dimanche 16 octobre 2022

sur Kippour. Quatrième texte : Introspection, intervention, intercession.

 



Kippour et roch hachana sont le moment phare de l’introspection.

De quoi vient donc se mêler rav ? Après tout, si le boucher l’a offensé, qu’il fasse lui-même ses propres comptes. Pourquoi aller le titiller, le brusquer, l’offenser finalement ?

Je suppose pour une raison dérivant de la leçon du shofar. Le shofar symbolise l’introspection, favorise l’introspection, et la mitzva n’est pas de sonner du shofar mais bien d’écouter le son du shofar.

La mitzva est d’écouter autrui non nécessairement qui vient vous parler, vous faire la morale. Quelqu’un qui vient rappeler que nous ne sommes pas seuls. Mes actes ne me renvoient pas uniquement à ma conscience personnelle de laquelle personne ne doit se méler au nom de la discrétion, au nom d’un « ce sont des affaires personnelles, n’intervenons pas ».

Je suis toujours parmi les humains, et si je suis parmi les humains juifs, ils ont non seulement un droit mais un devoir d’intervention.

En vayikra 19 17 on trouve le « ne haïs pas ton frère dans ton coeur, adresse lui ton reproche » et ce verset suit directement celui de l’interdiction de dire du mal de son prochain, de colporter du négatif à son sujet.

On ne peut se détourner de la responsabilité à l’égard d’autrui, surtout quand on le voit dérailler. On le peut très bien au nom des habitudes françaises de fermer les volets quand du bruit provient de la rue ou de chez les voisins, au nom du « ce sont leurs affaires ».

En matière d’atteintes sexuelles ou corporelles à l’encontre de quelqu’un dépourvu de moyens de défense, la loi israélienne ordonne d’intervenir et déclare contrevenant qui se sera soustrait à cette obligation.

Certains diront que l’intervention de rav est inadequate d’entrée de jeu : il intervient au nom d’un registre qui n’est que le sien et non celui de son contradicteur.

Pour rav, ne pas intervenir revient à causer indirectement plus de mal que toute intervention. Il considère en effet que si le boucher ne fait pas son travail d’introspection de kippour, il met son âme en danger, il se coupe de l’absolution qu’il obtiendrait à kippour, qui est bloquée tant qu’il n’a pas obtenu le pardon du boucher.

Le boucher, lui, pense tout autrement.

Que la dispute entre deux individus soit ou non relative à kippour, l’écart est probablement toujours existant entre deux personnes, chacune voyant midi à sa propre porte.

Et alors, que faire ? Qu’aurait conseillé rav Houna ? Lui qui réfléchit cependant avec les mêmes outils que ceux de rav mais qui prédit que le tentative de rav sera plus aggravante qu’apaisante ?

Encore une fois, je propose de remonter à une distinction émise dans le texte numéro 3 autour de kippour. Comment va-t-on regarder la chose ? Au chapitre de la culpabilité, du shaming, de la vindicte, ou au chapitre de la souffrance ?

Quelqu’un qui calomnie, quelqu’un qui coupe les relations, est en général quelqu’un qui le fait à la place de ressentir sa souffrance et de trouver un meilleur moyen de s’en sortir que l’aggressivité physique.

L’intervention d’autrui n’est vue comme intrusive que si on reste au registre de la médisance. Autrui aura interféré, se sera mêlé de ce qui ne le regarde pas, aura implicitement empiété sur le domaine privé, et il colportera.

Si on regarde depuis le registre de la souffrance, peut-être verra-t-on l’intervention extérieure comme bénéfique ou potentiellement bénéfique, celle-ci visant à réduire la souffrance, elle-ci visant à aider l’individu à sortir de l’ornière dans laquelle il s’est trouvé coincé.

C’est d’ailleurs comme cela à mon sens qu’il faut comprendre l’obligation d’intervenir dans les cas de violence domestique ou d’atteintes sexuelles. On suppose que quelqu’un est victime et qu’il faut intervenir pour modifier et assainir la situation, pour aider l’aggresseur à cesser son aggression (et de nombreuses études ont montré combien les parents violents sont d’anciens enfants battus, comme l’aggression peut decouler de la souffrance convertie inconsciemment en aggression), pour aider l’aggressé à retrouver son espace de respiration.

