"En mémoire de la
forêt" de Charles T. Powers est un excellent livre. Comme l'envers
du miroir d'un livre d'Appelfeld, "Pologne, verte terre" par exemple.
Si dans ce dernier,
Aharon Appelfeld met en scène un adulte israélien juif qui est comme aimanté
par la Pologne où il n'a jamais vécu mais d'où sont partis ses parents, aimanté
par les polonais non-juifs, les personnages d' "En mémoire de la forêt"
sont ces mêmes polonais, et les uns comme les autres se mesurent depuis chacun
sa lorgnette au même sujet : "où ont tellement disparu les juifs de
l'histoire de la Pologne- au point qu'il semble ne subsister d'eux - dans bon
nombre d'endroits - presque aucun souvenir, aucune trace?", et en
corollaire de cette question : "quel lien rattach/ait les juifs à la
Pologne/aux polonais?" Et à l'inverse.
Ce sont des questions
tragiques. Tragiques par leur fin : les juifs de Pologne ont connu
l'éradication, même - et parfois surtout quand ils ont survécu à la shoa ( voir pogrom de Kielce survenu juste
au lendemain de la deuxième guerre mondiale, perpetré à l'encontre de juifs qui
avaient tenté le retour en Pologne). Les
forêts polonaises ont été souvent le lieu de ces massacres, qui les ont
souillées à long terme.
Les juifs pourraient bien
ne jamais avoir été considérés par les polonais/non juifs comme des polonais.
Dans "en mémoire de
la forêt", l'auteur illustre ceci de la métaphore de l'arbre du coin du
jardin, que l'on veut abattre des années durant, et que l'on découvre détruit
au détour de l'incendie qui a ravagé la grange. L'incendie est négatif, mais,
au passage, il a enlevé l'arbre. Ainsi les polonais et les juifs, ou ainsi que
Claude Lanzman le trouvait et le faisait entendre dans la bouche d'un des
polonais interviewés dans Shoah : "la guerre a été terrible pour la
Pologne, mais elle nous a débarrassé des juifs."
Les juifs, pour les non
juifs, sont mieux dans la forêt. Morts ou vivants. Dans la bourgade, leur
prėsence pèse.
Dans ce livre est posée
cette question fondamentale : " pourquoi dit-on "les habitants"
en parlant des polonais qui habitent une ville, et " les juifs", en
parlant des habitants juifs de la même ville alors que les juifs ont habité
l'endroit depuis des siècles, alors qu'en plus, il est clair que leur présence
a été bénéfique pour l'économie ou même le développement local?
C'est une question
fondamentale de l'antisémitisme, et ce livre ainsi que ceux d'Appelfeld sont
pétris de cette question. Pourquoi l'antisémitisme? Pourquoi cette haine
récurrente ? Pourquoi des ouvrages comme le "protocole des sages de
Sion" ? Pourquoi des mythes comme le meurtre rituel ?
C'est une question que
probablement énormément de juifs se posent, c'est une question qui se rattache
à Yom Kippour, en tout cas pour ma subjectivité "quel sorte de juif suis-je ?" "comment mon état de juif est-il perçu par ceux qui m'entourent ?", mais, je me sens quant à moi
tout autant interpelé par une autre question qui serait comme tissée à travers
la précédente : "comment gèrons-nous, juifs comme non-juifs, cette particularité
de l'humain, qui est d'être tellement réactifs à l'autre? À celui que nous
cotoyons comme parent, enfant, frère ou soeur, mais aussi comme voisin, comme
différent, comme ami, comme ennemi?". Comment gérons-nous tous ces liens
au long d'une existence ?
Certains ainsi avancent,
se construisent au fil des évènements de leur vie, laissent derrière eux les
liens passagers, ceux de l'enfance, ceux de l'école, créent de nouvelles
relations, et paraissent vivre comme si ces liens du passé ne comptaient plus,
s'étaient effacés. Ceux-là vivent leur vie comme dans une forêt. On doit y
trouver son chemin, on doit avant tout faire le maximum pour survivre. ceux-là
comptent sur la forêt pour effacer les traces des massacres qu'elle a connus
Certains autres fonctionnent
autrement, conservent en eux les liens, les amours, les rancunes, et sont
animés comme les héros d' "en mémoire de la forêt" ou de
"Pologne, verte terre", du feu de conserver ou trouver les liens du
passé, qu'il s'agisse d'amour, qu'il s'agisse de conscience (la Conscience.
