lundi 22 décembre 2014

Servandoni . Deuxième volet. Adolescence



Je ne venais plus alors rue Servandoni le matin mais en fin d'après-midi, comme un élève du secondaire qui n'a plus son mercredi ou son jeudi matin libre. Je ne venais plus accompagné dans la 2CV maternelle, et Manou n'était plus du voyage, mais j’étais déjà bar mitzvah et je venais par mes propres moyens : bus jusqu'à Antony, et de là le train de la ligne de Sceaux - qui ne s'appelait pas encore RER - jusqu'au terminus d’alors qui était la station Luxembourg.

J'ai un fort souvenir de cette ligne de Sceaux. La gare d’Antony, le quai, le train que l’on voit arriver. Quelques trente ans plus tard j’eus à nouveau l’occasion de prendre ce train depuis la même gare d’Antony et je restai saisi de la constance des lieux. Rien n’avait changé et les mêmes sentiments me ressurgirent. Je garde le souvenir de l'arrivée du train dans Paris, de la descente progressive de la ligne sous le niveau de la rue, avec les stations Denfert- Rochereau, puis Port Royal, et ensuite, de la sortie de la station dont l'escalier débouchait au croisement de la rue Soufflot, du boulevard Saint Michel et de la rue de Médicis, le long de laquelle est le jardin du Luxembourg. 



Cette sortie était pour moi le portail de la grande ville. Par elle, je faisais le passage de la vie banlieusarde à la vie parisienne, au sortir du bâtiment je recevais sur le visage la bouffée d'accueil de l'air de la grande ville, et je me plongeais dans cet univers auquel je consacrai énormément plus d'énergie qu'au cours que j'étais supposé aller sagement suivre. 

Je ne me rendis pratiquement jamais directement de cette station à la rue Servandoni. J'avais mes trajets. Pas toujours le même. Je venais en avance ce qui me laissait le temps de faire mes chers détours. Je descendais ainsi souvent le boulevard Saint Michel, quand je ne lui préférais pas la rue Monsieur le Prince, dédaignant presque toujours de prendre sagement la rue de Médicis qui m'aurait, elle, conduit directement à destination.

Je découvris - forcément progressivement - toutes ces adresses qui me restent vives et que j'embrasse dans ma mémoire comme dans une simultanéité impossible, Les cinémas Trois Luxembourg, ainsi que les Champollion le long de la Sorbonne. Les restaurants chinois de la rue Monsieur le Prince, La librairie Joseph Gibert et la papeterie Gibert Jeune où je passai beaucoup de temps, la place de l'odéon et ses cinémas. Je n'étais pas encore photographe et ne découvris la boutique Odéon Photo qu'ultérieurement, et je ne connus aussi que plus tard le café « le petit suisse » qui est associé à un autre volet de mon adolescence. La Sorbonne, sa place et les Presses Universitaires de France, le lycée Louis le Grand. La rue de la Harpe, l'abbaye de Cluny, la place de la fontaine Saint Michel et la Seine au pont Saint Michel. Jamais mon tour de cette époque n'inclut de passer sur la rive droite. Je découvris aussi tout le quartier de l'au-delà de la Seine mais dans d'autres contextes et un peu plus tard me semble-t-il.



J'avais des étapes gastronomiques incontournables. Les crêperies de la rue Monsieur le Prince ou du boulevard sur lequel subsistaient encore quelques roulottes qui n’existent plus qu’en province ou dans les fêtes foraines, la pâtisserie du sud tunisien de la rue de la Harpe où je mangeai une quantité innombrable de ces beignets recouverts de sucre qui cuisaient en frémissant dans le large bac d'huile dans lequel ils atterrissaient en un mouvement circulaire que je contemplai maintes et maintes fois avec délectation.


Rue des Écoles face aux cinémas Champollion se trouvait un magasin de posters et de disques dont je connaissais à peu près par cœur le stock entier, et je visitai aussi, mais plus irrégulièrement, les magasins et les étalages de vêtements qui conquéraient progressivement le boulevard.

En général je faisais un tour, qui comprenait des étapes arrêts et aussi des boutiques dans lesquelles je n'imaginais même pas de rentrer mais qui faisaient partie de la routine, telle la boutique de poupées de la rue Racine ou les boutiques d'articles religieux, ainsi que les boutiques d’articles d’art et de luxe de la rue Saint Sulpice, quand mon tour s’achevait place Saint Sulpice, d’où je montais directement par la rue Servandoni.



