dimanche 10 octobre 2021

Sur le film Incendies (Sophocle n’avait rien vu)

  



Le film de Denis Villeneuve (2010), basé sur une pièce de théatre d’un dramaturge canadien originaire du Liban, Wajdi Mouhawad, a été largement primé, apparait sous de nombreuses plumes paré du qualificatif « grand film », et est même au nombre des sources d’un livre professionnel psychanalytique ayant très récemment vu le jour aux U.S.A. et traitant des thèmes de l’impact pervers des souffrances humaines, souffrances infligées par les blessures narcissiques, la soif de grandeur et les manifestations psychiques érotisées de tout cela (Timeless grandiosity and eroticized contempt : technical challenges posed by cases of narcissism and perversion, Michael and Batya Shoshani, 2021).

Dans le célèbre thème tragique grec mettant en scène Laïos, Jocaste, Antigone et ses frères et Oedipe, le héros principal porte ce nom du fait de la malformation de ses chevilles.
Dans notre film, le tragique anti-héros porte au talon une marque qui constitue le fil rouge de l’histoire, et qui est vraisemblablement le clin d’œil, et le renvoi, au personnage Oedipe, d’autant plus que l’histoire des personnages du film contient un thème d’inceste, plus grave encore que celui d’Oedipe.

Tout le monde sait que le complexe d’Oedipe occupe une place centrale dans la théorie freudienne, le tout un chacun connait moins les nombreuses élaborations auxquelles il a donné naissance, par exemple autour de la question de la mise en acte. L’enfant serait donc potentiellement atteint et névrosé du fait de la pulsion à se comporter comme Oedipe, mais que se produit-il au chapitre mental quand, comme dans le cas d’Oedipe, l’inceste a effectivement lieu ?

Et donc, le film nous apparait comme une sorte de variation moderne sur un des thèmes célèbres de la mythologie grecque.

Le film raconte une histoire emberlificotée, si ce n’est tirée par les cheveux, et semble nous donner une leçon d’histoire, si ce n’est d’édification des personnalités : Vivez au moyen orient (le film fait semblant de « cacher » les lieux desquels il parle, pays non nommé, lieux aux noms factices, mais cela n’est vraisemblablement que pour mieux désigner le Liban) et vous aurez l’identité psychologiquement ravagée par le chaos dans lequel vous aurez grandi.

Le film semble même (me) suggérer que la tragédie grecque est « petite joueuse », et nous présente des situations que notre civilisation dite moderne a « su » considérablement aggraver.

L’histoire de notre film est ainsi à vomir. Est-ce la condition pour qu’une production cinémato-littéraire atteigne les sommets visés par son auteur ?

Ne fera-t-on histoire qu’au moyen de la brutalité ? Si on élargit, on aboutit à une bizarre théorie ontologique du trauma : « les traumatismes édifient l’individu », ou plus accentué « c’est grâce aux traumatismes que s’édifie l’individu », ou, pire encore « sans traumatismes, point d’évolution ».

Cela renvoie-t-il aux épisodes des parchiot Beréchit (faute de l’arbre, meurtre de Abel), Noah (déluge, tour de Babel) ou vayéra (destruction de Sodome et Gomorrhe) ? Ou encore à l’Exode et à la sortie d’Egypte, évènement fondateur majeur du peuple juif ?

Y a-t-il matière sur base de ce film à traiter comparativement les histoires contemporaines du Liban…et d’Israël ?

Je ne prétends pas traiter de tout cela de façon aboutie, ce serait le sujet d’une thèse d’état et nous sommes sur un blog…(mais si on m’envoie des remarques, je dialoguerai avec plaisir).

Mais je voudrais que l’on note que le sujet qui va ici être abordé a de profondes ramifications, prolongements ou racines selon l’angle sous lequel on va considérer la chose.

Je voudrais quant à moi me limiter à cette référence, dans un livre qui s’interroge sur la possibilité d’aider les patients, à un film qui présente surtout combien un individu peut se trouver ravagé par les situations dont son histoire personnelle est émaillée.

Je veux chercher - et entre autres en réaction à la sur utilisation dans le paysage français du concept « pervers narcissique » - comment aider à une meilleure utilisation du concept, et comment aider - est-il possible d’aider ? - quelqu’un dont le narcissisme aura été perverti, au point de le déséquilibrer psychiquement.

Dans ce film, on ne décèle pas, à première vue, de pervers narcissique.

Qui serait pervers narcissique ? Le sens couramment (et faussement à mon sens) admis - et galvaudé dans le langage actuel - désigne un individu qui abuse de façon perverse de sa relation avec autrui, du fait de ses propres besoins narcissiques.

Dans cette utilisation, tant le mot pervers que le mot narcissique ont valeur de gros mots.

Je voudrais rappeler, comme en introduction, que si le concept est en référence au monde psychiatro psychanalytique, rien de ce monde n’est utilisé à fins péjoratives. On ne pose pas un diagnostic en punition ni même en verdict, mais à fins de soigner.

Le mot perversion renvoie à Freud et à ses « trois essais sur la théorie de la sexualité » de 1905, dans lequel il évoque la perversion, et le terme narcissisme a lui aussi été en premier temps développé par Freud, dans le cadre de la description de l’évolution ontologique de l’appareil psychique.

En hébreu, le mot perversion est identique au mot déviation (y compris quand on parle d’un véhicule qui aura dévié de sa route) et cette identité permet de comprendre qu’avant de parler d’un délit, on parle ici d’une sortie accidentelle de l’axe sain.

