mercredi 14 décembre 2016

stages de formation eis ou les tribulations d'un israélien en France


Mes retours en France d'israélien né français sont souvent plutôt chargés émotionnellement. C'est arriver dans un pays que l'on connait comme la paume de sa main, mais duquel on a choisi de partir, et la raison du retour en France joue aussi un rôle non négligeable.

En général, on n'a pas choisi de s'installer en Israël par élan positif uniquement, on a au moins autant choisi de quitter la France. Même si c'est par sionisme que l'on est parti, on a derrière soi les souvenirs, et parmi eux, ceux qui ont renforcé l'envie puis la décision de partir (n'ai-je ainsi pas écrit dans un bulletin e.i. un texte qui s'achevait par "moi je m'en vais" ? Ce texte était écrit au lendemain de l'attentat de la rue Copernic, mais en ce qui me concerne j'étais sur le départ depuis déjà deux ou trois ans et pour des raisons qui n'étaient que positives).

Durant les premières années en Israël, on ne domine en général pas entièrement la langue hébraïque, et surtout, on est plus imprégné de culture, de nostalgie et de coutumes françaises que de leur équivalent israélien, et dans ce cas aussi, l'élément comparatif est omniprésent. Que l'on aime mieux ou moins bien tel ou tel élément de chacun des deux pays, c'est encore du "mieux" ou du "moins bien". 

On aime ainsi peut-être plus la familiarité israélienne, tellement différente du mode relationnel français, mais on reste attaché au mode parisien du "bonjour madame, au revoir madame, merci madame" même si c'est pour se féliciter de s'en être affranchi - ou débarrassé.

On vit de plus en Israël, au jour le jour identifié en tant que "français" ou "oleh khadash", que ce soit du fait de l'accent en hébreu, de l'habillement, ou même des manières, mais on s'imprègne petit à petit et on arrive ainsi en France à la fois comme natif et comme visiteur, semi-étranger.

Je suis ainsi revenu en France de nombreuses fois. Certaines en famille, et donc en tant que visiteur du début à la fin, en tant qu'adulte parfaitement francophone et familier de la culture française, mais parallèlement, en tant que parent d'enfants israéliens. Ces fois n'étaient pas l'objet de grands émois.

Mais je veux surtout ici parler des autres fois : celles où je vins en France comme "envoyé" ou "invité", dans le cadre de stages de formation ou conseils nationaux des eis. Fois où les règles du jeu sont de venir travailler et improviser et être interpellé sur l'interculturel. Ces fois furent nombreuses, au moins au nombre de quinze. Alors que la première fois était le conseil national de 1985, soit quatre ans après avoir fait mon alyah, j'ai un plus vif souvenir d'étrangeté (si ce n'est d"'inquiétante étrangeté") de la seconde, qui eut lieu en décembre 1991.

En 1985, le thème du cn ei était "étudions pour agir" et j'avais été invité sous le pompeux titre de "maître" - Jean-Charles, le directeur de l'évènement, ayant ainsi invité un nombre de "maîtres" correspondant au nombre de groupes de cette étude-destinée-à-commander-l'action qui scandait la rencontre. Je venais ainsi dans un cadre - celui des e.i.s - qui m'était autant clair que familier. J'ai enseigné, puis ai présidé aux travaux de la commission "judaïsme" et n'étais en fin de compte qu'un ancien ei revenu mettre la main à la pâte après avoir été sollicité pour cela. Pas plus israélien qu'autre chose.

La situation était autre en 1991. J'avais fait le voyage depuis Jérusalem en compagnie d'autres chlikhim, chacun envoyé dans une autre colonie ou un autre groupe juif. Nous étions de plus (très) peu de temps après cette "guerre du golfe" au cours de laquelle - bien que n'ayant pris aucune part militaire active - nous israéliens avions été très éprouvés par les chambres hermétiques qu'il avait fallu préparer puis utiliser, par les scuds irakiens qui étaient tombés sur Israël, par l'interruption prolongée de la vie normale et, en prime autant qu'en signe de cela, par les masques à gaz avec lesquels il avait fallu se promener un mois et demi durant. J'avais moi-même été mobilisé par l'armée un temps relativement long, affecté en tant que psychologue à la gestion de l'anxieté de la population.

