vendredi 21 juillet 2017

La fille inconnue. Un film interessant...sur le dés-inter-essement. הנערה האלמונית. סרט מערב על הערבות האתית


הטקסט בעברית נמצא מיד אחרי הטקסט בצרפתית. 

Jenny est médecin, jeune. Elle semble, tout au long du film (qui comme tous les films des frères Dardenne se passe à Liège, au bord de la Meuse, dans la grisaille belge..), n'être "que" médecin, c'est à dire ne vivre que pour cela, n'avoir aucune vie privée, aucun répit. 

Quand elle "ose" ne pas ouvrir la porte de son cabinet, au nom de : "les gens qui sonnent une heure après la fin des heures de consultation, on ne leur ouvre pas la porte, parce qu'ils ne respectent pas notre fatigue", le drame se produit, et il déligitimise - pour tout le long du film - son quant-à-soi.

Jenny ne vit dès lors plus que pour ce que la tradition appelle le "gmilout hassadim par excellence", la charité que l'on fait à l'égard de quelqu'un qui ne viendra plus jamais dire merci. Elle consacre chaque instant à identifier la jeune femme qui avait frappé à la porte alors qu'elle était poursuivie, celle qui a poursuivi sa course devant l'absence de réponse, et a trouvé la mort peu de minutes plus tard, sur les bords de la Meuse.

Jenny dit avoir en tête jour et nuit le visage de cette femme anonyme, dont on ne découvre le nom que dans les dernières minutes du film, elle cherche sans relâche à lui assurer une sépulture.

Et elle atteint son but, mais après s'être successivement heurtée au milieu, à la police, et à tous ceux que son acharnement dérange.

Comme dans la plupart des films des frères Dardenne, c'est de la philosophie de Lévinas qu'il est avant tout question. Lévinas qui dit que nous vivons naturellement une vie "d'interessement", c'est à dire plongés anonymement parmi les autres êtres, comme anesthésiés, jusqu'au moment où le visage d'autrui nous interpelle, exige notre réponse (au sens répondre d'autrui), et introduit en cela "l'autre de nous-mêmes" dans le "même" dans lequel nous nous barricadons pour pouvoir dormir tranquilles.

Pour Lévinas, la philosophie est l'insomnie de la pensée. Cette insomnie est salutaire à l'humanité et à nous-mêmes, il nous est interdit d'être indifférents au sort d'autrui. Notre rencontre avec le visage déclenche en nous la responsabilité, préalable à la subjectivité, puisque je ne peux véritablement dire "je" que si c'est pour dire "me voici", que si c'est consécutivement à l'éveil de la responsabilité.

Jenny incarne ce mouvement de l'être. Tout en elle est responsabilité, altruisme, et insomnie. Elle vit dans son cabinet médical, son téléphone et le carillon de l'entrée sonnent à tout instant du jour et de la nuit, et elle ne se soustrait jamais à son devoir.

Il faut remarquer que ce comportement n'est pas seulement de nature à déclencher l'hostilité des personnages du film, il dérange aussi le spectateur.

Le "milieu" se sent menacé et la menace en retour, la police se sent génée dans le tissage de sa toile et lui impose le silence, le meurtrier involontaire de la jeune femme tente lui aussi de lui imposer le silence, avant de découvrir lui aussi la responsabilité, et la sœur de la victime, elle -même aussi réfugiée dans son mutisme né de sa jalousie, sort de sa tour d'ivoire et accomplit l'annulation de l'anonymat de la victime. Et le spectateur ressent le malaise de son outrance, craint le pire, espère la voir lâcher un peu prise.

Et c'est en fin de compte le très spécial "happy end" de ce film très non-hollywoodien : la morte peut enfin être enterrée sous son nom et non plus sous x.

