lundi 12 septembre 2016

Bien avant la Jordanie, l'Egypte.


Nous partîmes ce dimanche 20 décembre, au petit matin, en bel autobus israélien, moderne, climatisé, qui nous emmena jusqu'au poste frontière israélien de rafiakh', où nous accomplîmes sans difficulté - mais néanmoins durant un certain temps - les formalités de passage de frontière. 

Là, nous nous séparâmes de notre bel autobus et le contraste entre celui-ci et celui dans lequel nous montions était le reflet de ce que séparait ce simple poste frontière : deux pays, deux peuples, mais aussi plusieurs décades de civilisation. Quelqu'un dit en riant qu'il savait désormais à qui étaient vendus les autobus israéliens en toute fin de carrière, après plus de vingt ans et un demi million de kilomètres. Il y avait encore des sièges, mais la crasse empêchait de retrouver quelle avait bien pu être la couleur originelle, et le moteur tournait. Pour notre malheur pensai-je sur le moment.

La route vers Le Caire prit plusieurs heures, au cours desquelles il fut impossible de ne pas se mettre à somnoler, mais en se réveillant plusieurs fois en sursaut, persuadés que l'accident se produisait maintenant tout de suite. La route était cahoteuse, les véhicules se doublaient et se croisaient en déni de toute règle de circulation, et nous parvînmes à destination sans accident du seul fait de l'ange qui nous accompagnait.

Nous n'étions pas un groupe. L'agence israélienne qui afficha fièrement de très longues années en vitrine du Dan Pnina avant qu'il ne ferme ses portes et soit relégué à l'abandon : "daily bus to Cairo" avait regroupé dans ce seul véhicule  des voyageurs aux destinations les plus diverses, et à l'arrivée au Caire, le bus passa d'hôtel en hôtel. 

Avant qu'il n'atteigne le nôtre, nous demandâmes au personnage qui avait sur lui la liste des voyageurs et de leurs destinations :"comment allons-nous recevoir nos billets de train  de demain soir ?" Quatre billets de wagons lits Pullman, à destination de Louqsor, commandés et achetés depuis Jerusalem, par le truchement de l'agence. Avec la plus grande assurance, il nous demanda à quelle heure était prévu le train et nous rassura : "à partir de 17:00, le délégué de notre agence vous attendra à la gare et vous les remettra. Endormis par son ton rassurant et fatigués par douze heures de voyage, nos sens ne nous informèrent pas encore qu'il y avait ici matière à la plus grande inquiétude. Nous arrivions à notre hôtel, nous descendîmes et prîmes notre premier contact avec les rues du Caire. L'hôtel était du même niveau que l'autobus et l'ayant réservé aussi pour le shabbat, il ne laissait pas présager du shabbat le plus confortable de notre carrière.

Le lendemain, après un détour par l'aéroport pour retrouver Emilie et Claude, venus eux de France, nous commençâmes notre première journée égyptienne.

Le Caire faisait l'effet d'une ville immense et très populeuse. Les rues très passantes, bruyantes...et dangereuses tant le mode de circulation était le même que celui déjà vécu sur la route. Le Caire est la seule ville où les voitures ne prennent le sens giratoire sur une place que si leur destination s'accorde avec cela. Si le conducteur sait qu'il devra sortir de la place après en avoir fait presque le tour, il prend la place à contresens et vise ainsi directement sur sa direction, sans effectuer les quelques 300° inutiles que le code de la route tente de lui imposer. 

Les autobus passaient avec des grappes de gens accrochés aux portes, pendus à l'extérieur du bus, et les piétons traversaient au milieu de tout ce chaos. Au Caire, le ramassage des ordures était effectué par des charrettes à ânes, et une quantité impressionnante d'immeubles paraissait laissés en cours de construction.




Le Nil à ce stade de son cours laisse voir du premier coup d'oeil qu'il est le plus grand fleuve d'Afrique, et du monde, ex aequo avec l'Amazone. Il fait quelques deux fois la largeur de la Seine, et même en cette fin de décembre, le traverser provoque une longue exposition au soleil.




Nous trouvâmes dans les rues bourgeoises une bien inattendue succession de "boutiques", vers lesquelles plusieurs rabatteurs tentaient de faire entrer tout individu à mine de touriste. Là, nous expliqua-t-on sont fabriquées les solutions essentielles des meilleurs parfums du monde entier, et nous allons pouvoir faire l'affaire de notre vie et acheter à un prix ridicule un Cartier, un Lancôme ou tout ce que nous désirerons. Et l'affaire sera meilleure d'autant qu'elle sera rapide et spontanée, sans réfléchir. C'était en fait notre deuxième contact avec l'arnaque qui accompagna en fin de compte tous nos contacts avec les égyptiens. Il n'y eut pas une fois où nous pûmes nous sentir libérés de l'impératif d'activation du réflexe de survie. 