Ici, l’intervention est comme intercession, comme venir intercéder en faveur de quelqu'un, face à ce que la souffrance occasionne.

On intervient, propose d’intervenir, ou dans certains cas on exige d’intervenir en place d’accuser, de diagnostiquer sur base de données erronées, de justifier l’action violente en réaction à une violence antérieure, faisant ainsi rester les protagonistes, et le monde extérieur, prisonniers de cette violence…qui n’était peut-être que souffrance, qui n’est peut-être dans beaucoup de cas qu’essentiellement expression de souffrance.

Dans un monde pensé par l’altruisme, il faut intervenir, même quand on a l’impression que l’individu auprès duquel il faudrait intervenir « est monté tellement haut que personne ne saura le faire redescendre ».

Quand un vulgaire chat de gouttière se trouve ainsi perché sur une branche, si haut qu’il ne sait plus comment en descendre, on n’hésite pas, on envoie les pompiers et leur grande échelle.

dimanche 9 octobre 2022

Kippour. Troisième volet


Je voudrais dans ce troisième volet, essayer d’aborder un autre élément et c’est celui de la douleur, de la meurtrissure, de la souffrance.

Je ne crois pas que le boucher ait nécéssairement été un individu fruste, grossier et violent. Je ne crois pas que Rech Lakish ait eu une phase de vie comme chef d’une troupe de brigands (ou gladiateur selon certaines sources) parce qu’il était un individu agressif et violent.

Le dénominateur commun des deux histoires est la meurtrissure, ou encore la douleur.

Le talmud nous montre le boucher bel et bien occupé à frapper au marteau sur une tête de bétail, ce qui n’est pas un travail d’horloger, mais c’est peut-être surtout pour illustrer combien il ne lève pas sa propre tête à l’intention d’autrui. Pas parce qu’il est un individu indisponible et fermé de nature. Parce qu’il est un individu blessé. Blessé par Rav peut-être ou blessé par une succession de situations dont Rav n’ait été que la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Blessé depuis l’enfance, de blessure qui conduit l’individu à….différentes attitudes selon les cas. Certains deviendront des individus avec la tête rentrée dans les épaules comme peut-être ce boucher, d’autres deviendront durs, des « qui s’y frotte s’y pique », d’autres développeront de plus subtiles stratégies, c’est l’éventail quasi illimité de la phénoménologie de la blessure narcissique, de la blessure relationnelle qui a porté atteinte à l’image de soi, et a conduit l’individu blessé à « réagir », à se prémunir, à ne plus se laisser humilier.

Rav avait-il une chance de ne pas blesser le boucher ? Il n’est pas improbable que non. Il n’est pas improbable que ce boucher ait été un individu enclin à se trouver facilement et souvent blessé.

La pique de Rabbi Yohanan était-elle de nature à blesser quiconque l’ait reçue ? Je suppose que non…je suppose que Rech Lakish était très sensible et très meurtrissable.

La grandeur de ces deux textes du talmud est de réussir à ne pas tomber dans l’accusation. On n’accuse ni rav ni rabbi Yohanan, ni encore moins le boucher ou Rech Lakish.

réussirions-nous aujourd’hui à garder en tête la blessure et à ne pas tomber dans la facilité de la condamnation ?

De nos jours, alors que les blessures narcissiques ont été conceptualisées il y a bientôt soixante ans, un narcissique est presque toujours potentiellement coupable, coupable du tort qu’il a causé à ses collègues, sa compagne, ses enfants. Dans une circonstance aggravée, on l’affublera du triste titre de « pervers narcissique » qui équivaut à une condamnation à l’unanimité.

Et c’est surtout dans le cadre familial que ces dérives sont les plus dramatiques. Qu’un individu soit « jugé » pervers narcissique au travail ou dans un cadre social, cela fait des remous, mais dans le cadre familial, c’est d’éclatement qu’il s’agit.

Aussi dans le cadre familial, un autre terme s’est vu surtout véhiculé au chapitre de l’accusation, occultant celui de la douleur, et a subi le même sort que la pathologie narcissique, d’interdiction de circuler. C’est le plus triste des diagnostics : le syndrôme d’aliénation parentale.

Qui ne l’a pas fustigé, si ce n’est empêché, si ce n’est interdit ? Comme d’habitude en ces temps post-modernes au nom de telle ou telle liberté.