C'est un film-réponse au classique "sans toit ni loi" d'Agnès Varda (1985) dans lequel aussi une femme est trouvée morte, mais dont l'issue est un "non lieu" : la gendarmerie a vaguement et paresseusement enquêté, n'a pas vraiment dérangé, et n'a rien trouvé. La mort de cette fille ne dérange personne, n'empêche personne de dormir. 

C'est la véritable faillite d'une société, quand la mort des individus qui la composent n'est que fait divers.

C'est le sens de la responsabilité endossée par « Yossef hatsadik » d'après la tradition : il part non retrouver ses frères pour leur passer le bonjour comme le laisse supposer la lecture superficielle de la Genèse, il part en fait, disent les commentateurs, déjà conscient qu'il ne reviendra pas, et que son but n'est pas ses frères de sang mais ses frères, les êtres humains, et leur société , à qui il se charge d'enseigner le message le plus révolutionnaire de cette Torah : la mort de la plus petite personne doit mobiliser le pays entier, jusqu'au roi.

Mais le film de Varda décrit une réalité tandis que le film des Dardenne décrit une exception à la réalité. J'ai toujours pensé que la philosophie de Lévinas n'avait pas été écrite pour l'homme de la rue...qui ne veut pas, qui n'a pas le souffle de se sentir interpellé par cette responsabilité tellement envahissante. 

Et Jenny est dans son personnage aussi l'illustration de cela. Elle est plus que lourde. Elle est étouffante. On la voit sourire, mais on se demande à quel moment elle décroche, quand elle s'autorise à respirer.

Je pense donc que même si le médecin de quartier représenté ici par Jenny s'affiche souvent à la case des gens que Lévinas interpelle, le psychothérapeute (à l'instar de la différence entre D. et le juif polonais, le premier sachant tout, mais le second sachant tout mieux) est probablement mieux interpellé que le médecin, étant en principe formé à ne pas être lourd.


Le psychothérapeute-psychanalyste est formé à pouvoir signer pour la philosophie de Lévinas sans s'y épuiser ou reculer devant l'ampleur de la tâche, et l'intention première du médecin comme du psychothérapeute est de répondre à autrui.

Le citoyen lambda, lui, est généralement plus intéressé par le sommeil que par l'insomnie.


ג׳ני היא רופאה צעירה שלא מופיעה בסרטם האחרון של האחים דרדן הבלגייםאלא כרופאהללא משפחהללא תחביביםללא מנוחה.רופאה ב״פול טיים ג׳וב״.
הסרטכמו כל סרטי האחיםמתנהל בעיר ליאג׳ הבלגית והאפורהלצד הנהר ״מוז״.

העלילה של הסרט מבוססת על המקרה היחיד בו זייפה ג׳ני להערכתהשעה אחרי שהקליניקה שלה נסגרה, (והיא עדיין בפניםעדיין בעבודההיא לא פתחה את דלתה לעוד צלצול״לאנשים שמצלצלים כל כך מאוחרלא פותחים את הדלתאלה אינם מתייחסים אלינו ואלה עייפות שלנו״ מסבירה ג׳ני לרופא הסטג׳אייר שעומד לצדה. אלא שהאירוע מתפתח לטרגדיהלמחרת מוצאים את גופתה של אישה,שמסתבר היא זו שדפקה בדלתבהיותה בורחת ממישהו שבסופו שלדבר רצח אותה.

לג׳ני טרגדייתה של האישה היא הטרגדיה שלה האישיתללא הפסקה היא מחפשת עוד ועוד לפענח את התעלומהובעיקר לגלות את שמה של האלמוניתובעיקרעל מנת שהיא תזכה לקבר כיאהגמילותחסדים לשמה.

ג׳ני מסבירה שאין לה שינה מאז המקרהושהפנים של האישה מופיעות לה כל הזמן מול העיניים.

האחים דרדן מצטיינים בעשיית סרטים איכותיים מאדומבוססים על הפילוסופיה של עמנואל לווינס.