C'est peut-être ce qui induisit en nous l'idée de récupérer nos billets de train, dans lequel nous devions passer la nuit, non directement à la gare mais déjà maintenant, en ville, à l'agence de voyage dont nous avions par chance les coordonnées. 

Laissant donc les visites de musées, pyramides et autres étapes incontournables pour la fin de la semaine, nous nous mîmes à la recherche de cette agence, que nous trouvâmes non loin, dans un appartement au deuxième ou troisième étage d'un de ces immeubles cossus qui bordent les rues du centre ville.

Après quelques minutes d'attente, auxquelles s'ajoutèrent quelques bégaiements - avec sourire commercial - il parut déjà clair qu'il n'y avait en l'état aucun billet à nous donner. Mais c'était en cours. Juste attendre. Nous attendîmes jusque vers trois heures de l'après-midi où le sourire s'élargit et où on nous recommanda d'aller déjà directement chercher nos sacs, pour n'avoir plus qu'à aller de l'agence à la gare. Nous étions jeunes. Et européens. C'était l'Afrique mais nous n'avions pas encore été présentés. Nous allâmes docilement chercher nos sacs pour trouver à notre retour l'agence désertée de tout agent de voyage. Ne restait que le personnel de ménage. 

C'est alors qu'Emilie, physionomiste et attentive, remarqua qu'il y avait encore sur place un personnage, qui n'avait pas la mine égyptienne, et qui semblait lui aussi attendre. Ce personnage s'avéra n'être nul autre que le directeur de l'agence israélienne. A nos réclamations il répliqua que lui aussi avait été non moins roulé que nous. Réprimant notre tendance innée à l'empathie, nous lui fîmes remarquer, doucement mais fermement, que nous étions, quant à nous, SES clients. 

Il avala sa salive et annonça fièrement que nous recevrions des billets d'avion pour le trajet vers Louqsor, les billets de train n'étant plus d'actualité. Il fallut lui rappeler que manquait à sa proposition la compensation pour la nuit à passer et le dédommagement pour le dommage moral, et la soirée s'acheva dans une suite de l'hotel Sheraton, en étage très élevé avec vue imprenable sur le Nil, et dans le sac quatre billets d'avion pour le lendemain matin.

L'hotel Sheraton était d'excellent niveau et nous fournit une bien agréable découverte : le kochery, aliment traditionnel égyptien, végétarien, à base de lentilles, pâtes, tomates, riz et pois chiches, qui était élégamment vendu dans un kiosque dans le lobby de l'hôtel et qui nous fut un succulent repas.

Il pleuvait le lendemain sur Le Caire des trombes d'eau et le trajet en taxi pour l'aéroport ressembla presque plus à une excursion en scooter de mer. Le taxi et toutes les voitures alentour dégageaient chacun des trombes d'eau.

Le vol en petit coucou fut moins royal qu'un mythique voyage en wagons lits Pullman mais il eut l'avantage d'être beaucoup plus panoramique et de nous permettre de voir de haut à quoi ressemblent le Nil, son lit et ses alluvions.


L'arrivée à Louqsor ne manqua pas de pittoresque. A l'instar de toutes les villes d'Asie et d'Afrique, le touriste se trouve dès sa sortie entouré d'un essaim de chauffeurs de taxi chacun muni d'un discours plus mirobolant que le voisin. Quiconque sait déjà où il veut se rendre possède un semblant d'avantage mais risque fort de se faire emmener complètement ailleurs sous les prétextes le plus fallacieux. Notre chauffeur avait des airs d'homme du désert de Nubie, avec sa grande jellabah blanche et sa peau presque noire. Il était fin et silencieux et le trajet en taxi prit l'allure d'un voyage en chameau à travers les dunes.
Il nous conduisit à notre destination. Peut-être l'avait-elle impressionné ? Nous avions réservé des chambres au Winter Palace.


Ce palace de l'époque coloniale avait tout du concept "grandeur et décadence". Les grooms-serveurs et autres employés étaient tous vêtus de l'uniforme originel qui semblait n'avoir pas été lavé au cours des dix dernières années et le tout était à l'avenant. 

La latitude de Louqsor, outre être pour Marianne et moi le lieu le plus austral où il nous a été donné de séjourner, offrait le spectacle d'une bien curieuse lune, comme horizontale, couchée sur son croissant, en ce début du mois de Tévet, et ce fut par cette si belle nuit que nous allumâmes la dernière bougie de Hanouka.