J’ai eu à tenter d’accompagner bon nombre de ces familles, dans lesquelles la meurtrissure s’est mutée en haine ne voyant à l’horizon que le clivage, en tant qu’expert auprès des tribunaux d’affaires familiales (pendant quinze ans).

Le cas le plus courant d’aliénation familiale est celui où un membre de la famille, le plus souvent un des parents, le plus souvent le père, se retrouve exclu. Un ou plusieurs de ses enfants ne lui parle plus, le vit comme mort.

Tels le boucher, ils martèlent leur tête de bétail, le front baissé, et refusent le dialogue, encore moins le traitement. Même le jugement souvent. La décision est prise et le parent est comme mort et enterré. C’est irrévocable. L’enfant - qui peut avoir six ans comme trente cinq - n’a de son point de vue, plus de parent « se sent très bien comme ça », et n’est disposé à recevoir aucun traitement, aucune aide, aucune psychothérapie.

Ce sont les situations les plus tristes, de familles irrémédiablement détruites, d’enfants qui grandiront comme amputés, barricadés dans le quant à soi d’un refus définitif.

La partie aliénée n’a en général pas plus de recours que rav ou rabbi Yohanan. Il n’est pas impossible qu’il ait contribué à cette évolution de la situation, mais il en est maintenant définitivement exclu….entre autres par le conjoint qui, faut-il le rappeler, a participé (statistiquement parlant, à 50%) à cette détérioration de la situation familiale.

Une perspective moderne, celle où la situation est jugée au rythme des publications journalistiques et des posts sur les réseaux sociaux, est ce qui ne peut qu’encore aggraver une situation dans laquelle plus personne ne voit plus ni la souffrance, ni la douleur.

Les « aliénants » ne souffrent pas, ou en tout cas sont retranchés dans cette position de « je ne souffre nullement et n’ai besoin d’aucune aide », les « aliénés » sont coupables et par conséquent en état de souffrance illégitime (« il l’a bien cherché » disent ou pensent les aliénants), et le résultat est la destruction de la famille, résultat dans lequel il n’y a que des perdants.

Dans le cas de Rabbi Yohanan et Rech Lakish, dans le cas de rav et du boucher, il y a aussi échec, mais je dirais que la perspective kippourienne, celle dans laquelle les efforts sont faits dans le sens de la réparation, parait plus saine que l’opération clivage.

L’épisode rabbi Yohanan-rech lakish se termine sur la mort de rabbi Yohanan, de désespoir, de souffrance d’avoir perdu son ami.

Mélanie Klein, la psychanalyste autrichienne des années 50, devenue londonienne et considérée comme successrice de Freud, décrit les mouvements de l’humain en souffrance comme inféodés soit au clivage soit à la dépression. Pour elle, le ptout petit enfant ne ressent pas la douleur mais déclenche au contraire sa rage contre ceux qu’il voit comme ceux à l’origine de cette souffrance, il les repousse, clive artificiellement le monde entre bons et mauvais. L’adulte peut continuer à fonctionner selon ce mode de clivage quand il rencontre une souffrance à laquelle il ne peut se mesurer autrement. Dans une position un peu plus mûre, l’individu ne clive plus, prend contact avec sa souffrance au lieu d’être en rage et est du coup comme déprimé, il prend conscience que le monde et ceux qui l’entourent peuvent lui causer du plaisir ou du déplaisir et il ne les éjecte pas de son monde intérieur.

Même si on était tentés de dire qu’il s’agit ici d’une variation psychanalytique sur le thème du mythe de Carybde et Scylla, il est convenu dans les sphères professionnelles (pas les réseaux sociaux…) de considérer la dépression comme largement préférable au clivage, situation dans laquelle l’individu est poussé à l’action et est en fin de compte victime de ses propres actions.

L’épisode de rav et du boucher semble montrer que la techouva et la démarche interpersonnelle ne suffisent pas, il faut y ajouter la délicatesse et le tact que n’avait peut-être pas Rav, ne serait-ce pour « rencontrer » cet interlocuteur qui pour l’instant s’est muré dans le silence et refuse le dialogue.

Il faut garder en tête que le frère, le membre de famille, est proche, est ainsi une sorte de membre du corps dont on doit travailler à empêcher l’amputation. En mettant tous les moyens à contribution.