על פי הגותוהנטייה הטבעית של האדם היא להיעלם בין יתר בני האדםולא להרגיש ערביםכדוגמת ״השומר אחי אנוכי?״ ואילו מטרת האתיקה היא לחולל חברה מבוססת על ה״הנני״ של אברהם אבינומבוססת על ערבות בלתי מוגבלתעל פי לוינסהפנים שלהזולת הם אלה המעוררים בי את האחריות הראשוניתההתיצבות מול האחריותהאחריות הראשונית הזו היא הגורם לסוביקטיביותשאין אדם מסוגל להגיד ״אני״ במלוא העוצמה אם לא התעוררה בו האחריות לזולת.

על פי לוינסתפקידה של הפילוסופיה היא לגרום לאדם נדודי שינהמול הנטייה הטבעית להירדם ולא למחות או להתערב.

הסרט מסתיים בצורת ״הפי אנד״ לא הוליוודיג׳ני מגלה את שמה של האישהובתוספתמגלה גם את הרוצח (שראוי יותר לתואר אשם בהריגהואף מגלה קרובת משפחה של האישהשתדאג לתיקון הקבר.

אך הסרט מטיב להראות כיצד סלולה הדרך לגילויים אלה לא מעט מכשוליםג׳ני למעשה מפריעההיא מפריעה למשטרההיא מפריעה להתנהלות העולם התחתוןהיא מפריעה לרוצח ואפילו לקרובת משפחתה של האישה היא מפריעהלמעשהג׳ני מפריעה גם לצופה.

היא הרי כבדההיא לא נחה״מתי כבר תפסיק ?״שואל את עצמו הצופההיא מפריעה בהיותה כל כך מכוונת לזולתכל כך מצטיינת בהקדשת עצמה לכל הפציינטים שלה.

סרט זה מתכתב עם סרטה של אניאס וורדה ״עוברת אורח״ משנת 1985. גם בסרטהנרצחת אישה ואין לדעת מי רצחאו אם בכלל מישהו רצחאו שהיא סתם נפלה אל מותההסרט הזה מסתיים הפוךכאשר מערכת המשפט הצרפתיה סוגרת את התיק לאחר חקירה נונשלנטית.

סרטה של וורדה מראה את החברה נגדה יוצא יוסף הצדיקבלכתואחרי חיפוש אחיוהמפרשים מסבירים שאין הוא יוצא לחפש את אחיו הביולוגייםאלא את אחיו שביקוםהוא למד עם אביו את פרוש ״עגלה ערופה״ שבספר דברים (סוף פרשת שופטים), והוא ״יוצאלדרך״כלומר הוא יוצא במטרה לתקן את החברהולהשיג מצב לפיו לא סוגרים תיקים אלהכפי שכותבת התורה ״נופל בשדה לא נודע מי הכהו״ עבור התורהאין מצב שנפל סתם אדם בשדהמישהו אחראי לזה.

ג׳ני היא יוסף הצדיקמקרה האישה לא נותן לה יותר לישון.

הרגשתי מאז גיליתי את הגותו של לווינס שהיא אינה מדברת אל איש הרחוברוב האנשים מעדיפים לישוןלוינס לעניות דעתי כתב - בלי להיות מודע לזה - למקצועות הבריאותלרופאיםלמטפלים.

יש למטפלים מרכיב שברוב המקרים אין הרופאים לומדים עליו :לומדים המטפלים במקצועות הנפש לייחס חשיבות מיוחדת ל״ביןאישי״הם לומדים להיות מודעים לרגישות של הזולתהם לומדים לתת מקום לרגישות שלהםהם לומדים שלהיות כבד לא כל כך משרת את המטרה.

הסרט החשוב והיפה הזה פותח את כל הסוגיות החשובות האלה לדיון ולמחשבה.


dimanche 2 juillet 2017

Bruno, enfant de la Meuse


Le texte en hébreu est suivi d'une version française.


הסרט ״הילד״ מאת שני האחים דרדן מצמרר. 