La chambre faisait plus de trente mètres carrés, était colonialement meublée avec coin salon, coiffeuse, mais salle de bains datant de Ramsès, et donnait sur des jardins qui avaient dû être impériaux mais dont l'entretien aurait exigé dix fois le budget alloué. Restait néanmoins une ambiance de richesse et de noblesse et nous y déposâmes allégrement nos sacs à dos, après un petit déjeuner "british", pour passer le Nil sur un pittoresque bac, avant d'enfourcher les bicyclettes qui devaient nous conduire à la célèbre vallée des rois.





A cette latitude, aucun signe d'hiver si ce n'est la température, heureusement non étouffante. Le trajet passait par la campagne et nous découvrîmes pêle-mêle les majestueux et les plus piteux vestiges de l'Egypte ancienne. Les restes en ces  alentours du Nil, tant de l'archaïque méthode d'adduction des eaux, que de la non moins archaïque - biblique ! - méthode de fabrication des briques à base de paille et terre séchée, nous renvoyaient au douloureux passé de nos ancêtres, esclaves en ces lieux et très probablement affectés aux gigantesques constructions qui continuent de dominer majestueusement le paysage.



Là, tombeaux des Pharaons, à Gizeh et à Saccarah, pyramides. Là non loin, le très fameux temple d'Abou Sinbel, dont la construction du barrage d'Assouan en 1960-1971 exigea le déplacement, ce qui fut un des plus éclatants triomphes posthumes de l'Egypte de l'antiquité : le temple est dédié au dieu du soleil et comprend un long couloir au fond duquel sont assises quatre divinités. Une fois l'an, depuis des siècles, le soleil s'engoufre jusqu'au fond du couloir, et éclaire une après l'autre les quatre statues. Les savants mathématiciens du vingtième siècle réussirent "presque" leurs calculs : le temple réinstallé quelques dizaines de mètres plus loin a été scrupuleusement reconstruit de manière à préserver le phénomène, mais le soleil ne balaie plus depuis que deux des quatres statues....





Nous visitâmes du mieux qu'il fut possible, l'effort touristique de l'Egypte évoquant plus les faibles moyens d'un pays du tiers monde que le souci de faire connaître son glorieux passé au monde entier. Glorieux passé comme on sait enfoui sous le sable et l'amnésie (« il frappa l’égyptien et l’enfouit dans le sable » Exode 2). Ce n'est que grâce à Champollion qu'il est de nouveau possible de lire les hiéroglyphes, dont les égyptiens eux-mêmes avaient oublié le langage.

C'est au cours d'une de ces visites qu'il nous fut donné de rencontrer Tournevis, aide-secrétaire du mémorable architecte Numérobis d'Astérix et Cléopâtre, réincarné en "guide", qui faisait "visiter" l'intérieur des pyramides, pompeusement équipé d'une boîte d'allumettes et d'une liasse de journaux, un journal enflammé jeté à l'intérieur remplaçant "avantageusement" (à ses yeux) le plus sophistiqué des éclairages. Les malédictions qu'il proférait à l'encontre de quiconque choisissait de se passer de ses services restèrent malheureusement au delà du seuil de notre compréhension.




La visite du Caire - où nous revînmes - inclut outre les fameuses pyramides flanquées de leur sphinx -  une visite dans une fabrique de tapis, où la dextérité de charmants bambins assis au métier à tisser alors qu'ils ne paraissaient pas avoir plus de quatre ans nous fut abondamment vantée : la petite taille de leurs mains permettait très certainement un tissage des plus fins (ainsi qu'un prix de revient imbattable), une visite mémorable au sommet du minaret d'une mosquée où nous découvrîmes en haut de l'escalier....qu'il n'y avait aucun parapet, un lourd regard sur les conditions de vie des habitants des catacombes et des jonques le long du Nil, le métro glorieusement français, un musée du papyrus, et encore plusieurs étapes.






Le musée national du Caire - bien que recevant par hasard le même jour que nous la visite de l'illustre président de la république française - n'avait malheureusement pas pu être nettoyé, ni d'ailleurs aménagé, et nous dûmes le visiter "en l'état".





La très célèbre synagogue au nom de Ibn Ezra, ainsi que sa encore plus célèbre gueniza, à elle attenante, et dans laquelle furent retrouvés nombre de documents d'une valeur historique inestimable nous impressionnèrent, mais nullement par l'état de leur entretien.





Nous nous approchions de Shabbat. Lors de notre première nuit, nous avions eu le temps de repérer non loin de l'hôtel une pâtisserie qui s'avéra, bien qu'authentiquement orientale, fabriquant sa marchandise au moyen d'un beurre qui pouvait bien à l'odeur être normand. Les gâteaux permirent d'aider à faire passer la pilule du triste niveau de l'hôtel. 