Au plan personnel, cette "guerre" s'était soldée par la disparition de mon grand-père paternel et de la grand-mère maternelle de Marianne, aucun des deux victimes directes d'un quelconque scud, mais les deux ayant visiblement succombé éprouvés par la précarité de la situation de vie sous belligérance.

Et voilà que les eis, avec lesquels je n'avais plus trop de contact, cn de 1989 qui s'était déroulé à Jérusalem mis à part, m'invitaient pour me joindre à l'equipe d'encadrement des stages de formation.

J'avais encadré et même dirigé plusieurs stages avant mon alyah. Tant que la rentrée scolaire était mi-septembre, les stages avaient lieu la première quinzaine de ce mois, en général sur le terrain du Mont Dore, impraticable en hiver. Depuis la réforme qui fait débuter l'année scolaire le premier du mois de septembre, les stages ont régulièrement lieu dans des maisons louées pour l'occasion, durant les vacances d'hiver. Ce détail ajoutait un élément de désagrément en ce qui me concerne : si j'avais toujours énormément aimé me trouver ainsi en pleine nature en fin d'été, le climat de l'hiver du nord de l'europe m'en était comme l'antithèse.

En décembre 1991, le stage avait lieu au "domaine de Mozet", en Belgique, dans un ancien couvent qui appartenait je crois aux Scouts (catholiques) de France ou de Belgique. 

Il aurait fallu travailler dur pour dégotter un endroit plus sinistre où le soleil apparaitrait plus rarement, où le froid pénétrerait plus jusqu'aux os à la moindre sortie d'un bâtiment, où les paysages plats d'arbres dénudés auraient l'air plus tristes.

L'équipe d'encadrement du stage incluait des personnages qui m'avaient un temps été relativement proches, mais que je n'avais plus cotoyé depuis près de quinze ans, Bertrand et Dana Klein, J.P. Bader, et aussi, parmi les plus jeunes, Judith Cohen Solal et Corinne Elgrishi. 

De l'équipe dirigeante des eis de l'époque par contre je ne connaissais personne. Une génération aux eis peut ne pas avoir une durée de plus de trois ans et dix ans s'étaient écoulés depuis notre alyah : nos anciens animés n'étaient pas encore en âge de diriger, et étaient donc aux commandes des gens qui m'étaient parfaitement inconnus, des gens à qui j'étais complètement inconnu.

Je me joignis à la troupe des stagiaires + encadrement en prenant place à bord d'un autobus stationné au petit matin sur l'esplanade des Invalides, dans un climat parisien hivernal gris et glacial, entouré de gens très enjoués, très familiers les uns aux autres mais tandis que je n'en connaissais aucun et ne trouvais personne avec qui échanger un mot. Je n'étais pas très vieux mais pour des teenagers, quelqu'un de 36 ans est d'un autre âge. On ne remarque,même pas.sa.présence.

Le trajet jusqu'à la Belgique (du côté de Namur) dura quelques heures sur autoroute sans que le ciel ne changeât de couleur, et tandis que la question du Cid me tournait en boucle dans la tête. "Mais qu'allait-il donc faire dans cette galère?".

La sinistrose ne me quitta pas avec l'arrivée au domaine, et en particulier l'entrée dans ce qui devait être ma chambre et qui avait tout de la cellule monacale, sous–pentée et dans laquelle je touchai pratiquement les deux murs sans trop tendre les bras, dans la largeur comme dans la longueur, moi qui ne suis pas grand loin s'en faut.

Ce stage a laissé en moi un bon souvenir, et me fut en fin de compte l'occasion de véritables rencontres, c'est à dire de situations où on ne fait pas qu'enseigner mais où on constate une véritable réaction chez certains, qui ont des questions, qui en redemandent. J'étais ainsi programmé pour quelques interventions et en fis beaucoup plus, un cours quotidien ayant rapidement été réclamé. Je sentis rapidement beaucoup de contact et beaucoup de satisfaction à ce que je faisais.

Je ne rencontrai cependant pas le même enthousiasme dans l'équipe dirigeante, qui n'assistaient pas à mes cours, aux yeux desquels j'étais plus un israélien bombardé par l'agence juive qu'autre chose, et chez qui mon état d'israélien déclenchait une classique réaction ei : "on n'est pas un mouvement sioniste. Il vaut mieux que tu enseignes le judaïsme et on trouvera bien le temps de parler d'Israël lors de la soirée Israël (dont l'essentiel consistait en la consommation de falafels de seconde zone)". 