בחור צעיר בשם ברונו מככב בו, וכולנו מבינים מיד שעל אף שמוקד הסרט הוא בנו התינוק, הוא הוא הילד עליו הסרט קראוי.

למי כמוני שהתמחה בסרטים על פתלתלי ההתפתחות הנפשית, השם ברונו אינו חדש. במיוחד כאשר בחרו אדם בלונדיני כדי לגלם אותו, שהרי משמעות השם ״ברונו״ בשפה הצרפתית הינה ״שחום״. ברונו זה מזכיר לי ברונו אחר, אחד משני הגיבורים של הסרט ״המולה וזעם״ מאת ז׳אן קלוד בריסו, ומשנות השמונים של המאה הקודמת. הברונו משנות השמונים מתאבד בסוף הסרט אבל הברונו הנוכחי הוא מה שהיה מתגלגל להיות הברונו אלמלא התאבד.

הברונו הראשון סובל נורא, ילד נטוש רדוף הזיות שאינן מצליחות למלא את הריק הפנימי שלו בחומר אנושי. והברונו השני התאטם. הוא בעל חזות של אדם שנהיה אטום שלא כמו אוטיסט, אלא כמנותק רגשית מהסובבים אותו. חייו הינם הישרדות אחת גדולה, כבשה שועלית בעולם הזאבים.
הרי ברונו אינו תוקפן. המשפט הנחרץ היחיד שיוצא מפיו לאורך כל הסרט הינו :״אני לא אעבוד עבור המזדיינים האלה״. מי הם המזדיינים האלה ? כווולם. אין ברונו רואה אף אחד, ועוד מפחות ממטר.
הוא בשולי החברה, בשולי העולם, מתבודד מן העולם בתוך מימי הנהר מוז, הנהר הבלגי הקפוא, לתוכו הוא כמעט טובע, כמעט מטביע אחד הנערים שגונבים עבורו.
ברונו מזעזע כל צופה בסרט זה. הוא לא משקר. הוא הוא התגלמות השקר. כאילו אין לברונו מושג אודות אמת או שקר, או חוק, או מוסריות. ברונו שורד ואומר מה שלדעתו צריך לומר בכל רגע נתון כדי לשרוד. אין הוא מתחשב. באף אחד. ואפילו לא באם הילד שלו שלפני שבוע נולד.
ל״בן סורר ומורה״ של התורה יש הורים. לברונו גם יש אימא , אבל מבחינת הפנמת דמויות, אין אופציה לראות אותו כאדם שהפנים דמות הורית אי פעם.
ברונו נופל בין כל הכסאות , של הסוציולוגיה, של הפסיכופתולוגיה, של העולם.
ברונו הינו הבל.
הברונו הראשון גם מת כפי שמת הבל התנ״כי. הוא אינו שורד את העולם הזה, וברונו הנוכחי עוד לא מת, אבל עדיין אינו שורד. הוא לא מפסיק להסתבך ולטבוע וקשה לראות לו עתיד כלשהו.
הסרט מצמרר מפני שהוא מראה עולם אמיתי, ללא ההגזמות של טרנטינו, אבל זהו כאילו אנטי עולם. עולם בלי פנים תרתי משמע.

לתינוק של הסרט אין פנים. אין מראים לצופה את הפנים שלו, וגם אין מי שידבר איתו. הוא אינו  בר שיח.
וגם לברונו, אפילו אם יש לו פנים, אפילו אם הוא מחליף מילים ומשפטים עם כל מיני אנשים, אין פנים. אין לו פנים כי אין לו כנראה פנימיות.

האחים דרדן מכירים את הפילוסופיה של לוינס. האם מטרתם בסרט זה להדגיש את הקריטיות שבמפגש הבין אישי ? את הקריטיות של הפנים ? האם באים הם לביים את הקביעה המהפכנית הלווינסיאנית לפיה אין האחריות נובעת מן הסוביקטיביות אלא להיפך ?

