparatoire nos productions à la main..
Arun Singh du Pleasant Haveli hôtel de Jaisalmer. Lui aussi ne vit à Jaisalmer que parce qu’il y travaille tandis que sa famille
(femme, deux enfants, deux sœurs, un frère et une mère) vit au village. Ses
enfants vont à l’école mais lui n’a pas bénéficié du même régime. Il a été
chamelier pendant vingt ans, avant de passer le permis de conduire et de
devenir guide de safaris-chameau dans le désert. Il n’a appris l’anglais qu’au
contact des touristes, et a néanmoins atteint un niveau des plus
impressionnants.
Il chante les louanges du patron de l’hôtel chez qui il est
employé qui n’a pas licencié ses travailleurs pendant les deux ans où le corona
lui a fermé la boutique. Lui aussi souhaite surtout qu'on lui écrive une
bonne critique dans internet, mais raconte et prouve comment une ancienne
touriste, de Jérusalem, est restée en contact avec lui et lui envoie
régulièrement quelques menues contributions à l’éducation de ses enfants.
Le garçon de Pushkar. Il n’a pas dix ans, nous aborde dans la rue et nous
explique qu’il ne demande pas d’argent…mais qu’on achète pour lui de quoi
apporter à manger à la maison. Il dit chapati, mais veut qu’on achète du ghee…et l’obtient
malgré le regard sévère du vendeur qui nous reproche de lui avoir donné le
paquet sans l’ouvrir, « ce qui l’aurait empêché de le revendre ». Je
ne suis pas opposé à ce qu’il le monnaye, lui qui a déjà obtenu bien plus que
ce que notre mauvaise conscience nous aurait fait lui donner. D’autant qu’il a
manœuvré autant intelligemment qu’agréablement…tout en ayant déjà bien assimilé
que patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, restant
aussi tenace que tout indien qui vous accoste…et ne renonce qu’après multiples
et nombreux refus.
Et les femmes ? Me croira-t-on si je dis que nous n’avons eu aucun contact avec une femme ? Que tout ce qui se fait au niveau administratif, hotelier, restauration, vente en boutique ne se fait qu’avec des hommes ? Pas de douanière, de policière, de serveuse, de vendeuse ? C’est un peu inexact. A Jaipur, la femme du patron de la super haveli a été celle qui nous a accueillis….pour pratiquement ne plus réapparaitre par la suite….gérée par les hommes de la maison. Dans un magasin de Jaipur, le contact était avec une femme. Bon, y a -t-il un homme qui vende du parfum ? Au musée Royal Albert, il y avait des soldates gardes. Dans la rue, il y a énormément de femmes. Ce sont elles qui la balaient, et bon nombre conduisent leur scooter (en gros, la moto est masculine, le scooter est féminin mais il y a des exceptions). A l’université nous avons vu un nombre presque équivalent de femmes à celui d’hommes. Mais surtout, combien de sourires, et de demandes de photos n’avons-nous pas eu !! Cela mettait aussi des hommes en scène, mais la majorité provenait de femmes. C'est-à-dire qu’elles n’ont pas l’attitude retenue, prude, puritaine que peut avoir la femme du pays ou de la société patriarcalo-religieuse…mais nos contacts furent pour l’essentiel avec des hommes quand même.
Les innombrables passants, vendeurs, conducteurs de rickshaws, enfants ou simples passants qui t’abordent constamment, souriants, demandant ta provenance, toujours prêts à te vendre un service mais aussi à entrer en contact, demandent à se faire photographier, tout seuls, avec toi.
Et ces mignons étudiants de qui je ne parviens pas à retenir les prénoms, qui sortent d’Inde pour la première fois, à fins d’études universitaires et qui ont question sur question, autant de réserves de sourires, et qui se séparent de nous après une discussion d’un quart d’heure comme si on s’était côtoyés toute une semaine. Ils insistent beaucoup pour qu’on n’oublie pas de nous rendre à Amritsar lors de notre prochain voyage en Inde.