Avec Bertrand et Dana, les retrouvailles avaient été émouvantes mais ils n'étaient restés que deux jours, ou n'étaient même venus que pour le shabbat, et je restai avec surtout J.P., et un peu Corinne et Judith comme potentiels compagnons des temps morts dont la quantité restait néanmoins importante. 

Je me souviens d'une sortie en voiture avec J.P. jusqu'à Namur qui m'a paru une ville dénuée de tout interêt, et j'ai le souvenir de quelques errances dans la grisaille et la boue froide de l'hiver belge, appareil photo à la main mais sans pour autant réussir à trouver matière à ramener beaucoup de photos dignes de ce nom.

Je reste surtout marqué par le souvenir de la tension qui régnait dans la maîtrise, en principe dirigée mais pour l'occasion par un commissaire général qui n'avait pas l'envergure de la fonction et qui passait plus de temps comme cloîtré dans sa chambre - où il ne risquait pas de faire trop de rencontres éprouvantes - qu'au contact des stagiaires ou surtout de ses formateurs.

Me restent quelques souvenirs de réunions, où Judith, qui était autant israélienne que moi, avait essayé de susciter que la guerre du golfe soit au moins évoquée mais s'était heurtée à l'opposition ei classique, et me reste le souvenir de cette bizarre sortie à Bruxelles : Quelqu'un avait eu l'idée saugrenue d'organiser une visite à l'hôpital de Bruxelles où une pédopsychiatre asséna à la foule des stagiaires un cours totalement dénué d'interêt sur le développement psychologique de l'enfant.

J'étais déjà psychologue clinicien spécialisé et je me souviens avoir été abasourdi de l'inadéquation de cette initiative, convaincu -  jusqu'aujourd'hui - que l'animateur ei n'a aucun besoin de connaitre quoi que ce soit en psychologie du développement.

Me restent de cette visite quelques photos de la grand-place, d'un café où les consommateurs buvaient de la bière, le tout baigné de l'humidité et de la grisaille.

Je suis rentré en Israël - non sans avoir fait une halte express copains-magasins à Paris - l'esprit encombré de sentiments fort divers incluant les souvenirs de l'ambiance ei, les réactions vivement positives à mes cours, mais non moins ces réactions presque épidermiques à la seule évocation du nom Israël.

Je revins de nombreuses fois dans les stages et l'ambiance varia d'une fois sur l'autre, de plus à moins tendue - mais sans toutefois jamais atteindre le degré de 1991 - mais le quiproquo autour d'Israël resta la composante la plus constante de ces séjours. Il ne se trouva pas une année où le sujet Israël ne rencontra pas au moins une réaction de rejet, dans le meilleur cas chez une ou deux ou trois personnes et de façon isolée, ou dans le pire, comme à Mozet où fut exprimée clairement la préférence que le sujet soit évité.

Dans l'ensemble, les eis surent constamment que je tenais trois cartes, celle de l'étude juive, celle de la psycho que je considérais non nécessairement adéquate à la situation, et celle d'Israël qu'eux en général avaient tendance à trouver encombrante. Ce qui fait qu'ils me préféraient au rayon judaïsme.

Ces stages, ces visites quasiment annuelles, me furent la source d'amitiés nombreuses dont plusieurs ont subsisté au delà du cadre ei, me furent l'occasion de ne pas perdre contact avec mes racines parisiennes, amis, famille et lieux fétiches inclus, et me furent une occasion d'enseigner, occupation que j'aime beaucoup, à une époque où j'avais un peu mis de côté cette activité.

Ces visites furent cependant aussi occasions de confrontations d'israélien avec un contexte, to say the least, rarement franchement pro-sioniste, en général plutôt défiant à aborder le thème et parfois nettement ponctué de pics d'hostilité.

Dans l'ensemble, je circule la tête couverte d'une kipa, comme j'y suis habitué, et, hors le cadre du stage ei, il y eut peu de cas où je pus oublier cet état de fait. La kipa est en général l'objet de regards (que je n'ai jamais ressentis en Inde par exemple mais aussi en Angleterre ou en Italie) poussant à cette constatation générale  : la kipa ne passe pas inaperçue en France. Parfois elle ne gène pas, et peut-être dirais-je que c'est la majorité des cas et la preuve en est que j'ai rarement eu à l'enlever, mais il y a aussi d'autres cas. Les cas où elle me vaut des regards obliques voire désapprobateurs voire nettement hostiles ne sont pas des cas isolés. Et les situations où on me conseille de ne pas la porter ne sont pas rares non plus .