דמותה של סוניה, אם הילד מגלמת את ה״אין״ ביתר שאת. לכאורה, אין אפשרות להבין מהתנהגותו של ברונו שהוא סופר אותה או אפילו רואה אותה. ברגע שיא של הסרט, הוא מוכר את ילדם רך הנולד. ואין אפילו אופציה להאמין לדבריו כאשר הוא מתחנן בפניה כמה פעמים לאורך הסרט. 

בהתנהגותו כלפי התינוק וכלפי סוניה, ברונו הוא בלתי אנושי. הוא התגלמות ה interessement הלוינסיאני : המצב בו חי האדם כחלק מעולם בני האדם מבלי להיות חלק ממנו, מבלי להיות בר דעות.

אבל הסרט נסגר על משהו שאפשר אולי אולי, במאמץ עצום, לנסות לראות אותו כתפנית : הסצנה בתוך בית הסוהר. ברונו אסיר אחרי שגילה ניצוץ של אחריות והביא עצמו למעצר כדי לשחרר אחד הנערים שגונבים עבורו. הוא גילה סוג של התחלתא דאחריות, והוא בוכה בכי מר, בחיקה של סוניה שבאה לבקר אותו. האם בכי זה מבשר על שינוי אצל ברונו ? הסרט נסגר ולא נותן תשובה..אשרי המאמין.

ברונו מגלם עבור מטפלים בבריאות הנפש את האתגר המכסימלי. הרי הוא סובל מנכות, פרי טראומות בזירה הבין אישית, טראומות שהפכו אותו לסוג של הבל. טראומות אלה אשר מקורן בגיל בו הקורטקס איננו עדיין פעיל, בשלב התפתחותי טרום מלולי, טראומות אלה אינן ניתנות לריפוי על ידי פירושים מילוליים בלבד. יש הכרח ״להתחל״ מחדש את המערכת המוחית/נפשית, כנראה בהענקת יחס בין אישי שיבוא לחפות על האין יחס על פיו הוא התחיל את חייו.

במשך שנים רבות מאד, עבדתי, יחד עם צוות רב מקצועי, עם ״ברונוים״ מעין זה. לא את כולם הצלחנו להחיות, להחזיר לחיים, להציל. אבל חלקם כן זכו להתפתחות מחודשת בעקבות טיפול כוללני ועיקש זה. אחד אפילו אמר לי יום אחד, בהיותו בן 30: ״אני לא יודעמה עשיתם, אבל נולדתי מחדש אצלכם״. זה בדיוק מה שצריך עבור אנשים בזה המצב.

לפני שמגיע השלב בו הם מסוגלים להבין פירוש מילולי, יש לעבור יחד איתם דרך תחנות תפתחותיות של ההיקשרות הראשונית. אין ספק שיש בשביל זה לחפש עבור כל אחד בנפרד ובאופן שונה כיצד תיעשה המסה הזאת. שאין אדם באמת נולד פעמיים, או עובר פעמיים על אותו גשר.

ברונו לא סתם ניצל מטביעה בימיו הקפואים של נהר ״מוז״. הוא כנראה יצא מחדש מן המים.

Il faut souvent de l'estomac pour les films des frères Dardenne. 
Il en faut encore plus qu'à l'accoutumée pour "l'enfant".

Le personnage central a un nom qui, à ceux qui comme moi se sont spécialisés dans les films qui dépeignent la détresse psychologique, évoque un vif souvenir, celui d'un autre Bruno.
Un autre Bruno blond (et cette caractéristique est comme une preuve que l'analogie est voulue). Le Bruno du film "de fureur et de bruit" des années 80, de Jean Claude Brisseau. 
Le premier Bruno ne survit pas jusqu'à la fin du film, mais il serait peut-être bien devenu le deuxième Bruno s'il ne s'était pas suicidé.

On est en pleine comédie allez-vous dire.