 

C’est le mérite de Rav…mais il ne parvient pas à faire faire marche arrière à la situation. C’est très difficile, et ça l’est encore plus quand la situation s’est développée à l’intérieur du cadre familial.

 

Faut-il pour autant renoncer et ainsi valider l’amputation ? l’éclatement familial ?

 

Le talmud nous raconte par ailleurs que Rabbi Yohanan perd ses dix enfants et ne nous dit rien d’une descendance chez Rech Lakish, ce qui ne permet pas de considérer la situation à la génération suivante. Qu’en aurait-il été de leurs enfants ? qui sont donc cousins germains et donc membres d’une même famille éclatée ?

 

Ici s’achève cette réflexion amenée par le contexte du mois de tichré et le jour de Kippour, mais venue nourrir une préoccupation toute personnelle.

 

Comme dans le calendrier, faisons « coupure », entrons dans la fête des cabanes qui nous pousse à « aller dormir » hors de la maison, peut-être à comprendre comme « tenter de changer de cadre et d’en profiter pour peut-être donner un autre éclairage aux situations interpersonnelles entre autres. 

jeudi 6 octobre 2022

En ce lendemain de Kippour


Dans un texte publié il y a quelques jours, je raconte deux histoires talmudiques dans le contexte de l’approche de kippour, en accentuant la composante d’auto-examen, de réflexion personnelle, et de demande de pardon, dans le prolongement d’une réflexion de groupe autour du premier texte, et en tenant à l’écart deux éléments majeurs sur lesquels je veux prolonger la réflexion aujourd’hui.

Le premier est que mon regard sur le talmud est qu’il n’est nullement une anecdote qui nous renvoie au passé, nous laissant imaginer les conditions de vie, les relations entre les personnes, les coutumes de l’époque. J’ai appris chez d’excellents maîtres à lire ces anecdotes comme des textes profonds, et génériques.
Ils ont été écrits parce qu’ils sont riches d’enseignement, dignes de nourrir intellectuellement, psychologiquement, et affectivement ceux qui les liront à toute époque et en tout lieu. Je les lis donc comme potentiellement rattachés à ma vie, à mon expérience, comme si je pouvais être moi-même dans le cas de rav, pu du boucher, ou de rabbi Yohanan dont je porte le nom, ou de Rech Lakish.

Le deuxième élément est celui de l’articulation amitié-famille.
Si le cas de rav et du boucher ne traite en fin de compte ni d’amitié ni de famille - il ne s’agit là que de situation du quotidien, situation interpersonnelle entre inconnus -, le cas de rabbi Yohanan et Rech Lakish n’est pas uniquement le cas de deux amis d’enfance se retrouvant à s’être mutuellement blessés de façon irréparable : il y a en outre entre eux une relation familiale, ils sont beaux-frères en plus d’être compagnons d’étude. Plus encore, ils sont devenus beaux-frères du fait de leur première rencontre.
S’ils ne sont pas frères de sang, c’est presque comme s’ils étaient à l’interface de la relation fraternelle et de la relation d’amitié.

Et le sujet sur lequel je veux poursuivre est bien celui-ci : celui du regard sur les situations familiales d’aujourd’hui.

Comment définira-t-on une situation familale saine, une situation familiale malsaine ? Quand parlera-t-on de famille pathologique ? De famille pathogène ?

C’est un sujet qui est comme en marge du secteur de la santé mentale, tout en étant pour ainsi dire omniprésent. En marge parce que Freud a surtout conceptualisé le rapport fantasmatique aux parents, puis beaucoup a été écrit sur les relations de couple, les relations parents-enfants, et très peu sur les relations fraternelles, sur ce que J.R.Frayman appelle «  la frérocité », d’un néologisme percutant.

Le sujet ici ne va pas être de répondre aux questions sus-mentionnées quant à la pathologie de la famille, mais de réfléchir sur les façons de ce qui permettrait réparations, retour à une situation saine, réconciliations, tout en se demandant combien cela est possible, à quel prix…

Repartons de nos deux exemples.
Dans le premier, rav en route vers le boucher rencontre rav Houna qui lui demande ce qu’il part faire, et qui réplique aprés avoir entendu la réponse de rav « pacifier le boucher » : Rav va assassiner quelqu’un. Rav Houna prédit donc ce qu’il va se passer. Il comprend que la situation interpersonnelle entre rav et le boucher est tellement empoisonnée que non seulement rav ne parviendra pas à la résoudre mais qu’elle ne peut qu’encore s’envenimer.