Y a-t-il ainsi un autre pays duquel on revienne tant nourri de rencontres et de merveilles après un si court séjour ?
jeudi 22 septembre 2022
Rajasthan - 2ème texte
La propreté. Alors que la rue indienne est excessivement sale, les rues n’ont pas ou plus de trottoirs, dans de très nombreux endroits, ce n’est pas goudronné et l’égout est à l’air libre quand il n’a pas débordé, le nettoyage est constant et même scrupuleux. De même qu’alors que beaucoup d’indiens sont pieds presque nus ou sont peu vêtus, ils se lavent souvent. Pour les rues, ce sont en général les femmes qui sont affectées à cela, elles balayent les rues tous les matins, mais l’inefficacité de ce nettoyage est son élément principal.
Notre hôtel à Jodhpur est à une des portes de la vieille ville, au bord d’un quartier résidentiel (où se trouve une université, un hôpital, une école militaire), il est lui-même refait à neuf et avec goût depuis peu de temps, robinetterie grohe, et il est à moins de trente mètres d’un endroit en contrebas de latrines, où l’égout coule en permanence et où l’amoncellement d’ordures est renouvelé chaque matin et est hallucinant de saleté. Mais c’est nettoyé jour après jour. Et les commerçants balayent avec soin devant leur porte chaque matin à l’ouverture. Le ramassage des ordures par contre est au moyen d’une charrette à l’air libre, tandis que les travailleurs n’ont aucune protection de leurs mains ou de leurs pieds. Dans la plupart des endroits, les vaches, zébus, buffles, chèvres, écureuils, rats, singes, parfois dromadaires, et chiens sont partie indissociable du paysage, ainsi que leurs déjections..tout ceci alors que tout ce paysage est extrêmement coloré, les gens vêtus des couleurs les plus vives qui font le plus bel effet avec la couleur très foncée de leur peau, lesquels vêtements sont en général propres, non tachés.
On imaginerait facilement comment le ministre des infrastructures n’ait obtenu son poste qu’en représailles d’une quelconque infidélité, et qu’il soit en chronique désespoir, mais il faut admettre que ce n’est pas le cas. On n’a pas l’impression que les indiens ont honte de la saleté de la rue, de la même manière que beaucoup d’israéliens sont plus préoccupés de la saleté de leur propre pays que de celle d’un pays étranger. Les indiens paraissent tout à la fois accepter la (très) mauvaise situation d’hygiène de leur pays, mais sans en être désespérés ou découragés pour autant. Nous avons par exemple vu beaucoup de gens avec le masque sur la bouche et le nez alors qu’on s’attendrait à ce qu’ils soient indifférents au covid tant ils ont de raison de tomber malades sans cela. C’est sale, et ils nettoient…inefficacement mais selon nos critères, eux en ayant visiblement d’autres. Nous avons par exemple très bien mangé et surtout très bien digéré, n’ayant eu aucune fois à fermer les yeux sur une table ou une vaisselle qui auraient été sales.
Les castes existent toujours mais un guide - qui nous contait comment la guerre de Jaipur contre Jodhpur au 16ème siècle était pour cause de refus de marier une fille d’une caste avec quelqu’un d’une caste inferieure - nous explique que le système est assoupli aujourd’hui. Il y a les brahmanes, les guerriers, les agriculteurs et les intouchables, ou encore grand nombre de différentes castes, d’un état à l’autre par exemple, et le système subsiste bien qu’amoindri.
Le Rajasthan est un pays majoritairement peuplé de rajputs, c’est à dire de guerriers. Les brahmanes sont officiellement prêtres. Il subsiste vraisemblablement une discrimination due aux différences de castes, mais il doit falloir rester plus longtemps ou côtoyer de plus près la réalité pour la voir.
L’idolâtrie. La majorité du pays est hindoue, et les temples pullulent,
à tous les coins de rue, que ce soient de gigantesques constructions - en
général avec toits allongés et entièrement sculptés - ou que ce soient de
simples maisons, dans l’alignement de la rue, qui sont en fait des temples, que
l’on reconnait à la décoration intérieure et à ce qui pourrait bien n’être
qu’une idole. De plus, les gens ont autour d’eux toutes sortes de petites
représentations, sur les comptoirs, dans les voitures posées sur le tableau de
bord.
Ou encore, à côté de la porte d'entrée de nombreuses maisons se trouve dessinée l'histoire du couple, quand il s'est formé, et une sorte d'attente que la maison soit bénie, en principe par la divinité de la prospérité. On y trouve aussi la fameuse croix gammée, dont l'appropriation par les nazis est une insulte vécue comme temlle par les hindis, chez eux elle est le symbole de la paix et de la réussite, ainsi que le "Ommmm".
