jeudi 28 novembre 2013
mardi 26 novembre 2013
L'oeuvre de D. La part de l'homme.
Le midrach clôt son étude sur l'épisode du don de la
Torah compliqué de la faute du veau d'or, par une sorte d'élaboration
thématique à base de réflexion sur une seule racine trilitère : a - m - n.
Une racine très riche, de laquelle découlent les notions
de foi (émouna), de confiance et de crédulité (émoun), de crédibilité et
de fidélité (néémanout), mais aussi d'éducation (omna), d'effort en vue de
perfection (imoun), d'artisanat (oumanoutiout) et d'art (omanout).
Le "oman" est l'artiste, tandis que le
"ouman" est l'artisan - celui qui s'est formé et entraîné jusqu'à
dominer son...art.
Ce midrach viendrait ainsi théoriser la réconciliation
entre le créateur et le peuple juif, malgré la faute, malgré l'apparent échec de
l'alliance entre monde du haut et monde du bas que devait symboliser le don de
la torah : cette réconciliation, ce qui permet de mettre quand même l'alliance
en place, ce n'est pas seulement les arguments avancés par Moshé lors de sa
plaidoirie, c'est une donnée supplémentaire de l'humain, véhiculée à travers
les constructions linguistiques émanant de cette racine trilitère.
La plaidoirie de Moshé est un morceau d'excellence de
langage, le morceau d'éloquence du plus célèbre bègue de tous les temps.
Lui est un non moins célèbre pendant, dans le passé, la
grandeur d'Avraham qui tente magistralement de sauver la ville de Sodome, dans
son célèbre argumentaire face à D. Le midrach va jusqu'à détourner presque tout
le Cantique des Cantiques en semblant dire : ces éloges de la beauté féminine
ne sont que la métaphore de la grandeur du geste d'Avraham. Une grandeur de
geste témoignant d'une véritable noblesse d'être.
Lui fait aussi écho dans les temps qui surviennent dans
l'après Moshé le talent poétique du roi David, superbement mis au service de la
repentance. Le roi David, dont les fautes sont presque innombrables, mais dont
le travail personnel qu'il fait sur lui-même est majeur au point de produire le
livre des Psaumes, l'appareil poétique qui accompagne tous les actes, rites et
états d'âme du peuple juif au fil des siècles.
Ce don de la poésie, cette noblesse d'être, ce
dépassement de soi-même concrétisée dans l'éloquence du bègue, sont pour le
midrach de clôture de la paracha "ki tissa", ce qui sauve la situation
de la catastrophe. Pour le midrach, D. Pardonne, donne quand même la Torah
probablement du fait de sa miséricorde, mais non moins du fait de ces
particularités dont est pourvu l'humain et qui sont les différentes facettes du
dépassement de soi.
Un peu comme si non uniquement le savoir vivre (derekh
eretz) était le préalable à la Torah, mais comme si la capacité d'auto
dépassement de l'humain n'était pas moins fondamentale.
Et le midrach ne fait pas l'impasse de l'inquiétude
devant le danger d'une telle thèse : l'homme ainsi loué pour ses capacités
innées, pour la capacité interne de s'autodépasser, n'est-il pas en danger de
succomber au narcissisme ?
La réponse négative à cette question repose une nouvelle
fois sur la richesse de la langue : la racine trilitère a-m-n ne contient pas
seulement le don du savoir faire et du savoir dire, elle contient aussi la
fidélité, la crédibilité. L'homme est menacé de narcissisme s'il est seul, s'il
atteint seul ses sommets, après avoir éliminé ses partenaires considéré par lui
comme ses concurrents. Il ne succombe pas au narcissisme s'il est pétri de sens
du devoir et du souci de sa crédibilité, comme l'est Moshé.