Qu’est-ce qui lui fait dire une telle chose ? Cela pourrait être un avis dubitatif sur les capacités interpersonnelles de rav, cela pourrait aussi être un avis plus générique, qu’il n’y a pas de solution si facile que le pardon énoncé la veille de kippour à des conflits qui se sont installés entre des personnes. Peut-être rav Houna déduit-il de l’ambiguïté qui subsiste autour du cas et qui est laissée par le talmud « qui a blessé qui ? » qu’il s’agit d’une situation très emberlificotée.

Rav avait-il une chance de démêler la situation ? Aurait-il suffi qu’il fût plus « psychologue » ? Plus « adroit » ? Ou sont-ce des situations qui n’ont de chances de se résoudre que par la présence d’un tiers neutre et bienveillant, nommé d’entrée par les deux parties ? Un médiateur ?

Et, redisons-le, il s’agit d’un cas simple, d’individus entre lesquels existe peut-être une différence de statut social, de laquelle ait pu naître certain sentiment d’humiliation.

Mais qu’en est-il des cas où de tels comptes s’installent entre membres d’une même famille, entre beaux-frères ou frères ? C’est à dire dans des situations à antécédents, à passif.

Je ne saurais dire si les cas de vexations/humiliations/rancoeurs/jalousie sont plus graves au sein de la famille ou en terrain neutre, le talmud décrit la meme issue dans les deux situations…à ceci près que Rav semble rester en vie après l’épisode du boucher, tandis que rabbi Yohanan ne survit que peu de temps à la mort de Rech Lakish.

La douleur consécutive à la détérioration des relations à l’intérieur de la famille est probablement plus grande. Et elle l’est probablement du fait du poids des années.

On peut supposer que rav et le boucher n’ont ni grandi ensemble, ni n’ont étudié ensemble ni n’avaient des relations d’amitié antérieures au conflit. Rien dans le texte talmudique ne le laisse supposer.

Par contre le terrain de la querelle entre Rabbi Yohanan et Rech Lakish est pavé d’années de compagnonnage, ajoutées aux années de lien familial.

Ils sont comme un échelon en dessous du rapport fraternel, deux échelons en dessous du rapport entre des jumeaux.

Et si avait subsisté depuis l’enfance un passif, dit ou non dit entre eux deux ? Entre Rabbi Yohanan et sa soeur ? Que l’un se soit senti préféré ou rejeté par les parents ? Par le frère ? Ou par la soeur ? Combien ceci se serait-il ajouté aux raisons apparentes de la querelle ?

Caïn tue Abel mais le lecteur ne connait pas les sous -couches de la querelle, Essav cherche à tuer Yaakov et ne le fait finalement pas mais le lecteur ne sait pas si la rancune subsiste entre eux, les frères de Joseph le condamnent à mort, puis le vendent, et se réconcilient finalement, mais tout est-il dès lors aplani ?

Qu’est-ce qui peut re-souder une famille séparée par un conflit ? Est-ce le même cas d’une génération à l’autre ?

Cela dépend-il des raisons ? Des circonstances ? Cela dépend-il de la volonté des parties de résoudre le conflit ? Cela dépend-il des moyens mis en oeuvre (démarches unilatérales, bilatérales, recours à un tiers, recours aux services de professionnels ) ?

La grande quantité de points d’interrogation émaillant ce texte est bien un signe que j’ai sur ce sujet plus de questions que de réponses.

Les deux histoires talmudiques mettent en scène dans chaque cas un seul des protagonistes passant à l’acte, agissant activement à la recherche de la réparation. Sans succès pour autant. On ne saurait en déduire que dans les cas de dispute ou de rupture, ou de compte non résolu, un seul côté reste préoccupé tandis que l’autre oublie. Par contre il n’est pas impossible qu’une situation générique puisse être celle dans laquelle un côté est actif tandis que l’autre ne fait pas les démarches, reste passif, ou ne sait pas comment parler à l'autre.

 

Dans le cas de rav et du boucher, pourrait-on imaginer rav Houna, non uniquement annoncer une potentielle catastrophe, mais interpeller Rav : « que sais-tu de la subjectivité du boucher toi qui part sans le prévenir lui parler ? ». Peut-on imaginer que c’est le rôle des amis, de venir questionner, aider à réfléchir ?