Celle de Victor Hugo), qu'il s'agisse de vengeance. .
Pour ces derniers la vie
est peut-être plus pesante, plus dense et ainsi, plus lourde à traîner, quand
les premiers paraissent mieux réussir à alléger leurs épaules de poids
superflus.
Et si les premiers
n'existaient pas ?
Et si être humain se
caractérisait, non uniquement par la capacitė à tisser des relations
interpersonnelles, mais aussi par l'incapacité de s'en abstraire ?
Et si ce sujet n'était
pas au centre (ou proche du centre) de ce Yom Kippour, où chacun fait son
examen de conscience, et au sujet duquel il est écrit que ne sont pardonnées
par l'Autorité d'en haut que les fautes qui ont d'abord été pardonnées par
l'autorité d'en bas, c'est à dire dans l'interpersonnel?
J'ai l'impression d'être
habité en permanence de la quête de mon passé. Je suis constamment suivi par la
question de savoir où sont maintenant ceux que je ne vois plus, ceux de qui je
n'entends plus parler, ceux qui affectent de ne pas s'interesser à moi - même
quand je leur manifeste mon interêt à leur égard, ou tout simplement ceux qu'il
est impossible de retrouver, même alors que nous disposons des moyens les plus
perfectionnés, même alors qu'internet sera bientôt accessible depuis le plus
profond endroit du globe.
J'ai le sentiment que Yom
Kippour est entre autres dédié à aider l'individu à gérer cette question dont
les obsessions et Altzheimer sont les deux extrèmes, dont le sexuel - et ses
limitations - est une facette, dont le lien aux lieux de vie du passé est
parfois comme le centre.
La lecture, l'après-midi
de Kippour du livre de Jonas, semble traîter incidemment de cela. Il est
question dans cette histoire principalement de techouva, de prophétie, de
relations entre le Créateur et les crėatures, en articulation avec la techouva,
mais il est aussi énormément question d'interpersonnel, de relations humaines,
de lieux de vie et de lieux de visite, et même de possibilité d'antisémitisme (
dialogues Jonas-les marins ).
Avancer dans la vie est
très connexe aux thèmes de la digestion, de la rumination, de la nostalgie, de
la mémoire et de l'oubli, et ainsi la techouva est très rattachėe à cela.
Faut-il oublier pour
avancer ? Faut-il se dépasser, voire s'auto-modifier pour avancer ? Faut-il se
souvenir, marquer le souvenir ou faut-il métaboliser le passé comme notre
organisme le fait avec les aliments ?
Et quand bien même
faut-il ceci ou cela, au nom de la halakha, au nom de la santė mentale, au nom
de la volonté de progresser, quelles sont les limites de ce qui est rėellement
possible ou impossible?
Les deux livres dont je
parle ici sont l'illustration de cette impossibilité, sont comme un message
adressé à ceux qui tentent d'enfouir le passé, comme ces polonais qui ont
utilisé comme pierres de soubassement les pierres tombales des cimetières juifs
qu'ils avaient détruits, et qui voient soudain émerger ces énormes témoignages
de ce qu'ils ont tenté de se débarrasser. Allez détruire des pierres !
Et donc, ne pas rester
prisonniers de ce système binaire : mémoire ou oubli. Apparemment, on n'efface
pas. Freud disait que l'acte automatique n'est pas l'oubli mais au contraire le
souvenir. Le cerveau conserve tout, même quand l'individu s'acharne à oublier
ou à effacer. Dans "en mémoire de la forêt", le grand-père du
narrateur, en parallèle - et en réaction - de ceux qui sont effrayés par le
spectre du retour des juifs, érige dans la forêt un monument en leur mėmoire, en
mémoire des atrocités commises. Peut- être en tant qu'ancien partisan, ayant
été contraint un temps de vivre caché, dans la forêt, comprend-il mieux le
peuple juif ?
Il faut donc apparemment
mieux travailler à métaboliser. Et peut-être Kippour est-il un jour de jeûne précisément pour nous montrer qu'il n'est pas de digestion
qu'alimentaire.