Il y a donc clairement représentations de divinités mais il ne semble pas qu’il
s’agisse d’un système uniquement idolâtre et polythéiste. Il y a une divinité,
une force créatrice unique qu’il est interdit de représenter et qui est seule à
l’origine de l’univers. Brahma. Cette divinité a sous elle deux sous forces,
l’une positive, constructrice, appelée Vishnou, et l’autre négative,
destructrice appelées Sivah. Ces trois forces sont masculines et d’après la
conception hindoue, le masculin doit toujours avoir le féminin en miroir.
Ainsi, la force créatrice a un pendant féminin, nommée Sarsvathi, affectée à
l’éducation, à l’intendance, la force constructrice a besoin de moyen pour
réaliser et la force féminine lui correspondant Laxmi est affectée à l’argent,
aux moyens, la force destructrice ayant besoin d’armes pour détruire et elles
lui sont données par la force féminine en miroir, Parvathi. Les trois
composantes, génératrice, organisatrice et destructrice forment les initiales
du mot qui s’appellent en occident anglophone god.
Sous ces trois forces se trouvent une quantité variable (certains ont parlé de
plusieurs dizaines de mille, certains ont parlé de millions, et elles sont
vénérées, comme par exemple la divinité à tête d’éléphant, Ganessa, qui est
affectée à la prospérité, et qui est donc celle qui se trouve à l’entrée des maisons,
ou sur le comptoir de tel ou tel lieu de commerce.
En quoi ces représentations sont-elles différentes d’un St Christophe comme
porte clé des clés de voiture comme il est courant d’en voir dans notre douce
France ? En quoi sont-elles foncièrement éloignées de ce que nous invoquons
chaque vendredi soir quand nous chantons « barekhou ni malakhé
hachalom » ? qui sont ces anges dont nous attendons la
bénédiction ? ne sont-ils pas des intermédiaires bien interdits dans notre
monothéisme et pourtant bien présents dans l’esprit populaire ?
Combien est-on ici plus à du polythéisme ou du monothéisme aménagé pour les
foules populaires ?
Ajoutons en dernier lieu que les foules qui descendant à
grand bruit vers la rivière ou le lac à la nuit ne sont nullement en extase
religieuse, elles sont en ambiance festive tout au plus. On est face à une
attitude religieuse quand les hindous rentrent dans un temple, se déchaussent
alors, embrassent de la main le seuil et adoptent une attitude de
recueillement…non différente de celle du chrétien qui entre dans une église, ou
du juif qui ente dans une synagogue. La différence fondamentale est dans la
représentation. Ni les chrétien ni les hindous ne lisent ou ne respectent le 2ème
commandement.
mardi 20 septembre 2022
Rajasthan 2022. Premier texte
De retour après 24 ans, impression similaire globale à celle vécue alors dans
le nord de l’Inde : celle d’un pays qui grouille de monde à première
impression, qui parait très sale, où l’idolâtrie est partout, où pullulent les
sans abris….
...et qui laisse voir une toute autre dimension dans tous ces domaines, ainsi que
dans de nombreux autres, après très peu de temps.
Notre première visite, du fort rouge de Agra,
après trois heures de route depuis
une Delhi où nous n’avons eu que très peu de temps, nous fait l’effet de devoir
résister à un assaut, l’assaut que subit le touriste encore avant son arrivée,
assaut destiné à le dépouiller au mieux, à profiter au maximum de son opulence.
Cette impression pousse à répondre négativement à toutes les avances, de guide,
de vente de colifichets, ou de transport en rickshaw.
La première impression aux abords de la rivière Yamouna vers la fin du même
jour, quand un groupe après l’autre s’avance en procession tonitruante, de gens
bariolés, dansant autour d’un chariot sur lequel est installée une statue
entourée d’offrandes de toutes sortes, est d’assister à un culte incontestablement
idolâtre.
Il fait aussi une chaleur torride…à
laquelle nous étions préparés mais qui ne rend pas facile ces premiers contacts.
S’ajoutent à cela les lourdeurs
administratives bien typiques de l’Inde et dont nous avons déjà goûté la
veille au soir à notre arrivée : le douanier, gêné par une imprécision
autour de mon numéro de passeport, celle d’un I qui peut se confondre avec un
1, reste de longues minutes devant son écran, reprend le passeport et l’examine,
relit ce qui figure sur son écran, interroge son compagnon de la cabine
voisine, reprend le passeport, prend l’air perplexe, ceci pendant que les gens
passent et passent et que nous attendons…et ceci pour finalement nous donner
notre visa d’entrée, et en s’excusant ! .
