dimanche 19 juin 2022

Comme une sorte de rencontre de trois Jean...

 

Au 38 rue Ramey, Paris 18ème, que nous découvrons ensemble Marianne, Lyliane et moi, se rencontrent pour la première fois deux Jean qui n’avaient jusqu’ici que correspondu, un - Jean Borenstein - officiellement nommé ainsi « en souvenir de », et l’autre - Jean Pisanté officiellement nommé « non en souvenir » - dirait-on en déni de souvenir ? - .


La rencontre a lieu « par hasard » (le hasard existe-t-il ?) le 14 juin, jour de la naissance du Jean Borenzteijn, qui vécut à cette adresse depuis 1931 jusqu’à l’exode de 1940, et qui fut par la suite, après quatre années plutôt agréables à Prades, déporté avec ses parents à Auschwitz et qu’aucun des trois ne revint.




La rencontre n’est pas fortuite, elle fait donc suite à de nombreux échanges épistolaires. Et le lieu non plus n’est pas fortuit. Tout ceci a été enclenché par ce e mail reçu par moi il y a six mois et qui s’ouvrait ainsi : « Bonjour Jean (si vous me le permettez),
C'est avec un grand intérêt que j'ai consulté vos posts, notamment celui concernant votre séjour à Palmes qui mentionne la famille BORENSTEIN et qui m'a beaucoup ému.
En effet, je travaille depuis 2 ans sur l'histoire de l'immeuble où je vis, 38 rue Ramey à Montmartre… »



Ecrivait ce message celui chez qui se passe la rencontre, Guillaume, habitant aujourd’hui de l’immeuble et qui, depuis le confinement pendant lequel il était inoccupé, a entrepris de retracer l’histoire des 40 juifs qui l’habitaient jusqu’à la shoah et ont été déportés.


Un peu comme si aujourd’hui se rencontraient les trois Jean.
Le premier, né en 1931 et décédé tragiquement en 1944, le second, né en 1950 et nommé du nom du premier, et le troisième, auteur de ces lignes, né en 1955, et investi plus inconsciemment - et comme épigénétiquement - que nommément de l’histoire du premier.

Ces trois Jean ont grandi de façons bien différentes.

Le premier, comme ma mère, comme la plupart des enfants juifs du 18ème à cette époque, était fils de migrants récemment débarqués en France, et donc assez peu francophones. Il allait à l’école communale du quartier, rue Ferdinand Flocon qui est dans le prolongement de la rue Ramey, il étudiait le violon, avait un père menuisier, et une mère née Tauber, et soeur de ma grand-mère.

Le second, comme beaucoup d’enfants nés dans l’immédiate après guerre, et qui plus est quand leurs parents étaient directement endommagés psychiquement et physiquement par quelque temps passé à Auschwitz, grandit dans le même quartier, à peine à une rue de distance, allait dans presque la même école, connaissait les mêmes commerces juifs, habitants migrants alors et rescapés aujourd’hui, fréquentait une fois l’an la même synagogue rue sainte Isaure où s’était forcément rendu maintes fois son homonyme, et avait un vécu du shtetl d’après-guerre, celui où les juifs étaient surtout occupés à panser leurs plaies, à redémarrer économiquement et en tant que citoyens. Un shtetl où tout vibrait encore en yiddish dans les maisons mais où il fallait avant tout s’intégrer à la vie politique et sociale, un shtetl où le communisme laïc avait remplacé la pratique des temps reculés, que la plupart des habitants du quartier avaient en commun d’avoir fuie, un shtetl dans lequel le judaïsme était tripal plutôt que transmis. Il était enfin nommé exactement du nom du premier Jeannot, Yoynaleh en yiddish et à la maison, Jean à l’école, et Jeannot dans la famille.

Le troisième, moi, grandis différemment, immergé jusqu’au cou dans le monde non-juif tout en évoluant dans le cadre du judaïsme libéral, où l’on pratiquait peu mais avec ferveur et surtout ferveur de transmission du bagage de la tradition de l’importance de l’étude juive.

Jean Borenstein est un titi du 18ème arrondissement, à qui on parlait en français, à qui on n’enseignait rien du judaïsme, mais qui vivait au rythme des élans juifs, au bund ou au dror, et dans les colonies de la cce. De son homonyme, il savait presque uniquement l’existence et la disparition mais comme reçues à mi-mots, dans la répétition mais sans détails. Il grandissait dans un milieu fortement imprégné du traumatisme mais où cela n’était pas dit.