 

Dans le cas de Rabbi Yohanan et Rech Lakish, peut-on imaginer que Rech Lakish en réponse à la remarque blessante de Rabbi Yohanan envers lui prenne son courage  à deux mains et lui dise « et si une partie de ta violence verbale envers moi remontait à tes relations avec ta sœur, ma femme ? » Ceci aurait-il fourni un « reframing » permettant aux protagonistes de dépasser le niveau de la rancœur immédiate et de poursuivre le dialogue plutôt que d’endosser d’antiques contentieux ?

Je vais ici laisser le sujet. Non du fait de la certitude d’en avoir fait le tour, loin s’en faut.

Mais de manière à laisser les questions, les points d’interrogation occuper toute la place.

Kippour est passé. Sommes-nous « après »? L’esprit libre pour désormais passer à autre chose ? Serait-ce même imaginable ? 

mardi 4 octobre 2022

en cette veille de Kippour 5783

 

Plusieurs fois, si ce n’est souvent, chaque année ?,  je me suis interrogé – et en particulier à l’approche de Kippour – sur deux épisodes du talmud, l’un directement rattaché à Kippour, l’autre non.

Le premier épisode est celui du traité Yoma (p. 85-86) où on voit Rav aux prises avec un boucher. Le talmud laisse joliment l’ambiguïté de la situation : un a offensé l’autre mais le talmud ne dit pas qui. La veille de Kipour, rav, vraisemblablement tracassé par l’épisode en ce jour critique, décide de faire le geste, de monter à Canossa, d’aller lui chez le boucher…qui n’est nullement prêt au dialogue et l’épisode se termine tragiquement : alors qu’il s’emporte contre l’apparition de Rav, un os se détache de la tête de veau qu’il était en train de marteler, entre dans sa gorge et l’étouffe.

L’autre épisode est celui de l’amitié tumultueuse de Rabbi Yokhanan et Rech Lakish. Elle court sur plusieurs pages au long du talmud (on peut en trouver les détails dans la célébration talmudique de Elie Wiezel). Ils auraient grandi ensemble, avant que Rech Lakish ne change de voie…pour ensuite revenir, qu’ils deviennent beaux-frères, étudient ensemble…jusqu’au moment où survient une dispute définitive entre eux, suite à laquelle l’un puis l’autre meurent. La dispute se produit quand Rabbi Yokhanan à court d’arguments sur un sujet non rattaché envoie une pique à Rech Lakish ….qui se trouve vexé jusqu’au tréfond, en meurt, ce qui plonge Rabbi Yokhanan dans la dépression profonde…de laquelle il finit par mourir lui aussi.

Lévinas qui commente le premier épisode (première des quatre premières leçons talmudiques) souligne comment est mise ici en exergue la dimension morbide des disputes entre amis : cela fait, peut faire, de lourds dégats.

La vexation en général, la vexation entre proches encore plus.

L’ambiguïté de la situation reflète probablement ce que l’on retrouve dans tous les cas : chacun est persuadé que c’est l’autre qui l’a offensé. Ou que si lui a offensé, c’est en retour à un acte précédent.

Et la fin tragique de ces deux histoires vient montrer combien cela donne des situations non seulement inextricables mais dangereuses pour la santé des protagonistes.

L’élément clé que le talmud ne sait pas encore nommer mais qu’un siècle de psychanalyse a permis de conceptualiser est l’élément narcissique.

Les protagonistes sont chacun meurtris au plan narcissique, c'est-à-dire sur un terrain très friable, de façon très difficilement récupérable parce qu’il faut pour cela une finesse, une adresse…qui manque visiblement autant à Rav qu’à rabbi Yokhanan. Les deux déclenchent l’issue fatale, pour le premier ….en ayant tenté de raccommoder les morceaux face à un individu non disposé, non encore mûr, pour le second en ne mesurant pas suffisamment ce qu’a pu coûter à Rech Lakish – au plan narcissique - son parcours tumultueux.

Si j’ai offensé un.e de mes ami.es et qu’il/elle lise ces lignes, qu’il/elle sache que je suis loin d’être indifférent à la situation, que je suis désolé si de son point de vue c’est moi qui a offensé, et que je participerai volontiers à tout effort de réparation.