C’était l’époque où je ne regardais pas encore Paris, où je ne le voyais pas encore beau, caractère que je ne découvris que quelques dix ans plus tard. Je trouvais très sale et trop grise cette ville sans assez d’arbres mais je m’en imprégnais, l’intériorisais « par les pieds » comme on intériorise une ville, et l’aimais. De longues années, après l’avoir quittée, elle me manqua souvent et intensément, et je mis à profit toutes les occasions possibles de revenir l’arpenter, de repasser par ces rues, celles du premier quartier qui me fut vraiment familier et connu.

Je me rendis ainsi probablement au moins trois ou quatre ans rue Servandoni tous les mercredis soirs - puis tous les mardis quand le jour férié de l'école devint le mercredi - et je découvris ainsi ce quartier latin, qui avait ses titres de noblesse depuis toujours mais encore plus depuis mai 68, et mes années étaient 69-72.



Là je retrouvais Daniel, Joël et Albert et notre professeur David Benchimol qui devait s'efforcer de contrer la vague de chahut que nous opposions - à coup de fous rires récurrents, en toute chaleur et bonne humeur néanmoins -  au programme officiel (mais selon lequel nous étudiâmes quoi au fait ?) dont me restent quand même au moins quelques cahiers manuscrits, attestation matérielle qu'il nous enseigna quand même quelque chose. Mais l'heure et demi de cette rencontre passait vite, nous étions seuls dans la bibliothèque me semble-t-il, seuls de toute la troupe d’enfants à avoir opté pour le cycle long, et encore une fois, me semble-t-il, la situation m'imprégna plus qu'elle ne m'enseigna.

Non moins important était le retour. Nous sortions ensemble de l’immeuble et nous devions nous séparer relativement rapidement (alors que Joël rentrait aussi chez lui par la ligne de Sceaux, mais il est possible que nous ne prenions pas les mêmes rames) car, à part les trajets à pied, meublés des facéties à répétition d’Albert, j’ai le souvenir d’être à nouveau seul.  Je rentrais cette fois par le chemin direct, celui de la rue de Vaugirard, celui qui faisait passer sous les arcades abritant quelques vitrines de médailles et de monnaie de Paris, ou encore, sur l’autre trottoir, devant la guérite des policiers en faction devant le Sénat. Je passai ensuite devant le théâtre de l’Odéon puis par la rue de Médicis et non par le jardin du Luxembourg déjà fermé à cette heure. Je reprenais le train, et ponctuais ma route de nouvelles étapes alimentaires, par gourmandise, mais peut-être aussi pour surmonter une certaine inquiétude que peut communiquer le métro la nuit - et un peu a fortiori le train de banlieue - à un jeune adolescent.

Je consommai ainsi régulièrement "milky way" ou "nuts" ou autres "mars" que j'achetais dans ces magiques machines à sous  que l'on trouve jusqu'à aujourd'hui sur chaque quai de tout le réseau et dont j’aimais beaucoup la manipulation ( en écrivant ces lignes je peux entendre le bruit du tiroir métallique qui se débloquait à la chute de la pièce introduite dans la fente,  un bruit qui résonnait dans le silence de la station toujours plus ou moins vide ), mais surtout j'avais mon "rendez-vous" de la rue Auguste Mounié, par laquelle je passais à Antony de la station de train à celle, sordide, le long de la nationale 20, où je devais attendre - parfois longuement - l'autobus 297, qui à ces heures de fin de journée, ne passait que toutes les 40 ou 45 minutes me semble-t-il.



Il y avait à mi-hauteur de cette rue où je fréquentai aussi le théâtre et le marché en d'autres occasions, une pâtisserie où on m'attendait avant de fermer boutique. J'entrais et la boulangère me saluait jovialement : "voilà mon client du mercredi !". Je lui achetais ce qui était souvent le dernier croissant et poursuivais mon chemin, équipé pour attendre l'autobus, tandis que j'entendais derrière moi le bruit du rideau de fer que la manivelle faisait descendre doucement. Il était 20:15, c'était la dernière boutique ouverte et la rue était sombre.

Parfois,  quand je m’étais mis à acheter disques 33 tours, ou posters pour les murs de ma chambre, j’avais aussi avec moi un trésor,. Je n’étais pas encore trop « livres », ni aussi fan de papier et d’articles de papèterie que je le fus par la suite, et je n’ai aucun souvenir d’achats de ces articles. 

A l'arrivée à Wissous, à l’issue d’un trajet en solitaire (il n’y avait à cette heure-là que peu de voyageurs, dans le train ou encore moins dans l’autobus, personne ne montait jamais avec moi dans l’autobus, j’étais invariablement le seul à descendre à la station) le trajet entre l'arrêt de bus et la maison passait par deux "petits chemins" dans lesquels je pressais le pas, bien que n'y ayant jamais été inquiété, mais du fait qu'eux aussi étaient sombres, et étroits, et déserts.


