vendredi 18 avril 2014

Et sur cette matzah ?


Quelques reflexions sur la matzah...avant qu'elle n'ait rassis et ne soit releguée au second plan - quand ce n'est l'extrême fond du placard..d'où elle sera sortie in extremis la veille de Pessah' prochain, pour connaître le sort dévolu au hametz : brûlée jusqu'au bout.

Je suis frappé chaque année par le paradoxe qui accompagne cette matzah, dont il est simultanément dit qu'on la consomme en souvenir de la précipitation de la sortie d'Egypte, au cours de laquelle "la pâte n'a pas eu le temps de lever" ( Ex.  12, 34), alors que l'ordre donné par D. en Ex. 12, 8, et Ex. 12, 15, et Ex. 12, 17, et Ex. 12, 19 - donc quinze jours avant les évènements, est déjà de cuire spécifiquement des matzoth, de manger l'agneau avec matzoth et maror, de manger des matzoth durant sept jours.

De plus, cette matzah est tout aussi simultanément pain de misère et pain de libération, pain de fête qu'il est d'usage de cesser de consommer un mois avant Pessah', pour ne pas en galvauder le goût.

Face à ces facéties (ces quatre mots à lire à haute voix), plusieurs attitudes.

L'attitude la plus courante étant quand même l'indifférence ("on connait bien ces contradictions, mais bon.."), deux autres attitudes semblent s'affronter : l'attitude fruit de lecture contingente et celle issue du mysticisme.

La première nous fera entendre des arguments du genre "la Torah a probablement été écrite en compilation de plusieurs morceaux réunis ensemble sur le tard", en général avec preuve historique à l'appui.

Et quand l'auditeur, insatisfait de l'insuffisance de la réponse, demande : "mais, non seulement il est déjà question de la matzah encore bien antérieurement, en Genèse 19, 3, quand Loth reçoit les anges juste avant la destruction de Sodome et Gommorhe, mais en plus Rachi dit à cet endroit "il servit des matzoth parce que c'était Pessah' !!!?", alors la réponse vire à l'évasif et sonne du genre : "ah ! Mais c'est un Rachi tardif...".

La deuxième attitude est aujourd'hui très peu populaire. Manitou en était le hérault francophone le plus populaire, mais il ne fit que dire, n'écrivit pas, et son message lui survit assez peu, ne parvient pas - malgré de louables efforts de publication, et même d'enseignement oral en son nom - à avoir un poids comparable à celui que donnait le charisme du personnage.
Son enseignement lui venait surtout de son père et de ses pères, mais aussi du Rav Kook, dont les idées messianiques sont aussi aujourd'hui très passées de mode.

L'enseignement de Manitou, très anachronique aujourd'hui, aussi indigeste que la matzah elle-même ( en cette époque moderne bénie, on trouve plus facilement dans wikipedia la composition chimique de la matzah que son sens symbolique, et on met plus volontiers l'accent sur ses vertus constipatoires que sur celles libératrices, on vend de la matzah complète, ou de seigle et autres c.......ries), l'enseignement donc de Manitou est que la matzah ne nous provient pas du Pessah' de la sortie d'Egypte, mais est d'usage permanent, sept jours par an, depuis les patriarches. La preuve par Loth.

Je ne vois d'autre issue à ce fossé des conceptions qu'une tentative de réflexion, visant à extraire ce qui est sous tendu par ces deux approches.

Ainsi, le premier aspect de cette controverse qui saute aux yeux est la différence de regard, entre une approche qui se veut découler de l'histoire et une autre qui se veut déterminatrice de l'histoire.

Manitou n'était pas d'obédience déterministe mais prônait le thème du "aujourd'hui comme fruit de ce qui s'y passe et de ce qui devait s'y passer, mais qui aurait tout aussi bien pu ne pas se passer".
Manitou enseignait que l'histoire et la création ont des points de convergence, enseignait que l'histoire vient ainsi parfois rencontrer la création :  selon cet enseignement, la fête de Pessah' est donnée hors contexte historique ( ce que le texte biblique confirme à moitié : la prescription de la fête est antérieure aux évènements, mais est en fait comme le programme des évènements annoncés et qui vont immédiatement se produire) , et elle rencontre son évènement historique lors de la sortie d'Egypte. Manitou disait même que c'est le rôle principal du sage, ou du rabbin : savoir "diagnostiquer son époque", autrement dit, savoir voir dans ce qui s'est déroulé sous nos yeux au delà de ce que nous en apprenons, savoir relier ce qui se passe avec les enseignements du passé.

Et ainsi, cette approche propose un regard plus profond, moins anecdotique que son opposée, sur cette matzah.

On ne la mangerait pas uniquement en souvenir de cet évènement qu'a été la sortie d'Egypte, mais dont on peut aussitôt après se demander s'il a réellement eu lieu, ou se demander si il y a encore un sens aujourd'hui à se le remémorer, on la mangerait en référence à une raison plus profonde, permanente et non contingente.

Se conforme-t-on à un commandement parce qu'on le voit en relation avec notre vécu, notre expérience, notre histoire ? Nous exprimons expréssément le contraire : "nous ferons avant de comprendre" (Exode 24, 7) est quand même le fanion de notre identité juive.