Nous l'avions peut-être choisi du fait de sa proximité de la synagogue du Caire encore en "activité", où m'attendait une bien singulière surprise. La surprise ne provient pas tant de la situation que de sa concomitance avec mon rêve de la nuit du vendredi soir, où je me rêvai en train de lire la Torah alors que je n'étais pas prêt. Nous arrivâmes au matin dans une synagogue quasiment déserte, où priaient à faible voix un tout petit groupe de personnes âgées. Ils nous accueillirent avec réserve et la tefila allait bon train quand soudain entrèrent quelques nouveaux arrivants, trois ou quatre, visiblement israéliens. Leur entrée suscita un double mouvement. De joie dans un premier temps : leur entrée faisait atteindre minyan et il devenait possible de sortir la Torah, chose qui paraissait un évènement. Avec empressement, celui qui dirigeait la prière entonna les chants de la sortie de la Torah, ils ouvrirent l'armoire aux sifré Torah ( qui renfermait un nombre impressionnant de rouleaux, sur plusieurs étages) , en sortirent un, le promenèrent dans la synagogue parmi les fidèles...et la joie céda la place à l'embarras : il allait falloir maintenant lire la Torah ! Je rencontrai alors le rêve de la nuit auquel je n'avais pas accordé assez d'interêt, puisque j'étais effectivement très insuffisamment prêt...mais le seul sur place à pouvoir se lancer. Nous étions Shabbat paracha Shemot et je connaissais providentiellement une partie de la paracha...que je "lus" aidé de Claude affecté au suivi.

La soirée fut assombrie par le seul véritable incident nationaliste de ce voyage. Déjà lors d'une des visites de pyramides nous avions croisé un groupe d'individus qui nous avaient toisé de façon fort désagréable et hostile, individus que je m'étais imaginé syriens (mais sans aucune base solide). Ce soir-là, en excursion vers l'hotel Mariott, dans la rue, aux alentours de l'université, et bien qu'il fit noir, nous fûmes bruyamment tancés de mots qui incluaient "yahoud", et j'enlevai la kippa que je portais. 

Même si je ne garde de ce voyage aucun souvenir d'aménité ou de convivialité, cet épisode a aussi été le seul, aux brèves excursions dans le Sinaï près. La première intifida venait de débuter mais elle n'était pas encore très médiatisée et la population égyptienne n'en savait probablement encore rien. 




Pour notre bonheur. Nous avons un accord de paix avec l'Egypte, mais il ne fait pas pour autant de nous, israéliens, les meilleurs amis des habitants de cet antique pays.



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jeudi 1 septembre 2016

Marcher sur les traces de ses ancêtres dans les torrents de Jordanie. Août 2016


La destination “Jordanie” n’est vraiment pas anodine pour quiconque suit année après année la lecture de la Torah à la petite semaine.

Se rendre en Australie ou en Laponie, ou même à Etretat est certainement extraordinaire. Aller en Pologne, en Alsace ou en Turquie quand tes ancêtres y ont vécu n’est pas anodin non plus, mais c’est un peu comme la différence entre voir une série télévisée, un documentaire et un film de Stanley Kubrick ou Inarritù. Dans les trois cas tu es devant un écran mais la dimension et l’impact de ce que tu regardes sont d’un autre univers.

Tu te promènes en Jordanie et, à condition d’avoir au micro et au détour des pauses le bon guide tu passes un après l’autre des lieux qui sont tes racines humaines, culturelles, identitaires.

Tu commences par passer la frontière, en faisant bien attention de ne pas avoir sur toi d’objets ostentatoires de ta judéïté, et puis tu ne sais pas vraiment si tu es dans un pays hospitalier ou au contraire hostile.

Tu roules et les paysages défilent, ainsi que tes souvenirs de la carte.



Tu es en Guilead, tu passes par les monts de Moab, tu te trouves à Ammon, tu passes à côté de Tsohar et tu vois de tes yeux les sources de l’humanité post-destruction de Sodome et Gommorhe. Tu te souviens de l’épisode biblique selon lequel les filles de Loth, persuadées que l’humanité a été détruite à part eux trois, saoulent leur père, et conçoivent et donnent naissance aux peuples des mêmes noms. Et quand le guide te raconte que le lieu identifié à Tsohar (ville nommée dans la Bible) à l’embouchure du nahal Zered lui aussi mentionné dans le même texte, est une ville connue pour sa culture de dépravation sexuelle, au point que les taux de vérole et de débilité mentale y sont incroyablement élevés, tu restes songeur tandis que défilent dans ta mémoire les « qualités » attribuées aux sodomites, et tu te souviens que le premier grand roi d’Israël, David, descend par sa mère Ruth… des moabites. Et tu sens qu’il y a comme une continuité entre cette tendance humaine, la destruction de Sodome et Gommorhe, l’acte des filles de Loth et la conversion de Ruth. Tu entrevois un des aspects de ce à quoi vise le judaïsme, tu perçois les notions de sublimation et de tikoun.