Ici, lors des examens de sécurité de mon
matériel photo, disparait ( provisoirement) le jeton bleu que l’on reçoit à l’entrée
du Taj Mahal et qu’il faut impérativement mettre dans la machine à la
sortie…longs processus qui se terminent toujours bien (tout a toujours sa
solution en Inde) mais qui pèsent sur ces premières impressions.
A notre seconde étape, du matin, après la nuit dans notre auberge pour hippies –
non, nous ne faisons pas une régression : c’est l’hôtel duquel on a la
meilleure vue sur le Taj Mahal.
Il faut cependant y accéder, en affrontant le flot incessant des rickshaws qui entrent et sortent, se croisent, passent entre les piétons, les vaches et les motos.
Pour le lendemain, nous adoptons pour la suggestion de notre
chauffeur Narandra - et qui n’était pas à notre programme et nous nous rendons
à Fadhepur Sikri.
Là, nous outrepassons notre tendance rituelle au refus et acceptons le guide…et en découvrons les nombreux avantages, celui de pouvoir dès lors circuler tranquille, ou quasi tranquille (les propositions d’achat de colifichets se poursuivent mais le guide fait barrage à bon pourcentage d’entre elles), celui de pouvoir découvrir des coins que nous n’aurions pas découverts par nous-mêmes, mais surtout de pouvoir interroger quelqu’un de local sur les spécificités de ce que nous visitons.
L’Inde n’est pas un pays. Plus qu’une grande péninsule, c’est un semi-continent, et ce que nous voyons n’est pas une culture mais une civilisation, plurimillénaire. Ce que nous réussissons à en apprendre au bout de quinze jours est l’équivalent de ce que retire le pinceau après avoir été juste pointé dans le pot de peinture. C’est peu, mais ça permet de dessiner parfois très joliment. Et donc, qui voudra réagir et corriger mes erreurs de néophyte sera le bienvenu.
Le monde : il y a effectivement une surpopulation énorme mais alors qu’il y a 24 ans le slogan « two children is the best » était sur tous les murs, les appels sont aujourd’hui autres. Appels à ne pas gaspiller « do not waste food », appels à circuler prudemment « life is a gift. Drive safely ». C’est à dire qu’il s’agit d’une population d’individus auxquels on s’adresse, individus responsables, ou que l’on travaille à responsabiliser.
Cette surpopulation parait acceptée et même être la base de la vie en société, les gens sont serrés, sur les trottoirs (qui n’existent quasiment pas), sur la route ou dans les gares, aéroports, autobus ou autres. Les indiens ne montrent ainsi aucune réticence à la promiscuité dans aucune de ces situations mais ils ne se poussent pas. Ainsi d’homme à femme. On sent d’une part beaucoup de pudeur (les uns et les autres sont en général vêtus de manière à ne pas montrer leur corps) mais il n’y a pas cette retenue pudique d’un sexe à l’autre, ceci sans érotisation visible. Dans notre avion de retour, il y a un groupe d’étudiants. Passé un bref temps, deux filles viennent se joindre aux trois étudiants qui occupent la rangée à ma gauche, mais de telle étonnante manière qu’ils se retrouvent bientôt assis à quatre sur les trois sièges (dans lesquels trois personnes normales ne se sentent pas avec trop de place), et ils devisent paisiblement, et gaiement (parce que les indiens sont en général gais et rieurs dans leurs échanges verbaux) une heure durant, serrés et en s’en sentant au mieux, sans qu’aucune impression d’érotisation accompagne cela. C’est une séance non sexuée. Ils ne paraissent pas trop habitués à serrer la main mais se prêtent à cette coutume sans afficher de gêne ou de retenue a son égard. Sur la route, ils ne laissent pour ainsi dire jamais le passage, mais c’est parce qu’ils vont se retrouver serrés contre le véhicule auquel ils n’ont pas vraiment refusé la priorité mais tout près duquel ils circulent maintenant. Dans la rue ils ne se bousculent pas mais ils passent très très près, que cela soit à pied ou à moto, les motos circulent ainsi et se croisent dans les endroits les plus étroits.