Un éblouissant midrach de clôture, un morceau de choix (maasseh
oman) de cette richesse inhérente à la littérature midracho-talmudique, qui a
le secret de récéler des perles cachées. Le fait qu'il soit un véritable
concerto sur deux consonnes et une voyelle (pour emprunter une formule de Marc
Alain) n'apparait pas en première lecture, n'apparait pas au lecteur solitaire,
cette richesse ne surgit que de l'étude en groupe, dans laquelle les voix se
complètent comme les instruments d'un orchestre.
On reste ébloui. Sont-ce les fois où il convient de dire : "amen" ?
jeudi 7 novembre 2013
A vos marques
"Et Moshé ne savait
pas que de son dialogue avec la divinité, son visage s'était mis à
rayonner."
Cet épisode (Ex. 34
, 29) est peut-être un autre aspect du thème central du livre Chemot, c'est à
dire la mise en place d'un monde dans lequel cohabitent présence Divine et caractéristiques
de l'humain.
Ầ de nombreuses
reprises, la tradition insiste sur cette polarité, depuis encore la Création
elle-même au sujet de laquelle a été développé ce thème du tsitsoum, du
rétrécissement ou de l'effacement de D. Le monde, si on prend au sérieux
l'omniprésence du divin, n'aurait pu être créé qu'à ce prix.
Et pourtant le but de
cette création parait clairement être la réunion de ces deux mondes, de ces
deux entités qui paraissent tellement incompatibles. Quelle théologie ne
cherche pas à conceptualiser ce lien, cette relation ?
Pour le sefer Chemot,
qu'on le lise au premier niveau, celui du récit de la sortie d'Egypte puis de
la traversée de la mer rouge et du désert, aboutissant au Don de la Torah, ou
qu'on le lise - comme je tente de le faire - comme une sorte de seconde topique
du thème central du livre Beréchit, aucun doute que c'est le sujet principal,
la principale difficulté.
Le monde a été
séparé, créé par séparation, et le seul but concevable à cette séparation ne
peut qu'être l'atteinte d'un état meilleur que celui du commencement, un état
où sont conciliés les deux éléments.
Et le projet parait
presque irréalisable. Le peuple parait dans l'incapacité de s'y adapter, avec
l'épisode du veau d'or comme paradigme de cette incapacité.
Moshé monte sur la
montagne et reçoit la Torah. Cet épisode est ramifié, constitué de trois étapes
- du fait du veau d'or - et parait aboutir : Moshé redescend, les tables dans
sa main.
Et la lecture du
texte biblique pousse à ne pas considérer cette scène comme un aboutissement
mais comme le commencement de la vraie difficulté.
Est-on libre parce
qu'on a choisi la liberté ?
Moshé est - comme
Caïn peut-être ? Comme le peuple juif peut-être ? - affublé d'un signe qu'il ne
voit pas lui-même.
Les rabbanim réfléchissent
sur cette question en tentant de l’éclairer sous différents angles.
Que
"porte-t-il" sur ce visage ? Qu'est-ce qui fait de lui un juif ? C'est
à la fois "comme le nez au milieu du visage" et imperceptible. Cela
pourrait peut-être n'être autre qu'un "signe de Caïn", qu'un
signe d'infamie, que la preuve de toutes les mésactions qu'il a déjà commises
et va sûrement continuer de commettre.
Il rayonnait, nous
disent les rabbanim. Il rayonnait depuis l'épisode de la caverne, où il demanda
à voir la divinité et où celle-ci, lui ayant refusé la vue, le laissa cependant
s'imprégner de sa trace. Cette expérience le rendit radieux, il rayonnait, et
ne le savait pas, comme l'adolescent illuminé qui, tout à son émerveillement,
ne sait pas combien son visage le reflète. Comme si la mise en présence du
divin aux côtés de l'humain était à la mesure de l'expérience majeure,
sentimentale, mystique ou spirituelle. On en sort inchangé, juste avec
meilleure mine, juste un peu augmenté...peut-être jusqu'à la nuit, jusqu'à ce
que les choses se tassent. Comme si les rabbanim cherchaient ici à nous dire
qu'il n'y a aucune raison d'avoir peur de cela. Cela ne fait pas mal, c'est
juste agréable. Comme s'ils voulaient nous pousser à y aller aussi.