Tu passes par la ville identifiée aujourd’hui avec la Yavetz biblique et, tout en observant la rue, dont l’aspect tiers-monde te saute au yeux, surtout quand tu te souviens que tu viens de ne passer la frontière qu’il y a vingt minutes, 




quand tu vois l’autre côté de cette frontière à l’œil nu et que tu sais que de l’autre côté le niveau de développement, pourtant encore bien inférieur à celui de l’europe, est à des années lumières de ce que voient tes yeux, tu fais marcher ta machine à remonter le temps personnelle et tu te souviens comment d’une part cette ville est mentionnée dans le livre de Samuel 1 et comment ce lieu, les monts du Guilead, est en fait celui où vivaient les tribus de Gad, Reuven et la moitié de la tribu de Menaché. Les deux premières ne s’y sont installées qu’à la fin des quarante ans de désert, après avoir demandé explicitement à Moïse le droit de rester ici, et de ne pas traverser le Jourdain  pour entrer en Israël (fin du livre des Nombres), mais la troisième semble avoir été installée là-bas bien antérieurement, bien avant l’esclavage et la sortie d’Egypte, les fils de Menacheh, fils de Joseph vice-roi d’Egypte, ayant reçu de leur père cette contrée, alors administrée par l’Egypte. Et tu réalises que le roi Shaül vient de ces mêmes lieux et tu te souviens que les gens de Guilead, ayant appris la mort de Shaül et de son fils Yonatan sur le mont Guilboa dans la bataille contre les Philistins, sont venus récupérer les corps du roi et de son fils, et les enterrer ici-même, à Yavetz.


Et ainsi, les passants de cette rue, qui paraissent indéniablement arabes, ne sont peut-être pas autres que les descendants de ces deux tribus et demi d’Israël…leur ont juste été épargnées quelques pérégrinations. Peut-être sont-ils l’hébreu sédentarisé avant même de devenir juif.
Tu roules sur l’axe nord-sud qui est le pendant jordanien de la route qui relie Bet Shean à Jericho puis Eilat, et tu apprends qu’il y a comme ça trois axes parallèles côté jordanien. Tu entends que la route plus à l’est que celle sur laquelle tu roules s’appelle la route du roi. Et tu penses qu’il s’agit du roi Hussein, ou peut-être Talal, ou peut-être Abdallah. Après tout, tu viens d’entrer en Jordanie par le lieu appelé ici Cheikh Hussein, et tu viens de passer le pont Hussein, et il y a le pont Abdallah, tous en référence à la dynastie moderne à la tête du royaume hachémite de Jordanie. Et tu te souviens du verset de la paracha Houkat : «je m’apprête à passer par ton pays. Je ne vais pas errer de droite et de gauche, dans les vergers ou les champs, mais passer par la route du roi… » (Nombres 21, 22) et tu réalises que c’est la route ! celle de la Torah. Le roi n’est pas Hussein mais cette route est ainsi nommée depuis 3500 ans:
   
Puis tu passes ce qui s’appelle aujourd’hui en arabe le cours d’eau Zarka, et qui n’est autre que le Yabok, celui-même où le patriarche Yaakov combattit une certaine nuit un « homme », qui le laissa boiteux et lui changea son nom, le faisant dès lors Israël, et tu comprends combien tu t’apprêtes non uniquement à marcher dans un cours d’eau banal. Tu comprends que tu vas revivre une fraction de ce que tes ancêtres ont non seulement vécu, mais ont aussi écrit, dans le Livre le plus fondamental de l’histoire de l’humanité.

Puis tu entres dans le nahak Zered. « Ils quittèrent Ovot et campèrent sur les ruines des lieux de passage, dans le désert au pied de Moav, à l’est du soleil. De là, ils continuèrent et campèrent dans le nahal Zared. » (Nombres 21,10-12).




Le nahal Zered est loin d’être le désert. Il semble y couler de l’eau en permanence, donc de l’eau issue de l’aquiphère et indépendante de la quantité de pluies tombées, et surtout pour quiconque marche à ses côtés, le terme « lieux de passage » reçoit toute sa signification. Comment mieux qualifier cette configuration géographique que "lieux de passage" quand marcher le long de ce cours d’eau impose de le passer encore et encore, en moyenne tous les cinquante mètres ?







Nous marchâmes ainsi 30 kms, pendant deux jours pleins, le long du nahal Zered, et le franchîmes donc environ…400 fois.

