jeudi 28 janvier 2021

Comme ce mythe du petit garçon hollandais qui tient la digue de toute la Hollande avec le petit doigt.

 



Derrière ce qui semble ne paraître aux principaux commentateurs politiques que jeux de scènes et d’intérêt, ne se dissimuleraient-ils pas de bien plus profonds enjeux ?

En ce janvier 2021, tandis que la science et le covid paraissent aveuglément engagés dans un interminable bras de fer, Israël est aux prises avec une situation sociale aussi effarante qu’aberrante : les harédim connus pour leur discipline communautaire, pour leur attachement thoraïque à la suprématie de la vie humaine sont tout à la fois la frange la plus touchée par le virus et la plus indisciplinée vis à vis des consignes de protection.

On voit très peu de gens masqués dans les rues de méa shéarim, on les voit s’agglutiner au moindre enterrement, au repas de tel maître, et surtout on assiste à de violents affrontements avec les forces de l’ordre.

Les commentateurs pointent les enjeux politiques du doigt et décrivent deux paramètres. Netanyahou est en campagne électorale et il fermera les yeux à toutes les infractions pourvu que les partis ultraorthodoxes le soutiennent et lui donnent cette majorité si de plus en plus fragile au fur et à mesure de ses années au pouvoir, d’un côté.

Les partis ultraorthodoxes n’ont aucune idéologie politique autre que le porte monnaie et ils ne donnent ou retirent leurs voix qu’à l’aune des budgets qu’ils éspèrent obtenir, de l’autre côté.

Il est certain que ces enjeux ne sont pas minimes, mais ils me paraissent être insuffisants à expliquer le paradoxe actuel.

Il y a ici pléthore de contradictions dans ce que peut voir le plus myope des observateurs. Ils ne se protègent pas d’un danger qui n’est hypothétique qu’aux yeux des aveugles, ils enterrent plus de morts que toutes les autres franges réunies, et surtout personne chez eux ne semble mener les violences, comme si elles se déclenchaient toutes seules.

Mieux, tout chef spirituel ou politique interviewé aura à coeur de se défendre : “ ce ne sont pas nos ouailles”, “tout le monde chez nous fait très très attention, respecte la loi”...

Et le choeur de poursuivre : “ ils sont aveuglés. Ils ont eu la même attitude pendant la shoah qu’ils ont été les derniers à voir venir et à fuir”..

Alors quoi ? Qui ?

Il me semble que la comparaison avec la shoah est à sa place mais un peu inexactement vue.

Autant pendant la shoah que face au corona, ce qui meut les rabbins (cette communauté suit ses maîtres, on ne prend pas d’initiative politique ou sociale quand on est ultraorthodoxe. Si on est en désaccord, il faut avant tout que cela ne se voie pas) est bel et bien la préservation...mais la préservation des individus de façon secondaire uniquement.

Passe devant la préoccupation historique. L’enjeu primordial est la survie du judaïsme face aux tumultes de l’histoire.

Et les ennemis que sont les nazis ou le corona sont considérés moins dangereux que le sécularisme.

Le regard ultraorthodoxe sur le monde moderne et laïque est éminemment méfiant si ce n’est condamnatoire.

Internet, les smartphones et la télévision sont les pires dangers parce qu’ils tourneront et perdront toutes les jeunes têtes dont les yeux auront été happés par ce qu’il y a à y voir.

A y voir (impureté par absence de pudeur) et à y découvrir.

Aux yeux des chefs de file les plus obscurantistes, wikipédia est ainsi potentiellement plus nocive que les sites pornographiques. Les derniers excitent mais la première bouscule. Les derniers font perdre la tête mais la première trouble l’esprit.

Les ultraorthodoxes sont obnubilés d’un vécu assez bien mis en scène dans ce mythe du petit garçon hollandais qui voit une fissure dans la digue et une brèche par laquelle coulent quelques gouttes d’eau. Il enfonce son doigt dans la brèche, et l’y maintient, comprenant que si l’eau continue à passer, la digue cèdera bientôt et submergera toute la partie de son pays gagnée sur la mer.

Et donc, il tient. Acte héroïque s’il en fut. Mais tout autant acte de panique et de paralysie. Il ne peut que rester immobile à tenir, il ne peut pas voir ce qui se passe autour de lui, tant il doit se crisper et ne pas lâcher.

Aux yeux des ultraorthodoxes, le monde ne tient que par la Torah. Qu’elle soit oubliée et le monde sera inondé, ou disparaîtra. Et la Torah ne subsiste que si on l’étudie. L’idéologie ultraorthodoxe israélienne ne se borne pas à éduquer les enfants à devenir des adultes qui concilieront vie professionnelle et étude de la Torah, ils aspirent, et en fin de compte exigent de ne faire qu’étudier la Torah, et de recevoir pour cela un salaire. C’est la seule activité licite du monde ultraorthodoxe israélien. Ceux qui font autre chose sont “second choix”.