Rabbi Berekhia est
posté différemment. Son projecteur n'éclaire pas les mêmes coins de la pièce. Il
apprend du verset qui décrit la scène que Moshé ne portait pas vraiment les
tables. Celles-ci se portaient elles-mêmes, et de plus seul un tiers était
entre ses mains, un deuxième tiers était resté entre les « mains » du
divin, et c'est de ce troisième tiers que le texte parle en utilisant le mot
K.R.N. Keren, non comme pour dire rayon, keren comme pour désigner un fonds
d'investissement. Comme pour dire : prendre sur soi la Torah n'est pas si lourd
: elle se porte elle-même. Ce n'est pas nous qui "gardons" la Torah,
c'est elle qui nous garde. De plus, c'est un contrat, tout ne repose pas sur
nos épaules, seulement un tiers, qui n'est qu'à l'image de l'usufruit d'un
héritage, dont l'intégralité ne nous reviendra que bien plus tard, dans un
monde ultérieur. Comme pour dire, le changement n'est nullement cosmétique.
Moshé ne descend pas illuminé mais investi. Son statut "bancaire" a
changé mais il n'en a pas encore véritablement conscience, sa vie continue. L'homme
peut faire cet investissement. L'homme juif pourra continuer à évoluer dans les
mêmes lieux, et ne pas sentir le changement, au point de se bercer de l’illusion
qu'il n'est pas changé, qu'il est identique au monde qui l'environne.
Rabbi Néhémia
contemple au contraire le mot K.R.N. sous son angle le plus concret. Keren veut
aussi dire corne ( comme le suggère sa prononciation), corne ou cal. Un cal
produit par l'exercice physique de l'écriture, quand la plume reposée maintes
et maintes fois sur le front du scribe tout à son ouvrage, finit par marquer sa
peau. Comme pour suggérer que l'homme qui prend la Torah sur lui - et le
fardeau que cela implique de respect de mitsvot - s'en trouve marqué jusque
dans son physique, concrètement. On ne saurait devenir juif et ne pas le sentir
dans sa chair. Alliance signée dans la chair comme chacun le sait.
Des épisodes que
nous n'avons pas encore oublié -comme les désignait Lėvinas - sont là pour
attester que l'homme juif en tout cas peut être repéré par certains aspects de
sa physionomie. Certains diront qu'il n'est pas nécessaire de baisser le
pantalon. Il y a une physionomie particulière, ou un habillement particulier,
même si on ne porte pas le caftan. Peut-être s'agit-il d'une situation
recherchée par l'humain lui-même, lui qui sait que porter la Torah consiste à
être -à l'image de Dieu, à être reflet (tselem) de la divinité.
Peut-être enfin cet
état est-il un état qui se porte sans le sentir, tout visible, tout physique
soit-il, à l'instar de Moshé qui n'est pas conscient de combien son visage
reflète sa nouvelle condition, d'homme ayant reçu la Torah.
Etre juif est un
état indélébile, que ce soit du fait de l'encre avec laquelle est écrite la
Torah, ou que ce soit de l'état d'éthique auquel la Torah peut hisser celui qui
s'en imprègne. Pour le meilleur, ou pour le pire. Ceux qui te voient le lisent
sur ton visage, quoi que tu fasses pour le dissimuler ou l'oublier.
Le dénominateur
commun de tout cela pourrait bien être que marque il y a, quelque soit l'angle
(keren zavit) sous lequel on regarde les choses. Le choix résiderait dans la
forme que l'on souhaite donner à cette marque, soit celle que l'on donnera nous
mêmes, à condition de prendre conscience, soit celle qui sera donnée par
autrui, à la suite de Michel Ange, ou de plus tristes autres représentations.
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