Dans le cas du narcissisme, même s’il renvoie à l’image mythologique d’un individu outrancièrement épris de lui-même (Narcisse), son utilisation concerne une part de l’investissement psychique normal, partagé entre intérêt pour autrui, intérêt libidinal de recherche de plaisir, intérêt pour soi-même, et encore d’autres.

Nous avons tous du narcissisme, il est souhaitable que nous en ayons, il faut essayer de voir quand ce narcissisme est constructif ou destructif, quand il sert ou dessert les relations à autrui. Au sens professionnel, la perversion narcissique désigne les situations où le narcissisme a dévié de sa route, et est devenu plus malsain que sain, pour l’individu lui-même ou pour son entourage.

Un individu qui souffre d’une image de soi surtout négative est un pervers narcissique. La question est de savoir ce qu’il fait avec cela. S’il souffre ou fait souffrir les autres, s’il travaille le sujet ou tente surtout de l’éloigner de lui-même. Si cela l’empêche d’établir puis de maintenir des relations interpersonnelles, ou de couple, ou si cela dénature ces relations.

Dans le film, on ne voit personne humilier personne intentionnellement, on ne voit pas de relations interpersonnelles, et on ne voit pas la souffrance psychique ressentie.

Dans le film, on voit comment la société moderne, (ou peut-être archaïque ?) détruit les individus, les fait souffrir au point qu’ils deviennent des bourreaux, des violeurs, des assassins, ou des victimes, violées et torturées.

Personnellement le film m’a fait dans un premier temps remercier le ciel de n’avoir pas grandi au Liban, ni au Canada. Le Liban (sans être nommé expressément mais c’est de lui qu’il s’agit) est présenté comme l’enfer sur terre, ravagé d’incendies (le titre du film), tandis que le Canada, qui est un pays où l’eau domine, peut finalement - par l’eau, qu’on aurait souhaité antinomique, thérapeutique au feu - autant occasionner des tragédies psychiques que le feu. Et on est visiblement conviés à se demander combien toutes ces guerres ne sont pas de la perversion narcissique généralisée, qui pousserait ainsi des peuplades presque identiques les unes contre les autres, persuadées d'être humiliées ou meilleures l'une que l'autre.

 

Mais je veux rester sur la question de l'individu et revenir sur ceux que le film nous montre.

Le personnage central du film, Nawal, a ainsi énormément souffert, au point d’avoir été puissamment traumatisée, au Liban, et c’est au Canada qu’elle élabore comment gérer - post-mortem ! - sa souffrance.

Avait-elle besoin pour cela de tant nuire psychiquement à ses propres enfants ? Aurait-elle eu la capacité de les épargner ? La souffrance psychique qui leur est ainsi infligée est-elle préférable à ce de quoi leur esprit a été inconsciemment nourri ?

Ou, en d’autres termes - et si c’est la question (une des questions) que pose le film - un individu devient-il pervers narcissique du fait de messages inconsciemment ou consciemment véhiculés ? Un individu combat-il mieux ses difficultés narcissiques en affrontant ouvertement les vérités du passé ?

Les deux jumeaux du film vivront-ils une meilleure vie maintenant que leur mère (décédée) leur a asséné la réalité de leur naissance ? Ou ne se trouvent-ils pas maintenant dans la situation d’avoir à panser des plaies dont ils n’avaient aucune conscience, en plus de celles desquelles ils souffrent déjà ?

Il y a bon nombre d’allusions dans le film à la façon lacunaire (et peut-être donc nocive) par laquelle cette mère a élevé ses enfants. Au vu de son histoire, on ne peut que compatir, et comprendre, mais le film montre aussi comment les enfants n’élaborent pas le sujet, patiemment, dans le cabinet du thérapeute, mais au contraire le subissent comme par le biais d’un rouleau compresseur, contraints par une exigence testamentaire à aller interroger le passé au Liban. Et après la mort de leur mère de surcroît. Et pour aboutir à une telle situation tragique qui met Oedipe et la mythologie grecque au rang de petits joueurs.

Je crains de ne désavouer un peu tout l’ensemble. Non que je critique la création d’œuvres violentes dans l’absolu, mais du fait du caractère malsain et des effets secondaires de la tragédie ici présentée (après avoir été inventée).

Dites que la politique coloniale (de la France en l’occurrence) au moyen orient a fait plus de dégâts que n’a apporté de progrès. Dites que les guerres et certains atavismes culturels sont nocifs, mais pourquoi établir de telles équations ? Pourquoi faire l’apologie (indirecte mais très fortement suggérée) des actes de cette pauvre femme ? Et surtout pourquoi tenter d’ériger en mythe ce qui est un cas quand même très loin d’être générique ?

Pour venir suggérer que de même que le complexe d’Oedipe est universel, alors il convient d’élever les évènements contemporains au rang de mythe ?

Si, dans la Vienne du début du 20ème siècle, on souffrait surtout de névroses œdipiennes, souffre-t-on aujourd’hui de la contamination de la perversion narcissique du fait de ce que nous a apporté le 20ème siècle ?

La perversion narcissique ne trouve pas sa source dans la guerre extérieure mais dans ce qui se joue entre parents, enfants et le monde extérieur, en particulier au chapitre de la crainte de ne pas être capable de réussir à l’école, en société, au travail. On peut très bien imaginer comment un enfant qui grandit dans le giron d’une personne hautement traumatisée développera de tels troubles, mais ceci n’engendre pas forcément cela.

Elle ne se traite à mon sens que dans le cabinet du thérapeute, en traitement à long terme, et le succès n’est pas garanti pour cela, et certainement pas d’entrée de jeu, mais il est malsain de ne faire que la décrier, ou revendiquer d’en avoir été victime.