Le petit garçon hollandais du mythe ne pense semble-t-il pas à appeler au secours, à se faire aider. Il tient la digue et c’est l’essence de sa vie.

Les ultraorthodoxes sont plus que sceptiques de l’usage fait de la Torah par tous ces modernes, qui leur rappellent deux mille ans de vie des juifs dans le monde catholique, lui-même issu d’un modernisme de la Torah. Un modernisme qui a évolué non seulement en tout autre chose, mais en pogroms, jusqu’à la shoah.

Ils se sont mis des œillères parce que les déviations proviennent des yeux. Ils ne regardent pas autour d’eux, comme Tartuffe...puisqu’ils utilisent largement et bénéficient de tout le modernisme, et de toutes les infrastructures de ce pays qu’ils dénigrent tant...puisqu’il est si loin de l’image idéale - la seule envisageable - de ce que doit être la terre d’Israël du retour de l’exil.

Ils sont prêts - de façon pathétique - à commettre des actes désespérés s’ils ne peuvent plus étudier cette Torah, seule raison de leur existence.

Et la plupart d’entre eux sont cent pour cent sincères. Sont acquis à la cause du “torato oumanouto” (son activité est la Torah, aboutie au vingtième siècle en position exclusive : “il n’est d’activité licite que la Torah”), et ceci malgré un appauvrissement lamentable de cette même torah : le monde ultraorthodoxe n’est pas représenté aujourd’hui par un Soloveitchik, un gaon de Vilna, un rabbi Hayïm de Volojyn, un rabbi de Kotzk ou un Hazon ich. Il est représenté par des individus qui reçoivent de façon éminemment respectueuse de pompeux et élogieux titres sans que parvienne à nos oreilles le moindre écho de quoi que ce soit, de quelque enseignement, de quelque vision du monde qui justifie de tels superlatifs. Et les lumières qui éclairent le monde juif d’aujourd’hui, le rav Zachs, le rav Steinzaltz, ou autre penseurs et figures contemporains ne méritent aux yeux de la population ultraorthodoxe que mépris, ou dans le meilleur des cas indifférence.

Ces personnages ont le défaut principal d’être ....instruits. Cette exigence de placer la Torah en position d’exclusivité a pour résultat d’imposer de ne pas perdre son temps à étudier autre chose...ce qui aboutit à une ignorance très étendue.

C’est en fin de compte le pire. Ils condamnent leurs ouailles à la plus grande ignorance qui soit....dissimulée sous un vernis d’étude ininterrompue. Une étude qui n’est trop souvent que répétition interminable des textes, dans le cadre d’un système scolaire qui fonctionne sans formation et sans inspection, c’est à dire sans tentative de réguler l’approche et l’approfondissement (il y a ainsi quelques maîtres qui sauront approfondir mais il ne s’agit vraisemblablement que de la minorité). Et ils justifient le refus d’étudier quoi que ce soit de laïque par l’importance allouée à la Torah supposée “incluant tous les savoirs”.

Une des conséquences afférentes est le manque total de conscience politique. Un manque provenant du refus d’étudier le sujet, associé au refus de fonder une société en Israël tant que le messie ne sera pas venu, associé à deux mille ans de vie juive en général en marge de la société, une société qui ne leur donnait pas de droits citoyens.

Une autre conséquence est l’ignorance dans le domaine scientifique, aussi jugé idéologiquement problématique si ce n’est dangereux, tant la science s’étant positionnée en concurrence de la religion dans la civilisation occidentale.

Il y a aussi bien entendu une ignorance littéraire et artistique à peu près totale, mais qui est moins problématique que l’ignorance politique et l’ignorance scientifique. Si la première n’a que la conséquence de produire un public ignorant, les deux autres mettent le public ultraorthodoxe en situation paradoxale...et parasitaire. Ils utilisent, et consomment et profitent de ce qu’ils dénigrent ouvertement.

Ce que les dirigeants de cette société semblent ou sont incapables de prendre en compte - et peut-être de voir - c’est que la démographie fait de ce monde une société. Si il peut être justifiable au niveau individuel de se consacrer à la Torah, si il peut tout autant être un vœu licite de parents de voir leur enfant emprunter une telle voie, le système ne peut être celui d’une société entière à moins d’en faire - ce qui est le cas actuellement en Israël - un groupe qui vit aux crochets du système.

Il s’agit d’une société empêtrée dans un vécu subjectif et presque psychotique de péril imaginaire. Il s’agit d’une société qui est loin d’être monolithique mais que ce thème de complexe du petit garçon hollandais réunit réellement. Il s’agit d’une société qui commet dans la situation actuelle une sorte de suicide passif. Il faut leur souhaiter et souhaiter au judaïsme si ce n’est au monde que la catastrophe qui les frappe en ce moment soit le moteur de leur éveil.