Je sus quant à moi l’existence et la disparition de Jeannot aussi tôt que je sus comment je m’appelle…mais il était affirmé haut et fort que je n’étais pas ni le guilgoul ni la réparation de la disparition du premier Jean…avec force d’arguments : « premier Jean qui s’appelait d’ailleurs Jeannot alors que personne ne m’a jamais appelé ainsi, alors que mon nom hébraïque est Yoh’anan, et non Yonah » arguments maintes fois répêtés. Je ne ressens pas avoir été baigné ni dans l’angoisse de survie, ni dans le post traumatisme. La shoah était racontée, ou plutôt l’histoire familiale de la vie pendant la shoah, l’exode de 1940 de Paris à Prades, la vie à Prades, et aussi l’irruption des allemands en février 1944, la cavalcade dans la maison vers la cachette, puis le départ de la maison, l’éclatement de la famille qui s’en suivit entre ceux qui partirent chercher un nouveau lieu de résidence, ceux qui partirent « dans le maquis », vers Palmes, Lonia qui fut recueillie par l’institutrice de sa fille Odette, puis la tragique arrestation de juin 1944, de Jeannot et de ses parents en compagnie de Léni et de Simon Borenzteijn, tout ceci était raconté. Pour l’autre côté de mon ascendance, la tragique arrestation de ma grand-mère paternelle m’est aussi connue depuis toujours. La disparition à Sobibor de la famille qui était restée en Pologne était aussi contée.

Mais existe-t-il la mauvaise d’un côté et la bonne façon, de l’autre, de survivre après la shoah ? Non bien évidemment. J’attribue ainsi à la façon dont les choses m’ont été à la fois racontées et non racontées, dont les liens entre le présent et le passé étaient faits ou niés, un certain nombre d’aspects de ma personnalité et de modes de gestion de l’angoisse de mort chez moi, eux-mêmes appartenant à la catégorie du post trauma.

L’impression dominante, entre autres après cette rencontre historique dite « des trois Jean », ce 14 juin 2022, est que le temps de ces 78 ans depuis la disparition de Jeannot aura vraisemblablement été incompressible, tant aussi bien Jean que moi n’aurons-nous pas été passifs, pour opérer comme une syncrésie de l’éclatement provoqué par notre shoah.

Le tour du quartier que nous fit Jean, quartier où lui et Jeannot grandirent, un avant guerre, le second dans l’immédiat après-guerre, me fut comme une mise en lumière des aspects de cet éclatement, tant Jean et moi ayons été aux antipodes l’un de l’autre à son égard.

Comme au cours de ce tour que nous fîmes ensemble, depuis la rue Ramey (où vivaient Jeannot et ses parents avant guerre), à la rue Labat (où vivaient Jean Borenstein et ses parents après guerre), en passant par la rue Lambert ( où se logeaient les récents immigrés des années 20), le square Clignancourt (où tous jouaient enfants), la rue Ordener (où vécut Odette), la rue Ferdinand Flocon (où est l’école où étudiait Jeannot), la rue Doudeauville (où vivaient mes grands parents jusqu’en 1933, avant de passer rue de Bercy), la rue Lamarck (où vit Yvette encore aujourd’hui) et le passage Ramey(au coin duquel était l’usine de matzot Rozinski), la synagogue rue sainte Isaure, se succédaient, se chevauchaient les multiples facettes, conscientes et inconscientes, et successives de ce post traumatisme et se trouvent illustrées les mille et une façons d’être juif au vingtième siècle.






Et quant au 38…un peu triste que tant de personnes aient été déportées depuis un lieu si joli, et si particulier. Il s’agit donc d’un carré d’immeubles, à 6 entrées…mais seulement depuis la cour intérieure à laquelle on n’accède que par le 38. Avec une cour intérieure isolée des bruits de la rue, où des enfants peuvent jouer, où a été développé un jardin comme tropical, de végétation luxuriante. Et cerise sur le gateau : parmi les célèbres occupants est né en 1936 et a grandi un certain Marcel Gottlieb…qui devint Marcel Gotlib de qui aucun amateur de bd’s des années 70 et suivantes n’ignore le nom.





Un bien bel endroit, insoupçonnable depuis la rue.