vendredi 28 février 2014

Rideau, toile, sanctuaire et Presence Divine

"Il fit le voile, en étoffes d'azur, de pourpre, d'écarlate et de lin retors. Travail d'artiste, damassé de chérubins." Exode  36 35. 

Cette tenture de l'Antiquité, baldaquin d'ouvrage extrèmement circonstancié, était probablement une des splendeurs de l'Asie mineure. Réalisée une première fois lors de l'épopée des hébreux dans le désert du Sinaï, elle était tendue devant l'arche qui renfermait les Tables de la Loi, d'abord dans le Sanctuaire, plus tard, dans le temple de Jérusalem. Très épaisse, ce qui la rendait aussi lourde, il fallait selon la tradition trois cents prêtres pour la porter, à chaque fois qu'il était nécessaire de la tremper dans l'eau pour la purifier.

Majestueux tissu de 8 cm d'épaisseur, composé de soixante douze couches tissées en enchevêtrement de quatre couleurs, il fallait régulièrement en remplacer les couches extérieures qui se trouvaient souillées du fait du service pontifical, ou que les rudes conditions climatiques avaient usées ( Shekalim 8,5 ).

Il était composé de matières évoquant les quatre éléments de la nature, mais tout en étant comme le maximum de ce à quoi peut s'élever la créativité humaine. Sa réalisation visait, dans l'esprit de Betsalel fils d'Ouri fils de Hour, grand architecte du sanctuaire, à exprimer la version humaine, bi-dimensionnelle, de ce que sont les Chérubins, ces créatures célestes qui veillent sur le jardin d'Eden depuis que l'homme en a été chassé.



Selon certains versets, il était "ouvrage brodė" ("maassé rokem", Ex. 26, 36) tandis que selon certains autres, il était "oeuvre d'art" ( "maassė khochev", Ex. 26, 31), et Rabbi Youda, dans le talmud de Jérusalem, a une explication, propose une interprétation : "Dans le premier cas, il s'agit d'un seul visage, dans le deuxième cas, de deux visages" (Shekalim 8, 2). Comme pour dire que l'homme doit conceptualiser la rencontre avec l'autre pour s'élever au niveau de l'art. Comme pour dire que le niveau de l'art est aussi celui de la pluralité, du regard pluridimensionnel. Tant que l'homme ne voit qu'un seul visage, il reste au niveau ( quand même impressionnant ) de l'artisanat.

un visage de lion ? deux visages de lions ?


Des jeunes filles nubiles rompues à la technique du métier le tissaient, et différentes thèses ont été émises quant à son aspect. Certains disent qu'étaient brodés un taureau sur une face et un aigle sur l'autre, tandis que d'autres ne démordent pas d'autres versions, différemment zoomorphiques.

Son rôle était de séparer, de faire écran.

Ecran devant les tables de la loi dans le premier temple, mais écran devant le vide dans le second, l'arche et les tables n'y étant pas été réinstallées, ou encore écran pour l'homme face à la divinité, à moins que le Baldaquin n'ait été Lieu de la divinité elle-même?

Le Baldaquin symboliserait ainsi peut-être la pudeur, l'intimité. Ce de quoi on doit garder distance, ou encore ce qui aide à rester distant. Intimité d'Israël, symbole de l'intimité universelle. 

Titus, pénétrant dans le Saint des Saints, armé de son épée, flanqué d'une prostituėe, viole, au sens propre, l'intimité d'Israël - Guittin 56 : -. En conquérant, il profane la propriété, il anéantit l'identitė, il viole l'intimité universelle. En tant que lui-même, il se dévoile  individu brutal, dépourvu de sensibilité.

Dans le midrach, en Exode rabbah 50 4, dans un paragraphe un peu différent, ne contenant aucune référence à un quelconque "dit", est soudain cité ce qui pourrait apparaître comme le récit d'un rêve fait par Rabbi Eleazar fils de Rabbi Yossi : "j'ai vu le baldaquin à Rome". (Certains diront qu'il ne s'agit pas d'un rêve mais bien d'un souvenir, le talmud attestant en plusieurs endroits que ce rabbi fit partie d'une délégation de rabbanim qui se rendirent à Rome afin d'intervenir contre un décret antisémite, et il est même mentionné dans une autre source - Meïla 17: - qu'il avait en outre une question précise à poser au sujet des taches de sang que l'on voyait sur le baldaquin. Mais a-t-il réellement vu ce tissu ? À moins qu'ayant été considéré oeuvre d'art il n'ait été exposé par les romains au parlement ou en un quelconque autre endroit où se trouva Rabbi Eleazar...on se demande un peu si la chose a réellement pu se produire).

Que cela soit comme ci ou comme ça, laissons-nous aller à imaginer qu'il s'agit d'un rêve, imaginons que le Baldaquin représentant la Divinitė, il se soit joint à l'exil des hėbreux vaincus. Laissons-nous associer cette vision de Rabbi Eleazar à cette autre source talmudique citée ci-dessus selon laquelle Titus pėnėtra dans le Saint des saints, et transperça de son épėe ce dais, duquel jaillit...du sang ! 