Puis tu arrives au nah’al Arnon. Et tu vois ce canyon, incroyablement encaissé entre deux murs verticaux de plus de cinquante mètres de hauteur, tellement proches l’un de l’autre et là aussi tu restes stupéfait de ce que ta mémoire te récite : « Ainsi est-il écrit dans le livre des guerres de l’Eternel : L’amour surgira en fin, tel le bouillonnant Arnon » (Nombres 21, 14. Très libre traduction personnelle). 






Tu entres dans le nah’al avec en tête les explications de Rachi : « de ce torrent jaillirent aussi le sang et les restes des guerriers amorréens qui s’étaient embusqués dans les anfractuosités de ces rochers. Ces rochers tellement près l’un de l’autre que celui qui est d’un côté peut tranquillement converser avec celui qui est de l’autre côté tant il lui est proche, furent miraculeusement pressés l’un contre l’autre, permettant aux enfants d’Israël de passer sur la terre ferme, en analogie au passage de la mer rouge. De ce mouvement géologique les guerriers furent écrasés et le torrent charria leurs restes, sang et débris que virent les enfants d’Israël une fois qu’ils furent à l’embouchure. Alors ils chantèrent louanges de reconnaissance (Rachi sur Nombres 21, 15 traduction personnelle très libre).

Et de ces quatre jours passés à ne marcher pour ainsi dire que dans l’eau, tu comprends pourquoi se tarit ici le puits qui les avait accompagnés durant les quarante ans de marche dans le désert. Une fois arrivés dans une terre tellement pourvue d’eau, les enfants d’Israël n’ont plus aucun besoin de puits. Il peut tranquillement prendre sa retraite et, ainsi que le dit Rabi Tanhouma cité par Rachi : « se tapir en profondeur dans le lac de Tibériade. C’est ce que dit le verset « Il se voit depuis la hauteur de la montagne du désert » (Nombres 21, 20 traduction personnelle très libre). Depuis la hauteur, on voit clairement sous l’eau du lac comme une butte, et elle est ce qui reste de notre puits, selon Rabi Tanhouma.  

Et tu repasses le Jourdain, de nouveau en habit urbain et sec, en autobus. Et ce simple passage te sort de ce rêve. Tu passes Bet Shean et tu es encore dans la comparaison. Et tu vois que même les tristes HLM de cette ville, non seulement sont maintenant entourés de villas florissantes et de développement urbain, mais aussi sont eux-mêmes tellement plus modernes que ce que tu viens de laisser.

Puis tu continues à rouler. La nuit tombe et tu arrives deux heures plus tard à Jérusalem, qui n’est plus Shalem mais Yeroushalaïm, qui n’est plus très biblique mais bien actuelle, habitée et développée par les juifs redevenus hébreux, revenus sur place après quelques deux mille ans. Tu refermes ton tanakh et tu retrouves ta réalité. 

A la fois en continuité avec le passé, et à la fois lointaine comme la distance temporelle qui te sépare de la Jordanie, de sa population, et de ses neh’alim bibliques.

P.S. Quiconque observe les quatre dernières photos, du nahal Arnon, ne peut s'empêcher de se faire la réflexion ; "pas très impétueux le Arnon. On a vu mieux." Certes. On ne ramène pas de photos de l'impétuosité du Arnon. On ne prend pas (moi en tout cas) le risque d'y emmener un appareil photo, qui ne sera pas uniquement mouillé (on sait s'équiper contre l'eau) mais bien aussi probablement malmené si ce n'est cogné...ou fracassé. C'est d'ailleurs probablement pour ça qu'il n'y a aucune photo du passage des hébreux des mêmes endroits.



   

Marcher sur les traces de ses ancêtres dans les torrents de Jordanie. Août 2016


La destination “Jordanie” n’est vraiment pas anodine pour quiconque suit année après année la lecture de la Torah à la petite semaine.

Se rendre en Australie ou en Laponie, ou même à Etretat est certainement extraordinaire. Aller en Pologne, en Alsace ou en Turquie quand tes ancêtres y ont vécu n’est pas anodin non plus, mais c’est un peu comme la différence entre voir une série télévisée, un documentaire et un film de Stanley Kubrick ou Inarritù. Dans les trois cas tu es devant un écran mais la dimension et l’impact de ce que tu regardes sont d’un autre univers.

Tu te promènes en Jordanie et, à condition d’avoir au micro et au détour des pauses le bon guide tu passes un après l’autre des lieux qui sont tes racines humaines, culturelles, identitaires.

Tu commences par passer la frontière, en faisant bien attention de ne pas avoir sur toi d’objets ostentatoires de ta judéïté, et puis tu ne sais pas vraiment si tu es dans un pays hospitalier ou au contraire hostile.