A cette époque, je commençai à troquer les transports en commun pour le vélomoteur et je me revois attachant ma mobylette au poteau du trottoir d'en face rue Servandoni. Ceci marquait le passage vers une autre période.

vendredi 12 décembre 2014

Servandoni


Premier volet . Enfance. 

Une rue pavée, étroite, légèrement sinueuse, grise. Une de ces rues parisiennes anciennes, où abondent façades en pierres taillées et  porches sculptés.
Une de ces rues chargées de plusieurs centaines d'années d'histoire, et dont le début comme l'extrémité sont signifiants et enoblis.



La rue Servandoni existe ainsi semble-t-il depuis plus de quatre cents ans, et porte aujourd'hui le nom de l'architecte du porche de l'église Saint Sulpice, de laquelle elle débute, pour conduire au jardin du Luxembourg, au Sénat, bordés par la rue de Vaugirard.

Y vivent encore aujourd'hui tel ou tel personnage en vue, qui ait pu s'offrir le loyer ou l'acquisition d'un des appartements de style que renferment ces beaux immeubles - mais qui ne se dévoilent pas, collés l'un à l'autre à la parisienne, de telle manière que l'oeil profane ne découvre pas qu'il passe à côté d'un hotel particulier, d'un immeuble à plusieurs façades, d'une maison vieille de quatre ou cinq siècles.

Vécurent ici quelques personnages illustres, tels D'Artagnan des "trois mousquetaires", au 12 de la rue - quand celle-ci s'appelait encore rue des fossoyeurs, tel le philosophe Condorcet, qui trouva abri au numéro 15 de la rue alors qu'il était proscrit et devait se cacher, tel Roland Barthes qui  vécut de 1960 à sa mort en 1980 au numéro 11, tel William Faulkner qui séjourna dans l'hotel qui fait l'angle entre la rue de Vaugirard et la rue Servandoni, tel l'inventeur praguois de la lithographie qui y ouvrit une boutique, et la liste est encore loin d'être complète.

C'est au numéro 20 de la rue, dans l'immeuble où vécut Olympe de Gouges – à qui les femmes françaises doivent les droits de citoyenneté - , que se déroula une phase de mon enfance, de mon adolescence, et du début de ma vie d'adulte en apportant une contribution non marginale au déroulement de ma vie, mais de façon comme latente, de telle façon que je n'en prends conscience que de longues années plus tard.



Je n'ai pris en tout cas conscience des caractéristiques et de la beauté de la rue qu'a postériori, bien après qu'elle ait fini de remplir son rôle, me rappelant un peu ce que dit Lévinas au sujet du visage : le visage d'autrui nous frappe en venant à notre rencontre, et tant que nous sommes sous son effet, nous ne le voyons pas à proprement parler, nous n'en examinons ni n'en décrivons les détails. 

Depuis l'âge de 7-8 ans je vins rue Servandoni semaine après semaine, au moins pendant 12-13 ans, peut-être un peu plus que cela, sans la regarder.

Les premières années, je n'avais aucune raison de voir la rue. La 2CV maternelle s'arrêtait devant le porche juste le temps que nous descendions et rentrions dans l'immeuble, et quand on venait me/nous chercher, même s'il y avait à marcher, cela ne laissait pas le temps pour examiner les lieux, préoccupation de laquelle de toute façon j'étais à mille lieux. Ces mêmes années, je ne connus encore le quartier que de façon minimale et par des lieux bien précis : le jardin du Luxembourg où il nous arrivait d'aller une fois passé le matin, la boutique de mes grands parents, rue des Fossés Saint Jacques non loin du panthéon, et le Wimpy, ancêtre du Mac Donald, qui s'était installé au coin de la rue soufflot et du boulevard St Michel et où nous commandions des hamburgers de poissons, que nous étions peut-être les seuls à consommer..?



L'impact sur moi de ce lieu ne provient ainsi nullement de la rue Servandoni en elle-même, de son architecture ou de ses illustres riverains, mais pour ce premier volet, trouve sa source dans l'intérieur de cet immeuble. Intérieur dont je garde un vif souvenir, ce qui indique combien j'y ai été toujours sensible.

On rentrait en deux temps, comme par un sas à l'ancienne que l'on trouve dans ces anciens immeubles parisiens, et la deuxième porte permettait de continuer tout droit vers l'escalier, ou vers la gauche. 