Il semblerait ainsi ressortir que nous devrions chercher plus volontiers ce que vient nous enseigner la matzah, qu'en souvenir de quoi nous la mangeons. Un peu comme si on disait : l'important est ici de raconter, de donner un sens à ce qu'on raconte, afin que cela continue à être raconté par nos descendants.

C'est un autre aspect de cette opposition des conceptions. Raconte-t-on les faits, l'histoire ? Ou transmet-on quelque chose ?

Il est clair que le judaïsme ne s'est maintenu que du fait de cette volonté de transmettre, transmettre des enseignements et pas le récit de notre vie. Transmettre un mode de vie.

Rav Shaül-David Butchko, anciennement de Montreux, puis de Maisons Alfort (ou Alfortville ou Saint Maur ?), a écrit un commentaire que je viens de découvrir, commentaire d'approfondissement de Rachi, intitulé בעקבות רש״י ("behikvot Rachi"), très interessant.

Sur ce sujet des matzoth servies par Loth, et sur la matzah en général il apporte deux précisions :

1. Rachi ne dit que "c'était Pessah'" (deux tout petits mots) sur le verset Genèse 19, 3 , parce que - dans la version qu'il a de Rachi, qui est apparemment plus complète de celle généralement imprimée -, Rachi dit déjà plus haut, en Genèse 18, 34, sur "כעת חיה" , plus longuement et plus en détails, que tout l'épisode de la visite des anges, de la naissance de Itshak un an plus tard, a lieu à la période de Pessah'.  Autrement dit, en Genèse 19, il ne fait que renvoyer à ce qu'il écrit plus haut. Et donc, il ne s'agit pas de deux petits mots anachroniques et fruits du hasard, mais de la petite partie de tout un enseignement.

2. La phrase de la haggadah que nous lisons lors du seder ne dit pas "nous mangeons des matzoth parce que D. Nous a fait sortir d'Egypte", mais "c'est pour ce que nous avons en main - les matzot - (״בעבור זה״) que D. Nous a fait sortir d'Egypte.

Autrement dit, tant du fait du 1. que du 2. Il parait y avoir une insistance sur l'inversion du sens selon lequel la lecture est recommandée.
On ne fête pas Pessah' parce que c'est l'anniversaire de la sortie d'Egypte, on ne mange pas de la matzah en souvenir de la sortie d'Egypte,

mais

On fête Pessah' depuis les Patriarches, et la sortie d'Egypte a eu lieu pour nous donner une raison tangible et historique à consommer sept jours des matzot chaque année à cette période.


Cet enseignement, ce regard, sont très impopulaires aujourd'hui, dans le monde du "evidence based".

Peut-être même dans cette impopularité se niche sa principale qualité ?
Peut-être, probablement, est-il plus riche de sens de chercher ailleurs que dans le concret, que dans la preuve historique, le sens profond de notre vie, de nos actes, de ce qui nous sert ou nous dessert?

Peut-être est-il apparemment plus difficile (indigeste, comme prétendûment la matzah elle-même) d'enseigner, de prôner des choses qui ne sont pas "evidence based", mais n'est-ce pas la principale vertu de ce judaïsme que nous nous efforçons de transmettre, de conserver ? Il n'est pas le fruit de la logique, car s'il l'avait été , il ne serait probablement plus depuis longtemps.

Le judaïsme n'est pas justifié par l'histoire, n'est pas le souvenir d'une belle histoire. Il est un autre regard.

Bien connu le "jeu de mots" des exégètes sur le verset "vous conserverez les matzot" (Exode 12, 17), qui le lisent "vous conserverez les mitzvot". Peut-être contient-il le sens profond de ce qu'est la matzah : à la fois pain de misère et pain de liberté, ou plutôt accessoirement tant pain de misère que pain de liberté, pain de tous les temps, pain paradoxal, pain de questionnement, pain message, pain symbole non de satieté mais d'interrogation et d'enseignement.

Ce petit texte est bien loin d'avoir épuisé ce vaste sujet de la matzah. Il en aura effleuré le caractère symbolique, aura peut-être ouvert l'appêtit.



mardi 1 avril 2014

Traiter les troubles autistiformes.


Un récit publié cette dernière fin de semaine dans le moussaf de Haaretz me permet de revenir sur des sujets qui me sont chers.

Le sujet est l'autisme et la difficulté presque insurmontable de son traitement, et le récit est celui des vingt et une dernières annėes de la vie d'un garçon de 24 ans, devenu autiste à 3 ans d'après ce qu'en racontent ses parents.

Le récit est impressionnant, émouvant, édifiant, et je ne vais pas ici le résumer, parce qu'à l'instar de ce que j'ai à dire, ce n'est pas le contenu qui est le centre - même s'il a de l'importance.

