mardi 29 octobre 2019

Festin de femmes ou festin pour femmes ?

Festin de femmes ? Festin pour femmes ? 

גם ושתי המלכה עשתה משתה בית המלכות אשר למלך אחשוורוש (אסתר אט)
Vashti la reine fit aussi un festin de femmes au palais du roi Assuérus.

Quiconque pratique un tant soit peu le midrach est habitué à ses méthodes : le midrach réagit très souvent sur base de redondance du texte. « Si ces mots, sans lequel le texte aurait été tout autant compréhensible, figurent, c’est qu’ils ont leur fonction, c’est qu’ils viennent ajouter au sens obvi du texte » semble ainsi dire le midrach.

Notre verset de son côté est comme un festival de redondance à lui tout seul et on aurait vraiment été étonné que le midrach reste ici muet. 

Festival de redondance ?
  1. Est-il utile de mentionner ce deuxième festin ? Il y a festin du roi à la cour. Que nous importe que les femmes festoient séparément ou avec les hommes ?
  2. Si on mentionne ce deuxième festin, est-il besoin de rajouter « aussi » ? On voit bien que c’est « aussi ».
  3. On sait bien que c’est à la cour du roi Assuérus : la meguila ne parle que de cela depuis quelques versets , pourquoi faut-il une nouvelle fois renommer le roi ? Et nous rappeler que sa femme est la reine ?
  4. Même au plan auditif, le verset est redondant. Écoutez-vous prononcer « גםושתיעשתהמשתה ».

Mais pas d’inquiétude. Effectivement, le midrach parle. Abondamment.

Au long de plusieurs paragraphes, dont je ne détaillerai ici qu’un seul. (Midrach rabba 3, 9)

Par la bouche de Yehosua ben Korcha qui ouvre ce paragraphe, l’explication de la redondance parait un peu pâle. Cette précision du festin de femmes, selon lui, annonce la tempête : Vashti y laisse sa vie quelques versets plus tard, ce qui déclenche en fin de compte toute l’histoire de Pourim. Et Yehoshua ben Korcha de dire que ceci est affaire de belle mise en scène : pour que l’on mesure de quelle tempête émerge le calme de la royauté d’Esther. 

C’est tout ? 

Cela semble un peu plat, insuffisant. Comme un apéritif, après lequel vient le véritable festin. Ce midrach aurait-il été à dessein organisé comme le sujet (un festin) duquel parle le texte ? Apéritifs, puis plat de résistance.  

La suite peut en fait non seulement mieux nourrir l’intellect mais aussi être didactique, nous montrer les techniques exegétiques à l’action.

Il s’agit d’un « kal vahomer », d’un raisonnement a fortiori, nous souffle rabbi Méïr...

Mais le midrach préfère resserrer le focus, « zoom in », reprend le mot « gam » et vient nous dire : gam ne signale pas ici uniquement la redondance, mais il faut « redonder » le mot lui-même : «  ne lis pas gam, lis gamam » , propose-t-il, g.m.m. qui signifie « couper, trancher, anihiler » , et le mot Vashti n’indique pas uniquement le nom propre de la reine, il est un mot signifiant, construit sur la racine sh.t.h. qui signifie « fondement », comme dans le célèbre « even hashtia » la pierre de fondement, celle du mont du temple. Et donc il faudrait ne pas seulement lire « Vashti aussi » mais « le fondement est en train d’être anihilé ». 
On sait que Vashti est la fille de Balchatsar, dernier roi de Babylone, et oncomprend que le fondement qui est ici en anihilation est celui de cet empire.

Mais voici que le midrach poursuit : « il ne faut pas tant lire « gamam », que « gama », de la racine qui veut dire « boire », cela viendrait aussi nous expliquer le sens du vocable « festin de femmes », elle n’a pas seulement fait un festin pour les femmes mais un festin adapté aux femmes , aux besoins particuliers des femmes (besoins que le midrach détaille, besoins inhérents à la physiologie feminine), mais aussi adapté au goût féminin. Mets fins, diététiques, et décor soigné. Féminisme militant ?

Mais le midrach ne s’arrête pas sur cette question anachronique. Il doit répliquer à la précédente hypothèse, celle de l’anéantissement, de laquelle on parait s’être bien éloigné. Et de dire : il ne faut pas tant lire « Vashti aussi a fait un festin pour femmes » que « ce qui est servi dans ce festin n’est pas seulement l’annonce d’un anéantissement que l’écho de la prophètie d’Isaïe 63 », chapitre dans lequel l’annonce  de la fin des royaumes impies est présentée allégoriquement à travers le thème de la préparation du vin 
(Verset 1 et 2 : le rédempteur vient vêtu de rouge, comme le vin des raisins piétiné dans la cuve). 

Autrement dit, ce verset ne nous annonce pas seulement de façon allusive le calme qui vient après la tempête, il ne nous annonce pas seulement de façon codée que l’empire babylonien vit à travers l’histoire d’Esther sa seconde fin, il nous annonce la fin des temps ! 

Quand on se souvient que l’insertion de la meguilat Esther dans le tanakh a fait l’objet de controverse, voici un argument à décharge de taille ! , comme venant dire : « vous vous demandez si Esther est plus qu’une histoire de miracle local ? Vous vous demandez si c’est un livre prophétique ? Ouvrez les yeux . C’est un livre qui parle de la fin des temps ! ».

Et le midrach ajoute encore un dernier argument, une ultime exégèse : « rappelez-vous » semble-t-il dire, « rappelez-vous dans quel texte fondamental une femme sert un mets ».
Ce verset n’est pas seulement allusif, ce verset n’est pas seulement codé, il n’est pas seulement un écho des prophéties de la fin des temps, ce verset est un écho de l’aube de l’histoire du monde. Ce verset nous renvoie à Adam et Eve, Eve qui donne à manger à Adam du fruit de l’arbre de la connaissance, et qui par là-même, d’une part engendre une catastrophe, le renvoi du gan Eden, mais en même temps, déclenche l’histoire du monde que nous vivons encore aujourd’hui. Vashti, maillon finalement indispensable à l’histoire du monde. Vashti dans le rôle de Lilith, dont Esther (Eve) est le tikun, la version « possible ». Et au plan exégétique sur quoi le midrach fonde-t-il cette ultime explication ? Sur une « guezéra chava » : le mot gam sur lequel nous venons littéralement d’avoir bénéficié d’un véritable feu d’artifice interpétatif (et tout ça sur deux lettres !) se trouve dans notre verset...et aussi dans le verset de la Genèse 3,6....cqfd.!

Un sacré festin !
Meguilat Esther. Un texte non uniquement redondant, ni « local » semble-t-il.