L'escalier majestueux, d'un immeuble cossu, prenait depuis une sorte de hall, éternellement tenu dans une semi pénombre ne recevant la lumière à travers une verrière, que de la cour où je ne fus jamais, et dans ce hall, derrière un balcon intérieur, vivait l'inévitable concierge parisienne. 

Nous prenions vers la gauche. La porte de gauche débouchait elle-même sur une troisième par laquelle on pénétrait dans une très belle et impressionnante bibliothèque, dont tous les murs étaient boisés, vitrés, avec des livres sur toutes les étagères que laissaient apercevoir les vitres.

Tout de suite sur la gauche, un escalier conduisait au sous-sol, où dans une salle humide (les murs étaient souvent couverts de salpêtre), était aménagée une petite synagogue que tout le monde appelait l'oratoire, un mot que je n'ai pratiquement jamais utilisé pour aucun autre lieu.

Nous venions là pour cette institution d'enseignement du judaïsme aux enfants, appelée ambitieusement "le talmud Torah". La matinée se passait pour une partie dans les salles de classe du premier ėtage, ou dans la bibliothèque ou l'oratoire, selon la répartition, et pour une autre partie en compagnie de tous les élèves - dont le total ne devait pas dépasser quarante - dans l'oratoire, pour chanter l'office ou tel ou tel chant d'accompagnement, chants en hébreu uniquement, chants qui sont souvent la base de la connaissance juive (adon Olam, essa enaï, par exemple) ou de la connaissance de l'hébreu ( lacova chéli, par exemple). Je n'ai pas vraiment de souvenirs d'autres enfants, comme si ils étaient une collectivité et assez peu des individus. 

L'ULI vantait - et vante peut-être encore aujourd'hui - son talmud Torah qui proposait fièrement deux cycles : le cycle court, destiné aux enfants qui ne cherchaient que la préparation à la bar/bat mitzvah, et le cycle long, proposé à ceux qui cherchaient à s'instruire de façon plus approfondie.

Le cycle long commençait me semble-t-il plus tôt, depuis l'âge de 6 ou 7 ans, et surtout il se poursuivait après la bar mitzvah.

Il me serait difficile de désigner catégoriquement quand j'ai appris à proprement parler et quand je n'ai fait que "vivre", évoluer, être assis, m'imprégnant de ce que la situation m'apportait, mais il en est de même de l'ėcole dont un des rôles est de transmettre la connaissance mais dont les fonctions essentielles sont ailleurs.

Je dois incontestablement à ce talmud Torah de très correctes bases tant en hébreu qu'en matières juives, bases qui m'ont permis assez facilement d'accéder au niveau où l'étude m'était possible sans trop de difficultés, bases dont je découvris la solidité la première fois alors qu'animateur parmi les animateurs eis, je me retrouvai parmi les mieux équipés pour la transmission de la judéïté, mais je dois surtout à ce lieu au chapitre identitaire.

Ce talmud Torah était l'endroit où je me rendais en tant que différent. Alors qu'au quotidien je vivais parmi tous ces enfants de Wissous, puis du lycée d'Antony, enfants français et donc répartis, à de rares exceptions près, en deux catégories : catholiques affirmés ou catholiques détachés, je vivais les mercredi matins ma différence par rapport à eux. Je vivais en fait au quotidien cette double allégence, et elle était presque omniprésente (sans antisémitisme jamais ouvertement exprimé), mais elle prenait consistance par ce déplacement hebdomadaire.



A Wissous, au lycée d'Antony j'étais juif comme du fait d'une étiquette qui m'était accollée, que j'arborais moi-même : celui qui ne mange pas ce que mangent les autres, celui qui ne va pas écouter l'aumônier, celui qui s'absente certains jours où tous les autres travaillent. A Servandoni, tout cela prenait une dimension concrète.

Ce n'est pas que la maison n'ait pas joué le rôle fondateur majeur de cette identité, mais j'ai l'impression qu'à cette époque elle le jouait de façon moindre, l'acteur principal étant le talmud Torah, dont je n'ai pourtant que peu de souvenirs concrets, quelques flashes de situations de groupe dans l'oratoire, quelques déplacements dans l'immeuble, entre le premier étage, le rez de chaussée et le sous-sol, les craintes de réprimandes de la concierge, dont je ne découvris que dix ans plus tard qu'elle était juive elle aussi.

Etrangement, ou pas si étrangement que cela, je garde le souvenir du crochet que nous faisions en voiture entre Wissous et Servandoni, par le "clos La Garenne" de Fresnes, où montait une fille, Manou, menue comme ma soeur, et pratiquement complètement silencieuse, probablement du fait de la même timidité que la mienne. Elle allait aussi au même endroit, au talmud Torah mais je crois que je n'échangeai de véritables phrases avec elle que lorsque nous nous retrouvâmes en classe de seconde dans le même lycée et surtout, dans le même groupe de copains. Notre histoire commune connut encore plusieurs replis mais ils appartiennent à d'autre histoires que celles comptées ici.