Tu roules et les paysages défilent, ainsi que tes souvenirs de la carte.



Tu es en Guilead, tu passes par les monts de Moab, tu te trouves à Ammon, tu passes à côté de Tsohar et tu vois de tes yeux les sources de l’humanité post-destruction de Sodome et Gommorhe. Tu te souviens de l’épisode biblique selon lequel les filles de Loth, persuadées que l’humanité a été détruite à part eux trois, saoulent leur père, et conçoivent et donnent naissance aux peuples des mêmes noms. Et quand le guide te raconte que le lieu identifié à Tsohar (ville nommée dans la Bible) à l’embouchure du nahal Zered lui aussi mentionné dans le même texte, est une ville connue pour sa culture de dépravation sexuelle, au point que les taux de vérole et de débilité mentale y sont incroyablement élevés, tu restes songeur tandis que défilent dans ta mémoire les « qualités » attribuées aux sodomites, et tu te souviens que le premier grand roi d’Israël, David, descend par sa mère Ruth… des moabites. Et tu sens qu’il y a comme une continuité entre cette tendance humaine, la destruction de Sodome et Gommorhe, l’acte des filles de Loth et la conversion de Ruth. Tu entrevois un des aspects de ce à quoi vise le judaïsme, tu perçois les notions de sublimation et de tikoun.

Tu passes par la ville identifiée aujourd’hui avec la Yavetz biblique et, tout en observant la rue, dont l’aspect tiers-monde te saute au yeux, surtout quand tu te souviens que tu viens de ne passer la frontière qu’il y a vingt minutes, 




quand tu vois l’autre côté de cette frontière à l’œil nu et que tu sais que de l’autre côté le niveau de développement, pourtant encore bien inférieur à celui de l’europe, est à des années lumières de ce que voient tes yeux, tu fais marcher ta machine à remonter le temps personnelle et tu te souviens comment d’une part cette ville est mentionnée dans le livre de Samuel 1 et comment ce lieu, les monts du Guilead, est en fait celui où vivaient les tribus de Gad, Reuven et la moitié de la tribu de Menaché. Les deux premières ne s’y sont installées qu’à la fin des quarante ans de désert, après avoir demandé explicitement à Moïse le droit de rester ici, et de ne pas traverser le Jourdain  pour entrer en Israël (fin du livre des Nombres), mais la troisième semble avoir été installée là-bas bien antérieurement, bien avant l’esclavage et la sortie d’Egypte, les fils de Menacheh, fils de Joseph vice-roi d’Egypte, ayant reçu de leur père cette contrée, alors administrée par l’Egypte. Et tu réalises que le roi Shaül vient de ces mêmes lieux et tu te souviens que les gens de Guilead, ayant appris la mort de Shaül et de son fils Yonatan sur le mont Guilboa dans la bataille contre les Philistins, sont venus récupérer les corps du roi et de son fils, et les enterrer ici-même, à Yavetz.


Et ainsi, les passants de cette rue, qui paraissent indéniablement arabes, ne sont peut-être pas autres que les descendants de ces deux tribus et demi d’Israël…leur ont juste été épargnées quelques pérégrinations. Peut-être sont-ils l’hébreu sédentarisé avant même de devenir juif.
Tu roules sur l’axe nord-sud qui est le pendant jordanien de la route qui relie Bet Shean à Jericho puis Eilat, et tu apprends qu’il y a comme ça trois axes parallèles côté jordanien. Tu entends que la route plus à l’est que celle sur laquelle tu roules s’appelle la route du roi. Et tu penses qu’il s’agit du roi Hussein, ou peut-être Talal, ou peut-être Abdallah. Après tout, tu viens d’entrer en Jordanie par le lieu appelé ici Cheikh Hussein, et tu viens de passer le pont Hussein, et il y a le pont Abdallah, tous en référence à la dynastie moderne à la tête du royaume hachémite de Jordanie. Et tu te souviens du verset de la paracha Houkat : «je m’apprête à passer par ton pays. Je ne vais pas errer de droite et de gauche, dans les vergers ou les champs, mais passer par la route du roi… » (Nombres 21, 22) et tu réalises que c’est la route ! celle de la Torah. Le roi n’est pas Hussein mais cette route est ainsi nommée depuis 3500 ans:
   
Puis tu passes ce qui s’appelle aujourd’hui en arabe le cours d’eau Zarka, et qui n’est autre que le Yabok, celui-même où le patriarche Yaakov combattit une certaine nuit un « homme », qui le laissa boiteux et lui changea son nom, le faisant dès lors Israël, et tu comprends combien tu t’apprêtes non uniquement à marcher dans un cours d’eau banal. Tu comprends que tu vas revivre une fraction de ce que tes ancêtres ont non seulement vécu, mais ont aussi écrit, dans le Livre le plus fondamental de l’histoire de l’humanité.