L'autisme est un sujet brûlant de nos sociétés modernes. Comme le rappelle le père de l'enfant en question, Ron Suskind, on compte aujourd'hui un enfant sur 88 atteint d'autisme, et si on ouvre plus les yeux, qu'on se rappelle que les garçons sont beaucoup plus frappés que les filles, et qu'on ne compte que pour les garçons, alors la proportion monte à un garçon sur 54. (Comme le rappelle aussi l'auteur du récit, pour comparaison, le syndrome de Dawn concerne un enfant sur 691).

Le monde occidental se casse les dents sur l'autisme, ne parvient pas à en retrouver les causes, ne réussit pas à comprendre cette montée en flèche de son occurence, passée de 1 enfant sur 700 il y a vingt ans, à ce qu'elle est aujourd'hui.

Et se pose ici la question de ce sur quoi il convient de se casser les dents, ce que doivent être les rôles respectifs des individus sensibilisés à la question.

Dans le même numéro de Haaretz, un autre article, sur la dernière découverte scientifique en date concernant l'autisme. Il en ressort que l'autisme se déclencherait encore intra utéro, au cours du dernier tiers de la grossesse.

Pour qui cette nouvelle a-t-elle de l'importance ?

Cette nouvelle a de l'importance pour les sociologues, les journalistes, et les officiels de la santé. 

Pour les parents, et pour les enseignants-soignants, cela ne change rien à rien. Pour ces derniers, la vraie question, la seule question est celle de la possibilité de se mesurer avec l'autisme de l'enfant autiste.

Le récit de Suskind est par contre, à mon sens, éminemment pertinent pour cette catégorie, à laquelle j'appartiens, qui est à la recherche d'outils.

Tandis que les chercheurs, les officiels, appuyés par les journalistes et les sociologues, induisent et prennent des décisions sur les traitements qu'il convient ou non de subventionner, ceux qui sont les plus en mal sont ceux qui sont face aux enfants autistes au quotidien.

Un récit comme celui-là est édifiant pour ce qui est du monde intérieur de l'enfant qui en est le sujet central, et pour le message qu'il véhicule concernant le traitement.

Il n'est pas question ici de techniques, qui vont plus ou moins marcher, compte tenu de telles ou telles théories cognitives sur ce qu'est ou non capable de faire l'enfant autiste, il est question du monde intérieur de cet enfant, il est question de communiquer, réussir ou ne pas réussir à communiquer avec un individu.

C'est la vocation même de la reflexion psychanalytique, essayer de comprendre les processus de la subjectivité - et non de son système nerveux ou cognitif - de l'individu, et dans le cas spécifique de l'autisme, chercher à aider le praticien, ou/et les parents, à essayer de percer le barrage ou la coquille dont l'enfant autiste enferme sa subjectivité.

Les officiels qui ont décidé que la psychanalyse n'était d'aucun ressort pour traiter les autistes ne savent pas faire la distinction entre une pratique dont ils ne comprennent pas le mécanisme - ce qui se justifie, surtout quand celui-ci se présente de façon aussi impénétrable que le cerveau d'un autiste - et la reflexion sur laquelle repose cette pratique, ou les pratiques engendrées par cette reflexion.

Tandis que les techniques cognitivo-comportementales reposent sur des théories ancrées dans la constitution biologique des individus et s'articulent sur des pratiques surtout destinées à rassurer le praticien, ou les compagnies d'assurance médicale, qui préfèrent de très loin qu'on leur vende des thérapies courtes et concrètes, les praticiens qui se mesurent vraiment à ces enfants savent que des résultats ne peuvent être vus qu'au prix d'énormément de patience, qu'au bout d'énormément de temps, et que le concret et le spécifique ne sont que des leurres. 

Les praticiens - dont je suis - savent aussi que c'est le processus, la dynamique, qui font naître le contact, la confiance et la relation interpersonnelle, ce sont ces processus qui sont importants, bien plus que le contenu verbal de prétendues interprétations, ou que le résultat de prétendues acquisitions de telle ou telle fonction cognitive.

Les praticiens savent, comme en témoigne ce récit, que ce n'est nullement le cognitif qui est en question, mais beaucoup plus l'affectif, ils savent qu'il n'est pas tant question d'apprendre telle ou telle loi du comportement à un enfant qui ne "peut pas", qui n'a soi-disant pas la capacité de connaître, que de percer le barrage de quelqu'un qui s'est fermé au monde environnant.

Ce récit témoigne d'une évolution qui se fait sur plusieurs dizaines d'années, et au prix d'un énorme budget, et de gens qui consacrent énormément de leur temps et de leur disponibilité à un processus qui est lent mais aussi souvent éprouvant et épuisant.

Ce récit témoigne d'un autisme dont personne ne peut peut-être savoir s'il a été psychogène ou entraîné par x ou y phénomène, mais il témoigne d'un autisme dont l'évolution a été le fruit d'efforts principalement psychologiques, psychothérapeutiques, enracinés dans l'approche psychanalytique, efforts axés essentiellement non sur l'apprentissage et le conditionnement, mais sur le moyen de percer la coquille, en accord avec celui qui s'est trouvé entouré de cette coquille.

Ivan, l'enfant au centre de ce récit, a la chance d'avoir eu un environnement qui n'a pas baissé les bras, qui a su avoir le souffle nécessaire.