Au cours de mes années Servandoni, je ne me souviens pas avoir jamais croisé ni rencontré un quelconque habitant non juif de l'immeuble. Dans ma subjectivité enfantine, et dans le souvenir qu'il m'en reste, je me rendais comme dans un lieu uniquement peuplé d'enfants juifs, encadrés de quelques adultes de qui il ne me reste que de fugitifs souvenirs. Alain Greilsammer nous enseignant un chant,    Joël Attoun qui disparut prématurément dans un village du golan, encore Lyliane Rosenthal, Henri Wabbah et David Benshimol, mais du fait que mon contact avec eux se poursuivit au delà de l'enfance.

lundi 1 décembre 2014

Attraper la vie à pleines cornes.



Dans une envolėe universaliste - en continuité avec la description des dix paroles sur lesquelles aurait ėté créé le monde, les deux fois dix générations nécéssaires à l'apparition du message monothéïste dans le monde, les dix épreuves d'Avraham, et les dix commandements -, le midrach (Midrach Shmuel 4, 3.) nous enseigne qu'il y aurait dix "cornes", dix manifestations, dix significations différentes de ce que peut être la corne pour le monde.

Ce mot est effectivement particulier dans la multiplicité de sens qu'il embrasse : les cornes du bélier et celles de l'élan ( qui ne sont pas physiologiquement identiques, l'une étant apparentée à de l'ongle, l'autre à de l'os), peut-être comme pour indiquer que l'élan de l'animal peut être soit offensif soit constitutif, cornes comme armes ou comme saillie, ornement et parure dans les deux cas.

La corne est une parure dont Israël pourrait ainsi se parer, 

que cela soit dans son affiliation avrahamique, auquel est rapporté le coin du champ, keren, celui qui est abandonné au glaineur par Avraham, abandonné a priori et non a postériori, par la générosité et la largesse qui le caractérisent.

Que cela soit par l'abnégation d'Itshak  dont la confiance ne se ternit pas même amors qu'il est ligoté pour le sacrifice, peut-être de ce fait même, de cette confiance même, suscitant l'apparition du bélier retenu par....ses cornes,

Que cela soit par la fierté de Yossef à la stature duquel est rapportée la vigueur du cerf ou du taureau,

Que cela soit par le rayonnement (keren comme rayon), celui qui émane de la Torah, et celui qui se retrouve en miroir sur le front de Moïse, 

Que cela soit par cette vertu transmissive, dont Moïse est personnification et dont la prêtrise est symbole. Le premier transmet principalement par sa modestie et son effacement, tandis que les cohanim deviennent (doivent devenir, l'histoire a montré de tragiques déviations) le symbole de ce qui illustre ainsi la transmission de l'influx divin vers l'humanité, à travers les bras levės au moment de la bénédiction,

La keren est ainsi aussi corne d'abondance, est l'illustration de la possession du secret de la subsistance éternelle, celle par laquelle "passent" le courant, les ressources, la jeunesse, la transmission, la perennité.

Et la particularité ultime de cette corne serait ainsi de transmettre sans se vider, en demeurant "fonds" d'investissement pour le futur ("keren kaïemet leolam haba").

Les léviïm incarnent, eux, le privilège de l'utilisation auditive de cette corne,  qui devient alors shofar ou trompette, par lesquels on peut tout autant annoncer le départ à la guerre, que la victoire, ou...la repentance. Instruments d'un peuple qui revendique de savoir faire la guerre pour sa défense, ( et qui saura au vingtième et au vingt et unième siècle fouiller et développer les secrets de l'utilisation scientifique et guerrière du rayon leiser "keren" ), mais qui garde la préoccupation de la techouva.

Mais l'ultime sens de cette keren ne reviendrait-il pas au midrach lui-même, aux rabbins de tous les temps, de Rabbi Yokhanan Ben Zakaï à ....Lévinas, qui semblent avoir reçu le secret de l'autrement, secret de la pluri signifiance. Midrach qui recèle, des siècles avant Lévi Strauss ou De Saussure, les secrets de l'étude de la richesse de la parole.

Ne pourrait-on pas ainsi rapporter à nous mêmes ce mode d'analyse sémantique, qui nous ouvrirait sur cet "autrement de nous-mêmes" tellement inaccessible mais tellement salutaire ?