Puis tu entres dans le nahak Zered. « Ils quittèrent Ovot et campèrent sur les ruines des lieux de passage, dans le désert au pied de Moav, à l’est du soleil. De là, ils continuèrent et campèrent dans le nahal Zared. » (Nombres 21,10-12).




Le nahal Zered est loin d’être le désert. Il semble y couler de l’eau en permanence, donc de l’eau issue de l’aquiphère et indépendante de la quantité de pluies tombées, et surtout pour quiconque marche à ses côtés, le terme « lieux de passage » reçoit toute sa signification. Comment mieux qualifier cette configuration géographique que "lieux de passage" quand marcher le long de ce cours d’eau impose de le passer encore et encore, en moyenne tous les cinquante mètres ?







Nous marchâmes ainsi 30 kms, pendant deux jours pleins, le long du nahal Zered, et le franchîmes donc environ…400 fois.

Puis tu arrives au nah’al Arnon. Et tu vois ce canyon, incroyablement encaissé entre deux murs verticaux de plus de cinquante mètres de hauteur, tellement proches l’un de l’autre et là aussi tu restes stupéfait de ce que ta mémoire te récite : « Ainsi est-il écrit dans le livre des guerres de l’Eternel : L’amour surgira en fin, tel le bouillonnant Arnon » (Nombres 21, 14. Très libre traduction personnelle). 






Tu entres dans le nah’al avec en tête les explications de Rachi : « de ce torrent jaillirent aussi le sang et les restes des guerriers amorréens qui s’étaient embusqués dans les anfractuosités de ces rochers. Ces rochers tellement près l’un de l’autre que celui qui est d’un côté peut tranquillement converser avec celui qui est de l’autre côté tant il lui est proche, furent miraculeusement pressés l’un contre l’autre, permettant aux enfants d’Israël de passer sur la terre ferme, en analogie au passage de la mer rouge. De ce mouvement géologique les guerriers furent écrasés et le torrent charria leurs restes, sang et débris que virent les enfants d’Israël une fois qu’ils furent à l’embouchure. Alors ils chantèrent louanges de reconnaissance (Rachi sur Nombres 21, 15 traduction personnelle très libre).

Et de ces quatre jours passés à ne marcher pour ainsi dire que dans l’eau, tu comprends pourquoi se tarit ici le puits qui les avait accompagnés durant les quarante ans de marche dans le désert. Une fois arrivés dans une terre tellement pourvue d’eau, les enfants d’Israël n’ont plus aucun besoin de puits. Il peut tranquillement prendre sa retraite et, ainsi que le dit Rabi Tanhouma cité par Rachi : « se tapir en profondeur dans le lac de Tibériade. C’est ce que dit le verset « Il se voit depuis la hauteur de la montagne du désert » (Nombres 21, 20 traduction personnelle très libre). Depuis la hauteur, on voit clairement sous l’eau du lac comme une butte, et elle est ce qui reste de notre puits, selon Rabi Tanhouma.  

Et tu repasses le Jourdain, de nouveau en habit urbain et sec, en autobus. Et ce simple passage te sort de ce rêve. Tu passes Bet Shean et tu es encore dans la comparaison. Et tu vois que même les tristes HLM de cette ville, non seulement sont maintenant entourés de villas florissantes et de développement urbain, mais aussi sont eux-mêmes tellement plus modernes que ce que tu viens de laisser.

Puis tu continues à rouler. La nuit tombe et tu arrives deux heures plus tard à Jérusalem, qui n’est plus Shalem mais Yeroushalaïm, qui n’est plus très biblique mais bien actuelle, habitée et développée par les juifs redevenus hébreux, revenus sur place après quelques deux mille ans. Tu refermes ton tanakh et tu retrouves ta réalité. 

A la fois en continuité avec le passé, et à la fois lointaine comme la distance temporelle qui te sépare de la Jordanie, de sa population, et de ses neh’alim bibliques.

P.S. Quiconque observe les quatre dernières photos, du nahal Arnon, ne peut s'empêcher de se faire la réflexion ; "pas très impétueux le Arnon. On a vu mieux." Certes. On ne ramène pas de photos de l'impétuosité du Arnon. On ne prend pas (moi en tout cas) le risque d'y emmener un appareil photo, qui ne sera pas uniquement mouillé (on sait s'équiper contre l'eau) maisa bien aussi probablement malmené si ce n'est cogné...ou fracassé. C'est d'ailleurs probablement pour ça qu'il n'y a aucune photo du passage des hébreux des mêmes endroits.