La kipa me signale en général plus comme israélien que comme juif pratiquant et on m'apostrophe, de son fait, souvent en hébreu, quand on ne la prend pas comme prétexte à l'expression de critiques ou de remarques désobligeantes liées au conflit israélo-palestinien (dont je deviens rapidement comme le seul responsable) , ou très exceptionnellement à l'expression de sympathie à l'encontre d'Israël. Force m'est de constater que ce petit et encore jeune pays est nettement plus couramment affiché dans la conscience collective européenne en tant que "pays voyou" qu'en tant qu'initiative positive et interessante, ce qu'il est néanmoins, ou en tant que miracle au pluriel ce qu'il est aussi à mon humble avis. Miracle de la création d'un foyer juif, miracle de la résurrection de la langue hébraïque, miracle de la réunion des exilés, réunion et vie en commun de gens qui proviennent d'univers tellement éloignés et différents et dont le seul dénominateur commun de départ est d'avoir grandi dans un univers où on a toujours dit au moins une fois l'an "l'an prochain à Jérusalem",  miracle de la survie au milieu de tant d'hostilité, miracle du développement scientifique et du désert qui re-fleurit, et même miracle d'un certain "vivre ensemble" juifs et palestiniens, vivre ensemble qui est loin de faire l'unanimité ni pour le constater ni pour l'apprécier, mais qui existe néanmoins, et de plus en plus.

Ce dernier cas où je suis le foyer de critiques anti israéliennes se produisit aux eis non moins fréquemment que dans les autres milieux où j'évolue, mais les remarques que j'y enregistrai n'atteignirent jamais en intensité ce qu'il me fut donné d'entendre ailleurs, en particulier émanant de personnes identifiées avec l'extrême gauche (il est vrai que je n'ai en fait jamais eu l'occasion de cotoyer des ressortisants de l'extrème droite..). Un peu comme si le pluralisme des eis permet que trouvent place en leur sein aussi des lycéens ou étudiants vivant au quotidien dans le monde français non juif, au point qu'y trouvent place manifestations anti israéliennes d'intensité variable. Reste quand même majeure l'impression que ceux trop imprègnés par ce vécu francohostile quittent en général les eis, tandis que ceux qui y restent sont ceux pour lesquels l'attachement du juif à Israël l'emporte sur le regard critique, dont on a bien compris ces dernières années qu'il est en fait une version moderne de l'antisémitisme.

De ces faits, mon immersion annuelle aux eis m'était l'occasion d'enseigner surtout ce qui est mon cheval de bataille favori : les éléments du judaïsme qui sont actuels et pertinents dans le frottement au monde moderne, au monde non-juif, au monde laïque, la question israélienne ne constituant qu'un aspect de cela.

Ce voyage annuel était possible du fait de mon exercice professionnel en milieu scandé par les vacances scolaires, même si les congés français et israéliens ne sont pas toujours synchronisés. 

A l'internat d'adolescents en extrème fragilité psychologique où j'exerçai vingt ans durant, les sujets du judaïsme et de la Torah n'étaient pas de mise, mais on me permettait de m'absenter pour mes déplacements aux eis avec bienveillance, probablement par sensibilité au sujet, ou par conscience de son importance en diaspora. 

Ces voyages prirent cependant fin quand plusieurs paramètres devinrent majeurs. L'écart d'âge entre les stagiaires + maîtrise et moi d'une part, la famille d'autre part, et enfin quelques modifications de mes emplois du temps qui rendaient la chose moins facile. 

C'est une expérience qui me reste comme une sorte de tranche de vie : "les quinze ans durant lesquels je revenais chaque année dans le rôle : un israélien à Paris" auxquel s'est trouvé rattaché le dernier (en date), celui de décembre 2015, où me fut donné d'enseigner quelques heures et où me fut solennellement remis ce lion de bronze, distinction honorifique du mouvement. Moi qui me savais lionceau depuis 1973, accédai quarante deux ans plus tard à l'âge adulte. 

Une belle tranche en somme.