C'est vrai. Ce film dépeint ce qui se trouve dans les catacombes de la détresse humaine. Bruno est Abel. Celui qui ne survit pas dans le monde de Caïn.
Bruno le premier vit une vie d'hallucinations psychotiques, tandis que le deuxième Bruno est celui qui n'a même plus le recours aux hallucinations.
Ce deuxième Bruno est un personnage comme déshumanisé, mais dans une réalité différente de celle, exagérée, dépeinte par Tarantino. Il vit dans un vrai monde, dans une vraie réalité belge, et il ne "voit" personne, ne "calcule" personne. 
Au-delà de ce que lui dit Sonia, il ne "ment pas comme il respire", la distinction vérité-mensonge lui est étrangère. Dans son monde, dénué de toute interiorité, il n'y a aucun être humain, pour qui vivre, pour qui avoir un sens à sa vie. Bruno n'a pas d'humeurs. La seule phrase pour laquelle il élève le ton est "je ne veux pas travailler pour les enculés". Il.tente de survivre, de surmonter le sort d'Abel qui est le sien, seul, entièrement seul dans un monde sans visages. Il est presque Abel quand il se noie presque dans les eaux glacées et grises de la Meuse, et l'humanité en lui surgit peut-être de cet épisode, dans lequel il manque de noyer avec lui un des enfants qui volent pour lui.

Les frères Dardenne se disent très influencés par la philosophie de Lévinas, et on sent très clairement que cette absence de visage est le propos central de ce film.

Le bébé n'a comme pas de visage, personne ne le regarde en face, personne ne s'adresse à lui, et Bruno, qui est le véritable "enfant" de ce film ne connait aucun visage, n'agit en référence à aucun visage, n'a interiorisé aucun visage.

Sonia, la mère de leur bébé pourrait peut-être être la seule exception à ce monde mais le spectateur voit atterré Bruno vendre leur bébé sans le moindre sentiment, sans le moindre scrupule, sans avoir face à ses yeux ni le visage du bébé, ni meme celui de Sonia.

Le film qui rappelle les célèbres mots écrits sur un wagon de déportation "dans ce monde, je suis Eve. Si vous voyez Caïn, dites-lui..." ne se termine pas sur un tel vide. Seulement sur un point d'interrogation.

La dernière scène se déroule dans le hall de visite de la prison où Sonia est venue rendre visite à Bruno.
Bruno a manifesté une première lueur de responsabilité en venant se constituer prisonnier pour libérer celui des enfants de sa bande qui venait de se faire arrêter. La subjectivité nait de la responsabilité dit Lévinas, et Bruno finit le film en pleurs dans le giron de Sonia. 
A-t-il intériorisé quelque chose ? Est-il devenu, d'insensible à l'humain, capable de le voir, et de répondre de lui ? Ce regard, cette perception du visage d'autrui, qui conduit à la posture éthique le concernant, qui est pour Lévinas le véritable point de départ de la capacité de s'insérer humainement dans le monde, de se dés-inter-esser, et de (re)devenir "autre", et ainsi, de devenir un authentique "je", un sujet.
Ce dernier moment du film est-il celui de sa (re)naissance psychologique ?
Le film ne le dit pas, nous ne le dirons pas non plus.

Mais nous resterons avec la question de la probabilité que ceci se fasse, de la potentialité d'un Bruno, déshumanisé par une trop forte et trop précoce expérience d'abandon ou de traumatisme interpersonnel, de renaître.

C'est le véritable challenge de la psychothérapie que de restaurer ou d'initier, ou de modifier de tels états de personnalité, même quand ceux ci sont les résultantes de traumatismes préverbaux, et dont l'individu n'a ni souvenir ni conscience.

L'individu peut-il accéder à une telle amélioration de sa situation sans repasser par un évènement constitutif à l'image de celui par lequel passe Bruno en sauvant son jeune comparse de la noyade ?