Laissons nous ainsi nous demander ce qui occupe l'esprit de Rabbi Eleazar. Cherche-t-il, comme le suggère le contexte en Meïla 17, à donner une réponse hilkhatique à une question très précise concernant la pureté ou l'impureté de tel ou tel sang ? Ou, confronté à l'antisémitisme, et aux dures et nouvelles conditions auxquelles est contraint le peuple juif, ne prend-il pas ce sang au second degré ? Ne se pose-t-il pas des questions sur l'avenir de ce peuple, encore une fois menacé, et au sujet duquel la question la plus cruciale serait de savoir s'il est maintenant (depuis la destruction du temple, depuis la destruction de Jérusalem, depuis l'exil) encore protégé ?

Quelqu'un a des doutes sur le niveau de réflexion auquel peut s'élever un rabbi du talmud ? Il est possible que l'actualité mette à mal notre capacité d'apprécier le niveau auquel il convient de situer les rabbins, quand certains évoquent plus volontiers le curé des campagnes, quand leur voix se fait surtout entendre lors de leurs inombrables querelles de clochers, quand on les voit plus attachés à leur pouvoir politique qu'à la prestigieuse pensée juive, quand d'autres se font prendre en flagrant délit de plagiat, quand d'autres encore, comble de la déchéance, se retrouvent sur les bancs de la justice pour des délits parmi les plus variés et les plus indéfendables ?
Lévinas, qui les qualifiait de docteurs du talmud, n'avait pas de doute. J'ai aussi appris chez un autre maître à ne pas considérer le talmud comme une relique poussiéreuse mais comme un trésor qui ne s'est pas tant conservé du fait des soins qui lui ont été prodigués que du fait de sa haute valeur, du fait du haut niveau des débats dont il fourmille.

Et donc, qui Rabbi Eleazar a-t-il pu voir à Rome, entâché de sang, sinon le peuple juif lui-même, sinon la Présence divine elle-même ? 

Et la question à laquelle il convient de répondre n'est-elle pas la question de ce qui fit couler ce sang ? L'épée de Titus ou les sacrifices faits à Kippour par le grand-prêtre ? Peut-être comme pour demander ce qui menace réellement le peuple juif, l'épée du conquérant, l'Iran, ou l'impureté au regard des lois de la Torah ?

Et aujourd'hui, nous qui réfléchissons sur le Baldaquin, merveille de l'Antiquité, sur tous les articles de la Tente d'Assignation, doit-on les regarder comme autant de reliques archéologiques d'un passė révolu ou comme ayant étė les symboles de ce qu'était le judaïsme quand il y avait un temple à Jérusalem ?

Doit-on souhaiter la restauration de cette antique beauté, doit-on espérer le retour concret à ce glorieux passé, avec reconstruction du même temple ( ou, pourquoi pas, de la même tente ) et remise en route des sacrifices d'animaux par des prêtres vêtus de robes blanches, coiffés de tiares et affublés de plastron d'or ? Ou doit-on chercher ce qui est aujourd'hui le symbole vivant du judaïsme d'aujourd'hui ? Ce qui symbolisera au mieux ce que le judaïsme doit être pour ne pas être le boulet au pied d'un peuple, ni un anachronisme que l'on ne cherche qu'à retaper ou à enfouir ? 

N'avons-nous pas en nous de quoi fabriquer une si magnifique tenture d'aujourd'hui, qui nous servira à montrer au monde entier quelles sont les séparations que sait enseigner le judaïsme, quelle est l'impureté dont il faut à tout prix ne pas se souiller ? Impureté sexuelle ? Impureté sociale ? Impureté liée à la bouche ?

Le talmud nous enseigne que Titus pénètre accompagné d'une prostituée dans le Saint des saints où le grand prêtre risque sa vie s'il entre en état d'impuretė, qu'il y commet les pires actes au regard de la religion, de la sainteté, de la pudeur, de la dignité humaine, et qu'il ne lui arrive rien.

Le judaïsme mentirait-il donc à proclamer que le grand-prêtre risque sa vie ? 

Le judaïsme propose à l'homme un système pour devenir autre, pour l' "autrement qu'être". S'il est autre, pureté et impureté sont une partie des données de sa vie. À un certain degré d'adhérence et de responsabilité collective, comme dans le cas du grand prêtre affecté au pardon du peuple le jour de Kippour, il risque sa vie à se rendre impur. S'il se contraint à des lois qui caractérisent une sociétė saine, il se met en danger en les enfreignant. Si au contraire l'homme est un loup pour l'homme, s'il vit selon les lois de la jungle, il ne risque sa vie que du sang versé par l'épée d'une autre bête sauvage.

Le Baldaquin représente la beauté et la noblesse de cette Divinité, représente le poids de l'impureté sur l'ensemble du peuple. Et cela explique qu'une collectivité doit s'unir pour l'entretenir. Pour le déplacer, pour symboliser l'importance accordée au niveau d'humanité de la collectivité et aux moyens utilisés pour la protéger de l'impureté.

N.B. Sources talmudiques empruntées à un excellent article d'une certaine Rabbine Professeure Dalia Marx, par l'entremise de cette gigantesque tenture du monde moderne, nommée communément...internet. Une tenture sans majesté, que l'on consulte sur écran, à défaut qu'elle-même ne fasse écran. Une toile qui renferme son potentiel d'impureté, qui peut tout autant être potion de vie et d'enrichissement que poison.....une des merveilles du monde moderne en quelque sorte.